CHAPITRE DEUX

L’hégémonie prophétique


1. Nécessité du « dieu humain »

« L’homme vit naturellement en une cité1. » La justification sadrienne de la vie en société et de la nécessité de la législation reproduit l’essentiel des arguments aristotéliciens tels que Fārābī et ses émules, jusqu’à Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, les ont reproduits. L’homme ne saurait vivre seul, la division du travail est inévitable, la sociabilité est indispensable car « sa vie ne s’ordonne qu’en raison d’une civilisation, d’une vie sociale et d’une coopération mutuelle, parce que son espèce ne se réduit pas à un seul individu et qu’il ne peut vivre de façon solitaire2 ». Voilà qui concerne la vie d’ici-bas.

La vie humaine ne cesse pas avec la séparation de l’âme et du corps. La vie dernière dans l’autre monde est déterminée par les actions, les intentions et les pensées qui sont les nôtres en ce monde-ci. L’ordre social ici-bas et le bonheur dans l’au-delà sont deux aspects de notre vie solidaires d’un de l’autre, ils font partie d’une seule et même destinée humaine. Mullā Ṣadrā justifie la nécessité de l’existence du législateur inspiré par Dieu et de sa sharīʽa par la vie ici-bas et par la vie dernière. Leurs biens respectifs sont les finalités de la prédication prophétique. La foi en Dieu et dans la mission par laquelle Dieu a fait du prophète son messager est l’enseignement prophétique du chemin de la vérité (ṣirāṭ al-ḥaqq) et la direction sur la voie droite3.

Mullā Ṣadrā use d’arguments rationnels en faveur de la loi naturelle. Il démontre que la nature humaine, sans acception des enseignements de la Révélation, rend indispensable l’existence du législateur. Les hommes ont besoin d’une règle de justice qui leur permette de régler leurs relations sociales, leurs relations conjugales et de juger ceux qui commettent des crimes. Le droit public, le droit privé et le droit pénal ont leur fondement dans la nature humaine. Toute société verse dans le désordre lorsqu’elle est privée de législation, parce que chacun désire ardemment ce dont il a besoin et qu’il a de l’aversion pour celui qui entre en compétition avec lui. La raison et les passions de l’âme sont en conflit, ce qui suffit à justifier l’existence du droit naturel qui est la victoire de la raison sur les passions irrationnelles.

Il existe une certaine continuité entre la démarche de la falsafa et la démarche de Mullā Ṣadrā, qui ne produit aucun argument original. Ce qui est singulier, c’est l’usage qu’il en fait. La raison principale de l’intérêt qu’il accorde aux thèses de Fārābī et de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī n’est pas le désir de fonder l’État idéal, comme le pourrait dire Leo Strauss. Il s’agit d’offrir une légitimité rationnelle à l’autorité des envoyés et à celle de l’héritier de cette autorité, ‘Alī ibn Abī Ṭālib. Tout ce qu’il écrit sur le législateur est une préparation à l’examen de la question majeure, celle de l’imamat de ‘Alī ibn Abī Ṭālib et de ses descendants, les imāms. Le passage de la loi naturelle à la Loi divine, d’un législateur instituant le droit à un législateur divin est elle aussi une déduction rationnelle. Mettre en ordre la vie d’ici-bas ne suffit pas, parce que cet ordre est inséparable de la connaissance d’une voie qui conduise les hommes à la conjonction avec Dieu ; il est logique que le législateur produise des normes sociales qui soient aussi des normes religieuses :

La raison déduit la nécessité de la loi et du législateur de la seule nature humaine, elle conduit à la nécessité de celui qui trace la voie (sharīʽa) et nous fait ainsi passer de la nécessité naturelle d’une législation à celle, surnaturelle, d’une guidance religieuse, parce que la nature humaine trouve sa vérité dans l’autre monde. La philosophie démontre la nécessité de la Révélation, la vérité des promesses eschatologiques. L’eschatologie coranique, interprétée par la philosophie impose à la loi d’être une guidance religieuse. Du seul fait que l’âme humaine ne meurt pas avec le corps, qu’elle a une deuxième vie et une deuxième « naissance », il faut considérer la conjonction avec Dieu, le « retour » à Dieu comme la cause finale et la raison suffisante de la guidance, qui ne saurait être, par conséquent, une simple législation civile. Le fondement de l’autorité prophétique n’est pas la vie d’ici-bas envisagée seule, mais la totalité des « naissances » ou conditions de vie de l’homme, ici-bas et dans la vie dernière. Il n’est pas de droit naturel bien conçu qui ne se transforme en une direction prophétique.

Qui sera le guide qui instaure la voie religieuse, la sharī‘a ? Il ne saurait être un ange, car les anges sont invisibles à la plupart des hommes et ne peuvent se faire aisément reconnaître et obéir de tous. Le guide ne peut qu’être un homme. Cet homme doit se distinguer des autres par des indices probants afin que l’espèce humaine tout entière le reconnaisse et se soumette à son gouvernement. Il faut que les hommes reconnaissent en lui les signes de Dieu. Il doit donc accomplir des actions miraculeuses. Les hommes reconnaissent dans sa voie accessible à tous (sharīʽa) les manifestations de quatre noms divins : le Savant, le Puissant, Celui qui pardonne, Celui qui tire vengeance. La sharīʽa a pour prédicats la science, la puissance, la miséricorde et la justice. Le guide prophétique est la manifestation humaine de la science et de la puissance divine ici bas, ainsi que de la justice s’exerçant au Jour du Jugement.

Une fois l’essence du guide prophétique élucidée, la raison juge son existence nécessaire, car le prophète est créé par la providence divine : « La providence ne rechigne pas à faire que le ciel envoie des pluies abondantes, l’ordre du monde n’est pas privé de celui qui fera connaître Celui qui cause nécessairement le bien-être en ce bas monde et en l’autre monde5 ».

L’ensemble de ces raisonnements est présent dans les deux exposés exotériques, celui de L’origine et le retour, celui des témoins de la seigneurie divine6 où nous lisons que l’homme ne se suffit pas à lui-même pour exister et persévérer dans l’être. En ce monde, il a besoin de la culture, de la vie sociale et de la coopération mutuelle. Sans un code de lois dont l’autorité soit reconnue par tous, les hommes « se combattront les uns les autres, la société se corrompra, la procréation cessera, l’ordre sera troublé parce que tout un chacun est naturellement disposé à désirer ce dont il a besoin et à se courroucer contre celui qui le lui conteste7 ». La justification de la nécessité d’un prophète doué de puissance comme il l’est de science est double. Il faut conjurer la menace de la guerre civile entre les hommes, préserver la survie de l’espèce humaine, et il faut préparer les hommes à leur vie dernière, les conduire sur la voie droite qui conduit à leur salut en l’autre monde. La providence divine y pourvoit, en suscitant un homme qui enseigne aux autres ce qui leur assure un bon ordre ici-bas et le salut dans leur vie future.

Enfin, le premier chapitre du Livre de la preuve porte sur « le réquisit indispensable de la preuve », sur la nécessité impérieuse (iḍṭirār) de l’autorité humaine légitime. Il est composé de cinq ḥadīth-s. Les quatre premiers d’entre eux, attribués au sixième imām, Jaʽfar al-Ṣādiq, sont des argumentations dialectiques dont Mullā Ṣadrā entend mettre en lumière la structure rationnelle. Voici la traduction du premier de ces ḥadīth-s :

Selon Mullā Ṣadrā, ce ḥadīth est une démonstration rationnelle, ce qui justifie qu’on l’explicite par des arguments rationnels : nous avons un Créateur qui a pouvoir sur toute chose, or ce Créateur transcende toute incorporation (tajassum), toute attache aux corps et aux matières. Il est sage, il connaît les divers aspects du bien, ce qui est utile à l’ordre, il sait les moyens de subvenir aux besoins des hommes. Dieu décide qu’il aura des médiateurs humains, qui seront ses interprètes parmi les hommes. Il s’agit de justifier rationnellement la nécessité d’un législateur et de dévoiler le raisonnement théologique fondant le pouvoir absolu de décision du prophète et de ses légataires.

Mullā Ṣadrā rejette deux théologies qu’il juge ruineuses : celle des karrāmiyya9 et celle des Ash‘arites. La première accorde un corps à Dieu, et la seconde soutient que la volonté divine est douée d’une liberté d’indifférence. Or, il faut concevoir que le Créateur est l’Un réel, absolument immatériel, délivré des attributs des créatures et des corps, ce qui interdit de concevoir tout contact direct avec lui. Il faut refuser aussi que la création des actes et des autres choses particulières procède de Dieu sans intermédiaire, sans ordre hiérarchisé des médiations.

Selon Mullā Ṣadrā, les Corporalistes et les Ash‘arites ne peuvent établir l’authenticité de la prophétie et prouver le besoin impérieux que les hommes ont des prophètes. Seul le modèle néoplatonicien de la procession hiérarchique y parvient. Seule la philosophie peut démontrer la nécessité de la prophétie, tandis que les théologies non philosophiques et le littéralisme y échouent. Voici son raisonnement : Dieu est au-delà de toute participation et il est transcendant. Or, il est bienfaisant et provident. Par conséquent, il effuse nécessairement de lui des médiations avec les hommes. Ce modèle rationnel préserve la sagesse de la médiation prophétique. Il est fondé sur l’unité de l’essence divine, de la science, de la volonté et de la puissance de Dieu. Il permet de satisfaire à une double exigence, la nécessaire incorporation des actes divins et leur nécessaire rationalité providentielle. L’incorporation de la sagesse providentielle ne se fait pas au niveau de la divinité transcendante mais en celui de la prophétie et de l’imamat, et la raison divine s’exprime dans l’instauration du guide humain qui a le privilège de la décision, ordonner et interdire10. Le réquisit fondamental de la prophétie et de l’imamat est d’être la manifestation et l’incorporation de la décision divine.

En explicitant le sens rationnel du ḥadīth, Mullā Ṣadrā place la source de l’autorité dans la divinité et il déplace le lieu du gouvernement divin. L’essence divine reste seule souveraine, mais le lieu de la décision gouvernementale appartient au degré initial de la gradation des émanations, qui est l’homme dans lequel se corporalise l’Intellect, premier émané. Le déplacement de l’autorité exécutive, depuis l’essence ignorée jusqu’au nom divin Dieu est manifestement supposé connu, il permet de résoudre les difficultés qui sont jugées insurmontables dans la théologie ash‘arite. Autant vaut dire qu’il s’agit aussi bien d’une divinisation de l’homme prophétique et de la constitution d’une doctrine théologico-politique centrée sur le « dieu humain ».

La médiation entre les sociétés humaines et l’essence transcendante du Réel est réalisée par la mission des envoyés. Elle concerne tous les hommes dans leur existence ici-bas et dans leur vie civilisée. Elle est justifiée par deux sortes de besoins, ceux qui concernent la vie ici-bas et ceux qui concernent le salut dans la vie dernière. Parce qu’il reprend à son compte les arguments politiques péripatéticiens, Mullā Ṣadrā opère la synthèse entre l’autorité décisive et surnaturelle du prophète et le pouvoir nomothétique. Il fusionne l’autorité surnaturelle de la médiation entre l’essence et les attributs essentiels de Dieu, et l’incorporation historique des attributs divins permettant l’autorité rationnelle du nomothète. Deux degrés hiérarchisés entrent en harmonie :

En premier : le degré de la loi naturelle et du législateur. L’homme n’a pas le moyen de vivre s’il reste seul, comme savent le faire les autres espèces animales ; il est nécessaire que les hommes s’entraident, et la division du travail requiert l’instauration du lien social : « Celui-ci cultive pour celui-là, celui-là moud le grain pour celui-ci, celui-là cuit le pain pour un autre, un autre encore coud pour un autre, et celui-là bâtit, celui-là travaille le fer, celui-là fait du commerce et ainsi de suite, de sorte que leur situation est satisfaisante lorsqu’ils sont en société11. »

En deuxième : le degré de la médiation surnaturelle de « l’homme divin » ou « seigneur humain ». Voici le raisonnement de Mullā Ṣadrā :

La société exige une règle (sunna), une norme de justice ; or, il n’est pas de norme spontanée ; il faut donc un législateur, un fondateur de la justice. Le danger vient des opinions et des passions humaines, qui ont pour conséquence les divergences touchant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. S’il faut un législateur, celui-ci ne saurait être un ange, car l’ange est de nature spirituelle et il ne s’incorpore pas. Lorsque l’ange, l’être de nature immatérielle, l’Intellect apparaît sous la forme imaginale d’un homme, il n’apparaît qu’aux facultés internes de perception des Gens de la prophétie et du dévoilement (les prophètes, les imāms et les spirituels).

Seule l’élite spirituelle de l’humanité a la communication angélique de la sagesse divine, alors que la nécessité de la prophétie législatrice concerne tous les hommes dont la grande majorité n’a pas la vision de l’ange, étant privée de la vie intellective accomplie. Il est nécessaire que la guidance divine s’institue sous la forme où elle s’incorpore dans un homme providentiel, visible de tous. L’ordre politique de la prophétie législatrice est destiné au commun des hommes, il fait appel à leur connaissance sensible. Il est inutile pour la perception du gnostique, qui n’a pas besoin d’un tel homme sous sa forme sensible, mais il est rendu indispensable par la faiblesse intellective du commun des hommes. Un peuple de « gnostiques » n’aurait pas besoin de législateur : voilà la thèse ésotérique de Mullā Ṣadrā. Mais le genre humain n’est pas un peuple de « gnostiques ».

