Le Livre de la preuve est le quatrième des huit livres composant la première partie de la somme des traditions shīʽites intitulée le Livre qui suffit (Kitāb al-kāfī). Son auteur est le traditionniste imamite Abū Jaʽfar al-Kulaynī qui mourut l’année de l’Occultation majeure du douzième imām (329 h/9411). Le Livre qui suffit est composé de trois parties, les Uṣūl, les racines de la foi, les Furūʽ, les enseignements dérivés, conseils pratiques et normes juridiques, enfin la Rawḍa, « jardin » ou florilège de traditions. Sept siècles après la rédaction de cette somme, Mullā Ṣadrā a commenté les Uṣūl al-Kāfī. Il nous a laissé les commentaires intégraux du Livre de l’intelligence et de l’ignorance, du Livre de la supériorité de la connaissance, du Livre de l’unité divine et le commentaire des soixante-seize premiers ḥadīth-s du Livre de la preuve. Ce commentaire du Livre de la preuve est une doctrine cohérente de la souveraineté divine s’exerçant par la médiation des prophètes, des envoyés et des imāms, qui sont les « preuves » de Dieu auprès des hommes. Elle a son centre de gravité dans la doctrine de l’autorité légitime des douze imāms, conduisant à l’étude de trois propriétés des imāms, le témoignage, la direction morale et spirituelle, l’exécution de l’ordre divin.
Trois faits doivent être pris en considération : 1. L’introduction du Livre de la preuve dans la partie du Livre suffisant concernant les principes de la foi a fait de la question de l’autorité un thème majeur en la plaçant au niveau des plus importants enseignements théologiques des imāms2. 2. La coïncidence chronologique entre la propagation du shī‘isme imamite dans l’Iran safavide et la rédaction de nombreux commentaires du Livre de la preuve3. 3. Dans son commentaire, Mullā Ṣadrā opère la synthèse de ses démonstrations rationnelles et de l’autorité révélée qui est celle des enseignements des imāms. C’est que la nature et l’identité de l’autorité appartiennent au domaine de la révélation religieuse, à celui des enseignements divinement inspirés des imāms. En revanche, le « dévoilement » du sens de ces enseignements est l’affaire des savants, qu’il s’agisse de philosophes et théologiens inspirés par l’esprit de la gnose (Mīr Dāmād), des disciples de Mullā Ṣadrā (Muḥsin Fayḍ Kāshānī) ou de théologiens exégètes poursuivant un vaste dessein d’hégémonie dogmatique (Muḥammad Bāqir Majlisī). Ils ont tous pour objectif de fixer le cadre dans lequel prend sens un livre qui n’est pas un recueil de ḥadīth-s prescriptifs de normes particulières concernant la vie pratique, mais qui dit ce que doit croire le fidèle quand il s’agit de la prophétie, de la mission des envoyés et surtout de l’imamat.
Placé immédiatement après le Livre de l’unité divine dans la somme de Kulaynī, le Livre de la preuve fait de l’imamat la matière dogmatique la plus étroitement liée aux vérités théologiques fondamentales, l’unité et l’unicité de Dieu. Mullā Ṣadrā, en participant à la pastorale imamite, entend démontrer que la philosophie offre à la religion vraie, celle qui culmine dans l’attestation de l’autorité absolue, unique et perpétuelle des imāms les traits d’une vraie religion, conforme aux vérités philosophiques. En plaçant en regard ses expositions systématiques et ses expositions herméneutiques, Mullā Ṣadrā construit la théologie de l’autorité légitime, il la rend congruente à sa métaphysique de la souveraineté, il a pour fin ultime la défense intransigeante de la science (ʽilm) et de la gnose (ʽirfān) dans le temps qui est pour lui le présent, lorsque les limites historiques du pouvoir temporel contraignent à s’interroger sur la nature du pouvoir spirituel.
Le commentaire inachevé porte sur moins de 10 % du Livre de la preuve. Les chapitres existants sont principalement consacrés à l’autorité de la prophétie conçue en sa totalité, faite de la révélation destinée aux prophètes et envoyés et de l’inspiration divine destinée aux imāms. L’exposé du califat de Dieu est le sujet du commentaire des trois premiers chapitres : « le caractère indispensable de la preuve », « les rangs respectifs des prophètes, des envoyés et des imāms », « la différence entre l’envoyé, le prophète et celui à qui il est parlé4 ». La nécessité éternelle du guide et de l’obéissance qui lui est due est le sujet du commentaire des chapitres quatre à huit, « La preuve ne subsiste que par un guide », « La terre n’est jamais privée d’une preuve », « S’il ne restait sur la terre que deux hommes, l’un des deux serait la preuve », « La connaissance de l’imām et la conversion vers lui », « L’obligation d’obéissance aux imāms ». L’examen de trois propriétés des imāms, le témoignage, la direction et l’exécution de l’ordre divin est la matière des chapitres neuf à onze (ce dernier étant réduit au commentaire inachevé du 1er ḥadīth) : « Les imāms sont les témoins de Dieu auprès de son peuple », « Les imāms, c’est eux les guides », « Les imāms sont les exécutants de l’ordre de Dieu ».
Selon Mohammad Ali Amir-Moezzi, le Livre de la preuve présente « l’imamisme comme une religion fondamentalement initiatique, sans doute ˮ quiétiste ˮ et apolitique5 ». Ce jugement, motivé par l’étude directe des sources, corrobore la thèse antérieure soutenue par Henry Corbin et fondée principalement sur le commentaire de Mullā Ṣadrā : le Livre de la Preuve serait le témoignage le plus significatif de la nature spirituelle du shīʽisme6. Selon nous, le but de Mullā Ṣadrā, dans son commentaire, est quelque peu distinct des intentions originelles qui seraient celles du Livre de la Preuve. Il entend principalement démontrer par l’exemple que sa philosophie explicite avec bonheur l’ensemble des textes dogmatiques déterminant les régimes d’autorité du savoir et du pouvoir. Il s’agit ainsi de conférer à la métaphysique le pouvoir suprême de connaître Dieu et la politique divine, et c’est en ce sens que Ṣadrā soutient que le vrai savant, le gnostique, est l’interprète autorisé des imāms7.
Rappelons brièvement quelques-unes des conceptions philosophiques que présuppose une telle herméneutique des ḥadīth-s.
Mullā Ṣadrā se représente le flux de l’être (fayḍ al-wujūd) comme un mouvement de procession et de conversion qu’il nomme la motion essentielle (al-ḥaraka al-dhātiyya). L’âme humaine, aussi mobile que l’être, passe de naissance en naissance, selon un processus qui la conduit depuis l’occultation de sa nature originelle dans la matière première jusqu’à son retour dans la proximité divine. Le retour en Dieu est l’effet d’un entier dépouillement des matières et de leurs propriétés dans la vie intelligible. La vie de l’âme humaine est une métamorphose et un perfectionnement continus8. Seules nos attaches à la dimension ténébreuse de l’être, la privation, la déficience, la faiblesse de l’existence matérielle nous retiennent de nous parfaire. Il faut nous en libérer afin d’entrer dans le cercle des « anges rapprochés » du Trône divin.
Pour cela, nous disposons des connaissances qui nous révèlent les essences et le monde invisible, les connaissances intellectives et les connaissances religieuses procurées par l’enseignement des prophètes. Dans le commentaire du Livre de la preuve, Mullā Ṣadrā assimile toute connaissance sérieuse à l’autorévélation des réalités invisibles (tajallī) qui se produit dans le cœur de l’homme. Les connaissances religieuses se révèlent au cœur grâce aux prophètes, et elles ne s’obtiennent pas selon une démarche rationnelle mais par une adhésion immédiate. Les connaissances intellectives sont de deux sortes, connaturelles à la raison humaine, comme le sont les intelligibles premiers, ou bien acquises par la raison et procurées par l’enseignement.
Il est remarquable que les intelligibles premiers et les données immédiates de la raison soient assimilés à l’intelligence surnaturelle dont témoigne la parole fameuse adressée par le Prophète à ‘Alī : « Dieu n’a pas créé de créature plus noble que l’Intellect ». Cet Intellect supérieur permet au fondement de l’imamat, ‘Alī ibn Abī Ṭālib, de se tenir dans la proximité de Dieu, et il est l’Intellect cosmique9. Assimilé au calame divin, l’Intellect cosmique est la source de l’intelligence prophétique et de la walāya de l’imām. Quant aux connaissances intellectives acquises par l’enseignement, il s’agit des connaissances démonstratives.
Au total, nous avons affaire à trois types d’autorévélation se produisant dans le cœur, l’organe spirituel : l’inspiration (ilhām) qui s’insuffle dans le cœur des imāms, la communication directe ou indirecte (waḥy) qui revient aux prophètes, et la connaissance acquise, l’intelligence « présentielle » (ḥuḍūrī) ou l’intelligence démonstrative des métaphysiciens et des savants spéculatifs. Il n’existe donc, à proprement parler, que trois catégories de savants intellectifs : le prophète, l’imām, le philosophe10. La philosophie est le savoir d’acquisition par excellence, parce qu’elle libère la motion essentielle dont l’homme est animé, lui qui est le microcosme, formé de la nature, de l’âme et de l’intellect. La sagesse (ḥikma), la métaphysique est la science de l’être procédant de Dieu et faisant retour à sa source. Elle réalise dans le microcosme humain le destin du macrocosme entier.
La notion de motion essentielle, si proche de celle de motion libératrice conçue par les néoplatoniciens helléniques11 est la raison ultime de la correspondance établie par Mullā Ṣadrā entre la théologie, l’éthique et la théorie de la religion. La théologie nous instruit de l’unité entre l’essence divine et ses expressions hiérarchisées, noms et attributs divins, Décret et Prédétermination. C’est le flux et la motion essentielle de l’être en divers degrés de l’étant. L’éthique, la doctrine de la direction de l’âme expose la méthode et le terme du perfectionnement de l’homme : la conversion des degrés de l’étant vers leur origine divine. L’éthique, façonnant l’homme intérieur en vue de son salut dans la vie future, est supérieure à la jurisprudence, elle cantonne celle-ci au plus bas degré, le degré du maintien de l’ordre extérieur de la cité, la politique au sens étroit du terme. La théorie de la religion fait correspondre la Loi révélée et la direction spirituelle, grâce aux trois degrés de la médiation humaine du gouvernement divin, le prophète, le législateur, l’imām12. Théologie, éthique et théorie de la religion sont des perspectives ou points de vue pris sur une seule et même réalité. La théorie de la religion est ainsi étroitement liée aux motifs de la vie éthique, et elle instruit la doctrine du guide prophétique qui conduit l’âme à sa perfection, par les voies de la purification morale et de la connaissance intellective.
Cette orientation du commentaire du Livre de la preuve ne signifie pas que le guide à qui Dieu confère l’autorité soit seulement un guide intérieur. Mullā Ṣadrā hiérarchise les niveaux de l’autorité exotérique et de l’autorité ésotérique, sans supprimer les uns ou les autres13.
Nous avons vu qu’il reprend à son compte nombre de thèses de Fārābī et de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī sur la fonction politique du nomothète. Il distingue cependant deux degrés de la religion du législateur divinement éclairé, la législation, dont la politique n’est qu’un instrument destiné à la sauvegarde du lien social, et les niveaux supérieurs que sont la connaissance salvifique et la guidance intérieure. Il rompt ainsi avec la tradition des falāsifa, pour lesquels la philosophie de la religion s’absorbe en une théologie politique pure et simple. L’ordre dont Mullā Ṣadrā fait la doctrine est tout à la fois une théologie de la souveraineté intégrale de l’homme de Dieu, une « politique divine » qui a pour maître « l’homme divin », le « dieu humain14 », et une théologie de la guidance intérieure, qui rejette au plus bas degré, au-dessous de la nomothétique, les instruments de la politique. En bref, l’État ne l’intéresse guère, tandis que le destin de l’âme lui importe au plus haut point. Il explique quelle est la double nature de la « preuve » ou autorité, sa nature divine, qui s’exprime en sa contemplation intellective tournée vers l’essence divine, et sa nature humaine, sa vie sensible et corporelle tournée vers le gouvernement des hommes par la législation.
Dieu ne saurait s’incorporer, mais l’incorporation de l’autorité divine se produit grâce à celle de la manifestation de l’Intellect cosmique en l’Homme parfait. La tripartition de l’homme en nature, âme, intellect permet ainsi de justifier l’incorporation de la divinité révélée sans qu’elle devienne une incarnation de l’essence divine cachée, puisque seules la nature et l’âme du législateur sont liées aux facultés inférieures et au monde corporel, tandis que l’intellect s’en peut délivrer, étant par nature incorporel et immatériel. De tels fondements théologiques de l’autorité ont des conséquences pour la définition du savant. Mullā Ṣadrā se prononce, sinon sur la nature, du moins sur l’orientation de la religion imamite en professant que le savant en religion n’est pas « le savant de ce monde » mais « le savant de l’autre monde », qui est le gnostique (al-ʽārif), le philosophe authentique. Comment ces deux catégories antagoniques du savant se définissent-elles ?
