CHAPITRE TROIS

La signification eschatologique de l’imamat


1. Les maîtres annoncés par le Prophète

Mullā Ṣadrā place ses réflexions sur la nature de l’imamat dans le cadre de son exégèse des ḥadīth-s. Ses explications forment au total une défense rationnelle de la religion des shî‘ites duodécimains, telle qu’elle puisse convaincre tout esprit dépourvu de préjugé qu’elle est légitime et nécessaire. Dans la plupart des cas, c’est un exercice apologétique qui ne recherche aucune sorte d’originalité. Mullā Ṣadrā explique la lettre des ḥadīth-s des imāms sur le modèle du tafsīr du Coran, et réserve l’expression de sa pensée la plus authentique à quelques exégèses spirituelles.

La thèse principale de cette apologie affirme que l’existence, l’autorité et la mission des imāms sont permanentes jusqu’à la fin des temps : « La terre ne cesse d’avoir en elle la preuve (ḥujja) de Dieu qui fait connaître le licite et l’illicite et qui appelle les hommes sur le chemin de Dieu1 ». La thèse exotérique a un aspect théologique : la pérennité du gouvernement divin sur la terre ; elle a un aspect politique : l’autorité des douze imāms étant pérenne, aucun autre gouvernant n’est légitime jusqu’à la fin des temps. L’apologie de l’imamat des douze imāms est, ipso facto, le rejet de tout autre détenteur de l’autorité.

La deuxième thèse est la thèse ésotérique. Elle énonce que les imāms sont des maîtres enseignants. Si le prophète est un homme divin, l’imām est un savant divin. Mullā Ṣadrā explique cette tradition du premier imām, ‘Alī ibn Abī Ṭālib : « Apprenez qu’être de la compagnie du savant et faire partie de ses disciples est une obligation religieuse (dīn) à laquelle Dieu oblige2. » Il écrit : « L’imām ‘Alī, par le savant entend le savant divin (al-ʽālim al-rabbānī), qui a la gnose des réalités [cachées] des choses comme elles sont3. » La communauté formée par les shī‘ites, les partisans des imāms autour de l’imām est celle des disciples et de leur maître, de ceux qui reçoivent le savoir et de celui qui possède le savoir. Elle a tous les traits d’une école philosophique antique transplantée en milieu islamique ésotérique. Autour d’elle, la masse des « ignorants » est une populace barbare. Cette thèse conduira notre philosophe à une vérité ésotérique : l’élève acquiert le savoir du maître jusqu’au degré de perfection qui se caractérise par l’unification de celui qui apprend avec celui qui sait, le gnostique (‘ārif), celui qui dirige grâce à sa vue spirituelle (al-qā’id al-baṣīr), mais aussi avec la voie sur laquelle le savant guide le disciple. Le respect de l’autorité de l’imām s’exprime dans l’identification, l’unification du vrai fidèle avec le ‘ārif, le gnostique, son guide, et par voie de conséquence, avec le Seigneur dont le savant est le savant. La conjonction avec Dieu ne peut se faire qu’en vertu de l’unification du disciple avec le maître spirituel, qui est la personnification de la souveraineté divine, la face de Dieu.

Les témoignages de la raison (ʽaql) et de la philosophie (ḥikma) sont indispensables pour connaître la nature de l’imamat, l’identité des imāms ne peut être connue sans la tradition religieuse (naql, sharʽ) sans certains versets coraniques et certaines traditions prophétiques.

Conformément à la position adoptée par les docteurs shī‘ites majoritaires, Mullā Ṣadrā accepte le texte coranique comme s’il n’était pas altéré, mais il en interprète nombre de versets comme si le sens caché en était l’autorité conférée à la famille du Prophète, nommément à ‘Alī ibn Abī Ṭālib et à sa descendance4. Il cite et explique les traditions prophétiques invoquées par ses coreligionnaires en faveur de la succession légitime de ‘Alī5. Si la raison est capable de concevoir la nature de l’imamat, il revient au discours prophétique d’énoncer qui sont les imāms et quel est leur nombre. Par exemple, le dit du Prophète Muḥammad qui énonce qu’après lui, ses légataires, ses successeurs et les guides de sa communauté seront douze imāms, du nombre des princes (nuqabā) des fils d’Israël, dont « neuf issus des lombes de al-Ḥusayn », ou encore : « Le Mahdī, issu de ma lignée, de la descendance de Fāṭima, remplira la terre de justice et d’équité comme elle est remplie d’injustice et de tyrannie », et : « Ce bas monde ne passera pas jusqu’à ce que règne sur les Arabes un homme de ma maisonnée dont le nom sera mon nom », et : « S’il ne restait de la vie de ce monde qu’un seul et unique jour, Dieu prolongerait ce jour-là jusqu’à ce que surgisse un homme venant de moi ou des Gens de ma maisonnée dont le nom sera mon nom et qui remplira la terre de justice et d’équité comme elle est remplie d’injustice et de tyrannie6 ». Ou encore le fameux « ḥadīth des deux charges7 » ou d’autres traditions qui annoncent les douze imāms.

L’autorité de Muḥammad certifie, selon Mullā Ṣadrā « que la doctrine véridique est celle des shī‘ites imamites, c’est-à-dire celle de leurs maîtres confirmés qui sont dirigés par la direction des imāms très purs, qui vont leur chemin en recherchant le vrai et en refusant les finalités de ce bas monde, et non les ignorants et les sots dont les buts sont le fanatisme, l’hypocrisie, l’hostilité, la haine, l’exécration, la chasse aux sorcières et faire souffrir les gens, nuire aux hommes8 ». Les « maîtres confirmés » ont le monopole de l’autorité. La question sera de savoir qui ils sont. Pour Mullā Ṣadrā, ce sont les sages, les métaphysiciens, les disciples de l’exégèse spirituelle.

Il ne s’agit pas d’une foi aveugle, mais d’une certitude pour l’intellect sain, car « celui dont la vue n’est pas voilée sait que ces textes qui se succèdent sans interruption [les traditions prophétiques] indiquent que les successeurs du Prophète sont douze imāms qurayshites, personne d’autre, que c’est grâce à eux que la religion se maintient et que l’islam est droitement dirigé jusqu’au lever de l’Heure, que l’on ne trouve ce nombre et cette description que chez les imāms des shī‘ites imamites et, par conséquent, ils sont les légataires et les successeurs, et il est prouvé que la terre n’est jamais privée d’une preuve9 ».

La liste des imāms est un témoignage des imāms eux-mêmes, par exemple cette tradition du sixième imām :

La connaissance de l’identité personnelle des guides légitimes est le noyau central de la foi en la permanence de l’imamat. Mullā Ṣadrā explique ce ḥadīth en définissant le guide : le guide est celui qui représente (yanūbu) l’Envoyé de Dieu dans la totalité des affaires spirituelles et temporelles, il possède la science du Coran en son sens littéral et en son sens caché, il est le maître de l’explication (tafsīr) et de l’exégèse spirituelle (ta’wīl), il possède l’ensemble des connaissances qui sont celles des prophètes et des envoyés. Or, dit-il, cette caractéristique n’existe que chez les imāms qui appartiennent à la maison du Prophète et possèdent le pouvoir gouvernemental (imāra) et le califat (khilāfa). Il transcrit, pour chacun des guides historiques dont le ḥadīth a donné le nom, les données traditionnelles qui expriment sa suprématie. Le commentaire de Mullā Ṣadrā est une pédagogie d’orthodoxie imamite qui met exclusivement en valeur les traditions supra-rationnelles concernant les imāms, et met en lumière leur nature surnaturelle et surhumaine.