Le législateur n’est ni tout à fait un être spirituel ni tout à fait un être corporel. Il doit être un homme doué d’une nature corporelle, mais il possède des grâces spéciales, et il se reconnaît à ses miracles :

L’usage du terme rabb, seigneur atténue la force de l’expression, mais sa signification est claire. Le législateur a deux natures, l’une procédant du monde divin, une nature divine, c’est-à-dire incorporelle, immatérielle, celle qui appartient à l’Intellect, le Logos premier créé, et l’autre humaine, appartenant au monde de la création, qui comprend le corps et les facultés de l’âme liées à la vie corporelle. Cette nature duelle permet de comprendre pourquoi le « dieu humain » totalise les deux preuves de Dieu, l’Intellect et le pouvoir sensible du miracle. Ces deux témoignages évidents de l’autorité légitime sont unis en la personne de l’homme élu par Dieu, tant que la terre existe et que des hommes existent sur elle. Obéir au prophète ou à son légataire, l’imām, c’est tout près d’obéir à Dieu, parce que le degré de l’Intellect est tout près d’être le degré de son Principe, étant celui du Logos divin.

La preuve apparente (al-ḥujja al-ẓāhira), qui est le pouvoir exceptionnel d’accomplir des actes inhabituels, les miracles, fonde l’autorité manifeste à tous, incontestable pour tous. Elle soumet au « dieu humain », capable d’exercer la justice et le gouvernement des âmes sur la voie de Dieu. Sur l’apparence sensible d’un pouvoir mystérieux repose ainsi la religion de tous, dont l’objet n’a lui rien de sensible, mais dont les moyens sont sensibles. Le « dieu humain » a pour charge de gouverner et de diriger des hommes vers la vie dernière et vers leur salut.

L’autorité extérieure de l’autorité a le pouvoir de susciter la crainte, le grand ressort du pouvoir politique, et le pouvoir de faire la loi et de juger. Cet aspect exotérique de l’autorité est indissociable de l’aspect ésotérique, le pouvoir de direction morale et spirituelle qui repose sur la preuve ou autorité intérieure (al-ḥujja al-bāṭina). L’autorité intérieure est la perfection de l’intellect, que confère la connaissance de Dieu. La perfection intellective est la face de l’âme parfaite tournée vers Dieu parce qu’elle est la perfection de la vie spirituelle. Les hommes de Dieu « ne se confondent pas avec les humains en nombre de leurs états et de leurs habitudes psychiques, leurs âmes sont pures, leurs mœurs sont pures, ils sont assistés par la proximité de Dieu, le Sage, le Savant, par la lumière de la sagesse et de la gnose13 ». Face de Dieu, face de l’homme : tel est le fondement de l’autorité gouvernementale légitime, qui n’est pas d’abord une mystique de l’union avec Dieu, mais bien la solution du problème théologico-politique le plus important. La conjonction avec Dieu est le terme d’un long chemin sur lequel on ne progresse qu’en vertu d’une juste guidance, du gouvernement de l’homme divin, du « dieu humain » sous tous ses aspects, qu’il s’agisse du pouvoir politique ou du pouvoir spirituel.

La personne unique du « dieu humain » rassemble des pouvoirs sensibles, les miracles, des puissances psychiques nécessaires à l’art du gouvernement et des perfections intellectives nécessaires à la direction religieuse. Cette conjonction permet de concevoir l’autorité permanente du représentant de Dieu sur la terre. Que Mullā Ṣadrā explique ainsi le tout premier ḥadīth, qu’il pose en ces termes les fondations de sa philosophie de la prophétie législatrice, et les conséquences suivantes en seront inévitablement tirées :

1. L’autorité intellective du prophète envoyé ou de l’imām n’est jamais séparée de son pouvoir de direction religieuse des conduites humaines. Réciproquement, la légitimité du pouvoir de guidance repose sur la connaissance, la gnose (‘irfān). Or, la gnose n’est autre que la connaissance de la présence immédiate et unitive de l’intellect à l’intelligible. Elle n’est pas seulement la connaissance représentative de ses objets intelligés. Elle est l’unité vivante de l’intellect, de l’intelligé et de l’intellection. Dans la dimension cachée de l’homme divin, dans sa vie spirituelle, l’unité de l’intellect et de l’intelligé est l’unité de l’Intellect agent et de l’intellect humain. Elle est la présence vivante de la science divine. Dans l’intellect du guide, l’Intellect divin manifeste l’unité des opérations de la divinité. Les connaissances qui sont unies dans la science providentielle de l’essence divine procèdent, en un degré inférieur, dans la science intellective du Décret. Là, elles sont l’étant lui-même, l’étant total, l’un-tout des formes platoniciennes. Tel est le monde intelligible auquel est uni l’intellect de l’homme divin.

Le guide n’est plus le philosophe dont l’intellect se conjoint avec l’Intellect agent, mais il est devenu le dieu humain dont l’intellect est l’Intellect agent. Son intellect est l’unité vivante de la science divine, procédant en l’Intellect, forme du tout de l’étant, et de l’intellect humain, dans l’acte de la présence illuminative des lumières divines en l’intellect judiciaire et décisif du guide. Le guide divin est le « gnostique » intégral lorsque ce « gnostique » est envoyé aux hommes pour les orienter et les juger selon l’ordre le meilleur.

2. La validité du califat humain n’est pas seulement enseignée par la Révélation et par les traditions des imāms. Elle est aussi l’objet de la déduction rationnelle qu’effectue la philosophie. La philosophie justifie l’existence du guide divin en prenant pour point de départ l’examen de la nature humaine, l’inévitable insociabilité des hommes laissés à eux-mêmes, en supposant acquise la science de l’âme, celle des passions irrationnelles. La notion de la concupiscence (al-shahwa) entre dans l’interprétation philosophique de la chute de l’âme adamique. L’âme humaine a son origine dans le malakūt, mais elle sombre dans les degrés inférieurs de la vie animale. Cette descente justifie une direction réparatrice, une médecine de l’âme, que seront la prophétie exotérique et la sharīʽa correctrice.

La philosophie, entendue au sens de la sagesse complète (ḥikma) et de la gnose ou présence directe des réalités métaphysiques (‘irfān) est inséparable de la prophétie, dont elle dévoile et explicite les contenus rationnels et spirituels. Si les énoncés révélés ou inspirés ont un privilège, ils le doivent à leur philosophie implicite, et si la philosophie a quelque mérite, elle le doit à la manière dont elle explicite la sagesse prophétique. Dans la personne du guide, les deux preuves, la preuve exotérique et la preuve ésotérique sont hiérarchisées. Le caché, l’ésotérique est d’un degré supérieur à l’apparent. L’apparent correspond à la vie de ce monde, qui est le monde des événements dans le temps et des réalités matérielles. Le caché est formé des réalités métaphysiques, immatérielles et immuables, qui se dévoilent dans la vie de l’autre monde.

Il faut distinguer et hiérarchiser ces deux degrés du perfectionnement humain, sans négliger l’incorporation de l’invisible et de l’immuable dans le visible et le temporel. En l’absence de toute incarnation ou inhésion (ḥulūl) du divin dans l’humain, Mullā Ṣadrā doit penser l’incorporation (tajassum) de l’intelligible dans le sensible, celle de l’Intellect dans les personnes singulières des prophètes envoyés et des imāms. Cette incorporation est conçue par Mullā Ṣadrā grâce à son exégèse du Trône divin et de l’ésotérique du Trône, et singulièrement par l’intériorisation du Trône dans le cœur du fidèle. Elle est explicitée par la conception tripartite de l’homme prophétique, corps, âme, intellect, empruntée à la falsafa.

3. La conjonction de l’autorité, qu’elle soit destinée à gouverner les conduites ou qu’elle soit autorité spirituelle incorporée en l’homme divin est permanente. Le représentant de Dieu ne saurait être privé de l’un ou de l’autre des deux aspects de sa nature, l’apparent et le caché, le pouvoir exotérique et l’intelligence ésotérique. La permanence de ces pouvoirs a pour conséquence la permanence transhistorique du pouvoir prophétique. Mullā Ṣadrā tient cette conjonction de l’autorité temporelle et spirituelle pour acquise lorsqu’il explique le deuxième ḥadīth du premier chapitre du Livre de la preuve, une tradition du sixième imām qui a pour objet d’enseigner que « le Coran est une preuve de Dieu seulement grâce à celui qui le fait vivre, le maintient, l’érige14 », le « mainteneur du Coran » (qayyim al-Qur’ān) et que cet homme n’est autre que ‘Alī ibn Abī Ṭālib, le premier imām.

Nous touchons ici au motif théologique le plus important, qui se formule en ces termes : il faut conjurer toute guerre civile née des passions irrationnelles, mais aussi tout motif de dispute causé par la diversité des interprétations du Livre révélé. Le danger est d’autant plus grand, plus urgent que le prophète Muḥammad n’est plus présent et ne peut trancher ces questions, et que l’imām attendu, le Mahdī n’est pas encore venu, qui les résoudra. La question de l’autorité n’est pas résolue par la seule mission législatrice, elle requiert une mission herméneutique, et le besoin impérieux d’une autorité herméneutique incontestable se fait sentir lorsque la mission de Muḥammad est historiquement achevée. Voici le passage essentiel de ce ḥadīth du sixième imām :

Mullā Ṣadrā explique ce ḥadīth en fonction de cinq principes15 :

 

1. L’essence divine est indéfinissable, indémontrable. Elle est l’acte d’exister pur et simple. Or, l’être absolu prouve et fonde tout existant et l’existant ne prouve ou ne fonde l’être, car c’est la cause qui est la raison suffisante du causé. La connaissance de Dieu précède en droit toute connaissance, selon ce que dit l’imām ‘Alī : « Tu ne connais aucune chose si tu ne connais pas Dieu avant elle ». La créature ne connaît pas Dieu, mais Dieu la connaît. Il faut donc connaître les choses en Dieu et par Dieu.

2. Celui qui connaît Dieu doit nécessairement connaître les attributs divins et, parmi ceux-ci, le contentement et le mécontentement. Il sait donc qu’en Dieu séjourne la signification eschatologique de la vie humaine, la proximité, la félicité, les paradis ou, au contraire, l’éloignement, la misère, les enfers. Les connaissances théologiques étant inaccessibles à l’homme ordinaire, elles ne peuvent se produire que par la communication (waḥy) et l’inspiration (ilhām). La métaphysique véritable, qui est la science de l’origine et du retour, appartient en priorité aux prophètes et aux imāms, et les philosophes sont les élèves de ces enseignants. Par conséquent, la démarche initiale de la connaissance consiste à reconnaître la « preuve » de Dieu dans les prophètes et les imāms. Cette connaissance prioritaire permet de connaître l’importance de l’obtention du bonheur éternel et l’évitement du malheur éternel. L’un ou l’autre dépend de trois choses : les actions, les paroles et les croyances. Il convient d’acquérir la justice dans l’action, la véridicité dans la parole et la vérité dans l’intellection. Les hommes de Dieu attestent leur véridicité par leurs miracles, ils réveillent les hommes de leur insouciance par l’étrangeté de leurs actions. Le commencement de la sagesse est l’inquiétude. Privés de la fausse tranquillité du cœur, saisis de crainte, les hommes prennent conscience, ils cessent de s’accorder une facile tolérance et prennent souci de la mort. Le souci de la mort les conduit au souci de la vie après la mort et de la curiosité envers ce qui est caché à leur vue. On notera que la prophétie et l’enseignement des imāms réalisent désormais l’éveil que la philosophie platonicienne prétend produire.

3. Les miracles dont Muḥammad a été rendu bénéficiaire par Dieu établissent qu’il est cette preuve de Dieu.

4. Après la fin de la mission de Muḥammad, les hommes ont un besoin permanent d’un tel éveilleur et d’un tel enseignant : « Les hommes ont perpétuellement besoin qu’existe celui qui les rapprochera de Dieu, qui les guidera sur le chemin de leur Seigneur, par la sagesse, le bon conseil spirituel, les purifiera et leur enseignera le Livre qu’a apporté l’envoyé de Dieu ainsi que la sagesse qu’il a apportée de la part de Dieu16 ».

Le besoin permanent d’un guide moral exprime le besoin d’un guide dans la compréhension du Livre, puisque la purification morale est inséparable de la compréhension du Coran. Mullā Ṣadrā exalte l’immensité et la profondeur des enseignements coraniques pour dire qu’à un livre aussi éminent il faut un exégète suréminent, supérieur aux plus experts des hommes :

Si l’on dit que le Coran, c’est lui la preuve, et que les hommes n’ont qu’à s’en contenter, nous répondrons que le Coran n’est pas un livre dont le tout venant des praticiens de l’examen, les meilleurs même, puissent prendre en charge la science, sans parler des autres ! Que sont nombreux les maîtres de la pensée théorétique ou réflexive qui sont déjà incapables de prendre connaissance des livres des Anciens, comme Aristote ou Platon, ou, pire encore, dont les pensées se brisent, incapables de comprendre, par exemple, Avicenne et Fārābī ! Comment leur serait-il possible d’avoir la science du Coran17 ?

5. Seul ‘Alī ibn Abī Ṭālib connaît le Coran en sa totalité, il est l’océan du savoir. Cette assertion repose, non sur une induction rationnelle, mais sur une série de traditions.

