8
NATRON & CINABARRE

Grégory avait versé toutes les larmes de son corps.

La voix de sa mère résonnait dans sa tête depuis trois jours et il se jurait bien de ne jamais plus recommencer !

Sa pitoyable litanie résonnait dans son cachot humide, le son caverneux de sa voix faisant office d’ultime rempart contre sa peur.

La clé s’enclencha bruyamment, et la porte en bois massif s’ouvrit.

Le garçon sursauta et recula vivement en rampant jusqu’à la paroi de pierre glacée.

Il était nu et frissonnait d’angoisse.

Les yeux hallucinés, il regardait une femme s’avancer vers lui. Elle ressemblait à une infirmière ou à une nurse : robe bleu ciel évasée vers le bas, tablier blanc, chaussures noires à boucles d’argent et gants de plastique.

Cette nouvelle apparition le changeait du vieux barbu qui s’appelait « Le Moine » et qui n’arrêtait pas, chaque fois qu’il lui apportait du pain, du fromage ou des céréales avec du lait, d’attraper son sexe en rigolant.

Il lui répétait inlassablement qu’il devait bien se nourrir et que, s’il était très gentil et obéissant, il reverrait sa maman bientôt.

Cet espoir avait fait place, durant ces trois jours, au sentiment de culpabilité qui l’habitait, et il s’était promis, bien qu’incapable de comprendre ce qui lui arrivait, d’être obéissant.

– Allez ! Viens mon garçon, lui lança la nurse avec un large sourire, les bras tendus vers lui.

Rassuré par la gentillesse de cette dame, il n’hésita pas longtemps avant de lui prendre la main, le regard implorant.

– Mais regardez-moi cette petite frimousse. On va nettoyer tout ça ! Un bon bain et après tu pourras jouer un peu. Mais il faudra être bien sage, d’accord ? lui lança-t-elle, droit dans les yeux, avec une moue entendue.

– Oui, Madame.

– C’est bien. Alors allons-y !

Elle emmena le jeune garçon hors de sa cellule et ils s’engagèrent dans un couloir sombre, faiblement éclairé par des spots halogènes encastrés dans la roche. Grégory se souvint que « Le Moine » lui avait affirmé qu’il avait lui-même creusé toutes les galeries souterraines de la cabane. Avec ses propres mains, avait-il ajouté en les posant sur son visage affolé.

Des portes de cachots identiques au sien défilaient devant son regard et il se demanda s’il y avait d’autres enfants prisonniers comme lui, ici ! Il n’y avait jamais songé. Cette pensée le terrifia, lui rappelant les histoires horribles dont sa mère l’avait entretenu concernant les « pédophiles ». Il avait mis du temps pour se rappeler de ce mot et pour en saisir la signification. Maintenant il s’en souvenait, et il en comprenait parfaitement le sens car sa mère avait été explicite. La télévision avait d’ailleurs à plusieurs reprises diffusé des reportages sur cette plaie et elle les lui avait commentés. Elle lui lisait des articles, le soir après le dîner, et, malgré l’innocence de l’enfance, à laquelle il aurait dû avoir droit, l’enfant commençait à percevoir le caractère effrayant de sa situation.

Grégory sentit son estomac le brûler sous l’effet de l’angoisse alors que son guide le conduisait en direction d’une énorme porte semblable à celle d’un coffre-fort géant.

*

L’infirmière lui avait donné un bon bain dans une pièce agréable et chaude. Elle lui avait lavé les cheveux, coupé les ongles, peigné la tignasse, et recouvert le corps entier de crème. Elle l’avait massé doucement, dans les moindres recoins, comme quelqu’un qui aime le travail bien fait, le complimentant sur la qualité de sa peau.

Il eut droit à un jus d’orange avant de se brosser les dents.

Puis, elle lui demanda de s’allonger à nouveau sur le lit afin qu’elle lui enduise le corps d’un baume relaxant, expliqua-t-elle. Il s’exécuta, demandant s’il allait bientôt revoir sa maman puisqu’il avait été bien sage.

– Mais oui ! Ne t’inquiète pas, mais d’abord il faut continuer à être obéissant.

C’est ce qu’il avait décidé : être obéissant. Ensuite, sa mère lui pardonnerait !

Le deuxième massage fut plus lent et plus précis encore. Le corps de l’enfant se détendit peu à peu, chaque muscle, l’un après l’autre, se relaxant totalement. Puis, sans broncher, il accepta l’injection de Flunitrazepan qu’on lui administra, mettant ainsi un terme à sa préparation.

*

Shaw sirotait un whisky lorsque monseigneur John D. Wythbread entra dans la pièce, un léger sourire satisfait au coin des lèvres.

– Alors Edwin ! Je suis curieux de connaître ce que vous nous avez préparé !

– Bonjour quand même, John ! lança Shaw, glacial, en guise d’accueil.