Ainsi, ‘Alī ibn Abī Ṭālib est-il « la porte de la cité de la science », « la porte du territoire de la sagesse », « l’Alexandre de cette communauté », « le meilleur des hommes », le « calife seigneur des Arabes », « le [savant] seigneurial de cette communauté », « le prince des croyants », « le seigneur des musulmans », « la reine des abeilles ». Il est le mode d’apparition du sens de « Dis : Lui Dieu » (112, 1), quiconque l’aime est bien guidé, quiconque le hait est dans l’égarement, il possède la science du Livre (voir Coran 13, 43), il est « le guide évident » (voir Coran 36, 12), il est « l’annonce solennelle au sujet de laquelle ils ne sont pas d’accord » (78, 2-3) et sur laquelle les hommes seront questionnés. Son discours est certes inférieur à la parole du Créateur, mais elle se situe au-dessus de celle des êtres créés. Mullā Ṣadrā conclut cette série impressionnante des propriétés surnaturelles de ‘Alī par la citation d’un ḥadīth prophétique très apprécié en milieu shī‘ite : « celui dont je suis le défenseur (mawlā), ‘Alī est son défenseur et celui dont je suis le prophète, ‘Alī est son protecteur et maître (walī11). »

L’éloge biographique des imāms se poursuit tout au long de cette exégèse. Il s’appuie sur le témoignage de grands personnages reconnus éminemment par l’islam sunnite, tels Shafiʽī et même le calife ‘Umar ! Les deux petits-fils du Prophète, al-Ḥasan et al-Ḥusayn sont « les seigneurs des jeunes hôtes du paradis » et Mullā Ṣadrā de citer la fameuse tradition selon laquelle il arrivait que leur grand-père s’étendît à terre, les fît monter sur son dos et leur dît : « Oui, cette monture est votre monture, ceux qui la montent c’est vous, et votre grand-père est meilleur que vous ». Le quatrième imām ʽAlī ibn al-Ḥusayn est « la parure des dévots », « connu dans les cieux, connu sur les deux terres ». Son recueil de prières contient « les lumières des essences de la gnose », « les fruits des jardins de la sagesse, les mystères des subtilités de l’éloquence », il a la science du monde de l’Âme (la tablette préservée) et du monde de l’Intellect (le Trône divin). Les gnostiques et les intellectifs, parmi les « Anciens » (salaf) – les premiers musulmans – considéraient ce livre de prières comme l’équivalent du livre de prière des Zoroastriens et comme « l’évangile des Gens de la maison prophétique ». Le cinquième et le sixième imāms sont présentés comme les maîtres de la connaissance. Ja’far al-Ṣādiq est « la balance de Dieu », « celui qui départage le vrai du faux », « c’est de lui que les sources des connaissances et des sagesses font couler leurs flots ». Ils sont les maîtres les plus savants du soufisme et des écoles juridiques ont été ses disciples, etc.

Cette louange se conclut par une exhortation dont le sens est important. De toutes les qualités des imāms, Mullā Ṣadrā retient spécialement les qualités qui font des imāms les maîtres spirituels, les guides de la connaissance inspirée et de la gnose :

Ainsi, l’autorité des imāms vaut-elle principalement, peut-être exclusivement pour ceux qui sont aptes à la reconnaître, ceux qui ont déjà pénétré dans la gnose (ʽirfān) qui est la vraie foi. Mullā Ṣadrā s’adresse à eux dans son apologie des imāms. Il les invite à reconnaître dans les personnes des imāms les sources de l’enseignement qui leur est indispensable pour poursuivre dans leur voie qui est celle des contemplatifs et des philosophes doués de la gnose. Plus précisément, ils sont les maîtres de la connaissance par excellence, celle du tawḥīd, de l’unicité de Dieu et des matières théologiques et métaphysiques que cette connaissance exige.

L’enseignement ne s’adresse pas au simple muslim mais au mu’min, au vrai fidèle, au disciple. L’imām est « le Livre parlant » tandis que le Livre est « le guide silencieux ». Le « mainteneur du Livre » libère la parole enfouie sous la lettre silencieuse. Il est le Verbe de Dieu en acte et son enseignement n’est pas exotérique mais ésotérique et intellectif. C’est pourquoi l’obligation de connaître l’imām véritable (al-imām al-ḥaqīqī), qui n’est pas l’imām en sa personnalité sensible mais l’imām en son essence intelligible, en sa nature de didascale inspiré n’est pas universelle. Il n’appartient pas à celui qui n’a pas les connaissances préalables nécessaires pour connaître le Livre en sa signification intérieure, en sa parole vivante, de connaître l’imām en son essence réelle. La science enseignée par l’imām est réservée à l’élite des initiés, tandis que les ignorants ont pour seule obligation « de se soumettre à la gouvernance de la loi religieuse commune13 ».

Le musulman soumis à la loi commune doit respecter les obligations fondamentales (par exemple, ne pas verser le sang) les relations contractuelles saines, les lois du mariage, les rites du sacrifice, etc. Mais il en va autrement de l’obligation de connaître l’imām. Mullā Ṣadrā commente les paroles du sixième imām que voici : « Mais celui qui n’a pas foi en Dieu et en son Envoyé, ne se fait pas son disciple et ne lui accorde pas sa créance, sans savoir ce qu’ils sont, comment lui serait-il obligatoire de connaître l’imām, alors qu’il ne croit pas en Dieu et en son Envoyé et qu’il ne sait pas ce qu’ils sont ? »

Selon Mullā Ṣadrā, la foi dont il s’agit ici est « la foi qui naît de la preuve (dalīl) et de la connaissance spirituelle (maʽrifa) ». Elle ne se réduit pas à la seule affirmation verbale de la vérité de la shahāda. La « créance » est un assentiment assorti de certitude (taṣdīq yaqīnī) et l’on sait que la certitude provient de la perfection intellective. Or, quoique la lettre du ḥadīth semble désigner les infidèles non musulmans, le véritable sens est le suivant : « On n’entend pas par là désigner les infidèles, les Zoroastriens, les Juifs et les Chrétiens, non mais plutôt les “incapables” (duʽafā’) parmi les gens de l’islam14. » En revanche, les savants sont obligés de reconnaître le véritable imām, et ils sont inexcusables s’ils errent. Les incapables sont victimes d’une maladie chronique – ici l’ignorance foncière de leur intellect. Mais les savants qui refusent le véritable imām et lui préfèrent les « imāms de la dissidence », les mauvais maîtres15, sont les victimes d’une maladie du cœur qui en fait les disciples des passions irrationnelles et des démons. Ils servent les « guides de la tyrannie » (a’imma al-jawr) et de l’oppression :

Celui qui place dans les âmes des déviants, des erratiques la forme de l’ignorance et des fausses croyances, comme les disciples des guides de la tyrannie et des gens de leur sorte, n’est autre que Satan. Le lieu de naissance de sa domination sur les âmes par les suggestions et par la séduction précède l’adhésion à la concupiscence et à la passion violente et la recherche de ce bas monde. Celui qui inspire dans les cœurs des vrais croyants les connaissances et les sciences véritables et la connaissance des imāms impeccables, qui rend nécessaire ce qu’ils sont tels qu’ils sont n’est autre que Dieu. Cela parce que leurs cœurs sont exempts des maladies de l’âme et de toute adhésion à la passion et à l’amour de ce bas monde16.

Les témoignages scripturaires abondants et jugés irréfutables ne peuvent que frapper d’évidence l’intellect éduqué (non recouvert d’un voile), ce qui déjà exclut les incultes et les littéralistes bornés. Ensuite, seule la religion des duodécimains est la religion vraie. Mais elle est vraie pour ceux qui ne se laissent pas guider par les passions des ignorants, les passions et désirs d’ici-bas. Enfin, les douze imāms, seuls successeurs légitimes ont des interprètes sûrs dans la personne des savants éprouvés, les « maîtres confirmés » (al-muḥaqqiqūn), que Mullā Ṣadrā distingue des fauteurs de troubles et de violence, les ignorants amoureux des choses de ce monde. Les témoignages dont la source est une forme de la révélation rejoignent les leçons de la raison, ils exigent un intellect sain pour être reçus comme il faut, et ils fondent la religion vraie sur l’autorité de douze hommes très purs que Dieu a choisis.

Cette religion vraie se transmet à son tour par l’exercice du savoir dont Mullā Ṣadrā se réclame, et qui constitue la religion du savant, orientée vers l’autre monde et non vers ce monde-ci. C’est donc que les preuves scripturaires annoncent et rejoignent l’exercice de l’intellect, qui va nous éclairer désormais et dévoiler la véritable nature de la religion vraie.

La nécessité de la direction religieuse est permanente et elle s’affirme pour toutes les générations. Un groupe de ḥadīth-s présente l’interprétation que les cinquième et sixième imāms ont faite de cette nécessité, selon leur exégèse du verset « Tu n’es toi qu’un avertisseur (mundhir) et à chaque peuple [est donné] un guide (hādin) » (13, 917).