La justification de la permanence de l’autorité de l’homme de Dieu dans la personne de l’imām ‘Alī repose sur la mise en correspondance du microcosme humain et du macrocosme. Dans son commentaire du troisième ḥadīth18, Mullā Ṣadrā rappelle que le cœur est l’organe spirituel, tandis que l’organe corporel nommé le cœur est son lieu de manifestation dans la vie naturelle. Le cœur est le lieu de l’incorporation du divin dans l’humain. C’est « une réalité subtile et lumineuse » autrement dit immatérielle. Le cœur reconnaît l’illusion pour ce qu’elle est vraiment, il est le pouvoir de dissipation des doutes, d’acquisition de la certitude. Il est le siège, le trône de l’âme gouvernant l’ensemble de ses facultés, il est le chef et l’imām des organes corporels, tout comme l’âme est le chef et l’imām des facultés. Le rapport entre le cœur, organe physique, le cœur spirituel et l’âme rationnelle dont il est le siège donne l’idée de la physique du corps cosmique. Ce dernier est un immense organisme dont le bon ordre dépend d’un imām qui le maintienne (imām qā’im), d’un arbitre (ḥakam) équitable vers qui l’on puisse se tourner. L’ordre du monde exige un imām, un juste gouvernant qui exécute la justice. Le cosmos a pour signification spirituelle un vaste espace judiciaire, où le vicariat universel de l’imām règle l’ensemble des cas particuliers qui relèvent de sa décision, où sa sagesse permet de distinguer le vrai du faux dans les croyances universelles. Maître de justice et maître de vérité, l’imām est indispensable aussi longtemps que dure le monde : « Son investiture en tout temps fait partie des décrets de l’Intellect, qui ne varient pas en fonction de la diversité des Lois religieuses et des religions19 ».

Inscrite dans les archétypes des Livres révélés, les « psautiers célestes », les feuillets d’Abraham, la Torah céleste, la nécessité de l’imām est perpétuelle, transhistorique, et, en quelque façon, supérieure à la validité historique successive des révélations religieuses. C’est dire que la science dont le premier imām, ‘Alī ibn Abī Ṭālib est porteur, la science ésotérique du Livre, exprime une connaissance suprasensible dont l’imamat intégral et transhistorique est le dépositaire. Il existe ainsi une science universelle, décisionnaire et judiciaire, ordonnatrice de l’univers, antérieure et supérieure aux législations exotériques, aux diverses formes de la sharī‘a qui sont décidées par les envoyés, et qui en sont la manifestation historique.

Au niveau métaphysique, l’imām est instauré de toute éternité. C’est répondre à la première des questions : « Est-il nécessaire ou non, de la part de Dieu, que la terre soit privée d’une preuve et d’un imām ? » L’imām est éternellement nécessaire parce qu’il manifeste le pouvoir absolu de décision, l’ordre ou impératif divin dont le Logos/Intellect est l’expression. Comment l’imām historique doit-il être désigné ? Cette désignation (naṣṣ) ou investiture procède-t-elle de Dieu et de son envoyé, comme le soutient Mullā Ṣadrā avec l’ensemble des shīʽites, ou au contraire, comme le pensent les sunnites, procède-t-elle d’une acclamation (bay‘a) ou d’un consentement mutuel des membres de la communauté (ijmā‘ ) ? Parce qu’il est la manifestation de la nature éternelle et impérative de l’imām, la figure historique de chacun des douze imāms n’a besoin d’aucune justification ou décision humaine. Mullā Ṣadrā s’emploiera à réfuter la solution sunnite du problème en corrélant la notion métaphysique de l’imām à sa notion juridique et historique20.

2. Les deux motifs de l’autorité prophétique

Les deux motifs principaux de la direction prophétique sont : guider les hommes vers leur destination dans l’autre monde, produire l’ordre de la cité parfaite. Le guide est le chef de la caravane humaine :

Les « caravanes des âmes humaines » doivent parcourir toutes les étapes que l’existant franchit dans son mouvement substantiel vers Dieu, les étapes que l’être parcourt dans son intensification et son perfectionnement depuis la matière jusqu’au degré immatériel du monde angélique. La vie humaine, sous la direction et l’autorité des prophètes accomplit l’ensemble du parcours de l’être. Les hommes ont une responsabilité cosmopolitique : réaliser le dessein providentiel de la création, lequel dessein est le progrès depuis la matière jusqu’au monde de l’esprit, depuis le degré inférieur de l’étant jusqu’au degré supérieur, le monde des anges. Les dites « caravanes » ont leur cours fixé par le Décret et la Prédétermination divins. Certaines d’entre elles se rapprochent de Dieu, d’autres font retour en arrière, et seul Dieu décide du sort de chacun, paradis ou enfer. Mais ce constat ne justifie aucun fatalisme, et il importe de suivre les chefs de file, les guides que sont les prophètes22.

Mullā Ṣadrā justifie les soins, l’entretien des corps, montures des âmes. Dans sa philosophie, le statut des corps est l’objet de deux modes d’attention opposés. Ne pas se soucier du corps est mauvais, car cela signifie qu’on ne soumet pas son corps aux commandements prescrits par Dieu et à la médecine des âmes que le prophète exerce. Se soucier trop du corps est céder à l’âme animale, à la concupiscence, aux passions, c’est régresser dans la marche vers le bien et forger son propre châtiment.

Il justifie la sharīʽa selon un motif qui n’est pas stricto sensu l’obéissance à la Loi divine, mais l’intégration de la pédagogie prophétique dans l’immense concert cosmique des trois degrés de l’existence, des rangs hiérarchisés du cosmos et du progrès de l’homme. Les significations ésotériques de la sharī‘a indiquent ce qu’est sa raison d’être. Le modèle cosmopolitique et dynamique de l’univers a son correspondant dans la réalité humaine. Le corps suprême de l’univers, le ciel supérieur enveloppant le cosmos correspond à l’organisme corporel de l’homme et à la première « naissance » ou condition de la vie sensible. Le monde de l’Âme, qui est le monde de l’image et de l’imagination (‘ālam al-mithāl wa l-khayāl) le monde où l’intelligible a son image et où les formes imaginales se produisent, a son correspondant dans les divers degrés de la deuxième « naissance », celle de la vie psychique. Enfin le monde intelligible correspond à la troisième « naissance », à la vie de l’intellect humain se perfectionnant jusqu’à son suprême degré. L’univers hiérarchisé est constitué de rangs et de mondes en perfection croissante, liés les uns aux autres par la chaîne unique de la causalité. L’inférieur se convertit dans le degré supérieur, le supérieur produit ses vestiges et ses effets dans l’inférieur. Le monde de l’Âme a une fonction médiane dans les deux sens, étant la médiation de l’intelligible vers le sensible et du sensible vers l’intelligible. Le modèle cosmopolitique de Mullā Ṣadrā est un des héritages du Timée de Platon.

La démiurgie psychique a son corrélat dans la connaissance et la pratique de la sharī‘a. L’âme humaine a le pouvoir de transformer les témoignages des sens en une réalité intelligible. Or, les commandements de la sharīʽa sont d’abord du domaine du sensible et du corporel. Par l’effet de leur reconnaissance « en bloc », le croyant accepte toutes les obligations et tous les interdits. Cette foi sensible ira ensuite se renforçant dans la région supérieure de l’homme, l’intellect, elle devient une foi subtile qui préserve le « voisinage de Dieu », et provoque l’aversion envers la région inférieure, ce bas monde, monde toujours conçu par Mullā Ṣadrā comme un monde démoniaque. L’âme humaine est alors assez forte pour accomplir les devoirs des deux combats, le combat intérieur et le combat extérieur contre les ennemis de Dieu et les « disciples des démons23 ».

Quelle que soit l’importance des commandements juridiques présents dans la sharīʻa prophétique, ils ne permettent pas de définir le but final de la sharīʻa. Mullā Ṣadrā pense que les formes successives prises par la sharīʻa ont pour but de faire connaître Dieu et de faire que les hommes montent vers Dieu en acquérant la connaissance des degrés de la connaissance de l’âme. La sharīʻa est la pédagogie qui permet de connaître que l’essence de l’âme humaine est un des rayons de la lumière divine, qui est voué à s’anéantir dans la lumière de Dieu. La connaissance de Dieu et celle de l’âme sont choses difficiles pour les âmes déficientes, qui doivent entreprendre la remontée vers Dieu. Les prophètes font que les âmes acquièrent et conservent la connaissance spirituelle (maʽrifa).

Les commandements juridiques, en vérité, ne sont pas d’ordre juridique, puisqu’ils ne relèvent pas de la jurisprudence (fiqh) et ne permettent pas de la délimiter. Le nomothète n’en est pas un, car ses lois sont plutôt des façons de guider et de corriger les âmes. Le « législateur » est bien plutôt un pédagogue. Nous proposons de rapprocher les textes où Mullā Ṣadrā prononce et répartit en catégories les blâmes et les condamnations morales sous le chef de cette pédagogie prophétique. La pédagogie (taʽlīm) et la direction morale (hidāya) sont destinées aux âmes dans l’enfance spirituelle qui est la leur. L’autre voie de perfection, l’enseignement supérieur, est l’étude de la science (taʽallum) et la formation sous la direction d’un maître (dirāsa). La didascalie succède ainsi à la pédagogie24.

Les cinq commandements majeurs, les « piliers » ont un contenu ésotérique d’ordre spirituel et moral.

La prière humilie le corps, après qu’il a été purifié. Elle fait taire les sens, provoque la réminiscence du malakūt. Le cœur et l’esprit émigrent vers la Présence divine, reçoivent l’enseignement des connaissances spirituelles, des secrets de la Révélation, de l’assistance que procure le Royaume des cieux. La prière permet alors de se rendre semblable aux anges qui proclament la sainteté et la gloire de Dieu. « La prière est l’ascension céleste (miʽrāj) du croyant25 ».

Le jeûne permet de diminuer la force de l’appétit, la force des ennemis de Dieu, les passions irrationnelles diminuent et les armées d’Iblīs ne peuvent plus circuler dans le corps.

Le pèlerinage est la conversion depuis le « temple du réceptacle corporel » jusqu’au temple de Dieu, et chaque étape du pèlerinage sensible a son archétype dans le pèlerinage spirituel. La purification (ihrām) détache des plaisirs et des appétits animaux, avec une intention pure. Elle incite l’esprit à se tourner depuis le « temple de l’âme » jusqu’à la Kaʽba spirituelle, grâce au détachement des puissances corporelles. La circumambulation autour du temple et les autres cérémonies du pèlerinage sont autant d’assimilations aux Personnes du monde divin supérieur et aux corps nobles, les astres dont les mouvements circulaires de désir envers les Intelligences sont les modèles de la circumambulation.

L’aumône permet d’obtenir le détachement habituel de tout ce qui est autre que Dieu, car elle purifie l’âme et la délivre de sa conversion néfaste à ce bas monde.

Le jihād délivre les hommes des causes de perdition dans l’autre monde, en permettant la défaite des ennemis de Dieu. Or, selon Ṣadrā, le jihād est avant tout la mort de l’esprit à ce bas monde, permettant à l’âme de délaisser cette condition inférieure et d’arriver vers Dieu dans la forme des anges. Il symbolise l’abandon complet des faux biens de ce monde illusoire, et la provision des vrais biens qui permettent l’accès à l’autre monde sous la forme des habitants du paradis.

Ainsi, écrit Mullā Ṣadrā, le but du nomothète divin (wāḍiʽ al-nawāmis), conçu dans la conformité supposée de Platon et de l’imām ‘Alī, « consiste à rendre saine la partie noble de nous-mêmes et son intention est de purifier la substance de nous-mêmes qui demeure au Jour de la Résurrection26 ».

C’est pourquoi la compréhension de la mission des prophètes ne peut être acquise qu’après l’explicitation du sens de la résurrection et de la vie dernière, celle de la constitution dynamique de l’Homme parfait. La métaphysique de la résurrection, la doctrine sadrienne du corps subtil de l’âme, celle de la rétribution et de ses degrés, ont pour horizon l’interprétation de la mission prophétique et la démonstration de l’hégémonie des prophètes.

Voilà pour le motif dynamique et eschatologique. Il s’accorde avec le motif politique en raison de la nécessité d’une vie sociale harmonieuse. Le prophète, chef de file de la caravane humaine est aussi le chef de la cité parfaite.

La section consacrée à cette proposition a pour titre : « De l’explication des modes de la souveraineté du gouvernant et de l’autorité politique, et des secrets de la révélation religieuse qui s’y rattachent d’une manière symbolique27 ». Mullā Ṣadrā affirme que la cité est un être vivant organisé. Il entend que « l’homme ne peut obtenir la perfection en vue de laquelle il a été créé si ce n’est par des sociétés rassemblant de multiples [individus] coopérant les uns avec les autres pour ce qui est nécessaire à chacun28 », que la société parfaite est la cité, que le souverain bien et la suprême perfection ne s’obtiennent que « par la cité parfaite et la communauté parfaite dont les cités coopèrent en raison de ce par quoi s’obtiennent le but final réel et le bien réel, à l’exclusion de la cité imparfaite et de la communauté ignorante qui ne coopèrent qu’en vue d’obtenir des biens qui sont [en vérité] des maux29 ». L’horizon de la politique divine, en l’une des étapes vers le bien pur, est la société humaine civilisée tout entière, la communauté en est une partie, elle est la « société médiane » et la cité est la « petite société ».