Le « savant de l’autre monde » est celui qui connaît les sciences théorétiques et pratiques, le dévoilement intellectif, ou science des principes de la vérité religieuse, et la science des « dérivés » ou science de la vie éthique. On reconnaîtra sans peine ici le plan de l’ouvrage de Kulaynī ; les Uṣūl al-Kāfī correspondent au contenu de la science théorétique, les Furūʽ correspondent à la science pratique. On y reconnaîtra aussi bien les deux grandes divisions de l’intellect selon Aristote15. Le « savant de ce bas monde » est, lui, le spécialiste des sciences profanes, dont les exemples classiques sont la généalogie ou l’art poétique16. Il cherche la richesse, la renommée, le pouvoir et il se détourne ainsi de la vie future. L’ignorant est sa victime. Au vrai, il s’agit de l’homme de cour, mais aussi du théologien qui s’en tient aux apparences, du littéraliste, du rhéteur frotté de fausse philosophie ou de soufisme. Ainsi, écrit Ṣadrā :
L’ignorant de cœur [est] trompé, dupé parce qu’il a conservé en mémoire les paroles et qu’il porte les livres ou qu’il séjourne dans la compagnie des chefs religieux et des puissants. Le fait est qu’il est un ignorant, privé de toute science, et que son cœur est aveugle, privé de toute vue spirituelle. Il est captivé par ce qu’il possède : les sens apparents des paroles, les sens littéraux des ḥadīth-s, les controverses du Kalām, les confusions philosophiques, les lubies et les falsifications des soufis, les récitals publics de poésie, par lesquels sont séduites les âmes du vulgaire, et tout le reste de ce par quoi s’abusent les savants de ce bas monde, qui recherchent la richesse, les places, la renommée et la réputation, eux qui font partie de ceux que la vie d’ici-bas détourne de l’autre monde17.
Mullā Ṣadrā disqualifie ses rivaux, les littéralistes, les shaykhs et ceux qui assimilent la religion à la science de la jurisprudence et de la controverse. Il rejette aussi la vie de plaisir au nom d’une morale ascétique rigoureuse. Il brosse le portrait d’un cuistre, de l’intellectuel mondain de son temps, non sans évoquer les figures classiques des faux (ou vrais) dévots dont la littérature mystique de l’Iran se moque volontiers. Leur infériorité réside dans la considération des choses inférieures, au détriment de l’essentiel, le monde invisible qui est le domaine exclusif du sage18. Mullā Ṣadrā ne délimite pas la souveraineté de Dieu ou celle de ses représentants, le prophète ou l’imām. Bien au contraire, il lui donne une extension maximale. La religion intérieure n’est pas la limite de l’exercice absolu de la souveraineté, mais son règne intégral, qui s’élève au-dessus du niveau de la religion extérieure. En montrant la supériorité de la connaissance dans la fondation de la walāya et de l’autorité, Mullā Ṣadrā place le fidèle devant un choix : ou bien la religion se concentre dans le savoir exotérique, et elle est finie, limitée à ce bas monde, à ses faux biens, infidèle à l’enseignement des imāms, ou bien elle est infinie, elle s’étend à tout domaine, et elle devient religion du cœur, religion intérieure.
Dans son commentaire du cinquième ḥadīth du chapitre quatre du Livre de la supériorité de la science, Mullā Ṣadrā entreprend de définir l’organe intérieur et spirituel qu’est « le cœur » et il insiste, tout comme il le fera pour la walāya des imāms, sur sa pérennité. Le cœur de l’homme est son âme rationnelle, il vit par l’esprit de la vie éternelle et sa vie existe par la science. La vie du cœur est la vie essentielle, éternelle, qui ne peut disparaître ni s’interrompre.
Mullā Ṣadrā fait de la science propre à l’âme rationnelle la condition de l’autorité suprême (al-ri’āsat al-ʽuẓamā’), du « califat majeur » de Dieu en ce qui concerne la religion et les affaires du monde19. Le vrai savant, celui dont l’intellect s’est pleinement perfectionné possède les deux autorités, temporelle et spirituelle : c’est le règne de l’imām/philosophe.
La science existe à trois niveaux ou degrés de réalité : en Dieu, elle est la lumière divine, séparée de tout ce qui n’est pas Dieu, subsistant dans et par l’essence divine. Dans l’Intellect hypercosmique, la science est immatérielle, incorporelle, elle est la lumière intelligible, les formes et les savoirs des anges, des prophètes et des imāms. Dans l’âme, elle est la lumière des sciences psychiques, qui efflue depuis les intellects parfaits ; elle est la science des savants (ulamā’). Dieu est « la lumière des cieux et de la terre » (Coran 24, 35), le soleil est le symbole de la science de deuxième rang, celle des anges, des prophètes et des imāms, les astres sont le symbole de la science des imāms. Quant aux savants, dont le symbole est la lumière des lampes, ils pratiquent l’ijtihād, l’effort intellectif, pour obtenir un savoir qui est acquis par l’enseignement et non par le flux intérieur de la révélation ou de l’inspiration. Ces « savants sont les luminaires de leur temps » parce qu’ils sont les savants théorétiques (al-ulamā’ al-nuẓẓār). Les autres gens instruits, ceux qui suivent aveuglément (al-muqallidūn) ne sont comparables qu’à la lumière qui se projette sur un mur. Il est ainsi avéré qu’en tenant au plus bas de son estime les « suivistes », ceux qui ne savant qu’imiter et suivre aveuglément, Mullā Ṣadrā identifie le mujtahid au savant contemplatif, au métaphysicien20.
Mullā Ṣadrā dit, on ne peut plus clairement, pourquoi la science ainsi définie est indispensable dans son commentaire du premier ḥadīth du Livre de la supériorité de la science. Cette tradition du sixième imām, Jaʽfar al-Ṣādiq, remonte au Prophète : « La recherche de la science est une obligation religieuse pour tout musulman, sauf que Dieu aime ceux qui désirent la science21. » Après avoir mentionné d’autres ḥadīth-s en renfort de celui-là, Mullā Ṣadrā examine divers types de savants en religion : les spécialistes du Kalām, les spécialistes de la jurisprudence (fuqahā’), les commentateurs du Coran et les spécialistes du ḥadīth, les maîtres du soufisme. Il dit en quoi la philosophie se distingue de ces disciplines.
Selon lui, la science, telle qu’il la conçoit, est comparable à l’être, parce que le terme qui la désigne renvoie à une réalité dont les significations sont variables et analogiques, selon divers degrés de perfection ou d’imperfection. Comme l’être est infini, l’intensification de la science dans l’intellect est une tâche infinie. Dans le cas de la connaissance parfaite, la connaissance philosophique, le but de l’acquisition de la science est de se perfectionner, de se connaître soi-même et, par la connaissance de soi, d’entreprendre de connaître Dieu, ses prophètes, ses envoyés, ses preuves et ses signes.
La finalité de cette acquisition est de se rapprocher de Dieu. Elle est donc un salut, une libération d’ordre éthique et spirituel. C’est pourquoi Mullā Ṣadrā soutient que la science juridique, la science des pratiques du culte et des relations sociales, ne peut dispenser le fidèle de la connaissance philosophique. Il est erroné de réduire la science intégrale de la religion à la connaissance des règles exotériques du culte et des relations sociales. Il est obligatoire, en revanche, de rechercher la science de l’unité divine, des attributs et des actions de Dieu, la science des anges, des envoyés, du monde sensible (mulk) et du monde invisible (malakût).
Pour définir le programme de la science obligatoire, constitutive de la religion rendue obligatoire par le Prophète, voici que Mullā Ṣadrā récapitule la somme systématique des enseignements de sa propre philosophie, le programme qu’il accomplit dans ses livres. Faute d’accomplir le programme scientifique de l’ʽirfān, le juriste, comme tout spécialiste prétendant posséder seul les connaissances indispensables, se prive de la connaissance métaphysique et théologique et son savoir apparent est ignorance réelle22.
En se rendant indispensable à l’exercice de la justice terrestre, la philosophie rompt avec la domination du droit dans les disciplines religieuses parce que les juristes rompent à tort avec la philosophie. Or, sans le nœud de la philosophie et du droit, surtout sans la suprématie de ce dernier, la simple possibilité de la théologie politique est menacée. Entre la fidélité au sens des imāms, la religion vraie (un ésotérisme tourné vers la vie dernière) et la religion exotérique (la jurisprudence, tributaire et concurrente de l’État) le philosophe choisit la première voie.
C’est de la signification authentique de la souveraineté de l’imām qu’il s’agit, et de la souveraineté divine. Dans son commentaire d’un autre ḥadīth du sixième imām, Mullā Ṣadrā examine la capacité des juristes et des théologiens du Kalām à exercer l’autorité gouvernementale. Le ḥadīth en question est savoureux. L’imām Ja’far al-Ṣādiq voit venir à lui un homme venu de Syrie qui se vante de posséder la science du Kalām, celle de la jurisprudence, celle des obligations religieuses. L’imām le soumet à une interrogation socratique d’où il ressort que ce malheureux se contredit lui-même. Mullā Ṣadrā adresse ses critiques principalement au Kalām, non parce qu’il s’agit d’une théologie, mais parce qu’il entend par là la discipline de la controverse, et qu’elle repose sur l’éristique, tout en ignorant les réalités véritables, au contraire de la métaphysique. Certes l’art de la controverse a le mérite de réfuter les impies, mais elle aggrave les maladies du cœur, les maux spirituels, car elle est faite de ruse et de tous les expédients de la guerre23.
Mullā Ṣadrā commente les Uṣūl al-Kāfī selon une orientation tout à la fois rationnelle et gnostique, si l’on entend par les mots « gnose », « gnostique » ce que signifient pour lui ‘irfān, maʽrifa, ārif. La gnose (ʽirfān) dévoile un acte originaire d’unification de la perception et de la réalité, acte de décision et de présence (ḥuḍūr, shuhūd), celui de la présence de la réalité dans l’acte de connaître. Mullā Ṣadrā désigne par le terme al-ʽirfān, « la gnose » entendue en un sens général, l’itinéraire de l’âme vers Dieu. En un sens normatif, il fait usage du terme « gnose » pour désigner la vraie philosophie, enracinée dans la connaissance de l’être et de l’unité de Dieu, dont la source est l’enseignement des imāms. Il la définit grâce à l’analyse de l’intellect. En vertu de cette analyse, Mullā Ṣadrā produit une politique de la vie spirituelle qui exprime la prise de parti du philosophe dans le conflit entre le véritable intellect, générateur de la gnose et l’intellect démoniaque. Il procède systématiquement à cet examen dans son commentaire du troisième ḥadīth du premier livre des Uṣūl, Le livre de l’intelligence et de l’ignorance24. Selon cette tradition, l’imām Jaʽfar al-Ṣādiq répond à son disciple, qui lui demande « qu’est-ce que l’intellect ? », « c’est ce par quoi est servi le Miséricordieux et ce par quoi on acquiert les paradis ». Mais, demande alors le disciple, « qu’en est-il de l’intellect qui était en Muʽāwiya ? » L’imām répond : « celui-là est abominable, celui-là est satanique, il ressemble à l’intellect, mais il n’est pas l’intellect. »
Pour expliquer ce ḥadīth, Mullā Ṣadrā commence par exposer les diverses significations du mot intellect (‘aql). La première est aristotélicienne, l’intellect est « la nature par laquelle l’homme se distingue des bêtes et se dispose à recevoir les connaissances théorétiques et au gouvernement des disciplines fondées sur la réflexion25 ». Il met en valeur la nature originelle en laquelle nous avons les prémisses indémontrables de toutes les connaissances démonstratives futures. Le deuxième sens de l’intellect est celui que lui donnent les théologiens de la controverse. La critique que Mullā Ṣadrā fait alors du Kalām est analogue à la critique platonicienne de l’opinion aléatoire du vulgaire. Le troisième sens est le sens éthique. L’intellect désigne la partie de l’âme qui produit les principes de l’opinion qui décide des choses qui relèvent de la volonté26. La quatrième signification est celle « par laquelle le vulgaire dit d’un homme qu’il est intelligent ».