L’avertisseur est l’Envoyé de Dieu, Muḥammad, et les imāms enseignent que le guide annoncé en ce verset n’est autre qu’eux-mêmes. Mullā Ṣadrā l’explique en fonction de l’histoire de la Révélation. La langue de la prophétie, écrit-il, est « la langue qui s’exprime en termes généraux ». Elle s’adresse à la totalité des hommes en toute époque, quelles que soient leurs différences et leurs manières de penser. L’enseignement prophétique s’en tient à des résumés symboliques de la science, use d’images qui sont tirées des réalités familières aux hommes du commun. Le commun des hommes ne se soucie pas de métaphysique (ḥikma ilāhiyya), nous dit Mullā Ṣadrā, et ils n’ont besoin que de connaître le schéma général de la foi monothéiste18. C’est pourquoi le Prophète Muḥammad ne s’est pas embarrassé d’un enseignement cosmologique et théologique inutile à sa mission. Son éloquence eût perdu ses soins et la foi religieuse du commun des hommes en eût été dérangée19.

Ayant fait comprendre que la religion des ignorants est la religion de tous, celle qui se limite aux symboles apparents, Mullā Ṣadrā n’a aucun mal à identifier les imāms aux enseignants de la science métaphysique dont la prophétie conserve le sens caché sous les symboles.

Les imāms dévoilent les exégèses et les significations des indications elliptiques du Prophète, et chaque époque doit comporter un savant qui permet le perfectionnement des hommes d’élite. Sans doute, la révélation prophétique est-elle déjà profitable à l’élite comme au commun des hommes, car elle contient les racines de l’ensemble des sciences théologiques : « Il n’y a rien de vrai dans la science dont la racine et la preuve ainsi que l’exposition ne soient dans le Coran, mais sur un mode synthétique général20 ».

Cependant, le temps de l’histoire a fait son œuvre. L’existence permanente (baqā’) du guide spirituel chargé du dévoilement détaillé des vérités de la science coranique prend un sens historiquement nouveau lorsque la prophétie générale est close, et que l’exigence du guide et de son pouvoir exégétique se fait plus encore sentir. La permanence de la religion exégétique, nécessaire en tout temps au perfectionnement de l’élite, indispensable au temps nouveau qui est celui de la religion exégétique, s’exprime dans la fonction essentielle des imāms : être les « mainteneurs du Coran » jusqu’au lever de l’Heure. L’imamat est la direction spirituelle digne de la religion de l’attente messianique. La religion indispensable à ce maintien de l’exégèse du sens vrai et complet du Livre est la religion du savant.

Mullā Ṣadrā l’explique en commentant cette parole du sixième imām :

Le Livre peut vivre ou mourir, selon que celui qui « le porte », le savant vit ou meurt. La vie du Coran ne cesse pas lorsque cesse la révélation prophétique de ses symboles, elle ne cesserait qu’avec la disparition des savants, car la mort de la science ne signifie rien d’autre que la mort du savant. Sans dramatiser à l’excès le contexte historique de cette interprétation familière aux fidèles shī‘ites, il faut entendre la tonalité solennelle que lui donne Mullā Ṣadrā. Il nous convie à lire son bref commentaire d’un autre propos du sixième imām, présent dans le chapitre du livre de Kulaynī intitulé « La perte des savants22 ». Le voici :

La mort de la science n’est pas comparable à la mort du corps, la disparition par exemple du goût et de l’odorat. Le savant ne possède pas la science comme le corps possède certains attributs. La science actuelle dans l’âme du savant devient la forme que prend l’essence de l’homme devenu savant, qui possède ainsi une seconde nature. La science est le mode d’existence de son âme et non pas seulement un attribut de l’âme. En devenant savante, l’âme humaine échappe au destin de la mort, elle devient un intellect en acte, mieux un intellect agent, comme dit souvent Ṣadrā, un intellect immortel. C’est pourquoi Dieu ne fait pas mourir la science ; celle-ci ne meurt pas car elle ne peut mourir.

L’activité intellectuelle des savants comporte une grande responsabilité, qui est de maintenir l’activité de l’intellect, seule capable de réaliser l’unité de l’intellection et de l’intelligible au niveau supérieur qui est celui de la vie permanente de l’Intellect divin. Dans l’hypothèse où il n’y aurait plus de savants, d’âmes savantes, les « âmes incultes et grossières » leur succéderaient dans le temps. Ce qui aurait deux conséquences, l’une implicite l’autre explicite.

La conséquence implicite, déductible des précédents enseignements de Mullā Ṣadrā, c’est la disparition de la manifestation du Logos divin, et l’interruption du processus du retour de toute chose en Dieu par la médiation de leur retour dans la vie intelligible, leur deuxième « naissance » dans l’Intellect. L’éternité de l’Intellect, du Logos et de sa manifestation dans le Livre n’aurait plus de « porteur » ici-bas, et les âmes incultes auraient en charge les affaires des hommes23.

La conséquence explicite est la conséquence politique de la mort de la science, le triomphe de l’oppression :

[Les âmes grossières] s’égarent hors de la voie de la vérité en raison de l’imperfection de leur substance et du mauvais chemin qu’elles prennent puis, en prétendant avoir l’excellence et en invitant les hommes à les suivre, elles sont cause de leur égarement, et puisque le maître n’a pas de science, comment l’élève obtiendrait-il une science ? C’est alors que la science et la justice disparaissent de ce monde et que se répandent la tyrannie et l’injustice. Telle est la signification de ces mots « il n’y a aucun bien en quelque chose qui n’a pas de racine », par exemple l’autorité privée de la science et de la justice24.

L’ordre juste sur la terre n’est plus, principalement du moins, le résultat de l’action nomothétique du prophète législateur, qui est passé, mais celui de l’enseignement de la science qui s’actualise dans les âmes de savants contemplatifs, qui est présent et qui prépare le futur.

Tout à la fois le Coran est l’instructeur universel et il est rendu insuffisant par son caractère rudimentaire. Sans les savants, aucun perfectionnement de l’âme n’est possible. Or, sans un tel perfectionnement qui prend la forme de la didascalie des imāms, l’élite des fidèles disparaît, et la religion du commun n’étant plus éclairée, la tyrannie triomphe. La fin de l’injustice sera définitivement accomplie par le douzième imām aux temps eschatologiques, mais ces temps sont d’ores et déjà présents, ils ne sont pas à repousser à la fin des temps historiques. Si l’on conçoit, du moins avec Mullā Ṣadrā, la tâche du didascale, du maître qui a actualisé en son âme la forme de la science, comme une tâche permanente et toujours vivante, une exigence au présent. L’eschatologie shī‘ite est ainsi l’élément dans lequel les imāms succèdent tous les uns aux autres, elle se transmue en une ascension vers les formes de la science divine : la religion du savant est l’urgence du temps présent.

Le juste gouvernement de la communauté est exercé par les disciples des imāms, par les contemplatifs éprouvés, au sens platonicien de l’autorité des philosophes. Or, nous savons que le groupe des disciples est fait d’un tout petit nombre de fidèles, tandis que les mauvais guides ont avec eux la masse des incultes. Il est difficile de ne pas entendre la sonorité tragique de la conception politique du monde selon Mullā Ṣadrā.

La connaissance est la condition du culte d’adoration rendu à Dieu (‘ibāda). Résumant toute la foi shī‘ite, un ḥadīth du cinquième imām énonce :

La connaissance de Dieu enveloppe celles de trois véracités, celle de Dieu, celle du prophète Muḥammad, celle de ‘Alī et des imāms, et elle implique le rejet des ennemis des imāms. Le commentaire de Mullā Ṣadrā est un court traité de la connaissance dont voici les principales leçons :

Le but fondamental des pratiques du culte est de se rapprocher de Dieu. Ce rapprochement (taqarrub) consiste à domestiquer les puissances animales de l’âme par la pratique des exercices spirituels de façon que l’âme animale soit brisée et obéisse à l’esprit. Ainsi l’âme humaine sera-t-elle attirée vers le « lieu de la manifestation de la lumière ». De tels exercices reposent sur deux connaissances, celle du Réel divin et du « pays de la proximité » (dār al-qurba) et celle de l’âme en son état méprisable actuel, tant qu’elle séjourne dans le lieu « où atterrissent les bons à rien », la « demeure de l’exil » (manzil al-ghurba). Sans la connaissance des attributs divins de majesté, de sainteté, de puissance, il est insensé de vouloir rendre un culte à Dieu si ce n’est par hypocrisie, dissimulation « comme c’est le cas pour la plupart des hommes ».