L’instauration de l’ordre civil n’est pas toute l’action prophétique, puisque l’étape où elle est indispensable est l’étape la moins proche du but, celle qui correspond à la vie de ce monde, inférieure, corporelle et collective. Elle n’en fait pas moins partie de la mission prophétique, sous l’aspect de l’éducation normative et de l’application des préceptes religieux grâce à l’action protectrice guidée par l’envoyé de Dieu et son successeur, l’imām. Toute la politique des falāsifa est ainsi mise au service d’une justification rationnelle de la mission pérenne des douze imāms, après que la mission du législateur est achevée. Le but de la démonstration est de conférer à l’imamat toutes les prérogatives que les philosophes confèrent au nomothète. Si le véritable nomothète est le guide de perfection, l’imām affirme ses droits en s’inscrivant dans la seule nomothétique qui vaille, celle de l’enseignement et de l’application des préceptes.

Mullā Ṣadrā distingue la perfection de l’imperfection selon le critère qui permet de savoir ce que sont la connaissance ou l’ignorance des fins dernières. Si nous lisons la doctrine de la cité parfaite en liaison avec certaines pages du Commentaire des Uṣūl al-Kāfī, nous découvrons la véritable pensée de Mullā Ṣadrā. Voici comment nous pouvons essayer de la comprendre :

La perfection de l’homme est son bonheur, et elle est un absolu dont le contraire est la misère absolue. Pas de milieu entre la perfection et l’imperfection. La perfection permet à l’homme d’obtenir le califat de Dieu sur sa terre et dans les cieux, d’exercer le pouvoir gouvernemental que l’Intellect divin, le Verbe exerce dans l’univers spirituel. Cette perfection consiste dans le seul fait de comprendre et d’envelopper dans son propre intellect les objets de science, ce qui est la perfection théorétique, et de se dépouiller des réalités matérielles, ce qui est la perfection morale. L’imperfection est la déchéance absolue de l’homme. L’homme imparfait tombe au niveau de la vie des bêtes : « Il est alors le plus égaré des bestiaux, de la vermine » il est « pire que des bêtes ou des minéraux car il fait partie des réprouvés », il est de ceux qui « ayant eu le pouvoir de s’élever au plus haut sommet, sont retombés au plus bas niveau de l’être ».

La perfection de la connaissance est celle de la connaissance religieuse, elle suppose l’acquisition de toutes les connaissances théologiques et eschatologiques : celles de Dieu, des anges, des prophètes, du Livre, de la balance des actes humains, du compte final des actes, du retour en Dieu, du rassemblement de toute chose en Dieu, du paradis, de la rétribution, du châtiment. Elle s’accompagne de la perfection dans la vie morale, de la délivrance des maux dont souffrent les âmes. Ces perfections où la connaissance est liée intimement à la vie morale, ne sont octroyées que par la prophétie et par l’enseignement des imāms, par la révélation (tanzīl) et l’exégèse spirituelle (ta’wīl). Et Mullā Ṣadrā d’exalter les imāms, « ceux qui conservent les secrets de la certitude et de la foi », « les gardiens du temple des lumières de la sagesse et de la raison démonstrative », les Impeccables, « purifiés de la négligence et de toute imperfection ». Ce sont les preuves de Dieu, « les vaisseaux des secrets de sa science et les dépositaires de la lumière de sa sagesse », ce sont les guides de la vie divine et du chemin divin. Ce sont les « sages divinisés », les « savants seigneuriaux », et leur walāya est indispensable pour aller sur le chemin du paradis. En revanche, ceux qui « combattent leur lumière » excitent le courroux divin et méritent le châtiment de l’enfer30.

La cité parfaite est la cité de l’Homme parfait. Le modèle politique est soumis à un modèle eschatologique qui rend compréhensible le conflit perpétuel des forces du bien et du mal en ce monde, et qui décide du partage entre amis et ennemis de l’imām, amis et ennemis de la sagesse. Loin d’être opposée à la politique véridique, la gnose des imāms est son fondement, et elle donne aux sens cachés de la voie prophétique, la sharīʽa, le pouvoir de pérenniser l’autorité de la politique divine, gouvernant le combat perpétuel entre les âmes lumineuses intellectives et les âmes démoniaques matérielles.

Le modèle de la cité parfaite est celui du corps politique, modèle emprunté à la falsafa, qui est un modèle platonicien31. La cité « ressemble au corps complet, en bonne santé, dont tous les organes s’entraident afin de parfaire la vie du vivant32 ». Le chef (ra’īs) de la cité est semblable au cœur de l’organisme vivant. Se hiérarchisent ensuite, en une gradation ordonnée, les organes qui accomplissent les opérations conformes aux buts du chef. Ces organes agissent en vertu d’une certaine puissance qui leur est propre et ils sont immédiatement présents auprès du chef. Au-dessous, viennent les organes qui agissent, eux aussi, en vertu d’une puissance propre mais dont l’activité, destinée à la vie du chef, est médiatisée par les précédents. Il en va ainsi jusqu’à ce que l’on arrive aux « organes serviteurs » en lesquels, dit Ṣadrā, il n’y a plus aucun pouvoir d’être chef (riyāsa), aucune autorité politique. Dans ce corps politique, la finalité est le chef et tous les autres organes agissent en vue de ce chef, selon des degrés hiérarchisés de pouvoir, jusqu’au degré inférieur où le serviteur n’a plus aucune sorte de pouvoir propre.

Une grande différence existe entre un tel modèle et le modèle antérieurement présenté par Mullā Ṣadrā, lorsqu’il justifiait l’ordre social par le besoin mutuel des hommes. Ici, la finalité de l’organisme n’est pas la survie de ses membres, mais la vie de leur chef. Qu’il s’agisse du modèle théologico-politique de la prophétie, c’est l’évidence. Que ce modèle soit tout entier conçu autour d’un organe parfait, le cœur, le symbole du guide spirituel, c’est non moins évident. Ce modèle éclaire la thèse selon laquelle les imāms ne sont pas au service du monde, mais le monde est à leur service. La finalité de la création est l’Homme parfait. La pensée théologico-politique ne détermine donc pas une théologie strictement politique, mais une théologie politique élargie à l’horizon eschatologique, une politique qui est au service de la réalisation spirituelle de la perfection humaine dans le guide inspiré par Dieu.

Dans son commentaire du Livre de la preuve, Mullā Ṣadrā explique un ḥadīth du sixième imām qui énonce : « Si la terre restait privée de guide, elle s’enfoncerait dans un bourbier ». Mullā Ṣadrā expose son modèle organique de la création, modèle finaliste où la raison d’être de ce qui est inférieur est dans le degré supérieur qui est sa finalité. Les individus innombrables existent en vue de la conservation de leurs espèces, en vue de la perpétuation de leur existence selon la volonté de Dieu. Dieu a donc créé, dans ces existants qui feront retour à Lui, des causes de perfection, des causes finales pour ce qui est d’un degré inférieur. L’entéléchie de chaque substance est, en quelque sorte, présente en un existant supérieur à la substance dont elle est la perfection. En un finalisme providentialiste intégral, Mullā Ṣadrā dit que Dieu créa la terre pour les plantes, les plantes pour les animaux, les animaux pour l’homme33. Le terme final de la réalité humaine, sa perfection est le terme final de tous les êtres soumis à la génération, et ce terme est l’imamat, le gouvernement humain et divin condensé dans l’Homme parfait, qui « est le maître politique (sulṭān) du monde terrestre et le calife de Dieu en celui-ci ». C’est pourquoi « la terre et ce qu’elle contient n’ont été créés que pour lui et lorsque n’existe pas tout ce en vue de quoi une chose est créée, cette chose n’existe pas34 ».

Cette thèse anime l’éthique du mouvement substantiel et nourrit aussi l’idéal du politique chez Mullā Ṣadrā. Mais par là même le corps politique est devenu un corps mystique.

L’entraide mutuelle, la hiérarchie féconde des classes, la guidance éclairée de l’imām tel que le conçoivent les philosophes, tout cela n’est qu’un moment de la réflexion de Mullā Ṣadrā, un moment nécessaire, mais transitoire de sa véritable pensée. Son modèle du corps politique mis tout entier au service de son centre vital, est un modèle social fondé sur l’entraide mutuelle des classes et il ressemble à la cité parfaite des philosophes. Il est aussi un modèle strictement politique parce qu’il est celui où le maître de l’autorité est entouré de serviteurs, de ministres, d’espions, d’officiers plus ou moins éloignés de lui. Enfin ce modèle politique est incomplet sans un modèle eschatologique.

L’insistance apportée par Mullā Ṣadrā en son effort pour reconnaître une seule finalité à ce corps politique, qui est la vie du cœur, a une origine précise, et c’est la conviction selon laquelle, sans l’imām, le corps de l’univers ne survivrait pas une seconde. L’Homme parfait est la cause agente, comme il est la cause finale du tout. Dans l’élément de la prophétologie de Mullā Ṣadrā, vient se glisser une politique idéale qui est tout autre chose que le reflet de l’ordre politique des clercs au temps des Safavides, quelque chose de bien plus radical, parce qu’animé de l’eschatologie imamite : le corps politique, entendu comme le corps universel des étants au service de la manifestation divino-humaine de l’Intellect, du nom Allāh, du Verbe et du Trône de Dieu. Il ne s’agit pas du monde des corps, mais du monde des âmes, monde de l’image des intelligibles.

Henry Corbin eût sans doute vu dans ce corps universel la présence d’une chair spirituelle (caro spiritualis). Le corps politique est, en effet, l’image (mithāl) de la société parfaite des élus et l’image de son chef suprême, la forme éternelle et intelligible de l’imām. Mais s’il se situe dans le monde imaginal, il a une face tournée vers le sensible et une face tournée vers l’intelligible et il a des images et des archétypes dans les trois ordres de réalité, dont le degré sensible est le degré inférieur. Le « corps mystique » de la cité parfaite ne relève pas d’une conception politique du monde sensible, mais d’une conception cosmopolitique. Il ne s’agit pas, en vérité, d’autre chose que de la description du makranthropos, de la hiérarchie des gradations auxquelles sont soumis les apprentissages spirituels aussi bien que la discipline de la vie cosmique.

Nous nous proposerions volontiers de comparer ce modèle à celui, augustinien, de la « societas ipsa sanctorum », de l’unitas plena atque perfecta qu’évoque saint Augustin dans son vingt-sixième traité sur l’Évangile de saint Jean. Dans de tout autres termes que ceux du docteur chrétien, le philosophe imamite tente d’exprimer une idée analogue, celle d’un corps mystique tendu vers le moment où il rejoindra la perfection de son centre vital, ici le Logos/Intellect incorporé dans la suite des quatorze Impeccables35.

La nature providentielle d’une telle cité a un sens précis. Les classes, avons-nous vu, sont supérieures les unes aux autres parce que les hommes ont des natures et des excellences diverses. Mais cette hiérarchie, dans laquelle certains dignitaires sont proches du chef, d’autres éloignés, reflète la hiérarchie des habitus par lesquels les membres de la cité suivent l’exemple du chef et se conforment à son dessein.

La providence (ʽināya), est, selon Ṣadrā, la science divine, telle qu’elle est unie à l’essence même de Dieu. Or, la providence est ainsi faite que la lumière des noms et attributs divins projette ses ombres sur la création. Elle est semblable à l’âme rationnelle et aux mœurs déterminées par elle, dont les ombres s’étendent sur le corps. La raison d’être de la hiérarchie et du modèle politique ordonné autour de son chef unique est la similitude qui existe entre la providence effusante de Dieu et la raison humaine, entre le Logos divin et le logos humain. Quand on sait que la présence, l’incorporation du Logos, du Verbe ou impératif divin est le prophète ou l’imām, l’usage de ce modèle providentialiste s’éclaire36.

Il est permis de parler d’hégémonie prophétique aux deux sens du terme : le pouvoir de guider et de gouverner les âmes, et le monopole de l’autorité. L’autorité est subordonnée à la mission de la guidance spirituelle. Le gouvernement spirituel est le pouvoir maximal du détenteur légitime de l’autorité politique. Nous pouvons considérer dès lors qu’il serait faux d’opposer, dans l’hégémonie prophétique, le temporel et le spirituel, le pouvoir politique et le pouvoir du médecin des âmes, car ils ne sont qu’une seule et même réalité. Selon Mullā Ṣadrā, la mission fondamentale des prophètes, qu’ils soient le dépôt d’une révélation divine, ou qu’ils soient des prophètes « envoyés » pour apporter aux hommes une législation voulue et dictée par Dieu, est de guider les hommes sur le chemin de la conversion, d’une conversion qui est tout ensemble le mouvement naturel de l’étant qui procède de son Principe et le mouvement conscient du fidèle éclairé par le prophète.

3. Les rangs des prophètes

Commentant un ḥadīth du sixième imām, Mullā Ṣadrā distingue dans la prophétie quatre rangs qui expriment quatre degrés de croissante dignité (ṭabaqāt) :

 

1. le prophète qui reçoit la prophétie en son âme, dont l’inspiration ne dépasse pas le cercle de sa propre âme et n’est pas transmise à d’autres que lui. C’est le degré de la walāya qui se définit rigoureusement par la production dans le cœur des connaissances théorétiques. La walāya et son dépositaire (walī) sont plus anciens que l’âge de la prophétie muhammadienne. Avant que Muḥammad soit suscité par Dieu, l’âge des awliyā’ était celui de la prophétie non législatrice. Si nous comprenons bien l’exégèse de Mullā Ṣadrā, la prophétie (nubuwwa) antérieure à Muḥammad désignait, non seulement la connaissance reçue par les prophètes non législateurs, mais aussi tous les sages et les philosophes anciens. Cette prophétie intérieure est la plus ancienne de toutes.