Mullā Ṣadrā attribue cette dernière définition à l’homme du commun, à l’ignorant, et il trace un portrait saisissant de l’adversaire de la science et de l’imām. Son modèle est Muʽāwiya, l’ennemi du premier imām, ‘Alī ibn Abī Ṭālib. Un tel homme délibère excellemment, il comprend vite, il découvre ce qu’il convient de faire ou d’éviter, mais ses choix ne concernent que les choses inférieures, les objets des passions de l’âme tyrannique. Soumis à la domination de l’âme tyrannique, un tel homme ordonne le mal, et seuls les ignorants tiennent son habileté pour un intellect. Les « gens du vrai », les amis de l’imām, y voient autant de marques de l’ignorance malfaisante, « vilenies », « choses sataniques » « mauvaise habileté ». Le partage entre l’intellect au sens vrai et l’intellect trompeur reproduit celui du philosophe et du sophiste27, mais une telle distinction de l’intellect sain et de l’intellect démoniaque est impossible au vulgaire car elle suppose d’appartenir aux enseignés de l’imām. Le gnostique, qui est fidèle à l’enseignement des imāms, a le pouvoir d’opérer ce partage entre ami et ennemi de la vérité, partage que brouille l’homonymie du terme intellect. Lorsque l’âme humaine ne s’est pas encore élevée au-dessus de ce monde, qu’elle vit en sa condition première, elle est dominée par sa partie infernale. C’est à celle-ci que l’esprit doit d’être prompt à s’enflammer avec violence :
Une âme semblable ressemble au plus haut point au démon, dans l’invention des ruses, dans la duplicité, dans le fait de procéder tyranniquement en vertu de son opinion personnelle, par l’usage erroné de l’analogie, avec orgueil, séduction, arrogance28.
Le faux savant et le tyran sont les victimes de leur enracinement en la vie de ce monde. L’âme lumineuse, leur adversaire, est l’âme apaisée, dont la nature est équilibrée, dont la substance est élevée au-dessus de ce monde. Nous avons donc affaire au partage qui gouverne la théorie de la connaissance inhérente à la compréhension de la walāya des imāms. La walāya, propriété par excellence des imāms, est identique à leur guidance, et, par conséquent, elle se définit par les conditions nécessaires à la guidance : la connaissance (‘ilm), la vision du cœur (al-baṣīrat al-qalbiyya). Adoptant la sentence qui énonce que « le cœur du fidèle est le temple de Dieu » Mullā Ṣadrā dit que, par analogie, « le cœur de l’hypocrite est le temple du démon ». Le fondement unique de l’autorité des imāms est la lumière de la gnose, ce qui explique que les hommes se répartissent en trois catégories : le savant (l’imām), les partisans de l’imām (al-shīʽa) et le reste des hommes, les barbares (hamaj), « la lie de l’humanité » (rāʽāʽ), selon un propos du sixième imām.
Le partage entre la religion de l’imām, la walāya, et la religion du vulgaire ne passe pas seulement ou principalement entre « shīʽites » et « sunnites ». Combien de maîtres spirituels ou poètes mystiques « sunnites » sont cités ou sollicités par Mullā Ṣadrā ! Le partage passe plutôt entre les vrais disciples et leurs maîtres d’une part, la communauté des vrais savants, et le reste des hommes, les ignorants. La walāya absolue ne s’interrompt jamais, et le règne de la connaissance ne prend pas fin avec la clôture de la prophétie ou l’occultation du douzième imām29. Le partage sépare la science au sens vrai et les pouvoirs sataniques d’une ignorance tyrannique qui se travestit sous les traits de l’intelligence pour duper le vulgaire.
Ce premier partage en révèle un autre, celui de ce bas monde, première « naissance » de l’âme, et de l’autre monde, la vie dernière, patrie des âmes en leur deuxième « naissance » purifiée des passions et des attaches corporelles inférieures. Mullā Ṣadrā entend démontrer ainsi que quiconque reste enchaîné à ce bas monde, et adopte pour religion la gestion de ce bas monde, a une âme foncièrement satanique, infernale et qu’il est, en puissance, un Muʽāwiya. En revanche, toute âme qui s’élève par le vrai savoir a une âme lumineuse. Les degrés de connaissance correspondent à une gradation éthique qui est dominée par le conflit entre ténèbres et lumière. Cette conception gnostique de l’intellect justifie la philosophie authentique et elle a une conséquence politique : celui qui s’occupe exclusivement des affaires de ce bas monde est un démon. Il existe une similitude entre l’irréalité du démon et l’irréalité de ce bas monde. C’est pourquoi le véritable royaume (mulk) est celui de l’autre monde, tandis que ce monde est « chose misérable », « évanescent », voué à disparaître. Illusoire, imaginaire, le pouvoir tyrannique, le pouvoir politique coupé de toute perspective eschatologique a la même inconsistance que ce qu’il désire et que ce sur quoi il s’exerce30.
S’intéressant aux âmes lumineuses seules, Mullā Ṣadrā distingue deux parties intellectives de l’âme humaine. La première est « la partie intellective passive, qui est agie par les principes supérieurs, grâce aux connaissances et aux gnoses31 ». Le but de la réception des gnoses, c’est la foi (īmān) qui est la réception de l’enseignement des imāms. L’intellect humain le plus élevé n’est pas actif, mais passif, il accueille des contenus de révélation qui viennent d’en haut. La science intelligible est le seul vrai contenu de la foi. La deuxième partie de l’âme est la partie active, celle qui accomplit, à la lumière de la partie supérieure, tout ce qui relève de l’obéissance envers Dieu et de l’évitement du mal. C’est le domaine de la religion ésotérique (dīn) et de la sharīʽa, de la révélation exotérique. La connaissance et la pratique du culte, l’ésotérique et l’exotérique de la religion ont pour fondement la connaissance intellective orientée vers l’autre monde.
Le conflit entre le faux savant « de ce monde » et le savant « de l’autre monde » n’est pas celui de la religion exotérique et de la religion ésotérique, mais celui de la religion vraie et de la religion démoniaque. Le gouvernement coupé de la walāya se dégrade en un exercice sophistique qui l’enferme en ce bas monde. En revanche, lorsque la gnose instruit la pratique religieuse, le rapprochement de Dieu se produit et le véritable gouvernement divin s’exerce. La présence s’accomplit dans la proximité de l’intelligible, qui sera dévoilé par la cinquième signification de l’intellect : l’unité de l’intellect, de l’intelligé, de celui qui intellige32. Cette unité, conquise par la conjonction avec l’Intellect agent, l’ange de Dieu, est l’acte même de la présence testimoniale.
Mullā Ṣadrā donne un nouveau sens au dualisme qui guidait son exégèse de l’âme démoniaque et de l’âme lumineuse. Si l’âme est occupée au gouvernement de ce monde-ci auquel elle est attachée, elle ne peut connaître le terme du processus de l’unification avec l’intelligence divine. En revanche, si elle s’immerge dans la contemplation du Réel premier, si l’âme se conjoint avec Dieu et avec le niveau du réel qui suit l’essence divine, l’Intellect divin, elle doit se détacher du gouvernement des corps et de leur monde. C’est à notre sens, en de tels textes que Mullā Ṣadrā construit le modèle d’opposition, le couple ami-ennemi qui gouverne l’exégèse entière des Uṣūl al-Kāfī, et, singulièrement, le Livre de la Preuve. C’est par excellence le modèle politique de Mullā Ṣadrā.
La connaissance du gnostique repose sur l’enseignement de l’imām. Pour expliquer l’expression le mainteneur du Coran (qayyim al-Qur’ān), Mullā Ṣadrā adopte la définition traditionnelle de cette expression. Le mainteneur du Coran est celui qui possède la connaissance de l’explication (tafsīr) des expressions claires du Coran et l’exégèse (ta’wīl) des expressions ambigües33. Il conserve les contenus ésotériques des versets. Mullā Ṣadrā énonce trois thèses.
Première thèse, Dieu est trop grand pour être connu par les hommes, il est, en son essence, inconnaissable. L’essence divine est cachée par sa sublimité. Il n’existe donc pas réellement de démarche cognitive qui aille de l’homme vers Dieu. C’est par Dieu et en Dieu que les choses sont connues et non l’inverse. Cette première thèse pose que toute chose ne se connaît qu’en Dieu, du seul fait que Dieu est seul à connaître Dieu. Sans gnose, sans la connaissance du fait que l’essence divine est immanente en toute chose par la médiation de ses attributs, aucun savoir vrai n’est possible.
Deuxième thèse, celui qui connaît son Seigneur connaît par là les attributs divins et il connaît ce qui satisfait ou mécontente Dieu. Par conséquent, il n’existe pas de vie éthique sans la connaissance de Dieu.
Troisième thèse, la théologie et l’eschatologie, la science du retour vers Dieu, ne s’obtiennent que par la révélation (waḥy) ou l’inspiration (ilhām). La conclusion de ces trois propositions est claire : les prophètes et les imāms ont le monopole de la science, ils sont les gnostiques (al-ʽārifūn) par excellence, et les savants véridiques sont les gnostiques de second rang qui tirent leurs connaissances des premiers. Mullā Ṣadrā enveloppe ainsi toute connaissance dans le cercle de la prophétie, de l’imamat et de leur réception par le philosophe. Il en exclut ipso facto les autres prétendants à l’autorité du savoir. Il écrit :
Ces connaissances divines ne peuvent se produire que par le moyen de la révélation (waḥy) et de l’inspiration (ilhām). Les savants qui savent ce qu’il en est de l’origine et du retour, ce sont d’abord les prophètes et les imāms (awliyā’) qui ont, ou bien une révélation ou bien une inspiration. Tu apprendras la différence entre eux, si Dieu veut. En second, il y a ceux qui ne sont ni des prophètes, ni des imāms, mais qui tiennent ces connaissances des prophètes et des imāms, et celui à qui n’est pas octroyée la révélation ou l’inspiration doit nécessairement rechercher les envoyés, car ils sont les enseignants des hommes avec l’assistance de Dieu, et ceux qui leur apportent le message de Dieu34.
Le savant a pour source de vérité l’enseignement du prophète et de l’imām. En retour, il se donne pour mission l’explication de l’enseignement reçu, qui commence par la reconnaissance de la véridicité des propos des imāms.
Mullā Ṣadrā accepte de se tenir en l’espace circulaire qui va de l’énonciation légitime de l’imām à l’énoncé de sa légitimation. Il place ses positions personnelles sous le couvert d’une explication des propos de l’autorité légitime. En se mettant au service d’un discours d’autorité, fait-il œuvre de simple explication littérale ? Non, mais il se consacre à mettre en lumière une vérité difficile parce qu’elle est cachée sous les signes. Est-il celui qui décide du sens de ce discours à valeur absolue ? Comment le pourrait-il ouvertement, s’il est vrai que toute autorité de parole et de savoir revient à la « preuve » de Dieu ? Le philosophe, le vrai savant seraient-ils fidèles à cette autorité du guide, s’ils prenaient la liberté de substituer leurs raisons aux siennes ? De quel poids dérisoire pèseraient alors la prophétie et l’imamat ! En revanche, si un philosophe de l’envergure d’un Mullā Ṣadrā s’efface entièrement derrière la seule réitération de la parole des guides autorisés, s’il n’introduit pas de façon secrète des thèses décisives, à quoi bon sa philosophie ?
Mullā Ṣadrā ne se contente pas de l’énoncé des ḥadīth-s, mais il produit par sa philosophie les exégèses intellectives qui peuvent souvent sembler décalées. Parce qu’il décide du sens vrai, il fait de son savoir la décision du sens conforme à la lettre des traditions et à l’esprit de sa philosophie. Ou bien le philosophe ne donne aucun rôle à la philosophie dans la constitution dogmatique du gouvernement des prophètes et des imāms, et toute son œuvre est vaine, ou bien la parole philosophique est légitime lorsqu’elle se prononce sur l’essentiel, la « preuve de Dieu », l’autorité conférée par Dieu à ses élus, autorité absolue s’exerçant sur l’ensemble des hommes, dans la totalité des temps, depuis la création du monde jusqu’à sa fin. Il en va manifestement ainsi, et, par conséquent, si la parole philosophique n’est pas vaine, quand elle élucide la question centrale du gouvernement divin, il faut conclure qu’en se consacrant à cette élucidation, Mullā Ṣadrā fonde l’autorité du philosophe gnostique. Il faut tenir le commentaire inachevé du Livre de la preuve pour un texte qui possède plusieurs niveaux de signification et qui requiert un art de lire35.
Mullā Ṣadrā explique le Livre de la preuve pour mettre en lumière les significations métaphysiques et eschatologiques des ḥadīth-s. Le prophète législateur détermine les normes pratiques, et l’enseignement des imāms, postérieur à la fin de la prophétie législatrice, est le véritable gouvernement des hommes, car il porte sur la vie dernière et sur le destin spirituel des hommes ; il vise à les convertir, depuis leur engluement en ce monde jusqu’à la considération exclusive de l’au-delà. L’imām gouverne les hommes mieux que le législateur, parce que la walāya est supérieure à la risāla, ou mission législatrice, et cela chez les législateurs eux-mêmes. Le gouvernement réel est le gouvernement spirituel. L’examen de deux textes où Mullā Ṣadrā énonce sa véritable intention nous le confirmera, l’introduction générale du commentaire des Uṣūl al-Kāfī et l’introduction du commentaire du Livre de la preuve.