Sans une vue spirituelle, les hommes sont aveugles, ils se fient à leurs opinions et ils ne prennent pas pour modèle un guide possédant cette vue spirituelle. Mullā Ṣadrā hiérarchise ceux qui pratiquent le culte en deux catégories : celui qui ne se place pas en la position de suivre le guide, celui qui a le rang des gnostiques dotés de la vue spirituelle. Se livrer aux pratiques du culte sans direction est ouvrir la voie aux maux de l’âme, la vanité, l’orgueil, la fausse sécurité, la tentation. De là s’ensuit la nécessité d’apprendre ou de connaître le contenu précis de la théologie philosophique ! Parmi ceux qui n’errent pas mais apprennent ce qu’il en est de Dieu, de ses attributs, etc., les gens de l’élite (ahl al-khuṣūṣ) sont manifestement les philosophes et les spirituels :

Telle est la religion de l’élite, toute entière fondée sur la théologie métaphysique dont Mullā Ṣadrā entend réaliser le programme et tout entière tendue vers le salut, le rassemblement au sein des élus les plus purs au Jour de la Résurrection. La religion du commun est, elle, distincte de la complète errance, mais elle prend une tournure tout empirique et foncièrement nourrie d’obéissance pure et simple : l’adhésion aveugle aux articles de foi exotériques, la reconnaissance aveugle de l’autorité des imāms, un catéchisme élémentaire fait des vies et des personnalités des douze imāms, un amour sincère envers eux et leurs amis, une prévention sincère envers leurs ennemis. Telle est la foi qui permet d’appartenir au « parti des croyants », foi élémentaire et suffisante, telle que le Prophète s’adressant aux hommes de langue arabe (rasūl al-ʽarab) de son temps ne demandait pas davantage. Les premiers musulmans, al-salaf, en ont conservé une grande prévention envers la recherche spéculative et la théologie. Les gens faibles d’esprit (ḍuʽafā’) et le commun ressentent ainsi de la prévention contre elle.

Il s’ensuit, pour Mullā Ṣadrā, la nécessité d’opérer deux distinctions : celle qui passe entre les parfaits savants qui sont les « vigoureux » et ceux qui sont les « incapables ». C’est la distinction entre l’élite et le commun :

La seconde distinction passe entre les « vigoureux », experts dans l’art de la natation spirituelle qui suivent le guide légitime, l’homme exceptionnel qui fait partie des douze imāms et le « vigoureux » qui accomplit, faute de guide, un acte périlleux en s’immergeant. Il s’ensuit que Mullā Ṣadrā affiche une attitude tout à la fois conservatrice et audacieuse : les Anciens, les fidèles arabes qui vivaient au temps du Prophète et de son légataire, ‘Alī n’avaient aucun besoin de recherche. Ceux qui ont outrepassé leur voie, au temps médiévaux, les théologiens du Kalām, ont apporté des innovations blâmables, l’art du raisonnement par analogie, la dialectique. Ils ont pris des risques que le commun, en demeurant prudemment sur le rivage, ne prend pas. Cependant, nous ne sommes plus au temps des « Anciens », et l’intention réelle de Mullā Ṣadrā est bien celle-ci : il est indispensable de plonger dans l’océan de la science, puisque suivre le modèle vivant du Prophète présent en chair et en os est impossible, mais il n’est pas moins indispensable d’éviter de se noyer.

2. Permanence du gouvernement divin

Dans son commentaire du Livre de la preuve, Mullā Ṣadrā propose une doctrine de l’imamat qui n’est pas homogène. Il définit la mission des imāms par la perpétuation de la science ésotérique du Coran, comme nous venons de le constater. Il la définit aussi par une théorie rationnelle de l’autorité religieuse postérieure à la mort du Prophète. Dans le premier cas, l’imām est le savant spirituel, dans le second cas, il est le dirigeant de la communauté, possédant toute autorité temporelle et spirituelle. Dans le premier cas, l’exégèse sadrienne est gouvernée et orientée par sa doctrine de la perfection de l’âme humaine, dans le second, elle adopte les conventions de la disputation en théologie rationnelle et en philosophie politique, concernant le détenteur de l’autorité.

Le chapitre cinq du Livre de la preuve est le nœud stratégique de la doctrine de l’imamat présente dans les ḥadīth-s, parce qu’il a pour objet la dévolution divine du guide. Sous le titre « La terre n’est pas vide d’une preuve28 » ce chapitre recueille treize ḥadīth-s, principalement des cinquième, sixième et huitième imāms, qui tous enseignent la pérennité de l’imamat. L’imamat a pour fondement la perpétuelle présence d’une preuve de Dieu sur la terre. Le mot « preuve » est ici significativement remplacé par le mot « guide ». En résumé : la terre n’est jamais privée d’un guide, de sorte que le guide dissuade les croyants d’innover et les corrige. Il enseigne le licite et l’illicite et appelle les hommes sur le chemin de Dieu, il permet par son savoir la distinction du vrai et du faux, prouve par sa permanente présence que Dieu est grand, ne délaisse pas la terre et lui donne un guide pour qu’il soit sa preuve auprès des hommes, sans quoi elle deviendrait un bourbier. L’imamat est, en ce chapitre, clairement conçu sous la forme du califat conféré par Dieu à Adam, prolongé dans l’histoire des prophètes et des envoyés, confirmé dans celle des imāms et il est l’autorité gouvernementale de l’homme élu par Dieu en vue de préserver et de prolonger l’exercice de la religion vraie.

Mullā Ṣadrā construit son commentaire autour d’un pivot qui est sa longue explication du 1er ḥadīth, il le place dans l’horizon des discussions au sujet de l’investiture (naṣb) du guide, dont l’existence est jugée nécessaire par l’ensemble de la communauté musulmane.

Ce commentaire commence par une affirmation très importante. Mullā Ṣadrā distingue, parmi les imamites ceux qui assignent pour finalité à l’autorité du guide « qu’il soit l’enseignant de la connaissance de Dieu » et ajoute-t-il, « tel est ce qui est manifestement dit par certains ḥadīth-s rapportés dans le présent livre », le livre d’al-Kulaynī. Certains autres imamites, « qui sont les plus nombreux » veulent que l’imām soit « une grâce pour l’exécution de ce que la raison juge obligatoire et le rejet de ce que la raison juge infâme29 » et les « extrémistes » (ghulāt) font de l’imām une sorte de thaumaturge et d’enseignant des arts et des techniques30. Il introduit ainsi une distinction subtile entre ceux des imamites, les moins nombreux, qui adoptent la thèse qui est la sienne et qui serait celle du Livre de la preuve, – l’imām est un maître de la connaissance (maʽrifa) – et la majorité qui conçoit l’imām comme le détenteur de l’autorité dans le domaine des obligations conformes à la raison, selon la théologie rationnelle.

Mullā Ṣadrā n’oppose pas la gnose ou connaissance spirituelle, qui est le pouvoir de l’imām, à sa mission qui est le gouvernement universel. La maʽrifa justifie la détention de l’imamat et son détenteur légitime, désigné par Dieu et non par « le troupeau », possède l’autorité (walāya) « aussi bien dans le domaine de la religion [intérieure] que dans le domaine temporel [extérieur] ». Il possède l’autorité suprême majeure parce qu’il est le savant véritable, le gnostique qui a la science de Dieu31. L’autorité temporelle et spirituelle ne disparaît jamais, parce que la gnose ne disparaît pas et que « la chaîne de transmission de la gnose de Dieu et de la walāya absolue ne s’interrompt jamais ». Cette autorité a une raison d’être métaphysique, puisque Mullā Ṣadrā dit en avoir apporté la preuve dans sa vaste somme des Asfār, preuve qui est le statut de cause finale possédé par l’Intellect et, par conséquent, par son substrat, l’imām. Le « savant seigneurial » (al-ʽālim al-rabbānī) conserve donc la religion en tout temps. Mais l’autorité de l’imām n’est pas nécessairement manifeste et reconnue :

Nous pouvons comprendre que l’autorité des imāms, dans des domaines temporels et spirituels, n’est pas discutable, et qu’elle ne dépend pas du pouvoir coercitif et politique des imāms. Faut-il y voir la confirmation d’une autorité foncièrement apolitique ? Sous un certain angle, c’est évidemment le cas. Ce n’est pas en vertu de son pouvoir politique éphémère que l’imām ‘Alī eut l’autorité de l’imamat, mais en vertu de son enseignement véridique. Ce n’est pas en raison de leur discrétion que ses descendants n’eurent pas droit à l’autorité. L’autorité est la walāya, supérieure à toute forme de pouvoir politique. Mais c’est dire aussi que la discrète autorité des imāms est un bienfait. Le livre de Kulaynī recense maint ḥadīth où cette idée est explicitement énoncée33.