L’histoire de la prophétie étant en un progrès ascendant, depuis Adam jusqu’à Muḥammad, la communauté muhammadienne est la meilleure des communautés. Le terme « prophétie » y désigne désormais plus spécifiquement la prophétie de Muḥammad, la nubuwwa s’accomplit dans le plus parfait des messages. C’est alors que le mot walāya désigne, pour se distinguer de la risāla, du message, la prophétie tout intérieure. C’est que, selon une tradition, « Dieu a des serviteurs qui ne sont pas des prophètes [envoyés] mais dont ces prophètes sont envieux ». Les prophètes doués de la walāya mais non de la risāla sont les sages, non plus désormais les sages antérieurs au Prophète de l’islam, mais les sages qui lui sont postérieurs, les amis de Dieu que sont les témoins de Dieu postérieurs à la fin de la prophétie législatrice, selon le mot du Prophète Muḥammad, « Pas de prophète après moi ».

La walāya prend le relais de la prophétie instauratrice de la sharī‘a qui a pris fin, de sorte que seules subsistent désormais les inspirations (ilhāmāt), les songes véridiques (al-manāmāt al-ṣādiqa) et les avertissements divins (indhārāt). La prophétie intérieure, qui est aussi l’ésotérique de la prophétie précède le parachèvement de la prophétie du dernier des envoyés et elle lui succède37.

 

2. Le rang du prophète qui a la perception de celui qui projette en lui les connaissances et qui entend sa parole pendant le sommeil et non dans l’état de veille. C’est le mode d’être du Prophète Muḥammad avant qu’il devienne un envoyé et quand il est encore disciple, tel Loth disciple d’Abraham.

 

3. Le rang du prophète qui a l’inspiration des vérités divines, la vision de la cause de leur obtention pendant son sommeil, l’audition du son de la voix du messager, la vue directe qui distingue l’ange messager à l’état de veille, ainsi que le fait d’être envoyé à une communauté. Cet état prophétique est, par exemple, celui de Jonas. Il manque encore à ce degré une ultime perfection, puisque Jonas, quoiqu’étant un envoyé, a au-dessus de lui un guide, qui est le prophète qui a fondé la religion des Israélites, Moïse.

 

4. Le rang du prophète envoyé qui possède avec tous les degrés de perfection antérieurs trois pouvoirs : l’imamat, c’est-à-dire l’autorité complète de direction des hommes, le fait d’être le fondateur d’une Loi, le fait d’être le maître d’une religion indépendante et de ne pas suivre la religion d’un autre prophète. Il s’agit des envoyés, au nombre de cinq qui ont eu le pouvoir de décision fondatrice, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muḥammad.

L’enjeu de cette gradation dans la perfection, c’est la nature de l’imamat, comme l’a bien perçu Henry Corbin38. Nous ne pouvons faire mieux qu’ajouter à ses analyses les remarques suivantes.

S’il est vrai que la prophétie perpétuelle, permanente, est l’ésotérique de la prophétie législatrice, la walāya, cette dernière n’en est pas moins le tout premier degré de la prophétie et, par conséquent, elle ne saurait prétendre à être la perfection de la prophétie. Manifestement, Mullā Ṣadrā se heurte à une difficulté récurrente : comment faire que la walāya, postérieure à la clôture de la prophétie législatrice par Muḥammad soit le fondement d’un imamat authentique, équivalent à ce pouvoir absolu de guidance que possèdent les détenteurs de la « décision », les fondateurs des cycles de la prophétie législatrice ? Mullā Ṣadrā répond à cette question dans le commentaire qu’il fait d’une exégèse rationnelle de Fakhr al-Dīn al-Rāzī. Sans entrer dans le détail de ce commentaire, citons sa conclusion :

Ainsi, il ne sert à rien de faire valoir, comme fait Fakhr al-Dīn al-Rāzī, en faveur de l’obéissance à l’imamat supposé des premiers califes, Abū Bakr et ʽUmar, qu’il arrive que l’on reconnaisse l’autorité d’un homme qui est à présent un croyant même s’il était infidèle bien des années auparavant. Même si le nom de l’infidèle ne s’applique pas à celui qui s’est repenti de son infidélité, cela ne suffit pas à conférer la dignité de l’imamat à cet homme. Si l’infidélité à Dieu, même le temps d’un clin d’œil, est contradictoire avec le degré de la prophétie, comment l’infidélité ne serait-elle pas contradictoire avec l’imamat, que l’on suppose ici identique en dignité à la prophétie, même si elle a eu lieu en un temps antérieur ? L’imamat, dit Mullā Ṣadrā, est parfois le fait d’une prophétie privée de la risāla, parfois il se conjoint à la risāla qui appartient aux prophètes doués du pouvoir de la décision, et parfois il suit le rang de la risāla conférée à Muḥammad.

Henry Corbin a accordé à cette interprétation de Mullā Ṣadrā une importance considérable40. Il y voit la preuve de ce que Mullā Ṣadrā, en exégète de la foi shī‘ite, disjoint l’imamat du gouvernement temporel des hommes. Il est vrai que cette disjonction ou plutôt cette distinction permet à Mullā Ṣadrā de mettre en cause l’interprétation sunnite de l’imamat. En revanche, cette contestation n’a pas pour but de délimiter l’imamat en l’identifiant absolument à la prophétie ésotérique, comme si cette prophétie ésotérique ne s’exerçait plus désormais dans l’ordre des choses extérieures aussi bien que dans l’ordre du savoir et du perfectionnement intérieur. Certes, identifier l’imamat au pouvoir politique, autrement dit supprimer son fondement divin, la nature divino-humaine de l’imām est, selon Mullā Ṣadrā, une grave erreur :

Oui certes, la divergence entre les deux factions [mu‘tazilites et shī‘ites imamites] au sujet de la signification de l’imamat et de la mesure du rang de l’imām [porte sur la question suivante] : Est-ce qu’il désigne ce que nous avons mentionné, ou bien s’agit-il du seul gouvernement dans le domaine des choses extérieures (ḥukūma fī l-ẓāhir), du commandement des forces armées pendant les guerres, de la désignation des chefs de l’administration et des juges dans les territoires, et autres choses semblables, avec pour condition la bonté du gouvernement, l’intelligence, l’équité, la connaissance des commandements de la sharī‘a, même si cet imamat s’exerce en ayant recours à celui qui serait, lui, plus savant, plus pieux et plus noble aux yeux de Dieu41 ?

La querelle n’a pas pour objet la pertinence du gouvernement extérieur, mais celle de la limitation de l’imamat aux affaires extérieures, au politique, au pouvoir royal. Selon Mullā Ṣadrā, l’imamat n’est pas seulement le gouvernement temporel. L’erreur consiste à dire qu’un homme pieux, plus savant que ne le sont les maîtres politiques ordinaires, meilleur et plus juste, serait un bon guide. Tout en restant fidèle à bien des leçons des falāsifa en matière de philosophie politique, Mullā Ṣadrā estime que les philosophes, inspirant certains mu‘tazilites ou inspirés par eux, ne franchissent pas l’espace qui sépare la sphère étroite de la politique de la vraie réalité de l’ordre divin du monde, la politique divine. L’imamat est d’un autre ordre que le pouvoir politique, chose que H. Corbin a définitivement expliquée. Mais il n’est pas exclusif de ce pouvoir, bien qu’il le transforme en profondeur parce qu’il ne se limite pas à ce pouvoir. L’imamat doit, comme la prophétie, être un don de Dieu accordé à certains de ses élus. Par là même, il doit intégrer toute forme de pouvoir gouvernemental et ne pas se limiter au pouvoir royal.

Sous couvert de contester la définition donnée par le grand théologien sunnite, Mullā Ṣadrā met en question l’orientation du shī‘isme, la théologie politique restreinte en faveur d’une théologie politique généralisée. Il conçoit l’imamat en son sens originel, la direction politique et spirituelle de la communauté des croyants. Il montre que l’imamat ne peut appartenir qu’à ‘Alī ibn Abī Ṭālib et à ses héritiers. Il revient au modèle de l’imamat intégral, qui est le modèle abrahamique. Parce que l’imamat est l’autorité généralisée, il est sans importance majeure que cette autorité s’exerce ou ne s’exerce pas effectivement sur les corps, comme fait l’autorité de l’envoyé. La walāya est supérieure, en ce sens précis, à la risāla, parce qu’elle contient l’ensemble des pouvoirs de la risāla abrahamique, sans disparaître lorsque disparaît l’exercice du pouvoir royal contenu en cette mission prophétique intégrale.

L’imamat accompagne parfois le pouvoir intégral de l’envoyé, possédant le pouvoir de décision, parfois non, En ce sens, la prévalence du modèle abrahamique de l’imamat est essentielle, car il déploie l’ensemble des pouvoirs prophétiques et il définit ainsi l’imamat intégral. Cette extension maximale de l’imamat, sa transcendance à l’égard de l’ordre exotérique du pouvoir prépare sa concentration dans la prophétie ésotérique, mais pour des raisons qui tiennent à son élévation même et non à son retrait loin de l’ordre politique inférieur. La prophétie, d’essence ésotérique, survit à la clôture de la législation, non en l’abolissant mais en l’accomplissant sur le mode du lien spirituel entre les vrais fidèles, qui sont les savants authentiques.

4. Les trois perfections prophétiques

Si le prophète législateur se fait connaître par ses miracles et par les témoignages de ses pouvoirs privilégiés, ces pouvoirs ont nécessairement pour principes trois perfections correspondant aux trois modes d’existence de l’âme, aux trois mondes ou degrés de l’être, aux trois types de la perception : l’intellection, l’imagination et la sensation. Ainsi, la perfection de l’intellect humain conduit-elle à « la compagnie intime des réalités transcendantes, au voisinage des anges rapprochés, à la conjonction avec eux, à l’entrée en leur cheminement42 ». Le prophète, possédant la perfection de la faculté théorétique, s’assimile à l’Intellect agent43. Son âme parvient à cette perfection sans effort, sans avoir besoin de multiples réflexions, sans avoir besoin d’un maître enseignant humain.

Le cœur est le siège de l’hégémonie prophétique car il est le lieu d’incorporation du spirituel dans le monde corporel, comme est son archétype, le Trône divin,

Tout comme il existe un Trône sensible de la souveraineté divine, le neuvième ciel, il existe un Trône psychique et un Trône intelligible. Il doit en être ainsi dans la personne du prophète. Les cinq premières sections du Livre de l’origine et du retour enseignent que les trois pouvoirs exceptionnels des prophètes correspondent aux trois mondes, le monde sensible, le monde de l’imagination, le monde de l’Intellect.

Cette première partie de ce traité de Mullā Ṣadrā est une synthèse des enseignements antérieurs des philosophes et de ceux de leur adversaire, al-Ghazālī. Puis vient un deuxième ensemble de sections où Mullā Ṣadrā démontre que le prophète envoyé par Dieu, porteur d’une sharīʽa, est le fondateur de l’ordre politique. Le prophète est indispensable à la visibilité de la religion et à l’enseignement de la voie droite et de la juste direction. Mullā Ṣadrā fonde le modèle politique du califat de Dieu et de la cité parfaite. Il expose ce qu’est la cité parfaite, ce qu’est le gouvernement politique, ce qu’est la perfection première du gouvernant et ce que sont ses attributs, ce que sont ses perfections secondes44. Il opère la synthèse entre le modèle hérité de la falsafa et le modèle hérité d’Ibn ‘Arabī, qui voit dans le prophète l’Homme parfait, lieu de manifestation du nom Allāh. Cette synthèse est décisive. Elle permet à Mullā Ṣadrā de transformer la philosophie politique des falāsifa en une théologie nourrie de l’ontologie et de la cosmologie dont nous avons vu quels étaient les divers aspects.

La prophétologie de L’origine et le retour part des pouvoirs de connaissance des prophètes pour établir rationnellement les statuts de leur autorité.

Trois sections exposent ce qu’il en est de la vision véridique des prophètes45, distincte des rêves confus sans fondement46, de leur connaissance des réalités invisibles à l’état de veille47. Une section est consacrée aux miracles et aux prodiges48, une section expose la distinction entre l’inspiration et la réception d’un enseignement humain49. Ces cinq sections portent sur les savoirs et les pouvoirs spéciaux des détenteurs légitimes de l’autorité, d’abord le savoir qu’est la vision véridique et le pouvoir qu’elle confère au prophète, mais aussi à l’imām, ou au maître spirituel.

L’origine et le retour reprend ici à son compte les thèses concernant les pouvoirs prophétiques déjà présents dans l’œuvre d’Avicenne qui porte le même titre tout en adoptant des positions originales dont les enjeux sont inséparables de la fondation de la prophétologie et de l’imamologie propres à Mullā Ṣadrā50. Le terme du retour, de la conversion des étants est la vie dernière et la proximité divine. La prophétie qui est accordée à l’homme doué de pouvoirs exceptionnels et qui est le modèle de la conversion, a pour mission de conduire les hommes vers cette proximité. Le but final des législations religieuses est l’accomplissement de la politique divine, car elles sont les normes de la mise en ordre du corps social, les normes de la forme politique du monde.