Dans l’introduction du Commentaire des Uṣūl al-Kāfī, Mullā Ṣadrā oppose le bonheur réel aux fins et aux plaisirs illusoires du monde inférieur. Les plaisirs de ce monde sont des voiles de ténèbres, des choses corporelles passagères, fruits de l’imagination. L’ignorant est celui qui conçoit l’autre monde sous les traits de ce monde inférieur. Mullā Ṣadrā veut dire par là que l’ignorant sécularise la révélation36.
La sécularisation de la révélation religieuse est le résultat de l’orientation vers le monde inférieur, celle de l’ignorant qui assimile, selon la lettre seule, le paradis futur au bonheur sensible, « comme s’il n’aspirait pas à rencontrer Dieu ou à se rapprocher de Lui et à le satisfaire, parce qu’il ne s’est pas rendu familier au flux qui vient d’en haut, qu’il n’est pas lié à l’esprit divin grâce auquel disparaît l’aveuglement du cœur, la surdité de l’ouïe de l’intellect37 ».
L’ignorant enferme la religion dans l’enceinte du monde inférieur, alors qu’elle a pour seule fin de nous en faire sortir. Dévoiler le véritable sens des dits des imāms, c’est s’orienter vers la « deuxième naissance », la condition de l’homme après la mort, qui délivre de « la terre inférieure », du « village dont les habitants sont injustes, le pays des morts, le lieu des bêtes et de la vermine, la mine des maux et des ténèbres38 ».
Les Uṣūl al-Kāfī sont lus par Mullā Ṣadrā comme autant de textes directeurs de l’hégire spirituelle. L’enseignement présent dans les paroles des imāms condense le trésor de la révélation prophétique (tanzīl) et de l’exégèse (ta’wīl). Les imāms sont la source légitime de la gnose (ʽirfān), ils conservent les « secrets de la certitude et de la foi », ils sont aussi « les gardiens du temple des lumières de la sagesse et de la raison démonstrative39 ». Le portrait que Mullā Ṣadrā fait des imāms, l’insistance qu’il met à relever l’unité de leur lumière (« leurs esprits et leurs lumières sont un unique esprit, une unique lumière40 ») montrent que leur gouvernement n’est pas de ce monde, mais qu’il guide l’âme vers la sortie hors de la prison des choses matérielles. La walāya fait des imāms les « savants seigneuriaux », les « sages divinisés », les maîtres d’exégèse mais aussi les maîtres de philosophie, puisque la philosophie consiste en la conduite de la vie présente vers la vie future. « Ceux qui connaissent vraiment Dieu, ses signes, ses livres et ses messagers par la méthode du dévoilement (mukāshafa) et de la raison démonstrative (burhān) » sont les seuls à bien considérer les traditions des Gens de la Demeure prophétique :
Ils savent de façon certaine que ces Ahl al-bayt sont les sources de la guidance et de la gnose, les mines de la science de la révélation et du Coran, les portes de la sagesse philosophique et démonstrative, les normes des lumières de la foi41.
Entre l’élan de la vraie philosophie et le contenu spirituel des traditions des imāms, il existe une affinité de certitude. Révélation, divinisation, intellection ont leur source unique dans la walāya constitutive de la guidance. Il se confirme que seule est légitime l’autorité gouvernementale des prophètes et des imāms et que le dépositaire actuel de cette autorité est le savant tourné vers la vie dernière, non le savant qui concentre toute son activité de direction dans la gestion des affaires sociales et juridiques.
L’introduction au commentaire du Livre de la preuve a, en cette affaire, une importance majeure, car Mullā Ṣadrā y articule les deux thèses que voici :
Premièrement, la communauté des sages, qui reçoit l’ésotérique de la révélation, est seule à pouvoir mettre en harmonie la religion révélée et la raison.
Deuxièmement, Dieu témoigne de Lui-même en deux « preuves », dont l’une, exotérique, fonde la religion du commun, l’autre, ésotérique, fonde la religion de l’élite. Or, la religion de l’élite a pour contenu la véritable guidance exercée par Dieu, et elle s’appuie sur la raison. Par conséquent, la raison, entendue au sens de l’intellect philosophique et de la vision spirituelle, étant le guide de la religion ésotérique, elle seule réconcilie la révélation et la raison, elle seule permet une obéissance légitime au prophète, à l’envoyé, à l’imām.
L’élite est constituée par la communauté des sages. Dieu, écrit Mullā Ṣadrā, a « élu, parmi l’élite de ses serviteurs, le groupe des adeptes du vrai et de la certitude, qui ont tiré les lumières de la sagesse et de la religion du tabernacle de la prophétie et de la walāya et lui a donné en propre, parmi les autres sectes, les privilèges du raffinement spirituel (luṭf) et de la grâce (minna42) ». Ce qui la distingue, c’est la réception de l’ésotérique de la révélation. Dieu lui confère, par sa guidance (hidāya) « ce par quoi leur sont dévoilées les vérités de la religion (milla) et de la révélation exotérique (sharīʽa) ainsi que les contenus ésotériques (asrār) du Livre et de la tradition (sunna43) ».
La communauté des sages a en propre l’accès au sens vrai des textes révélés, et elle est ainsi la véritable communauté des disciples des preuves parlantes de Dieu. La preuve parlante, le prophète énonciateur de la Loi ne peut être véritablement reconnu et compris sans la connaissance de l’ésotérique de son enseignement. L’accent étant mis sur la singularité exceptionnelle des shī‘ites imamites, la connaissance ésotérique, Mullā Ṣadrā énonce que seuls ces derniers sont les héritiers de la direction divine. Guidés par Dieu, ils ont le savoir de la religion, dans ses deux dimensions, religion intérieure (dīn) et religion scripturaire instituée (milla). Les savants « suivent le chemin des preuves parlantes de Dieu », les prophètes tels que Dieu les a purifiés, eux dont Dieu « a illuminé les intériorités par les lumières de la walāya et de la proximité44 ».
La walāya est le fondement de la prophétie intégrale et éternelle, elle confère aux prophètes annonciateurs, aux législateurs envoyés par Dieu et aux imāms les sources de leur autorité sur les hommes, l’illumination intérieure et la purification morale qui les rendent impeccables. Leur disciple, celui qui « suit les traces de ces preuves et des hôtes de la demeure prophétique » est guidé vers « les secrets de la connaissance et de la certitude ». Maître du savoir ésotérique, il perçoit par les vues spirituelles les lumières du Livre et des paroles des imāms, il est donc bien l’herméneute légitime du Coran et des ḥadīth-s.
Cette thèse fondamentale est celle de l’harmonie de la révélation et de la raison : il n’y a pas d’opposition entre la révélation religieuse et le vrai qui est objet d’intellection. Le savant est prémuni contre deux déviations : la négligence envers la révélation qui affecte ceux qui professent l’usage indiscipliné de l’intellect (taṣarruf al-ʽaql), parmi lesquels se trouvent « ceux qui se piquent de philosopher », les disciples de la falsafa, et « ceux qui professent de façon excessive la doctrine des mu‘tazilites » et la négligence de l’intellect, qui affecte ceux qui professent l’imitation servile (taqlīd) et qui sont caractérisés par « la faiblesse de l’intellect et la petitesse des vues spirituelles45 ».
Nous savons que le grand reproche fait par Mullā Ṣadrā aux philosophes disciples d’Avicenne est de tenir les prophéties concernant la vie dernière pour de simples allégories. Quant aux théologiens mu‘tazilites, il leur fait un reproche équivalent, puisque ces derniers, selon lui, pratiquent une exégèse allégorique du Coran trop éloignée de son sens littéral. Mullā Ṣadrā donne congé à ces trois prétendants à l’autorité du savoir que sont le philosophe et le théologien qui ne se soumettent pas aux enseignements « irréfutables de la révélation » et le suiviste qui adopte l’attitude désignée par le mot « taqlīd », l’imitation servile.
Par ce terme, Mullā Ṣadrā désigne le littéralisme de celui qui refuse la recherche intellective du sens caché des révélations, qu’il s’agisse du Coran ou des akhbār des imāms. Le littéralisme consiste à s’en tenir à la lettre en se défiant de toute exégèse, et il repose sur le préjugé du vulgaire, qui n’accorde de créance qu’à l’apparence sensible. Le taqlīd est l’attitude d’assentiment de l’âme sensible, confrontée aux signes sensibles de la véridicité du prophète, singulièrement les miracles ou les actions exceptionnelles et étranges des envoyés de Dieu. Il a une valeur indiscutable puisqu’il constitue la religion des simples, des ignorants sur la base d’une foi solide dans les pouvoirs prophétiques. En revanche, il est inférieur et inessentiel, puisqu’il est prisonnier de la connaissance sensible et de la vie corporelle. Mullā Ṣadrā dit que le taqlīd est à la connaissance (‘irfān) ce que le corps est à l’esprit, ce que l’ombre est à l’individu concret, l’écorce au noyau, le fantôme à l’archétype réel46.
Dans son commentaire du verset 256 de la sourate al-Baqara, Mullā Ṣadrā analyse la distinction qui existe entre la rectitude et l’errance. Cette distinction est celle du vrai et du faux, de la foi et de l’infidélité. Il n’est pas vrai que tout homme adulte, légalement considéré comme capable de se soumettre à la Loi (mukallaf) soit conscient des « éclaircissements probants » et des « démonstrations éclairantes » qui permettent de distinguer le vrai du faux. Une telle lucidité intellectuelle « serait contraire à l’état du plus grand nombre d’entre eux, un état bien connu ; en effet, ou bien ils sont purement et simplement des ignorants, ou bien ils sont des gens qui suivent aveuglément une autorité (muqallidūn) ». Or, ajoute Mullā Ṣadrā, « celui qui suit aveuglément une autorité est semblable à l’ignorant, dans le fait qu’il est privé de vrai savoir, de “gnose” et de vie spirituelle. » Il ne se distingue de l’ignorant pur et simple que par le fait de posséder une conviction, une profession de foi (iʽtiqād). Or, le degré de la connaissance (maʽrifa) est supérieur au degré de la conviction, ou profession de foi. La vraie connaissance est faite de l’explication actuelle et ésotérique, elle est constituée par la maîtrise de ces commentaires du sens caché des textes révélés dont l’enseignant est précisément le vrai philosophe. Mullā Ṣadrā ne se contente pas de hiérarchiser les niveaux de la connaissance et du taqlīd, il les considère comme deux attitudes mentales qui s’excluent l’une l’autre :
La contemplation spirituelle exclut la conviction de celui qui suit aveuglément, puisque cette conviction aveugle n’est accompagnée d’aucune explicitation, d’aucun apaisement du cœur et que le profit qui s’y trouve consiste dans le seul fait de suivre celui qui dirige, celui qui est savant dans ce qui concerne la forme extérieure des pratiques légales et des règles religieuses qui sont requises pour l’exercice [cultuel] des facultés corporelles, pour soumettre l’âme impérative (al-nafs al-ammāra), mais sans aller jusqu’à l’âme apaisée (al-nafs al-muṭma’inna47).
Certes, le « suiviste », celui qui confond la vie religieuse avec l’obéissance aveugle au juriste, se délivre des vices apparents et des actions viles, et il aura une part des bonheurs promis dans la vie dernière. Mais le bonheur réel dépend de la connaissance réelle, « mieux dit, il lui est identique », et notre homme en sera privé, car « quand il n’y a pas d’indépendance dans la connaissance, il n’y a pas d’indépendance dans le bonheur ». Seul le sage est indépendant, seul il est vraiment heureux, seul il connaît l’identité de la vie dernière et de la connaissance. Le « suiviste » est un homme inaccompli, privé de liberté spirituelle, un peu à l’image des bêtes qui n’ont pas de « retour » dans l’autre monde48.
Le taqlīd a pour inconvénient majeur d’être purement apparent, de ne rien révéler de la conviction intime. Superficiel et purement verbal, le taqlīd est l’arme favorite des hypocrites pour se mettre en paix avec les autorités légitimes. Commentant une tradition du sixième imām qui met en scène un possédé, Mullā Ṣadrā explique ainsi la réponse que le possédé fait au disciple de l’imām lorsqu’il reconnaît être la proie d’une opération du démon. Sujet à la suggestion démoniaque, cet homme en fait l’aveu, mais il n’en a aucune intelligence. Son taqlīd n’est donc pas un aveu authentique, il est privé de vérité, et il n’est d’aucun profit pour celui qui l’adopte, en ce monde ou dans l’autre monde. La privation de la science et de l’intelligence de la vérité spirituelle, privation dont souffre le taqlīd, assimile ce dernier à l’infidélité pure et simple49.