Les connaissances des amis de Dieu que sont les imāms se produisent par une intuition parfaite, par l’inspiration qui leur vient de Dieu. Ils possèdent « l’esprit de certitude » parce que leurs connaissances proviennent de leur proximité avec Dieu.

Omniscients, omniprésents, reconnus ou méconnus, les imāms possèdent une autorité temporelle et spirituelle, corporelle et intellective, physique et métaphysique, parce qu’ils sont au plus près de Dieu en leur inspiration et leur science. Le fait qu’ils soient les « gnostiques » par excellence leur confère, par excellence, l’autorité suprême, que celle-ci s’exerce au grand jour, comme dans la période du califat de ‘Alī, ou incognito, comme ce fut le cas des imāms qui lui succédèrent dans l’imamat, sans pour autant posséder le pouvoir politique. Il est vrai, comme l’a abondamment souligné H. Corbin, que Mullā Ṣadrā disjoint l’autorité de l’imām de son pouvoir politique effectif, ne serait-ce que pour rendre compte de la vie persécutée des imāms et des nombreuses traditions qui affirment que leur incognito est supérieur en dignité à toute manifestation ostensive. Pourtant cette disjonction, si elle ne retire rien à l’autorité absolue de l’imām, ne modifie pas davantage son universalité et l’étendue de son domaine. Nous en avons un indice dans l’explication que donne Mullā Ṣadrā dans son commentaire du ḥadīth qui énonce : « [Le sixième imām] a dit que Dieu est trop haut et trop grand pour abandonner la terre en la privant d’un guide juste. »

Il raisonne ainsi : L’ordre de la religion et de la vie en ce monde (niẓām al-dīn wa l-dunyā) dépend de l’existence d’un guide que les hommes prennent pour modèle. Ils en reçoivent la connaissance de la voie à suivre. Ce besoin que les hommes ont d’un guide est plus grand que le besoin qu’ils ont des choses utiles à la vie, comme les nourritures et les vêtements. Par conséquent, la providence divine implique que la terre ne soit pas abandonnée et que les hommes ne soient pas privés d’un guide. Dans le cas contraire, ou bien le besoin majeur de ce guide serait ignoré et méconnu, ou bien la puissance divine ne s’exercerait pas sur les hommes, ou bien Dieu serait avare de ses dons.

La mission de l’imām est d’être « le modèle d’imitation » (muqtadā) des hommes et la signification du mot « imām » est plus générale que celle des mots « envoyé » (rasūl) et « représentant d’un envoyé34 ». La notion de « modèle d’imitation » est capitale. Elle éclaire la notion d’autorité. Même s’il est vrai que l’autorité de l’imām est aussi bien temporelle que spirituelle, cette autorité est celle d’un guide, au sens où l’imām comme le prophète sont des guides, c’est-à-dire ceux dont il faut imiter et suivre l’ensemble des modes d’être et de penser35. La notion du « guide » prend la relève des notions de l’envoyé et de son successeur temporel, la mission législatrice, et contient la notion plus vaste de direction spirituelle. Elle correspond à la guidance dans la vie ici-bas et à la préparation à la vie dernière. Avec ingéniosité, Mullā Ṣadrā explique ainsi l’apparente répétition présente dans le ḥadīth : la première mention du guide concerne le chemin de la délivrance dans la vie dernière, la seconde mention concerne le besoin du guide pour que la terre soit bien gouvernée. Il y a besoin de l’imām pour la conduite en cette vie et pour le retour en Dieu, tout à la fois, et non pour le retour en Dieu seul36.

3. Les aʽrāf et la mission eschatologique des imāms

Un des ḥadīth-s présents dans le Livre de la preuve a une réputation et un intérêt tout spéciaux, celui par lequel le sixième imām, Jaʽfar al-Ṣādiq rapporte une exégèse par laquelle ‘Alī ibn Abī Ṭālib explique un verset énigmatique du Coran (7, 46) à un certain Ibn al-Kawwā, présenté par Mullā Ṣadrā comme un kharijite :

Ibn al-Kawwā se présenta devant le Prince des croyants et il lui dit : Ô Prince des croyants ! [Que signifie] « Et sur les Aʽrāf il ya des hommes qui [les] connaissent tous par leurs signes distinctifs » ? [L’imām ‘Alī] répondit : C’est nous qui sommes sur les Aʽrāf, nous connaissons nos défenseurs (anṣār) par leurs signes distinctifs, et c’est nous qui sommes les Aʽrāf, tels que Dieu ne soit connu que par le chemin de notre connaissance, c’est nous qui sommes les Aʽrāf, Dieu nous fera connaître au Jour de la Résurrection sur la Voie (ṣirāṭ). N’entrera au paradis que celui qui nous connaît et que nous connaissons, et n’entrera en enfer que celui qui refuse de nous reconnaître et que nous refusons de reconnaître. Certes Dieu – qu’Il soit béni et exalté ! – se ferait connaître s’il le voulait en personne aux hommes. Cependant il a fait de nous ses portes et sa Voie, son chemin et la face qui de Lui est accordée. Par conséquent, quiconque se détourne de notre amitié (walāya) ou qui nous préfère un autre que nous [fait partie de ceux dont il est dit] « ils sont hors de la Voie et ils seront donc misérables » (23, 74). Il n’y a pas d’équivalence entre celui dont les hommes se prémunissent et la situation où les hommes vont à des sources troubles qui se déversent l’une dans l’autre et l’état où se trouve celui qui va vers nous, vers des sources pures qui coulent par l’ordre de leur Seigneur : jamais elles ne tarissent, jamais elles ne s’interrompent37.

Parmi les 206 versets composant la sourate al-Aʽrāf, les versets 34-50 forment un sous-ensemble où est révélé le destin des communautés dans la vie dernière. Le partage entre les communautés condamnées à l’enfer et celle que récompense le paradis se fera selon le critère de la foi dans les « signes » de Dieu. Il s’agit de versets qui avertissent les communautés actuelles de leur situation future, et de la justice divine séparant les « hôtes du paradis » des « hôtes de l’enfer » selon que les uns et les autres auront reconnu ou non les signes de Dieu et les auront ou non négligés. Le verset 46 vient après un dialogue entre élus et damnés où ces derniers reconnaissent la justice de Dieu et maudissent ceux qui les ont égarés. Voici le verset :

L’exégèse de ce verset a sollicité l’ingéniosité des commentateurs du Coran et Mullā Ṣadrā ne manquera pas de mentionner un certain nombre de leurs hypothèses38. Le terme al-aʽrāf est le pluriel de al-ʽurf, et il est traduit en français de diverses façons : selon Henry Corbin, en accord avec Régis Blachère, il s’agit d’un rempart qui fait probablement allusion à la muraille mentionnée en Coran 57, 1339. Jacques Berque traduit poétiquement « les redans » et prudemment Denise Masson ne traduit pas le terme arabe. Nous suivrons son exemple. Notons que la compréhension du terme selon le sens de rempart ou muraille pourrait être celle de Mullā Ṣadrā, puisque nous lisons dans l’exégèse qu’il propose de l’une des phrases du verset 57, 13 (Une muraille sera dressée entre eux à l’intérieur de laquelle est la miséricorde tandis qu’à l’extérieur est le châtiment) des interprétations convergentes avec son exégèse des Aʽrāf. Selon Mullā Ṣadrā, cette muraille symbolise la forme de la sharī‘a, dont l’aspect extérieur, exotérique est la forteresse qui préserve les hommes des intentions et des actions mauvaises ainsi que des croyances fausses. La muraille est la sharīʽa sous l’aspect où elle préserve les hommes de la voie des démons, des innovateurs et des doctrines ignorantes. C’est la dimension du courroux divin inspirateur de la pédagogie dissuasive des commandements. L’intérieur ou ésotérique est le domaine des significations spirituelles, des « lumières pures », il symbolise la maʽrifa, la connaissance spirituelle40. Il est possible de corréler cette « muraille » aux Aʽrāf entendus au sens que dit l’imām ‘Alī dans le ḥadīth commenté par Mullā Ṣadrā qui renvoie à la racine d’où dérive le mot maʽrifa.

Mullā Ṣadrā veut démontrer que l’interprétation des Aʽrāf et de leurs défenseurs est, dans la réponse que fait l’imām ʽAlī, la plus appropriée au sens général du sous-ensemble des versets où est révélée la vie dernière des communautés qui refusent la reconnaissance des « signes » et de celle qui l’accepte. Dans ses prolégomènes, le commentaire de Mullā Ṣadrā classifie les interprétations fournies par les commentateurs du Coran41.