En écho à ce que Mullā Ṣadrā énonce dans son commentaire du verset de la Lumière, et à ce qu’il écrit dans son commentaire de la sourate le Très-Haut, nous lisons que « la terre de l’âme rationnelle [du prophète] est tout près de briller de la lumière de son Seigneur et l’huile de son intellect passif possède la plus extrême disponibilité et pour cela il brille de la lumière de l’Intellect agent, qui n’est pas extrinsèque à son essence, même si ne le touche pas le feu de l’enseignement humain51 ».

L’Intellect agent, que Mullā Ṣadrā place au terme de la multiplicité unifiée des lumières dans l’Intellect divin, est intérieur à l’âme du prophète, et le prophète ne s’élève pas vers une conjonction avec lui, mais actualise en lui-même cette conjonction, par une opération illuminative intérieure à sa propre âme. Sa passivité extrême permet à l’âme prophétique d’être disposée à recevoir l’autorévélation de l’essence divine, la théophanie (tajallī) présente en la totalité des choses. L’âme du prophète est le miroir de la science divine, le lieu de manifestation de l’Intellect, qui est le tout de l’existant, et le prophète possède le pouvoir de refléter la manifestation que l’essence divine opère d’elle-même en toute chose par sa réflexion dans le miroir de l’Intellect. Le prophète est celui qui sait et qui voit en lui-même que l’essence de Dieu est toute chose52.

De la même façon, les thèses d’Avicenne concernant la puissance imaginative du prophète sont-elles poussées à leur limite. La faculté imaginative du prophète est si puissante qu’elle perçoit à l’état de veille le monde invisible (ʽālam al-ghayb) ; elle perçoit les formes de beauté et les splendides symphonies du monde imaginal, en la station dite « Hūrqalyā » et dans les autres mondes intérieurs53. Elle est capable de configurer ainsi toute réalité purement intelligible, de donner une forme imaginale au monde de l’Intellect.

Enfin, l’âme prophétique a la substance des âmes célestes car sa relation aux âmes célestes est celle de l’enfant à son père, et elle est capable de produire des effets dans la matière première et d’y produire des formes variées successives. Les pouvoirs prophétiques miraculeux que le commun des hommes peut percevoir par les sens ont pour origine cette communauté d’essence du prophète avec les âmes célestes. Ces effets analogues aux effets démiurgiques des âmes des sphères sont les transmutations et les autres actions miraculeuses opérées par les prophètes. Elles s’expliquent par les mêmes raisons qui disent quel est le pouvoir des âmes célestes sur le monde inférieur54.

Mullā Ṣadrā situe le prophète au sommet de la gradation des âmes humaines. La perfection de sa « conjonction avec le monde de la Lumière » qui est intuition immédiate (ḥads) est à l’opposé de l’imperfection radicale des ignorants. L’âme ignorante est celle qui a besoin d’être enseignée en toute discipline, ou elle peut être celle qui est privée de tout enseignement, ce qui est véritablement l’ignorance. L’âme stupide (ghabī) restée inculte en l’usage de sa pensée réflexive, est celle « en laquelle l’enseignement n’a pas laissé de trace ». L’ignorance endurcie est comme la limite inférieure de la vie psychique, la mort spirituelle, comme l’indiquent les versets coraniques que cite Mullā Ṣadrā : « Certes toi, tu ne guides pas celui que tu aimes [mais Dieu dirige qui il veut] » (28, 58), « [Tu ne peux faire entendre] ceux qui sont dans les tombes » (35, 22), « Quant à toi, tu ne fais pas entendre les morts, tu ne fais pas entendre l’appel aux sourds lorsqu’ils tournent le dos » (30, 52). La vérité n’est pas accessible à tous, car il reste toujours des gens inéducables.

Le prophète a la plus vive intelligence, et « il est possible que l’on finisse en l’extrémité de la perfection et de l’intensité de l’illumination, jusqu’à une âme sainte (nafs qudsī) qui va au terme, par la puissance de son intuition, au terme des intelligibles en un temps bref, sans enseignement reçu. [Cet homme] perçoit des réalités que les hommes autres que lui sont impuissants à saisir, si ce n’est par le dur labeur de la pensée réflexive et en s’exerçant, pendant un temps long » Cet homme exceptionnellement intelligent, « on le nomme prophète (nabī) ou ami de Dieu (walī55) ».

Au deuxième niveau, le malakūt médian, la « tablette préservée » est réceptrice des influx du degré intelligible qui lui est supérieur, elle s’assimile à l’imagination, et elle correspond au degré de l’Âme universelle. Le prophète contemple directement les formes imaginales invisibles aux sens inférieurs, il accède au degré que les disciples de Sohravardī ont identifié au degré médian du monde spirituel. C’est en ce mode de perception que le prophète voit l’ange porteur de la révélation, qu’il entend la parole que Dieu a ordonnée, qu’il lit l’écriture divine sur des « feuillets ». Les événements majeurs de la vie du prophète, ceux qui concernent la réception de la révélation n’ont pas lieu dans le monde sensible, mais sous une forme de l’imagination, grâce à la perfection de la puissance imaginative du prophète. En revanche, l’imām ne possède pas un tel pouvoir. Si le prophète et l’imām ont le même degré de perfection dans l’intellection, ils se hiérarchisent, au niveau de la perfection de l’imagination. La perfection des sens intérieurs (ouïe, vision) qui sont les modes de l’imagination n’est pas accessible à l’imām, qui ne peut donc recevoir une révélation proprement dite, mais une inspiration (ilhām) toute intellective.

Au troisième niveau, celui du monde de la Nature, ou malakūt inférieur, la souveraineté s’exprime par le pouvoir royal du prophète. Celui-ci est doté de pouvoirs miraculeux, changer l’air en nuages, et pratiquer sa magie propre, distincte de celle des magiciens fallacieux. Comparant les effets psychosomatiques des fantasmes aux effets miraculeux produits dans la matière extérieure par l’âme prophétique, Mullā Ṣadrā voit dans les effets de nos fantasmes en nos corps le degré inférieur d’un pouvoir créatif de l’âme, dont le degré supérieur se trouve être le pouvoir magique du prophète. C’est toute la magie de l’Âme universelle qui est présente dans le prophète, et son âme « devient comme si elle était l’âme du monde56 ».

Ainsi le prophète est-il trois individualités en un seul homme : le prophète intellectif, le prophète réceptif, le prophète royal. Il synthétise les perfections des trois modes d’être ou « naissances » de l’être humain :

Le prophète, par sa singularité unique, est comme s’il était un ange, une sphère céleste et un roi. C’est lui qui rassemble en totalité les trois « naissances » en leur perfection. Par son esprit procédant du malakūt supérieur, par son âme procédant du malakūt médian, par se nature procédant du malakūt inférieur. Il est, par conséquent, le calife de Dieu et le confluent des lieux de manifestation des noms divins et des verbes divins complets57.

La suite du chapitre traite des puissances cognitives du prophète et de la hiérarchie composée de trois degrés de savoir, la révélation reçue par les prophètes, l’inspiration reçue par les imāms, la vision intellective dévolue aux savants vivants de la vie contemplative, les philosophes. Cette analyse des connaissances suprasensibles conduit à une présentation synthétique de la seigneurie prophétique telle qu’elle se fonde dans la théologie des noms divins, du calame, de la table, ainsi que sur le modèle du Trône divin. Le chapitre se conclut par l’énumération des attributs du chef suprême.

La nature médiatrice du prophète est attestée par ses trois perfections, dont l’une l’assimile aux anges, l’intellect, l’autre l’assimile aux âmes célestes, la dernière enfin, perfection pratique, une force naturelle instruite par l’intellect pratique, le tourne vers ce monde où il exerce sa surhumaine royauté. C’est pour ces raisons que le prophète est la parfaite image (mithāl) du Trône divin.

Nous avons vu que l’exégèse du verset du Trône (2, 255) conduisait Mullā Ṣadrā à cette conclusion : le Trône divin est tout en intériorité dans le cœur du fidèle. Dans quelques pages des Shawāhid, Mullā Ṣadrā développe cette exégèse selon le couple de termes platoniciens, le modèle ou archétype et l’image58. Il ne considère pas l’image comme une simple métaphore, mais bien comme une réalité effective, qui participe à un modèle supérieur en l’imitant, en étant sa production dans le monde de l’homme. Il institue ainsi une correspondance herméneutique entre le Trône, où se tient droit le Miséricordieux, et l’âme humaine rationnelle (al-nafs al-nāṭiqa). Le cœur du fidèle, qui était conçu dans le commentaire du verset du Trône dans les termes dont usent les maîtres spirituels du soufisme, est ici conçu de façon plus complexe. Il est assimilé à l’âme rationnelle, selon le lexique des philosophes, mais la structure péripatéticienne de l’intellect est remodelée selon la cosmologie et l’anthropologie que les philosophes shī‘ites adoptent, intégrant au schème avicennien tout un ensemble d’enseignements extrinsèques à ce schème.

Les deux extrêmes de la vie de l’âme sont la perfection de la connaissance et l’imperfection de la concupiscence (shahwa). La faculté du désir, de la concupiscence, qui est l’une des facultés de l’âme animale, résume pour Mullā Ṣadrā toutes les formes de la passion coupable des égarements des ignorants. La concupiscence est la puissance qui détourne de Dieu et qui enchaîne à la prison du monde. Toujours, le désir des faux biens anime l’âme des égarés au point de l’envahir et de transmuer sa nature première, innocente et fidèle, en une nature foncièrement bestiale, voire démoniaque. C’est pourquoi Dieu crée trois sortes de vivants : les anges spirituels qui sont des êtres doués d’intelligence, entièrement exempts de concupiscence, les bêtes privées d’intellect et affectées de concupiscence, les hommes en lesquels il y a et l’intellect et la concupiscence et qui sont tiraillés entre la destination angélique et la destination bestiale.

L’homme étant ce vivant médian, partagé entre la domination de l’intellect et celle du désir, il existe trois sortes d’hommes. La plus parfaite est celle des hommes « qui s’immergent dans la connaissance de Dieu et de son malakūt, qui tremblent à sa mention, qui sont subjugués par sa grandeur et sa noblesse, qui s’égarent dans l’immensité de sa beauté59 ». Ce sont les amis de Dieu et la porte du royaume (malakūt) leur est ouverte. Or, cette porte ouverte n’est autre que la porte du cœur, de l’âme rationnelle ouverte à la vie angélique. Par leur vie intellective les amis de Dieu accèdent à la « tablette préservée ». Mullā Ṣadrā assimile la tablette préservée (al-lawḥ al-maḥfūẓ) à l’Âme céleste universelle possédant la science complète de tout ce qui arrive et arrivera. Elle est le « substrat des formes », « le cœur de l’univers » et elle correspond dans le langage des soufis au makranthropos. Elle préserve perpétuellement les formes qui effusent sur elle depuis l’Intellect, constitué par les « trésors de Dieu », les intelligibles ou formes platoniciennes. Elle est pleinement unifiée avec l’Intellect agent60. Les amis de Dieu sont saisis d’un vertige qui est de l’ordre supérieur, puisqu’il témoigne de l’incapacité de l’esprit à se conjoindre au trésor de la divinité et de l’égarement qui le saisit dans la contemplation. Ce sont les sages divinisés et ils correspondent assez bien à la figure de l’imām ou à celle du philosophe accompli.

L’Âme universelle qui enveloppe la totalité des âmes particulières et de leurs puissances fait partie de l’univers, alors que l’Intellect premier, le monde des Intellects immatériels, assimilé à l’Esprit suprême et à l’impératif divin est hors l’univers. L’Intellect est le Trône suprême et l’Âme universelle fait partie du monde de la création, dont elle est le degré supérieur.

Par sa position dans le monde de la création, la tablette préservée ou Âme universelle est, par conséquent, l’emplacement cosmique du contact entre ce qui est hors l’univers, l’Intellect ou impératif, le Verbe suprême, et ce qui est ordonné dans l’univers. Elle est le séjour de la révélation des écritures divines61.

L’homme angélique est l’homme disposé au contact avec le monde divin, l’homme de l’inspiration divine. Son propre progrès intérieur le destine à se tourner vers l’intelligible. On sait que la perfection de l’homme prophétique se trouvera réalisée en Muḥammad parce que le Prophète dépassera, en quelque sorte, le seuil de l’Âme universelle pour s’unir à sa réalité intelligible éternelle, la Réalité muhammadienne, qui ne fait qu’un avec l’Intellect. Les amis de Dieu se situent au deuxième rang, celui où l’Âme universelle gouverne effectivement l’univers. Imparticipable et séparé, le monde intelligible est le Trône de la Réalité muhammadienne, le siège de la souveraineté. Les amis de Dieu sont dans l’univers et c’est à eux qu’il revient d’opérer la participation à l’intelligible. L’Intellect et l’Âme universelle sont, dit Mullā Ṣadrā, deux anges nobles, et le second, l’Âme universelle joue le rôle de « calame » auprès de ce qui lui est soumis, tout comme elle est « tablette » en sa relation avec le calame qu’est pour elle l’Intellect. L’Intellect correspond à Adam et la tablette préservée correspond à Ève, parce que c’est d’elle que les enfants (spirituels) de l’Intellect sont engendrés62.