Mullā Ṣadrā a fait du partage entre la connaissance du commun et celle de l’élite une des conditions indispensables à la lecture de sa somme de sciences philosophiques, les Asfār, puisqu’il le mentionne avec force dans l’introduction générale de l’ouvrage. Les trois connaissances métaphysiques fondamentales, la connaissance de Dieu, la science du retour vers Dieu et la connaissance du chemin qui conduit à la vie dernière ne sont pas ce qu’on entend lorsqu’on pense à la conviction dogmatique produite par le tout-venant, le croyant ordinaire, le vulgaire (al-ʽāmmī) ou par le savant juriste (faqīh). Or, ces trois sciences ont pour sujets respectifs les trois domaines essentiels à la vie religieuse et à la foi : le tawḥīd ou connaissance de Dieu, de son unité, de ses attributs et de ses actes, la connaissance de l’autre monde et la science des conduites morales fixées par l’enseignement prophétique indispensables au salut.
Mullā Ṣadrā établit une correspondance éclairante entre la connaissance sensible, équivalent à une ignorance des réalités essentielles, la doctrine du « vulgaire », la méthode du théologien limité aux choses de la jurisprudence (faqīh) et l’adhésion aveugle, le suivisme (taqlīd). La méthode du juriste, celle du théologien adonné à la controverse ou celle du mauvais philosophe ont ceci de commun qu’elles sont incapables de s’élever au degré indispensable de la vérité suprasensible authentique. Ces catégories de savants sont donc solidaires de l’opinion du tout-venant, et ils sont aveugles comme lui au suprasensible. Mullā Ṣadrā établit une autre correspondance entre la connaissance rationnelle et spirituelle, la doctrine du « gnostique » (ʽārif), la conquête des vérités essentielles et de la juste démarche vers le salut50. Le partage entre le commun et l’élite est celui qui sépare la doxa (l’iʽtiqād pris en un sens péjoratif) de la science, celui qui sépare le monde sensible du monde intelligible, l’ignorance de l’âme animale de la connaissance de l’âme humaine théorétique, celui qui sépare ce bas monde de l’autre monde et cette vie de la vie dernière.
Le partage entre la religion de l’élite et la religion du commun, qui est si familière à la philosophie, se déplace ainsi dans le domaine de la religion imamite. Mullā Ṣadrā propose un modèle philosophique du partage entre la religion du savant et la religion du commun. Il rejette l’adhésion aveugle au nom de l’enseignement guidé par la lumière spirituelle de l’imām en laquelle est la source de l’harmonie entre la révélation et la raison. Il ne s’agit pas de promouvoir le règne de la raison seule, mais la compréhension approfondie de la walāya.
Mullā Ṣadrā explique le long ḥadīth du sixième imām qui commence par ces mots :
Certes, vous n’êtes pas en bonne santé spirituelle jusqu’à ce que vous ayez la connaissance, et vous n’aurez pas la connaissance jusqu’à ce que vous ayez la ferme croyance, et vous n’aurez pas la ferme croyance jusqu’à ce que vous accédiez à quatre portes dont la première n’est en bon état que grâce à la dernière51.
Mullā Ṣadrā comprend que les quatre portes sont la science (ʽilm), la sagesse (ḥikma), la communication divine (waḥy) et l’inspiration (ilhām). Ces connaissances indispensables au salut sont en dernier ressort issues de la science obtenue de la proximité même de Dieu, la « science mystique » (ʽilm ladunī). L’ensemble forme la connaissance réelle. Le partage entre doxa et science trouve ici sa pleine valeur, puisqu’à cet ensemble de connaissances réelles, Mullā Ṣadrā oppose les fausses sciences que sont : les connaissances acquises par imitation servile (taqlīd), par la transmission des traditions (riwāya), par le raisonnement analogique (qiyās). Sont donc exclus de la science tous ceux qui savent par ouï-dire, qu’il s’agisse d’enseignement servile venu du faqīh, d’enseignement pseudo-rationnel venu du théologien, ou de l’enseignement littéral des traditions accumulées sans être accompagnées du dévoilement nécessaire52.
En ne se réclamant que de Dieu et des Hôtes de la demeure prophétique, Mullā Ṣadrā peut conduire une charge audacieuse contre les suivistes : « Comment serait-elle bien ordonnée, la conduite de celui qui se contente de l’imitation des œuvres et des paroles et qui refuse la méthode de la recherche intellectuelle et de l’examen spéculatif ? » Il renvoie dos à dos ce suiviste et le philosophe ou le théologien rationaliste « qui n’est pas illuminé par la lumière de la religion révélée53 ».
L’accord de la révélation et de l’intellect prend ainsi un sens polémique : « L’intellect accompagné de la révélation religieuse, c’est lumière sur lumière », écrit Mullā Ṣadrā, en une allusion au « verset de la lumière » (Cor 24, 35).
Dans son commentaire du verset de la lumière, Mullā Ṣadrā nous permet de comprendre que diverses interprétations de l’expression « lumière sur lumière » sont possibles. Il mentionne celle d’Avicenne, selon laquelle les deux lumières unies sont celle de l’intellect acquis et des formes intelligées, puis il fait expressément référence aux traditions réunies dans la somme de Kulaynī. « Lumière sur lumière » désigne symboliquement le statut de l’Homme parfait, en qui s’harmonise la science de ce qui est apparent et la science de ce qui est caché. Il ne s’agit donc pas d’une rationalisation de la religion, mais bien de la compréhension de la souveraineté spirituelle, culminant en la démarche qui va jusqu’à la compréhension de la Réalité muhammadienne intégrale54. C’est que l’intellect dont le symbole est la vue saine et le Coran dont le symbole est le soleil sont les deux lumières indispensables.
Le suivisme (taqlīd) consiste à se contenter de la lumière du Coran et de la lettre des ḥadīth-s. Ṣadrā en tire argument pour refuser le taqlīd, au sens que prend ce terme lorsqu’il désigne l’attitude littéraliste servile. Surtout, il conçoit l’exercice de l’intellect sous les traits du dévoilement des significations cachées et non sous les traits de l’élaboration rationnelle de nouvelles décisions juridiques. Il adhère sans réserve à l’interprétation intellective de la tradition, mais non à la rationalisation de la tradition, car il ne conçoit pas l’intellect dans le sens que les savants cantonnés dans le développement de la science de la jurisprudence donnent à l’usage de la raison humaine. La seule imitation qui vaille est celle de la walāya des imāms.
Mullā Ṣadrā légitime l’usage de l’intellect, sans verser dans la doctrine des fuqahā’. Cette dernière est elle-même fondatrice de la théologie politique des ulamā’, qui, sans encore s’exprimer par une doctrine de l’État, insiste sur l’importance des prescriptions juridiques normatives de la vie d’ici-bas et la gestion des pouvoirs des représentants de l’imām caché dans les affaires collectives.
L’intellect, selon Mullā Ṣadrā, n’outrepasse pas les limites de l’autorité des imāms, il n’est pas le pouvoir de décider en lieu et place de l’imām caché dans les affaires temporelles. Si le pouvoir de décision du sage est bien reconnu, c’est que « celui qui se détourne de l’intellect et se contente de la lumière du Coran et du khabar a pour symbole celui qui ferme la voie à la lumière du soleil et de la lune en fermant les paupières, de sorte qu’il n’y a aucune différence entre lui et les aveugles. » Le Coran n’est donc pas la seule source de vérité, la parole des imāms non plus, bien que ces sources soient « le soleil et la lune », entendons la prophétie et l’imamat. Le vrai savant est celui qui ouvre l’œil intérieur et le dirige vers la lumière solaire et lunaire, et non celui qui s’en tient à la lettre sans en pouvoir discerner le sens caché, lequel sens est le sens véritable.
Que le « groupe » autorisé, entendons celui des vrais philosophes, les gnostiques, soit le seul qui possède la légitimité du savoir, Mullā Ṣadrā le soutient de façon voilée. C’est, dit-il, la matière de l’enseignement procuré par son commentaire complet des livres antérieurs composant la somme de traditions de Kulaynī. Or, les livres en question sont tous des recueils de ḥadīth-s qui énoncent des dogmes théologiques ésotériques et non des prescriptions juridiques. Le dessein qu’il poursuit en ce commentaire, dessein que dévoile celui du Livre de la preuve est ainsi parfaitement assumé :
Nul groupe n’effectue la réconciliation qui consiste à rassembler la révélation religieuse et la démonstration rationnelle du vrai, si ce n’est ce groupe-ci, parce que [ses membres] acquièrent la connaissance des lumières de la science et de la sagesse au tabernacle de la prophétie et de la walāya et de ceux qui sont leurs disciples en suivant les voies des imāms et des possesseurs de l’impeccabilité55.
Dans le débat qui oppose rationalistes et traditionalistes, le philosophe gnostique neutralise l’éventuel conflit de la révélation et de la raison. Le retour herméneutique au sens des imāms est ainsi le sens du véritable retour aux seules sources légitimes qui sont prophétie et walāya. Mullā Ṣadrā peut alors énoncer la thématique fondamentale de son commentaire du Livre de la preuve : Dieu a deux preuves, une preuve manifeste et dévoilée et une preuve ésotérique et voilée.
Cette thèse ne renvoie pas, dans ce contexte précis, au couple formé par le prophète et l’imām, car ces deux grands détenteurs de l’autorité ont, respectivement, une dimension exotérique et une dimension ésotérique. Elle désigne plutôt les deux types de l’exercice de la véridiction que le prophète ou l’imām sont appelés à pratiquer, ainsi que les deux types de croyance qui leur correspondent conformément au couple de notions qui gouverne toute réalité, l’apparent ou exotérique et le caché ou ésotérique.
La preuve de l’existence et de l’autorité de Dieu se manifeste, dans l’ordre des réalités corporelles sensibles, grâce à la preuve exotérique de Dieu. Elle s’adresse à tous les hommes. La dimension secrète, invisible, est accessible grâce à la preuve cachée, ésotérique. Cette preuve ésotérique est destinée à l’élite, aux hommes doués d’intellects aiguisés. Le couple formé par l’exotérique et l’ésotérique correspond au couple formé par la sensibilité et l’intellect. Le vulgaire s’en tient au témoignage des sens, l’élite n’écoute que les preuves par la connaissance rationnelle. Le vulgaire accorde créance à la preuve extérieure de Dieu qui est fournie par les prodiges et les miracles (muʽjizāt, karāmāt) accomplis par les prophètes, et l’élite ne reçoit pour vraie que la preuve intérieure fournie par l’intellection.
Le miracle, objet de sensation, produit des effets dans les âmes du vulgaire que ne produiraient pas mille preuves démonstratives. Privé des lumières de l’Intellect agent, le vulgaire ne croit que ce dont il a le témoignage immédiat. S’il est gagné à la vraie foi par l’évidence du miracle, l’élite n’en accepte aucune connaissance certaine. La preuve ésotérique, la preuve intelligible lui est nécessaire et elle lui suffit :
La preuve intelligible unique agit en l’élite et lui procure, dans le registre de la foi et de la conviction, ce que ne feraient pas mille miracles, comme, par exemple, la transformation du bâton en serpent56.
Il est remarquable qu’entre l’ordre de l’adhésion du vulgaire et celui de la foi de l’élite il n’existe aucune continuité, mais une dualité significative et comme une incompatibilité. Le miracle suffit au vulgaire mais il n’a aucune évidence pour l’élite, une seule démonstration rationnelle suffit à l’élite, mais le vulgaire ne peut l’entendre. La conséquence implicite est évidente : le savant ne croirait pas en Dieu et en ses envoyés s’il n’existait que des miracles et si l’intellect n’était pas le plus sûr moyen de connaître Dieu. Puisque les miracles sont la raison d’être du taqlīd, puisque le taqlīd est un assentiment inférieur et trompeur, il faut conclure que la seule vraie foi est la religion de l’élite, qui est la religion de la raison. Or, la raison n’est pas l’entendement, mais la lumière de l’Intelligence primordiale qui effuse sur l’intellect humain.
Il est remarquable que ce qui passe d’ordinaire pour les plus sûrs fondements de la foi, les actions miraculeuses qui sont les prérogatives des élus de Dieu, soit réduit au statut inférieur de signes sensibles bons pour le commun des ignorants.
Pour un penseur tel que Mullā Ṣadrā, la foi dans les miracles est une croyance instable et illusoire. Et il est conduit à distinguer l’existence de deux religions, l’une qui est vraie, celle de l’élite, l’autre qui est apparente et foncièrement privée de vérité, celle du vulgaire. Mullā Ṣadrā écrit : « La foi liée au miracle est la religion du vulgaire et des hommes vils57. » Il laisse ainsi secrètement conclure que la foi qui naît de l’intelligence est la religion de l’élite spirituelle, douée de toutes les vertus morales et spirituelles. Les termes employés sont particulièrement désobligeants. Al-li’ām précise le sens de al-‘awāmm : Al-‘awāmm, c’est le commun des hommes, l’homme en général. Al-la’īm, pluriel al-li’ām, c’est l’homme dépravé, ignoble, inique, mais aussi l’homme servile.