Quelle est selon eux la signification des Aʽrāf ? Selon la majorité des commentateurs, suivant Ibn ‘Abbās, les Aʽrāf sont des élévations sur la voie (ṣirāṭ). Ils adoptent un des sens littéraux, les « élévations » (shuraf). La minorité entend par al-Aʽrāf, al-maʽrifa, la connaissance, en vertu d’un sens allégorique appuyé par l’étymologie (les deux termes ont une même racine, < ʽ r f >). Le verset devrait se lire : « et selon la connaissance des hôtes du Jardin et du Feu, il y a des hommes qui connaissent chacun des hôtes du Jardin et du Feu par leurs signes distinctifs ». Mullā Ṣadrā tient que cette interprétation est proche de la vérité.

Quelle est la véritable identité des Aʽrāf ? Un premier groupe de commentateurs décide qu’il s’agit des hommes obéissants et méritants. Les uns pensent que les Aʽrāf sont le degré supérieur de ces hommes remarquables, les autres pensent qu’il s’agirait de leur degré inférieur. Dans l’hypothèse où il s’agirait du degré supérieur, les Aʽrāf seraient ou bien les anges qui connaissent les hôtes du paradis et de l’enfer, ou bien les prophètes, ou bien les martyrs. Dans l’autre hypothèse, ce seraient les hommes dont les bonnes et les mauvaises actions s’équilibrent, ou bien les hommes qui se sont jetés au combat sans la permission de leurs guides et qui sont morts martyrs, ou bien les plus humbles des hôtes du paradis, ou bien les hommes qui ont obtenu le pardon de Dieu pour leurs fautes. Mullā Ṣadrā pense que l’interprétation selon laquelle les Aʽrāf sont les hommes qui connaissent les hôtes du paradis et les hôtes de l’enfer est juste.

Quoi qu’il en soit de la justesse ou de la faiblesse des interprétations proposées par les commentateurs, elles sont toutes affectées par l’incapacité de leurs auteurs. Les commentateurs classiques du Coran ne possèdent, dit Mullā Ṣadrā, « aucun dévoilement des réalités des choses », ils ne font pas partie de « ceux qui sont fermement implantés dans la connaissance et la lumière42 ». Le privilège qui revient aux imāms est celui de l’interprétation certaine des textes coraniques, et ceux qui sont leurs disciples partagent avec eux ce pouvoir.

La différence entre l’exégèse des commentateurs que l’on dira ordinaires et celle des imāms n’est pas une différence de degré, mais une différence de nature. L’une est foncièrement incertaine parce qu’elle repose sur la raison et sur des inductions plus ou moins probables. L’autre est absolument certaine parce qu’elle repose sur le témoignage direct. Le « dévoilement » du sens caché des versets eschatologiques comme celui-ci n’est pas une interprétation probable, mais un constat. Le ta’wīl, l’exégèse spirituelle des imāms n’est pas comparable à l’exégèse rationnelle, parce que le ta’wīl n’entre pas dans la catégorie des savoirs que nous possédons en ce monde, il ne procède pas à l’induction du monde de la vie dernière, de l’autre monde, à partir des hypothèses fournies ici-bas, qu’il s’agisse de faits ou de textes littéraux accessibles à notre sagacité, par exemple le texte coranique. Pour savoir ce que représente vraiment telle expression du Coran qui a pour objet une réalité suprasensible ou une réalité qui n’apparaît qu’à la fin des temps, il faut nécessairement contempler cette réalité et la voir de ses propres yeux. Tel est le cas des imāms :

Ils sont les témoins directs des états de la vie dernière, des hôtes du Jardin et des hôtes du Feu. Après avoir été placés dans les robes (jalābīb) de leurs corps qui appartiennent à ce bas monde, c’est comme s’ils s’en dévêtaient et s’en dépouillaient. Ainsi les corps ne leur voilent pas la contemplation testimoniale (mushāhada) de cette « naissance » ou état [de l’autre monde43].

L’orientation eschatologique de l’exégèse des Aʽrāf se présente sous deux aspects. D’une part, les imāms sont aptes à nous dire ce que sont les Aʽrāf parce qu’ils sont d’une nature telle que leur foi en Dieu soit vision directe des choses de l’autre monde et que leur nature foncière soit immatérielle et spirituelle. Ils sont le modèle du vrai savant, du « gnostique », al-ʽārif, dont le corps, source de ténèbres et d’aveuglement, n’interdit pas l’activité contemplative. D’autre part, les gnostiques (ahl al-‘irfān), alors même qu’ils vivent en ce bas monde, sont aptes au discernement des esprits, au discernement (tamyīz) entre les deux troupes que sont les damnés et les élus. Dans l’autre monde, un tel discernement n’est pas utile, car la discrimination entre les deux groupes y est absolument manifeste.

Les mots du verset « et sur les Aʽrāf il y a des hommes » nous renvoient aux gnostiques dont la connaissance spirituelle (maʽrifa) est l’état en ce bas monde. Ils possèdent un savoir eschatologique qui est la connaissance des « signes distinctifs » entre les hommes. Les mots « ils n’y entrent pas alors qu’ils y aspirent » veulent dire, par conséquent, que leur contemplation a bien lieu en ce monde-ci. Mullā Ṣadrā voit une confirmation de son intelligence du verset dans le fait que la prière adressée à Dieu dans le verset 7, 47 : « et lorsque leurs regards se portent sur les compagnons du Feu, ils disent : ne nous mets pas avec le peuple des injustes » n’est congruente qu’à la situation où l’homme est en ce bas monde. Ce monde est celui où l’on acquiert les mérites ou les démérites, l’autre monde est celui de la rétribution, de la récompense ou du châtiment.

Mullā Ṣadrā déplace ainsi la scène des Aʽrāf. Même si le sens obvie, l’aspect exotérique des versets 7, 46 ; 7, 47 ; 7, 48 est que le discernement, puis les exclamations ont lieu dans l’autre monde, il est possible, en un sens plus général de dire que les compagnons des Aʽrāf crieront aux hommes qu’ils auront reconnus en ce bas monde « le salut soit sur vous ! » alors que le cri retentira dans l’autre monde. Cette interprétation est aléatoire mais elle n’interdit pas, dit Mullā Ṣadrā, de penser que les propos des imāms portent sur la situation des gnostiques en ce monde-ci. Le pouvoir temporel des imāms est celui qui leur permet ici-bas, en cette vie, de discerner dès à présent ceux qui leur sont fidèles et qui iront au paradis et les autres, qui seront les damnés. Les imāms, modèles du gnostique, sont entre deux mondes, ils sont l’intermonde, puisqu’ils sont en ce monde tout en contemplant directement la vie dernière.

Venons-en maintenant à l’énigme principale, la signification des dévoilements auxquels procède l’imām ‘Alī.

Dans les mots « C’est nous qui sommes sur les Aʽrāf », « sur » veut dire « selon » car il est à prendre « selon une signification spirituelle dans le domaine de la science », et l’expression complète signifie « selon la connaissance spirituelle » (‘alā al-ʽaʽrāf : ʽalā al-maʽrifa). Les mots « tels que Dieu ne soit connu que par le chemin de notre connaissance » veulent dire : celui qui nous connaît, connaît son Seigneur44. Les mots « C’est nous qui sommes les Aʽrāf, Dieu nous fera connaître au Jour de la Résurrection sur la Voie. N’entrera au paradis que celui qui nous connaîtra et que nous connaîtrons et n’entrera en enfer que celui qui refuse de nous reconnaître et que nous refusons de reconnaître » signifient que les Aʽrāf sont « ce qui est objet de connaissance par essence » à la manière dont le vocable « la science » s’applique à la forme que la science actualise, laquelle est connue par essence. Mullā Ṣadrā rappelle ainsi une thèse importante de sa théorie de la connaissance, selon laquelle l’objet extérieur qui est le référent d’une certaine connaissance n’est jamais connu que par accident, tandis que l’objet de cette connaissance est uni en sa forme à l’acte de connaître. C’est pourquoi, dans les imāms, la science et l’objet de cette science, al-maʽrifa et al-maʽrūf sont une seule et même réalité.