Les amis de Dieu, les imāms, sont en intime correspondance avec le principe démiurgique de l’univers et ils ont, par conséquent deux relations, celles que l’Âme universelle possède : une relation lumineuse par laquelle l’Âme est proche de l’Intellect, une relation ténébreuse par laquelle elle est proche de la matière. L’Âme universelle reçoit de l’Intellect les formes intelligibles éternelles et elle les imprime dans la matière première des formes naturelles soumises à la génération et au renouvellement, les formes faites du mélange de la lumière et de la ténèbre, formant le « livre de l’émeraude verte » (al-zumurrud al-khaḍrā’63).

En conséquence, il semble que l’humanité supérieure des amis de Dieu soit en charge de la démiurgie divine, s’exerçant sous la forme de la production des formes divines imitant dans le monde du devenir la stabilité des formes de la science éternelle de Dieu. Ils exercent ainsi le gouvernement divin tout comme l’Âme universelle gouverne les cieux, mais ils l’exercent par la seule contemplation. Leur démiurgie est unie à leur contemplation, et elle ne se tourne vers le sensible que pour lui communiquer les formes contemplées.

Il peut sembler toutefois que l’homologation des amis de Dieu aux hommes dont le cœur est ouvert aux anges spirituels fasse difficulté. Il n’en est rien. Ces anges sont ceux de la connaissance et de la pratique, et Mullā Ṣadrā désigne ainsi la totalité des hiérarchies angéliques. Ils correspondent en l’homme à l’intellect théorétique et à l’intellect pratique. Leur monde, vers lequel sont exclusivement tournés les cœurs des amis de Dieu, est le monde de l’Âme universelle, de la tablette préservée, de la Prédétermination. Le monde supérieur, entièrement séparé de l’univers, correspond au monde de l’Intellect pur, qui semble accordé à la suréminence de la faculté intellective. Les amis de Dieu participent à la réalité métaphysique du prophète doté du pouvoir de rendre manifeste le Décret et placé au-dessus de toute hiérarchie cosmique.

Revenons au texte des Shawāhid. Mullā Ṣadrā y indique que le cœur du prophète a deux portes ouvertes. La porte intérieure est ouverte à la connaissance de la tablette préservée, de l’Âme universelle, qui lui enseigne une science certaine de l’ensemble des événements passés, présents et des événements qui auront lieu lors du Jour dernier. C’est ainsi que le prophète sait de source sûre qui ira en enfer et qui ira au paradis. Il a une connaissance certaine de la Prédétermination particulière de chacun à son destin propre. La porte extérieure est ouverte à la connaissance sensible. Grâce à celle-ci, le prophète apprend ce que sont les désirs empiriques des hommes, il les prévoit et possède ainsi la capacité de guider les hommes vers le bien et de les détourner du mal64. Le prophète n’est pas seulement un démiurge spirituel, il est aussi un maître qui corrige et qui dissuade.

Les amis de Dieu, les imāms, sont les dépositaires de la prophétie intégrale, de la science divine de l’univers, et ils sont tournés vers la contemplation de cette science, tandis que le prophète pédagogue peut guider les hommes dans le détail de leurs actions. La pratique du contemplatif est toute tournée vers lui-même, tandis que la pratique du prophète législateur est tournée vers les humbles tâches de la direction sensible. Les amis de Dieu sont les hommes qui réalisent l’idéal de la vie contemplative, ils exercent la didascalie supérieure. Ils ne sont pas destinés à réaliser les fins du gouvernement des hommes encore trop peu éduqués, la pédagogie élémentaire qu’accomplit l’envoyé de Dieu. Ils sont le degré supérieur de l’humanité, réalisant l’idéal de la sagesse, et ils n’ont pas un besoin urgent des trois perfections nécessaires au pédagogue prophétique.

L’espèce inférieure des hommes est formée par le commun de ceux qui n’écoutent pas l’appel prophétique ou les leçons des imāms. Mullā Ṣadrā la dénomme « les gens de ce bas monde » (ahl al-dunyā). Ils constituent le vaste peuple des ignorants. Ils sont, dit Ṣadrā, « vautrés dans les concupiscences », « emprisonnés dans la prison de ce monde, eux pris collectivement65 ». Ceux-là sont voués à l’enfer, sauf à s’apeurer enfin et à prendre conscience de la vérité prophétique, grâce aux miracles sensibles des prophètes et des imāms. Le prophète envoyé par Dieu avec une sharī‘a est l’homme médian, médiateur entre le monde intelligible et le monde sensible. Il a tantôt le regard tourné vers Dieu, tantôt vers les hommes. Il est deux âmes en une seule, l’une exclusivement occupée de l’amour de Dieu, l’autre exclusivement consacrée à pratiquer la miséricorde :

Lorsqu’il va vers les hommes, il est comme l’un d’entre eux, comme s’il ne connaissait pas Dieu et son royaume, et lorsqu’il prête attention à son Seigneur, en s’immergeant par sa fréquente récitation de son nom et par le service qu’il lui rend, c’est comme s’il ne connaissait pas les hommes66.

Cet état médian, rassemblant les deux orientations, est le résultat d’une conciliation entre des exigences contradictoires : celles de la vie contemplative s’accomplissant dans l’amour inconditionnel de Dieu (ḥubb) et celles de la vie active qui est faite de compassion (shafaqa) envers les hommes.

Les deux commandements de l’amour, aimer son Seigneur et soigner les autres hommes gouvernent deux conduites distinctes dans le temps : dans l’un, l’envoyé est au service de Dieu, dans l’autre il est le guide de l’humanité. Mullā Ṣadrā place dans la durée ces deux moments de la vie de l’envoyé : L’envoyé est d’abord « accepté par Dieu », « enseigné par Dieu » puis il est donné aux hommes pour être leur guide. En se consacrant exclusivement aux hommes, le législateur dont la vie de Muḥammad est évidemment ici le modèle, est l’agent de la politique de miséricorde qu’est la promulgation des commandements suivie des indispensables conduites gouvernementales qui sont faites pour les faire accepter et respecter.

Le premier temps est celui de l’élection divine du prophète, celui où il se consacre exclusivement à Dieu, où l’envoyé ne se soucie pas des hommes. Le deuxième temps est celui de la mission, du message (risāla). Entre le temps où il est en compagnie de Dieu et le temps où il est en compagnie des hommes, il n’est aucune confusion. Mais il se pourrait aussi que telle fût la source de la division inévitable entre les deux formes de la religion, celle qui se soucie de ce bas monde, celle qui se soucie du ciel. Rassemblant les vertus du saint et le souci du vulgaire, le législateur est exempt de l’inattention du premier envers le monde et de l’égarement du second, plongé dans le monde. Il est au confluent des deux grandes figures qu’il concilie sans toutefois les unir dans le temps : le « gnostique », ami de Dieu et le législateur bienfaisant.

5. La politique prophétique

Mullā Ṣadrā aborde le thème du pouvoir politique en relation avec les obligations de la Loi religieuse. La Loi est l’incorporation de la prophétie, dont la nature est spirituelle. C’est pourquoi le gouvernement politique séparé de la loi religieuse est un corps privé d’esprit et seul le gouvernement politique lié à la loi prophétique vit de la vie de l’esprit. Le modèle classique des Lois de Platon fonde une politique spirituelle qui s’entend en deux sens. En un premier sens, la référence à Platon permet de subordonner l’exercice du politique à la Loi divine, ce qui était déjà le cas chez Avicenne. En un second sens, elle permet d’ôter toute légitimité à l’exercice du pouvoir politique non instruit par la Loi divine et par l’hégémonie du prophète.

En d’autres termes, le pouvoir royal revient au prophète législateur, et le pouvoir juridictionnel exécute des décisions légales, en possédant diverses qualités qui lui sont propres. La figure du guide, nomothète et gouvernant politique, philosophe et directeur se divise en deux degrés, celui de la décision, réservé au prophète législateur, celui de l’exécution, domaine qui est celui de la sanction préventive. Le degré de l’intellect prophétique domine celui de la pratique judiciaire, destinée à la dissuasion et à la sanction exemplaire, à la protection des relations contractuelles entre les hommes. Le contrat est le résultat de la règle, et son respect est le fruit de l’activité juridique instruite des prescriptions condensées dans les livres normatifs où sont recensées des traditions des guides divins. Sous cet aspect exotérique de la sanction, il faut repérer l’aspect ésotérique, plus important : les sanctions sont faites pour empêcher les fautes envers les commandements divins, et ne pas permettre qu’elles entravent les hommes dans leur pérégrination vers la conjonction avec Dieu. Mullā Ṣadrā déjoue toute interprétation politique de la Loi prophétique, parce qu’il reconduit l’exotérique de la Loi religieuse à son ésotérique, en montrant que sa destination est la conversion de l’homme au monde intelligible. Nous avons vu qu’il mettait l’accent sur l’ésotérique des pratiques du culte, et posait que la Loi religieuse avait un sens apparent et un sens caché.

Après que la prophétie exotérique et législatrice se fut interrompue, demeure la prophétie ésotérique, la walāya, laquelle a une présence mystique en tout existant créé67. Ceci est capital, qui explique ce que nous proposons de nommer une « théologie politique généralisée ». La politique n’ayant aucune autonomie, puisqu’elle est soumise à la Loi prophétique, le gouvernement est une pédagogie spirituelle. Lorsque la pédagogie exotérique laisse la place à l’enseignement ésotérique de son contenu éternel, la politique reste soumise à la sharī‘a, mais la sharīʽa est désormais sous son aspect nouveau, la walāya ou autorité de l’imām. La politique pédagogique n’a aucune autonomie, elle n’acquiert aucune liberté d’action postérieure à la fin de la prophétie législatrice. Elle ne peut que se soumettre aux exigences de l’imamat exercé par les amis de Dieu, et prendre place dans une politique tout intérieure qui est l’éducation morale et spirituelle des disciples.

Le prophète législateur possède une autorité religieuse et politique sans partage, puisque le guide qui conduit vers Dieu est le seul à ne pas égarer les hommes. Parce qu’il est le guide véridique, le prophète possède l’autorité qui lui confère l’exclusivité du pouvoir politique et du pouvoir spirituel. La vérité et non l’autorité fait la loi, parce que la vérité fonde seule l’autorité légitime, mais, réciproquement, l’autorité que Dieu confère au législateur ou à son héritier en déposant en lui les vestiges de l’impératif divin est la seule garantie de la vérité de ses dires et de la bonté de sa conduite. Cette relation circulaire de l’autorité et de la vérité se vérifie dans les pouvoirs exceptionnels que possèdent le prophète ou l’imām, la vision véridique, distincte du rêve confus, la connaissance des réalités invisibles qui se produit à l’état de veille, les miracles et les actions inhabituelles, l’inspiration qui se distingue de l’apprentissage des connaissances auprès d’un maître humain.

Nous savons que Mullā Ṣadrā situe la sphère juridique dans le cadre que lui fournit cette conception dynamique de la prophétie législatrice. Il explique ce qu’est la finalité des lois religieuses par la nature de la vie en ce monde « faite des étapes successives des pèlerins en route vers Dieu ». Dieu souhaite que tous les hommes se rapprochent de Lui. Sa miséricorde embrasse tous les hommes. Or, pour que se réalise cette finalité de la providence, la conversion de tous les hommes à la religion vraie, et leur salut universel, il faut que les hommes ne soient pas abandonnés à eux-mêmes, il ne faut pas que les individus soient libres de fixer les normes de vie qui concernent l’ensemble des relations sociales aussi bien que les moyens de subsistance, la production et les échanges des biens et les règles de la reproduction.

Il convient qu’une règle déterminée (qānūn maḍbūṭ) soit prescrite, de façon que la survie des personnes, dépendant du juste usage des nourritures et des boissons, ainsi que la perpétuation de la progéniture et la survie de l’espèce, dépendant de l’héritage et de la descendance, soient protégées. Sans une telle règle, qui échappe au libre arbitre de tout un chacun, les propriétés ne seraient plus respectées, les hommes se querelleraient et ils se tueraient les uns les autres. La règle conjure le péril de la lutte de chacun contre chacun, parce qu’elle dépend d’un pouvoir de décision qui n’appartient à personne, si ce n’est le législateur divin, l’envoyé de Dieu. La lutte de chacun contre chacun, la guerre civile n’est pas un danger pour les seules raisons qu’enseigne la loi naturelle mais aussi et surtout eu égard au sens eschatologique de l’action de la providence divine. Sans la paix sociale instituée par la règle juridique, les hommes ne pourraient être des pèlerins, ils seraient détournés du souci principal, leur propre mouvement essentiel, naturel et spirituel vers Dieu. Pire encore, dit Mullā Ṣadrā, le but final de la vie humaine et de l’humanité prise universellement serait corrompu. Le sens des prescriptions juridiques est celui-là : conjurer la menace permanente de corruption qui pèse sur le mouvement essentiel du perfectionnement humain.

La règle fixe les obligations nécessaires aux domaines suivants : les transactions commerciales, les échanges de propriétés et de richesses, les dépenses nécessaires à l’entretien des épouses, la répartition du butin, les contributions volontaires, le statut des esclaves, leur émancipation, leur inscription légale, leur asservissement, leur captivité. Elle règle le domaine des convictions et des professions de foi, la vie de la conscience. Elle institue les règles du mariage, du divorce, du remariage, l’ensemble des rapports sexuels, et le détail du statut de l’épouse, par exemple la période où la femme ne peut se remarier après son veuvage ou divorcer, le statut du divorce demandé par l’épouse, la nature du contrat de mariage, son annulation, le statut de la répudiation, tout ce qui concerne les plaintes pour adultère et les autres interdits liés aux relations conjugales. La loi divine enveloppe ainsi tout le domaine du droit civil.