Le commun des hommes fidèles à la religion exotérique est disqualifié moralement par une bassesse et une servitude qui sont les indices de la faiblesse de leur foi. L’homme sensible n’est pas seulement incapable de comprendre l’intelligible, parce qu’il est limité à la seule faculté de sentir, qu’il a en commun avec les bêtes, mais il est voué à une servitude qui rejaillit sur les manifestations prophétiques qui lui sont destinées. La religion exotérique, ou religion des miracles, est une religion fragile et inessentielle. Les miracles les plus respectés des lecteurs fidèles aux récits coraniques sont-ils vraiment respectables si « la plupart de ceux qui ont cru en Moïse à cause du miracle, leur conviction s’est dissoute en raison des sortilèges qu’a effectués le Samaritain58 » ?
Mullā Ṣadrā renvoie discrètement le lecteur à son commentaire du vingtième ḥadīth du Livre de l’intelligence et de l’ignorance. Il est important de suivre le fil de son argumentation pour comprendre la division de la conviction en deux religions distinctes et hiérarchisées.
Le ḥadīth en question est le récit d’un entretien entre le dixième imām, Abū l-Ḥasan ‘Alī al-Hādī, et Ibn al-Sikkīt59. Ce dernier demande à l’imām pourquoi Dieu a conféré à ses envoyés, Moïse, Jésus, Muḥammad divers pouvoirs miraculeux, tels que le Bâton de Moïse, le pouvoir médical de Jésus ou l’éloquence de Muḥammad. L’imām répond que chacun de ces envoyés a été doté d’un pouvoir correspondant à ce qui avait le plus d’importance pour les gens de son époque : La magie emportait la conviction des contemporains de Moïse, Jésus fut suscité par Dieu en un temps où les hommes étaient victimes de maladies chroniques, Muḥammad vint au temps où les hommes prisaient l’éloquence et la poésie. Dans chaque cas, l’envoyé de Dieu est doté d’un pouvoir miraculeux sans équivalent chez ceux à qui il s’adresse, pour prouver sa véracité. Le Bâton (transformé en serpent) permet à Moïse de réduire à néant la magie de ses adversaires incrédules (Cor 7, 106-124) ; la thaumaturgie de Jésus guérit les aveugles et les lépreux, elle ressuscite les morts ; l’éloquence de Muḥammad et ses enseignements de sagesse réfutent l’éloquence de ceux qui doutent et les convertissent.
Après avoir donné cette explication historique des divers pouvoirs miraculeux, l’imām répond à une deuxième question, qui porte sur son propre pouvoir, en son propre temps : « Quelle est la preuve auprès des hommes aujourd’hui ? » Il répond : l’intellect. Ainsi l’intellect entre-t-il dans l’histoire des pouvoirs miraculeux. Il fait partie de ces « objets de pouvoir » que sont la divination, la résurrection des morts, la transmutation des objets, etc.60. L’imām intègre le pouvoir de l’intellect dans la longue série des pouvoirs miraculeux et il ne le place donc pas hors de cette série. Il laisse entendre que, dans le temps de l’imamat, en son propre temps, il convient de persuader les hommes par le pouvoir d’un intellect dont ils ne sont pas personnellement capables, grâce à un intellect infiniment supérieur au leur, un intellect miraculeux qui est constitutif de la walāya des imāms61. L’imām ne dit pas que cet intellect supérieur diffère des pouvoirs exceptionnels des envoyés, mais il le situe au terme de la série des signes historiques qui font partie des œuvres probantes des hommes de Dieu.
Voyons ce que Mullā Ṣadrā nous invite à comprendre de cette tradition62. Commentant la lettre du récit coranique qui conte l’épisode pendant lequel Moïse, sous l’inspiration de Dieu, jette son bâton, lequel engloutit ce qu’avaient fabriqué les magiciens, Ṣadrā dit que la preuve par l’action miraculeuse permet de faire reconnaître aux magiciens la différence entre le miracle et la magie. La magie n’est qu’artifice, fabrication d’illusions et de faux-semblant, tandis que le miracle vient de Dieu et traduit « une puissance divine issue du malakūt à laquelle les corps et les âmes obéissent63 ». Les effets psychiques produits par la magie sont essentiellement mauvais, tandis que les effets du miracle sont bons, sont produits en vue du bien, de la santé morale de l’homme et de la conservation de l’ordre divin (ḥifẓ al-niẓām). Le miracle est donc bien la perfection de la preuve. Mullā Ṣadrā donne les mêmes explications pour ce qui concerne Jésus et Muḥammad.
Venons-en maintenant à l’intellect, considéré lui aussi comme une preuve de la véridicité, non plus du prophète envoyé, mais de l’imām. Selon Mullā Ṣadrā, le temps présent n’est plus celui où les pouvoirs miraculeux étaient l’ultime et décisif témoignage de véridicité :
Il [l’imām] a répondu que la preuve auprès d’eux [les hommes], en ce temps-ci, c’était l’intellect et seulement lui, par lequel on distingue le vrai du faux et la véridicité du mensonge64.
Constatons que l’intellect, dans l’exégèse de Mullā Ṣadrā, n’est pas ou n’est plus seulement la hiéro-intelligence, mais qu’il s’assimile désormais à l’intellect acquis et à l’Intellect agent, finalité et perfection de l’intellect humain, expression de la science divine. La religion du miracle fut rendue nécessaire, en chaque époque antérieure de l’histoire de la prophétie, pour asseoir l’autorité décisive de chaque prophète législateur sur son peuple. Elle était intimement liée à cette exigence et à la nécessité de persuader le peuple de ce qu’il eut plus et mieux à attendre du législateur inspiré par Dieu que des charlatans ou des poètes. La religion exotérique était adaptée au niveau du commun des hommes, elle était « la voie du vulgaire » (minhāj al-ʽawāmm). Désormais, c’est la religion de l’intellect, au double sens que lui confèrent la tradition imamite et la philosophie, qui constitue la preuve. L’intellect surnaturel de l’imām sort, en quelque façon, de l’ordre du miracle pour vivre en harmonie avec la raison mystique du philosophe accompli.
Mullā Ṣadrā interprète le dit de l’imām comme s’il formulait une critique sévère de la religion du miracle, au nom de la religion de l’intellect. Il explique que la foi en Dieu et dans le Jour dernier, qui naît grâce au miracle sensible, ne peut conquérir les sages, ceux qui sont doués de vue intérieure (ahl al-baṣira), ce qui est une première critique.
En une seconde critique, il dit que, faute de s’accompagner d’un dévoilement de la vérité cachée des articles de foi, l’obéissance n’est qu’une obéissance extérieure, privée de l’épanouissement de l’intelligence – l’ouverture de la poitrine dont parle le Coran (39, 22) – par la lumière de la certitude dans le cœur. Le syllogisme implicite est le suivant : au temps des imāms, le temps qui va de la clôture de la prophétie législatrice jusqu’au retour de l’imām caché, la religion du miracle sensible est incertaine et le dévoilement opéré par l’intellect est seul facteur de certitude. Or, la foi doit être synonyme de certitude. Par conséquent la religion du miracle est une religion privée de la vraie foi, « cela, à cause de l’excès d’incertitude dans les miracles sensibles, tandis qu’il n’y a aucune incertitude dans les certitudes de l’intellect65 ».
Ce qui était présenté par l’imām comme un pouvoir miraculeux singulier, adapté au temps présent, faisant suite aux autres pouvoirs miraculeux des prophètes, est conçu par Mullā Ṣadrā comme l’instrument de la vue intérieure, de la religion intérieure, infiniment plus convaincante et stable que la religion extérieure, nourrie de l’obéissance aux signes de pouvoir des prophètes législateurs. Dans l’histoire de la prophétie, la preuve ésotérique reste seule, lorsque se sont achevées les missions des preuves exotériques. Elle consiste en « l’ouverture de la poitrine à l’islam », entendue comme l’ouverture de l’intellect au sens caché et intelligible. Alors peut régner la vraie religion, celle de l’intellect, et avec elle la vraie foi.
Il reste que Mullā Ṣadrā doit définir la voie de l’intellect, et la distinguer des modes de la pensée réflexive avec lesquels on la confond. Mullā Ṣadrā prend la précaution de définir, en cette occasion, l’intellect dans son contexte religieux, et non par les concepts philosophiques qu’il utilise par ailleurs. Il use des symboles de la « balance » et de « la pesée ». Dans le Coran lui-même, il puise des exemples des trois balances fondamentales et des trois états de la première d’entre elles. La pesée de la connaissance (maʽrifa) et de la religion intérieure (dīn) par la balance de l’intellect est un jugement exercé superlativement par les prophètes, selon des critères qui leur sont inspirés par Dieu66.
Ensuite, il déploie l’ordre hiérarchique des maîtres enseignants : le premier maître en la connaissance des balances est Dieu ; le deuxième est l’ange Gabriel, nommé aussi l’Esprit de sainteté (rūḥ al-quds) et l’Intellect agent (al-ʽaql al-faʽʽāl) ; le troisième maître est l’envoyé, le prophète législateur. La hiérarchie des maîtres est celle de trois degrés : Dieu, l’intellect angélique qui est l’intellect des imāms et des gnostiques, le législateur.
Dieu est la source première de l’illumination intellective. Sa science transite par l’ange de la révélation, qui est aussi l’Intellect agent des philosophes. Enfin elle parvient au troisième des maîtres, le législateur. Les aspects extérieurs de la prophétie législatrice, la religion exotérique, la religion du vulgaire et des miracles sont chose inférieure, puisqu’ils viennent en troisième, tandis que la philosophie du gnostique vient au second rang. Quoiqu’elle soit inférieure à la philosophie, la prophétie législatrice est nourrie de la seule et identique lumière de l’intellect. Relevons qu’au degré qui se situe au-dessus du prophète législateur, puisqu’il lui est antérieur dans la gradation, le deuxième des maîtres est celui qui détient le pouvoir angélique de la révélation, les lumières du malakūt, celui qui connaît les critères de la science et de la religion intérieure, ésotérique.
Ce savant, supérieur au prophète législateur (mais non séparé de celui-ci dans les temps antérieurs au nôtre) est porteur de l’intellect démonstratif et herméneutique. C’est, bien entendu, l’imām, et c’est aussi, dans le cadre strict de la fidélité à l’imām, l’enseignant intellectif, le gnostique (al-ʽārif). L’imām, maître de philosophie est aussi l’imām, maître de l’enseignement ésotérique. Il s’ensuit que la religion du vulgaire ne peut être que celle du législateur. « Les hommes en totalité sont enseignés par l’envoyé, et ils n’ont pas d’autre chemin que le sien67. » Citant Cor. 3, 85, Ṣadrā insiste sur l’universalité et la nécessité de la religion de l’islam, c’est-à-dire la religion exotérique. Les imāms seuls échappent au statut commun de tous les hommes, eux « qui font effluer les connaissances de son mystère et de son sens intérieur sans intermédiaire », puisqu’ils sont le deuxième des maîtres.
L’intellect, la preuve intérieure, n’est pas l’instrument de l’opinion personnelle (ra’y) et du raisonnement par analogie (qiyās). Or, ces deux concepts définissent l’activité dont la légitimité est revendiquée par les mujtahids imamites qui entendent déduire des bases de l’enseignement des prophètes et des imāms les applications multiples et nouvelles de la Loi islamique aux circonstances de leur temps. Mullā Ṣadrā tient que ces pouvoirs rationnels sont des pouvoirs sataniques, qui font partie des « balances du démon ». Le premier à en avoir usé, c’est Iblīs. Le raisonnement diabolique introduit, en effet, ces deux formes du sophisme que sont la contradiction (taʽāruḍ) et l’ambiguïté (iltibās68). Mullā Ṣadrā assimile ainsi l’ijtihād de ses confrères et concurrents, les théologiens rationalistes, à l’usage de l’intellect dont nous avons vu l’exemple en Muʽāwiya. Il rejette explicitement hors de la religion vraie les tenants du raisonnement analogique :
Celui d’entre nos compagnons qui s’imagine que c’est la balance de la connaissance, nous demanderons à Dieu qu’il tienne son mal et son injustice hors de la religion et hors de nos frères, les purs, car il est ignorant de la religion véridique, et c’est un mal venant d’un ennemi doté d’intellect69.
Nous avons vu plus haut qu’il existait deux types d’intellect, l’Intellect divin, l’Intellect agent, l’Esprit de sainteté, et l’intellect satanique. Ce dernier s’exerce au libre usage de sa spéculation, il est le signe d’une prétention à la liberté d’une raison personnelle, qui ne se réclame que d’elle-même, spécialement dans le raisonnement juridique par analogie. Entre le philosophe au sens vrai du terme, qui n’use pas de cette liberté indifférente à la révélation et son « ennemi intelligent » (ʽadūw ʽāqil), le conflit est celui-là même de Dieu et de Satan.