Cette thèse permet à Mullā Ṣadrā de déployer son « dévoilement » philosophique sur un horizon plus vaste. Voici la structure de son raisonnement. Nous venons de reconnaître que les imāms sont les Aʽrāf et que les Aʽrāf sont l’unité de la science et de l’objet de la science. Or, par la science, il faut entendre éminemment la science divine, la science que Dieu a des choses. La science divine générale (ijmālī) est la science parfaite et essentielle de Dieu. Elle est l’essence même de Dieu. Elle est la source d’où s’épanchent toutes les essences des choses. Lorsque Dieu connaît son essence, il connaît l’ensemble des choses par cette science qui est sa propre essence. Quant à sa science particulière des choses (‘ilm tafṣīlī) elle a lieu par la présence (ḥuḍūr) des essences des choses pour Lui en vertu de leur existence concrète, ou bien encore par l’actualisation des formes telles qu’elles sont dans la science, antérieurement à leur existence, et cette fois dans le Décret divin (l’Intellect) sur le mode universel, et dans les tablettes de la Prédétermination (l’Âme universelle) sur le mode particulier45.

Les anges sont les causes agentes de la donation de l’existence aux créatures et à tout ce qui est inférieur au rang angélique. La science que Dieu a des existants soumis à la génération a, par conséquent, pour intermédiaire la science que Dieu a des anges, autrement dit la science divine du monde intelligible. En ce sens, les anges sont les témoins des hommes auprès de Dieu. De façon semblable, les prophètes, les envoyés et les imāms, tous les amis de Dieu (incluant ceux qui suivent l’exemple des imāms, les gnostiques) sont les causes et les moyens qui permettent l’effusion de la droite direction des hommes (al-hidāya). Ils leur permettent le cheminement qui va de l’état bestial jusqu’à la nature angélique. C’est par leur intermédiaire que Dieu a la science de ses vrais fidèles, car c’est par la connaissance que Dieu a des prophètes et des amis de Dieu, les guides, les imāms que Dieu connaît et discrimine les fidèles. En ce sens, ils sont les témoins de Dieu le Jour de la Résurrection46.

Deux ordres de médiation – qui n’en font qu’un en Dieu – sont la hiérarchie des anges, des intelligences immatérielles qui forment le monde intelligible, et la hiérarchie des prophètes, des envoyés et des imāms. Ils sont de nature intellective tous deux et ils sont le mode d’exercice de la science détaillée de Dieu dans deux domaines, le monde de la création d’une part, le monde de la résurrection d’autre part. On comprend que le pouvoir de témoignage des imāms, qui se confond avec leur pouvoir de guidance ne concerne pas ce bas monde, le royaume des vestiges naturels de l’action gouvernementale angélique, mais le royaume de la vie dernière, qui lui est supérieur. Tel est le sens foncièrement eschatologique de l’imamat.

La fonction essentielle des imāms est de déterminer qui fera partie des morts et des vivants, au sens spirituel de ces termes. L’imām juge les vivants et les morts. La signification du commentaire des Aʽrāf est une signification judiciaire comparable à celle que Platon accorde au pouvoir des dieux dans la République47. Comme il en va dans le texte de Platon, le pouvoir de décision judiciaire des imāms a un sens eschatologique. Voici qui nous est clairement exposé par Mullā Ṣadrā dans son explication d’un autre ḥadīth :

Selon Mullā Ṣadrā, ces paroles disent que la vie dernière n’existe que par la lumière de la science et de la gnose, par la force de l’intellect et de la certitude. Le discernement entre les hommes passe par le partage entre ceux qui ont cette perfection intellective, les gnostiques, et les autres. Dans la « deuxième naissance », dans l’autre monde, ceux qui sont privés de la certitude conférée par la science seule sont les morts, les morts spirituels. Les vivants sont eux de deux sortes : la première espèce de vivants possède une vie libre et essentielle, la deuxième espèce possède une vie qui consiste à être disciple, et qui n’est donc pas indépendante. La mort véritable est celle de l’homme qui ne connaît rien, ni de façon indépendante, ni par l’adhésion à un guide. Le vivant par excellence est celui que Dieu fait vivre par la lumière de la connaissance et de la sagesse, le prophète ou l’imām. Enfin, le vivant qui est un disciple est celui qui a un guide par lequel il acquiert la perfection. C’est pourquoi « l’imām est sa lumière par laquelle il pérégrine sur le chemin de la vie dernière, et il fait partie de la troupe des hommes qui marchent vers la vie dernière ».

Que l’imām soit une lumière nous renvoie, dit Mullā Ṣadrā, à la hiérarchie et à l’unité des deux « preuves » de Dieu, la preuve exotérique et la preuve ésotérique. Leur unité dans la personne de l’imām se traduit par ceci qu’il est « une sagesse manifeste (ḥikma ẓāhira) en laquelle est une sagesse cachée (ḥikma bāṭina) ». Celui qui suit l’imām est guidé par sa lumière et il réside dans l’autre monde. Par la sagesse cachée de l’imām, il a une lumière intérieure intellective qui est sa vie intellective « par laquelle s’illuminent pour lui le pays de la vie dernière et les formes, les figures caractéristiques du malakūt avec l’aide de Dieu, l’Immense, le Sage49 ».

Dans le ḥadīth portant sur les Aʽrāf, il est dit que les imāms sont la Voie (ṣirāṭ). Mullā Ṣadrā le comprend de la façon suivante : il s’appuie sur le verset coranique « tu les appelles vers la Voie droite » (23, 72) pour expliquer que la vraie foi est cette Voie, et qu’elle consiste en la foi en la vie dernière. Dévier de la Voie, c’est dévier de la walāya des imāms, se détourner de la connaissance, car la Voie, la foi et la connaissance sont intimement unies. Sortir de la connaissance procurée par les imāms, c’est bien devenir un mort spirituel, sortir de « la lumière de la nature originelle » de l’homme50.

En quoi consiste « suivre la Voie » ? Mullā Ṣadrā l’explique en deux occasions, d’une part dans l’un des chapitres qui se trouvent à la fin de la somme des Asfār51, d’autre part dans Mafātīḥ al-ghayb52. Ces deux exposés, souvent identiques, présentent la même thèse. Mullā Ṣadrā situe la Voie (ṣirāṭ) dans le contexte de sa doctrine de la conversion de l’âme humaine vers son Principe. Cette pérégrination ne s’achève qu’en Dieu. La description de la Voie présente dans la tradition énonce qu’elle est plus fine qu’un cheveu et plus aiguisée qu’un sabre. Cela aurait pour sens, selon Ṣadrā, que la Voie est, d’une part, la puissance théorétique de l’intellect, « plus fine qu’un cheveu par la justesse de la vérité et la lumière de la certitude dans le cheminement des examens minutieux » et d’autre part, la puissance pratique qui tempère la concupiscence, le courroux et la faculté de réflexion. L’âme obtient grâce à l’intellect pratique un mode d’être équilibré entre les deux extrêmes, dans le juste milieu. La perfection pratique condense les leçons de l’éthique péripatéticienne et celles du shī‘isme imamite qui se présente toujours comme le juste milieu entre les extrêmes.

Mais cette perfection pratique est loin d’être une perfection réelle, car la perfection authentique est « enclose dans la lumière de la science, la force de la foi et de la connaissance ». C’est donc que la fidélité à la voie qu’est la walāya des imāms est essentiellement la discipline théorétique tandis que la vie morale de celui qui évite excès et défaut ne possède qu’une propriété de l’âme qui est faite de privation. Il a une âme privée d’excès et privée de défaut, sans rien de positif. Pire encore, se focaliser sur la perfection pratique entraîne inévitablement la perpétuation (ikhlād) de cette vie corporelle en ce bas monde. En ce bas monde, la bonne pratique est utile, mais elle est utile à ce bas monde et elle est bien peu de chose lorsqu’il s’agit de l’essentiel, la vie dans l’autre monde. Thèse étonnante chez un penseur qui insiste tant sur la valeur de la purification éthique, mais thèse rationnelle pour un penseur qui situe la vie dernière au-delà des bienfaits ici-bas de la pratique religieuse.

Ici, tout ce qu’a bien pu dire, sur un mode exotérique, Mullā Ṣadrā de l’hégémonie du prophète législateur est comme s’il n’était qu’un moment inessentiel de la vraie doctrine de la direction prophétique quand elle se présente sous les traits de la mission des imāms. La pratique religieuse bien normée, la vie en ce monde guidée par les prophètes, la vie sociale dirigée par le nomothète cèdent la place au souci de la vie dernière, tel que les imāms seuls y satisfont, grâce à leur enseignement et leur gnose.