Quant au droit pénal, il a pour motif d’anéantir les causes de la corruption du corps social. Il institue des peines dissuasives : l’ordre de mettre à mort les incroyants, les fornicateurs, les prostitués, ceux qui commettent une injustice grave ou qui incitent à la commettre. La punition du vol et du brigandage répare l’acte par lequel la propriété des biens de subsistance a été lésée. La punition infligée en cas d’adultère et de fornication, ou encore de pédérastie répare le trouble causé à la descendance et à la clarté de l’héritage. Le combat contre les incroyants et leur mise à mort est une médecine qui expulse tout ce qui détourne des croyances religieuses conduisant à la conjonction avec Dieu. La mise à mort des délinquants sexuels est prescrite pour protéger ceux qui voyagent vers la proximité de Dieu. L’exécutant du droit pénal est la sentinelle protectrice de la caravane des âmes68. Nous voyons ici en quel sens la sharīʽa peut être « le fouet de Dieu ».

Jamais Mullā Ṣadrā ne remettra en question ces sanctions rigoureuses. En revanche, il refusera d’octroyer au savant juriste l’autorité supérieure à laquelle ce dernier aspire. Il la lui refuse, non pour effacer la sphère du droit, mais pour la lier étroitement à la mission des prophètes et des imāms. D’une certaine façon, il conteste les juristes pour renforcer l’autorité du droit. Sous un autre angle, en liant étroitement l’exercice du droit à la mission des prophètes législateurs et de leurs successeurs, les imāms, il ne peut que réduire le fiqh, la jurisprudence à la portion congrue.

D’une part, il réaffirme la validité des principes généraux et des préceptes particuliers du droit. D’autre part, il conteste la prétention du droit à exprimer pleinement la doctrine de l’imamat et celle que la philosophie seule dévoile, la doctrine de l’Homme parfait. Il affaiblit ainsi le pouvoir temporel au profit du pouvoir spirituel. Il éprouve, ce faisant, la crise intérieure d’une théologie de la souveraineté dont il ne dérobe aucun aspect.

Le partage entre la prophétie législatrice et la permanence de l’imamat sous les traits de la direction des imāms après la clôture de la prophétie législatrice explique deux faits qui peuvent, sans lui, sembler contradictoires. D’une part, l’affirmation de la nécessité de la politique prophétique. D’autre part, l’affirmation de l’essence de la walāya et de son règne après la clôture de la prophétie. S’il accomplit et « maintient » l’enseignement des prophètes en sa totalité, l’imām n’est pas essentiellement défini par son pouvoir politique et judiciaire. Sans périmer le droit pénal, le droit civil et le droit familial qui relèvent des « dérivés », des enseignements cultuels et des prescriptions juridiques des imāms, Mullā Ṣadrā place l’accent sur la direction spirituelle, et sur la nécessité absolue d’une science parfaite des « principes » pour donner un sens valide aux obéissances pratiques. Or, il est manifeste que rares sont les hommes qui se font les disciples de la science. En revanche les fidèles aux sens apparents des prescriptions sont les plus nombreux. Cela signifie que le plus grand nombre est ignorant et que sa pratique est invalide. La politique pédagogique est une politique nécessaire mais difficile, car elle se heurte à l’inévitable division de la communauté entre savants et ignorants. Elle laisse la place d’honneur à la direction spirituelle. Il est remarquable que les objets de la juridiction soient tous liés à la vie sociale des hommes. Or, Mullā Ṣadrā le dit assez, la vie du « gnostique » ne se soucie aucunement des biens matériels et des échanges sociaux, de la progéniture ou des bonnes mœurs. Le « gnostique » pratique les « mœurs de Dieu » et il a, bien évidemment, horreur des ennemis de Dieu que sont les contrevenants à l’ordre divin. Mais sa vie est orientée de telle sorte qu’il ne puisse être aucunement lésé par les ennemis de l’ordre social et religieux.

Cette orientation du sens de l’interrogation philosophique sur la politique nous conduit des pouvoirs du prophète à la définition de la sharīʽa sous les traits d’une pédagogie universelle et à l’examen de la direction de la cité. Elle ne part pas de la détermination de la politique juste pour la reconnaître sous les traits de la prophétie. Ce renversement de perspective nous montre comment et où situer les emprunts que Mullā Ṣadrā fait sans cesse à la falsafa. La législation ne saurait être que l’incorporation de la prophétie, dont la nature est foncièrement spirituelle. En revanche, les philosophes n’ont rien à ajouter ou à retrancher dans le domaine juridique. Celui-ci appartient à une science tirée de la lecture du Livre et de son interprétation rigoureuse. La supériorité spirituelle de la prophétie transforme la nécessité des fondements de la jurisprudence en instrument de la pédagogie des âmes insuffisantes.

Le gouvernement politique séparé de la Loi divine est un corps privé d’esprit, et seul le gouvernement uni à la pédagogie prophétique est vivant de la vie de l’esprit. Mullā Ṣadrā critique les adeptes de la sécularisation de la politique. Selon lui, ils confondent la pédagogie religieuse et la politique. Comme le fait Avicenne, il en appelle au modèle platonicien des Lois. Mais, chose décisive, Les Lois de Platon sont identifiées, non à l’enseignement de Muḥammad, mais à celui de ʽAlī ibn Abī Ṭālib69, non à la sharīʽa exotérique, mais à la sharīʽa ésotérique. Cette autorité repose sur la contemplation, l’amitié de Dieu, la proximité divine. Voici qui permet de ne pas confondre la législation divine et la politique judiciaire, de les placer en une gradation hiérarchisée, qui permet aussi de refuser toute innovation véritable dans le domaine juridictionnel. Mullā Ṣadrā en viendra à limiter l’importance de ce domaine par la sérénité de sa philosophie morale. Le contrevenant doit être puni, mais sa faute ne relève ni de la responsabilité de Dieu ni de celle de son être propre. Elle n’est rien en elle-même. Du point de vue de la connaissance vraie, la faute est non-être, elle est simple privation. L’univers des fautes est aussi peu consistant que celui de la matière. C’est le royaume des ombres.

Lorsque la prophétie législatrice est close, la voie est ouverte d’un temps nouveau, le temps messianique de l’histoire, celui des imāms qui s’échelonnent jusqu’au temps du Mahdī. La perspective eschatologique des textes de Mullā Ṣadrā est indispensable à la compréhension de sa démarche la plus constante : le temps messianique n’est pas le temps du commun des hommes soumis à la législation, mais celui de la communauté des fidèles choisis, libérés par la connaissance. C’est en ce temps eschatologique que nous découvrirons en quoi consiste la vie du disciple authentique des imāms, héritiers de la prophétie et, par conséquent, le sens ultime de la mission prophétique.


1. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 815.

2. Ibidem. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 420. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 13.

3. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 815-818.

4. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 816.

5. Ibid.

6. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, 5e mashhad, 2e shāhid, 1er ishrāq, p. 420-421.

7. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 420.

11. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 13.

12. Ibid., p. 16.

13. Ibid., p. 16.

15. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 19-25.

16. Ibid., p. 24.

17. Ibid., p. 24.

18. Ibid., p. 27-31.

19. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 31.

21. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 839-840.

22. Les prophètes sont « les chefs de file des caravanes » (ru’asā’ al-qawāfil).

23. Mullā Ṣadrā, Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 829-831.

24. Al-Mabdā’ wa l-maʽād, vol. II, p. 835-836. Il faudrait comparer cette thématique et celle du fameux ouvrage de Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue.

25. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 429.

26. Ibid., p. 431.

27. « Fī bayān al-siyāsāt wa l-riyāsāt al-madaniyya wa mā yaltaḥiqu bi-hā min asrār al-sharīʽa bi-wajh tamthīlī », Al-Mabda’ wa l-maʽād, 4e discours, chap. 7, vol. II, p. 819-822. Le pluriel al-siyāsāt est ici l’équivalent arabe du pluriel grec ta politika. Il désigne les attributs du gouvernement prophétique, toutes les choses qui concernent l’autorité absolue du prophète instituée par la révélation divine. Quant à l’autre pluriel, al-riyāsāt al-madaniyya, il désigne tout ce qui concerne les propriétés gouvernementales de cette autorité. Voir Émile Tyan, Institutions du droit public musulman, Beyrouth, 1999, p. 116-117, sur l’expression al-siyāsa al-sharʽiyya. Le califat délégué au prophète concerne les destinées spirituelles et temporelles de la communauté ; c’est la raison pour laquelle Mullā Ṣadrā distingue deux choses, l’autorité générale du prophète et le détail de son gouvernement politique. Le domaine de validité de celui-là est le mulk, le règne, qui est assimilé au monde d’ici-bas, le monde sensible, le monde de la vie en ce monde, la vie inférieure (al-dunyā). Il s’agit du domaine de la législation. Le « chef » de la cité (ra’īs) nous renvoie à un lexique qui, selon R. Walzer, est l’équivalent du terme grec archôn. Voir R. Walzer, Al-Farabi on The Perfect State, Oxford, 1985, p. 436.

28. Mullā Ṣadrā, Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 819.

29. Ibid., p. 820. Les emprunts à Fārābī et à Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī sont manifestes.

30. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, vol. I, p. 6-8.

32. Mullā Ṣadrā, Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 820. On reconnaît ici encore la dette de Mullā Ṣadrā envers les arguments présents dans la falsafa. Voir Leo Strauss, « La Loi fondée sur la philosophie. La doctrine de la prophétie chez Maïmonide et ses sources », Maïmonide. Essais rassemblés et traduits par Rémi Brague, Paris, PUF, 1988, p. 101-142.

34. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 152-153 [sur le 10e ḥadīth]. Dans ses explications des ḥadīth-s suivant celui-ci, Mullā Ṣadrā conjugue la nécessité du gouvernant prophétique pour l’existence de la vie humaine sur la terre et celle qui est la sienne pour le cheminement vers la vie dernière. L’existence de l’envoyé ou de l’imām qui lui succède est la cause efficiente de l’existence des hommes, puisqu’il n’existe de vie civilisée que grâce à eux, et elle est aussi la cause finale de la subsistance de la terre. Il écrit : « L’existence du prophète ou de l’imām n’a pas pour raison d’être le seul fait qui consiste en ce que les hommes en ont besoin pour assainir et réformer leur religion et ce monde, même si cela est bien une réalité qui se rattache nécessairement à son existence, parce que son existence est la cause finale de l’existence de la terre » (Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 156 [sur le 12e ḥadīth]).

39. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 64.

41. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 64.

42. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 801.

43. L’intellect théorétique du prophète témoigne d’une âme « absolument pure », impeccable, s’assimilant intensément à l’Intellect agent (shadīdat al-shabh bi l-ʽaql al-faʽʽāl). Voir Al-Mabdā’ wa l-maʽād, vol. II, p. 802.

44. Les perfections secondes du guide de la cité parfaite sont énumérées dans Al-Mabda’ wa l-maʽād, 2e partie, 4e discours, chap. 9, vol. II, p. 826-827 et dans Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 416-418. Elles reproduisent peu ou prou ce qu’en disent Fārābī (The Perfect State, chap. 15, § 12-13), les Ikhwān al-Ṣafā’ (Rasā’il, vol. IV, p. 130-133) et Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (Akhlāq-e Nāserī, 3e discours, section 4).

45. Mullā Ṣadrā, Al-Mabda’ wa l-maʽād, 4e discours, section 1, « de la cause de la vision véridique », vol. II, p. 781-786.

46. Ibid., 4e discours, section 2, « des rêves confus qui sont des songes sans fondement », vol. II, p. 787-788.

47. Ibid., 4e discours, section 3, « de la connaissance de la cause de la science des réalités invisibles à l’état de veille », vol. II, p. 789-800.

48. Ibid., 4e discours, section 4, « des fondements des actions miraculeuses et des prodiges », vol. II, p. 801-806.

49. Ibid., 4e discours, section 5, « De l’explicitation de la différence qui existe entre l’inspiration et le fait de recevoir un enseignement [humain] dans le dévoilement des réalités essentielles », vol. II, p. 807-818.

51. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 802.

52. Ibid., p. 808.

54. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 804.

55. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 400-401. Cette page de Mullā Ṣadrā reproduit la doctrine avicennienne de l’intellect saint, participant à la vie des Intellects séparés. Le statut du prophète ou de l’imām est celui du ‘ārif, du « gnostique », celui du contemplatif supérieur, doué du contact, et chez Mullā Ṣadrā de l’unification avec l’Intellect premier, l’Intellect universel.

56. Ibid., p. 402.

57. Ibid., p. 402.

58. Ibid., 5e partie, chap. 1, 9e ishrāq, « Le prophète siège en la limite commune au monde des intelligibles et au monde des sensibles », p. 414-416.

59. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 414.

60. Asfār, vol. VI, p. 295.

61. Ibid., p. 302.

62. Ibid., p. 303.

63. Ibid., p. 304.

64. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 415.

65. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 414-415.

66. Ibid., p. 415. Tafsīr, vol. VII, p. 379-380.

67. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, 5e partie, chap. 2, 4e ishrāq, p. 424-426.

68. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 839-842.

69. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 429.