Une fois le mujtahid rationaliste expulsé de la religion vraie, Mullā Ṣadrā reprend à son compte une représentation courante de la pédagogie, qui intègre les nourritures spirituelles aux divers âges de la vie.
L’éloquence exhortative, cet art prophétique passé aux mains des enseignants fidèles convient à l’enfance de l’homme, dont le vulgaire ne sort jamais. En revanche, elle dégoûte l’homme dans la force de l’âge, doté d’un intellect accompli, comme le lait maternel dégoûte celui qui désormais se nourrit de viande. La pédagogie est l’art de nourrir chacun de la nourriture qui lui convient. C’est ainsi que « la nutrition par la nourriture qui convient fait vivre, tandis que tourmenter par ce qui ne convient pas fait périr ». On usera de la dialectique (jadal) avec ceux qui ne comprennent que la controverse (jidāl), incapables de saisir les vérités philosophiques. Il convient, dit Ṣadrā, d’être doux avec eux. L’enseignement de la vraie philosophie, réservé à l’élite, s’accompagne d’une dialectique persuasive, tandis que le vulgaire se nourrira du lait de l’enseignement élémentaire70.
Nous voyons dans quel cadre se situe la division entre les deux preuves, l’exotérique et l’ésotérique. Revenons à l’introduction au commentaire du Livre de la Preuve. Mullā Ṣadrā hiérarchise les deux types de religion, celle du miracle et celle de la guidance intellective. Le commun des hommes est persuadé par les actions miraculeuses des prophètes et des imāms, « mais les preuves intelligibles et les lumières divines sont les preuves de Dieu pour leurs essences et leurs intériorités71 ». Les preuves (barāhīn) procurées par l’intellect sont, selon l’usage philosophique du terme, démonstratives. Or, ce sont elles les preuves (ḥujaj) au sens religieux du terme, les témoignages divins. Nous voyons ainsi confirmée l’assimilation des démonstrations de l’intellect au domaine surnaturel de la révélation, ce qui ne signifie pas une plate rationalisation de la religion de l’élite, mais plutôt le passage de l’homme sensible à l’homme intelligible, à l’essence de l’homme qui est son âme rationnelle.
L’exemple en est donné par les prophètes eux-mêmes, selon quatre versets cités par Mullā Ṣadrā selon une gradation éloquente : « Cette preuve de Nous, Nous l’avons conférée à Abraham pour son peuple » (Cor 6, 83) : l’intellect est le don divin octroyé à Abraham. Il est « la preuve lumineuse que l’on nomme la guidance », dit Ṣadrā, et le guide par excellence est, par conséquent le savant. C’est en ce sens qu’il cite le verset suivant : « Nous élevons les degrés de qui Nous voulons et au-dessus de tout ce qui possède science est un savant » (Cor 12, 76). La guidance est le fait du savant et « Voilà ceux que Dieu dirige et par leur guidance dirige-toi » (Cor 6, 90). Que l’intellect qui guide soit tout autre chose que l’entendement rationalisant s’exprime par la présence dans le Coran du terme qui deviendra un des termes techniques de la gnose, al-baṣira, la vue spirituelle : « Dis : Ceci est mon chemin. J’en appelle à Dieu, selon une vue spirituelle, moi et qui me suit » (Cor 12, 108).
Selon Mullā Ṣadrā, deux sortes de disciples suivent les prophètes. Il y a celui qui suit les prophètes « par la voie de la sagesse (ḥikma) et de la démonstration (burhān) » et celui qui suit les prophètes par la controverse (mujādala), « par le sabre et le fer de lance72 ». L’homme de la controverse impose l’islam par la violence verbale et physique. Sa pratique est licite, quoiqu’elle soit inférieure, puisqu’elle n’est pas instruite par la philosophie. Nous avons lu qu’il convenait que le philosophe ne le heurtât pas de front. La voie de la sagesse est la meilleure des voies, elle exprime le sens de la preuve intérieure de Dieu.
Sur le fond d’une première distinction entre l’exotérique et l’ésotérique, la religion s’est divisée et hiérarchisée en religion du vulgaire ou religion du miracle et religion de l’intellect ou religion de l’élite. La preuve par le miracle n’est pas le propre des prophètes législateurs seuls, puisqu’on peut citer maint exemple où les imāms exercent des pouvoirs surnaturels variés. Cependant, pour Mullā Ṣadrā, l’âge des prophètes étant clos, l’âge des imāms ne connaît vraiment pour miracle que l’intellect. La preuve par le miracle concerne l’aspect extérieur de la prophétie intégrale, comprenant la prophétie législatrice et l’œuvre des imāms. Elle reste inférieure à l’intellect.
La division duelle passe, à travers l’histoire, entre deux modes d’opération : l’action prophétique extérieure, destinée au vulgaire, principalement sise dans l’exercice de la législation et du maintien de l’autorité de la famille prophétique après la disparition du dernier législateur, Muḥammad, et la pratique de l’intellection d’autre part. Cette dernière importe aux prophètes en leur totalité, comme aux amis de Dieu, les imāms. Cependant, ces deux modes d’opération, distincts selon deux états de la religion, se sont répartis historiquement en deux grandes périodes, le temps des prophéties législatrices et le temps de l’imamat. Le temps de l’imamat se caractérise par le pur exercice de la direction (hudä). La vérité de la direction divine s’exprime en intériorité et non pas en extériorité, même si la religion extérieure est nécessaire au vulgaire. Dans les derniers temps, la religion se divise en pratique de la controverse, au besoin de la controverse armée, qui est la face exotérique du pouvoir religieux, et en pratique de la philosophie, qui est la face ésotérique, réservée à l’élite. Le mujtahid rationaliste est exclu de la religion extérieure comme de la religion intérieure, il est rejeté dans les ténèbres sataniques.
Au total, l’autorité religieuse exotérique relève de la preuve extérieure, s’appuie principalement sur la religion du miracle, s’exprime ensuite par la contrainte et la controverse, concerne tous les hommes, en tant qu’ils sont limités à leur connaissance sensible. L’autorité religieuse ésotérique relève de la preuve intérieure, elle s’appuie sur l’Intellect divin, elle est la véritable guidance, elle se soutient de la sagesse philosophique et de la preuve démonstrative, elle instruit l’élite intellective des hommes sous l’égide de la walāya des imāms, elle instruit le perfectionnement de l’âme humaine, elle est supérieure à l’autorité exotérique.
Mullā Ṣadrā conçoit aussi la hiérarchie qu’il établit entre la religion extérieure, celle du vulgaire, et la religion intérieure, en explicitant la différence bien établie entre islam et īmān. L’islam est antérieur à l’īmān, parce qu’il est sa condition indispensable dans le temps. Si un homme ne professe pas l’islam, la religion extérieure, il ne professera pas la religion intérieure. L’islam fonde la stabilité du droit civil, du droit contractuel et du droit pénal. Il se concentre entièrement dans l’ordre juridique. En s’appuyant sur une décision d’al-Murtaḍā (m. 436 h/1044), Ṣadrā soutient que l’infidélité (kufr) est une infidélité intérieure, source de la vie éternelle en enfer, tandis que la foi (īmān) est l’une des lumières spirituelles de Dieu qui accepte intensité ou faiblesse et obtient ainsi divers degrés de rétribution dans la vie future.
Les vérités fondamentales sont obtenues par la raison seule, et la première obligation de l’homme est d’obtenir la connaissance de son Seigneur. La religion extérieure, privée de la connaissance personnelle du tawḥīd est ténèbres spirituelles tandis que l’īmān seule ouvre la voie à la vie future paradisiaque. Il est piquant de voir ainsi citer al-Sharif al-Murtaḍā, qui fut un censeur de Kulaynī, un célèbre disciple de l’un des fondateurs du courant rationaliste du shīʽisme imamite, en renfort de l’exégèse de Kulaynī73. C’est une référence importante, car elle renforce, bien entendu, l’inflexion du discours exégétique vers une domination sans faille de la raison. Il ne convient cependant pas de lui donner trop d’importance. Le but poursuivi est manifestement celui d’une orthodoxie retrouvée, dans l’harmonie de la religion extérieure et de la religion de l’élite, dans l’harmonie de l’intellect mystique et de l’intellect rationnel. Il y va de la plus élémentaire prudence, mais aussi bien de la plus élémentaire fidélité à la voie « moyenne » toujours tenue par Mullā Ṣadrā74.
Ainsi divisée et hiérarchisée, la religion imamite est soumise à un double régime, celui du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. L’un est inessentiel mais nécessaire et licite, l’autre est essentiel mais il est inévitablement réservé à une élite de savants. La visibilité et l’autorité de la religion ne peuvent ainsi s’universaliser et s’exercer dans le domaine temporel qu’à la condition de reconnaître l’inessentiel destin qui est le sien. En revanche, la vérité ne peut être que cachée, et elle ne peut et doit se confondre avec l’exercice polémique des preuves extérieures, avec le pouvoir sur les corps. Comme en d’autres circonstances, le partage de la religion du miracle et de la religion de la guidance consacre le destin tragique de cette dernière. Le guide est vraiment le guide lorsqu’il conduit l’élite à sa perfection, tandis que le pouvoir religieux exotérique avoue par son triomphe qu’il n’est autre que le plus superficiel, voire, s’il est isolé de l’ésotérique, le plus démoniaque aspect de la vie religieuse.
1. Voir M.-A. Amir-Moezzi et H. Ansari, « Muḥammad b. Yaʽqūb al-Kulaynī et son Kitāb al-Kāfī. Une introduction », Studia Iranica 38/2, 2009, p. 191-247 et M.-A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 159-206.
2. Voir Joseph Eliash, « The Ithnāʽasharī-Shīʽī juristic theory of political and legal authority », Studia Islamica XXIX, Paris, 1969, p. 18.
3. Voir Henry Corbin, Itinéraire d’un enseignement, Résumé des Conférences à l’École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences religieuses) 1955-1979, Téhéran, IFRI, 1993, p. 66.
4. Al-muḥaddath. Il s’agit de l’imām, qui est « celui à qui parlent les entités célestes », qui reçoit les enseignements venus de l’inspiration divine. Voir E. Kohlberg, « The Term “Muḥaddath” in Twelver Shīʽism », Studia Orientalia memoriae D. H. Baneth dedicata, Jérusalem, 1979, p. 39-47.
5. M. A. Amir-Moezzi, dans École pratique des Hautes Études. Section des sciences religieuses, Annuaire. Résumé des conférences et travaux, tome 119. 2010-2011, Paris, 2012, p. 95.
6. Henry Corbin, En Islam iranien, t. I, chap. 7, « Le sens de l’Imâm pour la spiritualité shî’ite », p. 285-329.
7. Dans son exégèse de la parole de l’imām ‘Alī « la totalité du Coran est dans le bā’ de bismillāh et je suis le point sous le bā’ », Ṣadrā reprend à son compte la hiérarchie des savants conçue par Ḥaydar Āmulī. Après le temps des prophètes, « le Jour » de la Révélation, vient le temps des imāms, pendant la « Nuit » de la clôture de la prophétie législatrice, et luisent les astres des ‘ulamā’. Ce sont, entre autres, les « sages divinisés » et les philosophes anciens, qui se sont rendus semblables à Dieu, les sages de la Grèce, modèles du vrai philosophe. Voir Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 38-39 et Asfār, vol. VII, p. 32-34. Le savant est supérieur au dévot, son modèle est la lumière de l’intellect présente chez les prophètes et les imāms (le soleil et la lune). Voir Sharḥ, vol. II, bāb faḍl al-ʽilm, chap. 4, 1er ḥadīth, rapportant un propos du Prophète qui finit par ces mots : « Le savant est supérieur au dévot comme la lune est supérieure aux autres astres la nuit de pleine lune, parce que les savants sont les héritiers des prophètes, car les prophètes ne laissent pas en héritage des richesses mais ils laissent en héritage la science, et qui s’en saisit se saisit d’un lot abondant. » Ṣadrā écrit, en évoquant les ishrāqiyyūn, les disciples de Sohravardī, que « les lumières des astres, selon leur diversité, sont les symboles des sciences des ʽulamā’ auxquels est procurée la science du prophète et du walī, selon la diversité de leurs rangs dans la science » (p. 113).
8. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 597-606. Al-Shawāhid al-rubūbiyya, p. 395-398. La croissance de l’âme, depuis le monde sensible jusqu’au monde imaginal et au monde intelligible conduit à la présence directe des intelligibles et de l’Intellect divin émanant de l’Un, présence culminant dans le fanā’ ou anéantissement en Dieu. Mullā Ṣadrā dit quels sont les stades respectifs des philosophes anciens, de Jésus et de Muḥammad. Le prophète et le walī se situent au stade suprême, celui des « anges rapprochés », ils contemplent la Face de Dieu. Ils réalisent le retour de toute chose en Dieu, aussi bien selon l’ordre philosophique que selon l’ordre théologique et le sens spirituel des traditions. Cette thèse en encore amplifiée dans Mafātīḥ al-ghayb, 5e miftāḥ, 1er mashhad, vol. I, p. 394-402.