Au terme de son long exposé de la Voie véritable, celle de la connaissance, Mullā Ṣadrā propose ce qui est le fond de sa pensée, en disant que la Voie droite est ce qui fait atteindre le paradis. C’est donc bien « la forme de la guidance » (ṣūra al-hudā), la forme même de l’enseignement des imāms. Or, il ajoute que cette forme, « tu la fais naître par ta propre âme, tant que tu vis dans le monde de la nature, à partir des exercices du cœur et des états spirituels53 ». La guidance des imāms n’est pas un exercice gouvernemental qui serait le fait d’un maître extérieur à chacun, non plus semble-t-il d’un maître intérieur, encore trop disjoint de nous-mêmes, mais du cœur humain lui-même, dont nous savons qu’il est l’image de l’Intellect, le Trône de Dieu et la nature ésotérique de l’imām.

Mullā Ṣadrā écrit :

Lorsque se lève le voile, que le voile est ôté, il t’apparaît que l’âme humaine bienheureuse est la forme de la Voie droite de Dieu. Elle a des bornes et des degrés et lorsqu’un pérégrin la parcourt de façon graduelle selon ses bornes et ses stations, elle le conjoint au voisinage de son Seigneur, entrant au paradis54.

La Voie, identique à la droite direction des imāms, est invisible ici-bas. Elle est semblable aux autres réalités de la vie dernière, elle est dérobée aux sens. Elle ne se révèle en pleine lumière qu’après la mort. La nature de l’imamat est donc foncièrement ésotérique, puisqu’elle est la Voie et qu’elle est comme telle occultée. Comparant la Voie au pont étendu sur la géhenne, Mullā Ṣadrā élimine toute version exotérique de cette image en disant que ce pont est « ton ouvrage d’art, ta propre construction ». Ici bas, dans le monde, le pont est étendu sur « la géhenne de ta nature », parce que le mode de vie inférieur, dans le monde de la nature corporelle est « comme une ombre qui a trois branches, qui ne fait pas d’ombre et ne protège pas des flammes ». La vie d’ici-bas « conduit l’âme aux flammes des passions irrationnelles dont les traces se manifestent dans la vie dernière ». C’est pourquoi chacun construit sa propre voie vers sa propre mort et sa propre résurrection, infernale ou paradisiaque.

L’imamat est ce gouvernement de l’âme, intérieur à l’âme qui finit par révéler à l’âme humaine qu’elle est l’unité vivante de la Voie, de celui qui la guide sur la Voie et du terme de cette Voie. Voici ce qu’écrit Mullā Ṣadrā :

Le gouvernement de Dieu n’est rien d’autre, au terme de la recherche, que le gouvernement de soi par soi.


2. Ibid., chap. 8, 14e ḥadīth, vol. I, p. 210-211.

3. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 8, p. 287. Le « savant divin », litt. le « savant seigneurial », est le ‘ārif, le gnostique, celui qui a la science des réalités (ḥaqā’iq), autrement dit qui a la perception des formes intelligibles.

4. Mullā Ṣadrā recense ainsi nombre de traditions shī‘ites qui proposent des exégèses de certains versets dans la conclusion de son commentaire du chapitre cinq du Kitāb al-ḥujja (p. 157-172). Voir M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, p. 87-88.

5. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 140-142 [sur le 3e ḥadīth], p. 157-158 [sur le 13e ḥadīth], chap. 7, p. 202-207 [sur le 5e ḥadīth].

6. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 141-142.

7. Ibid., chap. 4, p. 117 [sur le 1er ḥadīth], chap. 5, p. 158 [sur le 13e ḥadīth].

8. Ibid., p. 158.

9. Ibid., p. 142. Les termes qui désignent la fonction des douze imāms sont techniques : ils sont les légataires (awṣiyā’) du contenu de la prophétie, ils sont successeurs (khulafā’) du Prophète ; ils ont l’autorité du savant et l’autorité successorale de la prophétie. Ils exercent l’autorité décisive de la « preuve » jusqu’au moment où commencera le temps eschatologique, moment désigné par « le lever de l’Heure », moment qui coïncide avec la parousie du douzième imam, l’imām caché.

12. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 206-207.

13. Ibid., p. 196 [sur le 3e ḥadīth].

14. Ibid., p. 196.

15. Les guides de la tyrannie sont, bien sûr, les califes qui ont été choisis par « le troupeau » en déni de l’autorité de l’imām ‘Alī, mais ce sont aussi, plus largement, tous les mauvais maîtres qui servent dans les « armées de l’ignorance ».

16. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 197.

18. On relèvera ici la similitude formelle entre l’assertion de Mullā Ṣadrā et celles d’un Averroès.

20. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 342.

23. Dans les pages au terme desquelles s’interrompt le commentaire du Livre de la Preuve, il nous est dit que « les trésors de la science de Dieu » sont les « essences saintes », immatérielles, les « verbes divins », autrement dit les formes platoniciennes peuplant le monde de l’impératif, le monde de l’Intellect et du Décret. Les imāms, les vrais savants ne meurent pas et les savants qui les prennent pour modèle font, en quelque sorte, vivre ici bas les expressions du monde intelligible. Voir Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 11, p. 352-353 [sur le 1er ḥadīth].

24. Sharḥ, vol. II, Bāb faḍl al-ʽilm, chap. 7, p. 225. Les réminiscences platoniciennes sont manifestes. Il est pertinent de parler ici de la philanthropie du savant, de l’imām, au sens où l’entendaient certains néoplatoniciens. Voir D. J. O’Meara, Platonopolis, p. 77. Mais cette philanthropie ne prend pas ici la forme d’une action directe du savant, plutôt d’une survie de la science en son actualité permanente et en son enseignement à l’élite.

26. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 189.

27. Sharḥ, vol. V, p. 190.

30. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 128.

31. Ibid., p. 137.

32. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 137. Il s’agit aussi bien d’un argument fréquemment utilisé par les imamites pour répondre aux arguments d’autres shī’ites qui, tels les Ismaéliens, peuvent prétendre avoir un imām qui n’est pas occulté, mais bien présent à la tête de leur communauté de façon ostensible.

33. Voir notre article « “Heureux les étrangers !” Variations sur une tradition islamique », Figures de l’altérité, sous la direction de Roger-Pol Droit, Paris, Presses universitaires de France, 2014, p. 201-237.

34. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 148 [sur le 8e ḥadīth, du cinquième imām : « Par Dieu ! Dieu ne délaisse pas la terre depuis qu’il a repris Adam, sans qu’il y ait en elle un guide par qui on soit guidé vers Dieu, et c’est lui sa preuve auprès de ses serviteurs, et la terre ne restera pas privée d’un guide, d’une preuve de Dieu auprès de ses serviteurs. »

35. Quoique l’on ne confonde pas le « modèle d’imitation » qu’est l’imām avec la fonction désignée par le terme marjaʽiyya, « statut de source d’imitation » élaborée ultérieurement, l’une inspire l’autre. Pour mesurer la distance entre les exégèses de Mullā Ṣadrā et les doctrines modernes de la marjaʽiyya dans le monde shī‘ite, voir l’ouvrage de Constance Arminjon Hachem, Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, Paris, CNRS Éditions, 2013.

36. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 148-149.

38. Pour une approche commode des exégèses de ce verset voir l’article de Paul Ballanfat dans Dictionnaire du Coran, p. 74-75.

40. Tafsīr, vol. VI, p. 205-206.

41. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 230-236.

42. Ibid., p. 235.

43. Ibid. Mullā Ṣadrā cite une tradition selon laquelle le Prophète demande à ‘Alī ce qu’est l’essence de sa foi, et ‘Alī répond : « Je vois les hôtes du Jardin qui se visitent les uns les autres dans le Jardin et je vois les hôtes du Feu qui sont ennemis les uns des autres. »

44. Mullā Ṣadrā, Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 237 : man ʽarafa-nā fa-qad ‘arafa rabba-hu. On remarquera la similitude avec « qui connaît son âme connaît son Seigneur ». Sur ce moment important du commentaire, Henry Corbin a centré sa lecture entière du ḥadīth, qui lui a ouvert la voie de l’équivalence de la « face de Dieu » et de la « face de l’homme ». Voir En Islam iranien, t. I, p. 310-320.

45. Thèse, on le remarquera, assez conforme à celle de Mīr Dāmād et amplement discutée dans Asfār, vol. VI, p. 290-306.

46. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 237-238.

49. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 247-249.

50. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 239-240.

51. Asfār, vol. IX, p. 284-290.

52. Mafātīḥ al-ghayb, vol. II, p. 1035-1038.

54. Asfār, vol. IX, p. 289.

55. Ibid., p. 290.