9. Voir M.-A. Amir-Moezzi, Le Guide divin, p. 13-48. Mullā Ṣadrā est l’héritier des courants « rationalistes » qui opèrent le « glissement sémantique » étudié par Amir-Moezzi, entre le sens cosmologique et « non rationnel » de l’Intelligence et son sens philosophique. Cela étant admis, Mullā Ṣadrā refuse le rationalisme mu‘tazilite et il opère un second glissement, du sens rationaliste au sens gnostique. Ce faisant, il reconduit l’intellect ou raison au sens originaire, mais selon un modèle néoplatonicien et ishrāqī. C’est pourquoi tout son commentaire est une arme de combat contre la rationalisation théologique et juridique du shī‘isme imamite.
10. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 2, p. 52-56 [sur le 1er ḥadīth].
11. Pour Mullā Ṣadrā, comme pour Plotin, l’Un est pure liberté et le flux qui émane de lui est une motion libératrice. En un sens incompatible avec Plotin, nous avons vu que Ṣadrā considère que l’Un est l’être absolu. L’Un a un aspect caché, l’essence, et un aspect manifeste, l’Intellect en qui se révèle l’identité de l’Un et de l’être. Si l’essence divine est cachée, elle se révèle dans l’Intellect, ce qui entraîne que « l’essence de Dieu est toute chose ». L’unité de l’intelligible et de l’Intellect s’ensuit tout naturellement. La traduction de ces thèses dans la prophétologie et l’imamologie est le fondement de la doctrine de la « preuve » ou autorité du califat de Dieu sur sa terre.
12. La gradation de la prophétie est un effet de la motion essentielle, dont l’exemple est donné par le perfectionnement d’Abraham, passant successivement du rang de serviteur à ceux de prophète, d’envoyé et d’ami de Dieu, réalisant ainsi l’imamat intégral. Voir Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 2, p. 68-70 [sur le 2e ḥadīth].
13. Al-Shawāhid, 5e Mashhad, 2e Shāhid, 3e ishrāq, p. 422-424. Al-Mabda’ wa l-maʽād, vol. II, p. 819-822. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 1, p. 13-15 [sur le 1er ḥadīth].
14. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 1, p. 16.
15. Sharḥ, vol. II, bāb faḍl al-ʽilm, chap. 1, p. 36 [sur le 1er ḥadīth].
16. Ibid., chap. 2, p. 55 [sur le 1er ḥadīth].
17. Ibid., chap. 3, p. 89 [sur le 1er ḥadīth].
18. Les travaux de S. A. Arjomand, de J. Calmard, de J. A. Newman, après ceux de A. K. S. Lambton et de R. Savory ont permis d’éclaircir les positions politiques des ‘ulamā’ sous les Safavides. Le conflit interne aux ‘ulamā, entre fuqahā’ et ‘urafā’ est-il une querelle au sein d’une « hiérocratie » dominatrice ou, comme nous le pensons, est-il aussi un conflit théorique entre deux définitions de l’ijtihād ? Mullā Ṣadrā adhère à la légitimité de l’ijtihād, qui est la pierre angulaire des savants imamites adeptes de la prééminence de l’intellect, les Uṣūlīs. Il accepte le primat de l’intellect dans le cadre des enseignements des imāms sur « l’intelligence » pré-éternelle et son combat contre « l’ignorance », et il l’interprète de façon conforme à la philosophie péripatéticienne. Voir Sharḥ, vol. I, Kitāb al-‘aql wa l-jahl, p. 325-494 [sur le 14e ḥadīth]. Ce volumineux commentaire du fameux ḥadīth « des armées de la connaissance et de l’ignorance » est un traité où s’opère l’intégration de la philosophie morale des Anciens dans le dualisme éthique imamite. Sur ce ḥadīth capital, voir M.-A. Amir-Moezzi, La Religion discrète, p. 304-305. On ne saurait surestimer les conséquences de la décision philosophique de Ṣadrā. Voir, par exemple, Sharḥ, vol. I, Kitāb al-ʽaql wa l-jahl, p. 139-140 [sur le 12e ḥadīth]. Mullā Ṣadrā y montre que l’intellect est d’abord l’Intellect divin, la substance immatérielle intellective, unie à l’intelligé, l’étant suprême. L’Intellect divin est le modèle de la science des imāms et celui de toute connaissance unitive de l’être concret. L’ijtihād, l’effort de production intellective est, par conséquent, nourri de la doctrine illuminative qui en métamorphose le sens et la valeur.
19. Sharḥ, vol. II, bāb faḍl al-‘ilm, chap. 4, p. 130-131 [sur le 5e ḥadīth].
20. Ibid., chap. 4, p. 141-142 [sur le 5e ḥadīth].
21. Muḥammad b. Yaʽqūb al-Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, vol. I, p. 47. Selon M.-A. Amir-Moezzi, cette tradition a un sens ésotérique, l’obligation pour l’élite de quêter la « Science secrète ». Il faudrait, selon ce sens ésotérique, lire musallim (fidèle initié soumis à son imām) et non muslim (musulman, fidèle à la religion commune de la Loi prophétique). Dans l’interprétation de Mullā Ṣadrā, les divers degrés de la science sont soumis à une intensification croissante, allant de la science inférieure des obligations jusqu’à la science présentielle de l’essence divine. Il intègre tous ces degrés en un ordre unique. Cependant, il suggère quelque chose comme un sens ésotérique conforme aux inspirations spirituelles des premiers recueils de tradition. La science supérieure est bien la gnose, dont le sens est éminemment philosophique, et c’est bien elle qui est obligatoire, ce qui tout à la fois rejoint et déplace la lecture que Amir-Moezzi propose de faire quand il s’agit du sens de cette tradition dans le contexte de la compilation d’al-Ṣaffār al-Qummī, les Baṣā’ir al-darajāt. Voir M.-A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux, p. 149-150.
22. Sharḥ, vol. II, bāb faḍl al-ʽilm, chap. 1er, p. 7-12 [sur le 1er ḥadīth]. La source de Mullā Ṣadrā est à chercher ici chez Abū Ḥāmid al-Ghazālī. Dans le retour à soi, à la connaissance de soi comme vecteur de la connaissance de Dieu, on reconnaît la leçon d’un texte capital de Sohravardî, devenu lieu commun de la réorientation ishrāqī de la philosophie, le récit du rêve dans lequel le Philosophe par excellence, Aristote, apparaît au philosophe plongé dans les doutes. Voir Henry Corbin éd., Shihāb al-Dīn Yaḥyā Sohravardī, Opera metaphysica et mystica, Bibliotheca islamica 16 a, Istanbul, 1945, Al-Talwīḥāt al-lawḥiyya wa l-arshiyya, 3e partie, p. 70-73.
23. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 1, p. 33-34[sur le 4e ḥadīth].
24. Ibid., vol. I, Kitāb al-‘aql wa l-jahl, p. 83-90 [sur le 3e ḥadīth].
25. Ibid., p. 84.
26. Ibid., p. 86.
27. Les sophistes (ahl al-sūfisṭa) se confondent, dans l’esprit de Mullā Ṣadrā, avec des sceptiques radicaux qui refusent à l’être divin la moindre consistance. Ils renient ainsi leur nature originelle et sont les parfaits représentants de l’intellect démoniaque. La dénaturation de l’intellect par le démon est énoncée par cette parole de l’Imām ‘Alī, citée par Ṣadrā : « Si les démons ne voltigeaient pas autour des cœurs des fils d’Adam, ceux-ci tourneraient leurs regards vers le royaume du Ciel ». Voir Mafātīḥ al-ghayb, vol. I, p. 397.
28. Sharḥ, vol. I, p. 86.
29. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 137 [sur le 1er ḥadīth] ; chap. 7, p. 208-219 [sur le 6e ḥadīth] ; chap. 8, p. 292 [sur le 17e ḥadīth]. Ces exégèses de Mullā Ṣadrā sont à rapprocher des données présentes dans les traditions imamites favorables à une vision « œcuménique » des fidèles de la religion intérieure spirituelle et ésotérique, comme H. Corbin l’avait déjà remarqué. Voir H. Corbin, En islam iranien, t. I, p. 319-320. Elles ne sont pas moins en consonance avec la définition de la walāya comme l’amour, la foi de l’initié envers son initiateur, et comme connaissance, dans le combat perpétuel contre l’ignorance comme l’a fortement montré M.-A. Amir-Moezzi. Voir M.-A. Amir-Moezzi, La religion discrète, « Notes à propos de la walāya imamite », p. 177-207.
30. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 5, p. 132 [sur le 1er ḥadīth].
31. Ibid., vol. I, p. 87.
32. Ibid.,, p. 87-89.
33. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 1, p. 19-21 [sur le 2e ḥadīth].
34. Ibid., p. 20 [sur le 2e ḥadīth].
35. Sur cet art de lire, voir M.-A. Amir-Moezzi, « “Le combattant du ta’wīl” un poème de Mollā Ṣadrā sur ʽAlī », dans La Religion discrète, p. 231-251, singulièrement p. 248-249.
36. C’est un des griefs majeurs contre les pseudo-savants, amoureux des faux biens et du pouvoir. Mullā Ṣadrā l’énonce dans son court traité, rédigé en persan, Les trois principes. Voir Ṣadr al-Dīn Shīrāzī (Mullā Ṣadrā), Seh ‘Aṣl, ed. Seyyed Hossein Nasr, Téhéran, The Faculty of Theology Tehran University, 1380/1961.
37. Sharḥ, vol. I, p. 5.
38. Ibid., p. 6. Y a-t-il ici une réminiscence du Récit de l’exil occidental de Sohravardī ? Voir Sohravardî, Qiṣṣat al-ghurbat al-gharbiyya, dans H. Corbin, Œuvres philosophiques et mystiques de Shihāb al-Dīn Yaḥyā Sohravardī, vol. II, p. 296.
39. Sharḥ, vol. I, p. 7.
40. Ibid., p. 7. Voir Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 228 sq. [sur le 9e ḥadīth].
41. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 207 [sur le 5e ḥadīth].
42. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 3.
43. Ibid., p. 3.
44. Ibid., Kitāb al-ḥujja, p. 3.
45. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 4.
46. Ibid., Kitāb al-ḥujja, chap. 8, p. 261 [sur le 4e ḥadīth].
47. Tafsīr, vol. IV, p. 200 [sur : « Certes, la rectitude se distingue de l’errance » 2, 256].
48. Ibid., p. 200-201.
49. Sharḥ, vol. I, Kitāb al-ʽaql wa l-jahl, p. 115 [sur le 10e ḥadīth].
50. Asfār, vol. I, p. 11.
51. Al-Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, 6e ḥadīth, vol. I, p. 204.
52. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 7, p. 211 [sur le 6e ḥadīth].
53. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 4.
54. Ceci mériterait un développement qui excède les proportions du présent chapitre. Voir Mullâ Sadrâ Shîrâzî, Le Verset de la Lumière. Commentaire. Le renvoi au Kāfī de Kulaynī se trouve page 87.
55. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 5.
56. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 5-6.
57. Ibid., p. 6.
58. Ibidem. Allusion à Cor 20, 85-98. Ṣadrā donne pour exemple de la faiblesse des convictions nées du miracle la versatilité des Israélites égarés par le Samaritain au point de fabriquer le Veau et de sombrer dans l’idolâtrie.
59. Muḥammad b. Yaʽqūb al-Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, vol. I, p. 39-40.
60. Voir M.-A. Amir-Moezzi, La Religion discrète, p. 156-157.
61. L’intellect que M.-A. Amir-Moezzi nomme la « hiéro-intelligence ». Voir M.-A. Amir-Moezzi, Le Guide divin, p. 15-33.
62. Sharḥ, vol. I, Kitāb al-ʽaql wa l-jahl, p. 509-520 [sur le 20e ḥadīth].
63. Ibid., p. 514.
64. Sharḥ, vol. I, Kitāb al-ʽaql wa l-jahl, p. 516.
65. Ibid.
66. Ibid., p. 517.
67. Ibid., p. 519.
68. On relèvera le jeu de mots Iblīs/iltibās.
69. Sharḥ, vol. I, p. 519.
70. Ibid., p. 520.
71. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, p. 6.
72. Ibid., p. 6.
73. Voir M.-A. Amir-Moezzi et Ch. Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ?, p. 193-195.
74. Sharḥ, vol. V, Kitāb al-ḥujja, chap. 1, p. 40 [sur le 4e ḥadīth].