– Je n’aime pas quand vous m’appelez par mon prénom, répondit-il en s’arrêtant net.

– Je n’aime pas quand vous avancez l’opération de quarante-huit heures, sans me prévenir… monseigneur ! railla Shaw qui ne supportait décidément plus les libertés que s’octroyait l’évêque.

Celui-ci adopta une mine réservée, joignant les mains, se barricadant sous le couvert de ses manières pieuses.

– Edwin, vous me connaissez. Nous apprécions tous les efforts que vous avez fournis ces dernières années. Mais vous n’êtes pas le seul à avoir envie de prendre un peu l’air, ces temps.

Ils se défièrent un instant du regard.

Shaw finit par se lever. Il se dirigea vers le bar et remplit un verre de porto qu’il tendit à monseigneur Wythbread.

– Je sais. Vous avez décidé de venir prêcher la bonne parole en Suisse, John ?

– J’ai décidé d’un petit voyage incognito, mon cher Edwin. J’apprécie votre sens de l’hospitalité, comme vous le savez.

– Soyez le bienvenu, alors, et oublions cette histoire, mais tâchez, à l’avenir, de faire un peu plus attention. Une opération comme celle-ci est délicate à mettre sur pied et je prends beaucoup de risques, vous le savez aussi bien que moi !

Il vida le fond de son verre d’un trait et se resservit un pur malt, sec, pour calmer la colère qui montait en lui et qu’il réprimait, comme à chaque fois, face à l’évêque.

– J’y veillerai, Edwin, vous pouvez compter sur moi, finit par dire celui-ci d’une voix humble.

Shaw sourit intérieurement. Il savait que les menaces ne servaient à rien. Monseigneur était encore plus fourbe, pervers et dangereux que lui-même. Son sens du vice portait leurs séances à des niveaux de plaisir et de jouissance dont il eût été dommage de se priver !

Shaw saisit une télécommande sophistiquée sur la table basse. Une partie de la bibliothèque s’ouvrit automatiquement, laissant apparaître une douzaine d’écrans plats, encastrés dans le mur.

– Douze cellules : douze enfants. Sexes et âges correspondant exactement à votre demande. Vous pouvez vérifier. L’écran de contrôle vous permet de sélectionner la caméra dans chaque cellule, de zoomer et de faire des photos. Ici, à droite (il se dirigea vers l’autre pan de la bibliothèque), nous avons les écrans destinés à retransmettre en direct les diverses séances en réseau. Nous verrons cela tout à l’heure, mais ne vous inquiétez pas, les tests sont concluants. Et le meilleur pour la fin : (il se plaça au milieu de la pièce et visa le centre de la bibliothèque) le miroir se transforme en glace sans tain. Ça, c’est pour notre petit direct à nous, conclut-il d’un air victorieux.

Monseigneur John D. Wythbread observait sa tour de contrôle, sa station numérique de plaisir et en jouissait d’avance.

– Edwin vous avez fait des merveilles ! lâcha-t-il dans un souffle d’admiration.

– Nous n’avons pas pu obtenir ce que vous aviez demandé concernant…

Shaw était gêné, il osait à peine continuer. La demande l’avait ulcéré et il ne s’était pas engagé à fournir cette dernière prestation.

– Je sais ! je sais ! siffla l’évêque, balayant d’une main les excuses de Shaw qu’il n’écoutait plus, obsédé par la contemplation des petits prisonniers qu’il visionnait sur les écrans.

*

Le soleil du mois d’août luisait encore dans le ciel, prêt à disparaître derrière la barrière violette, à cette heure, des pentes du Jura. Sur le lac, quelques voiles multicolores abritaient les amoureux du spectacle féerique de l’horizon bleu dont la fusion de l’eau et du ciel se confondait dans une ligne imprécise.

Au volant de sa voiture de service, Jana longeait le lac en direction de la propriété de Shaw. À ses côtés, Max lui posait des questions sur la mystérieuse Tatiana Kounev dont le passage avait embrasé le service, plus tôt dans la journée.

– Je ne sais que te répondre, Max. De toute façon, tu as raison, nous devons contrôler toutes les déclarations de la jeune Russe.

– Oh ! je ne veux pas jouer au rabat-joie ! Lorsque je l’aurai vue, je changerai peut-être d’avis, mais pour l’instant je suis assez satisfait de ne pas ressembler à ce zombie qu’est devenu l’inspecteur adjoint Renaud. Hier c’était pourtant un mec normal. Et aujourd’hui, pfuit ! il balaya l’espace vide le séparant du pare-brise, mimant la disparition de son collègue. Il n’a plus de cerveau. Tragique fin pour un gars promis à une belle carrière, n’est-ce pas, inspecteur ?

Jana se détendit en riant tout doucement.

– Max, je ne peux pas donner tort aux mecs ! Je t’assure, cette fille est très belle, c’est vrai, mais elle a surtout un quelque chose de spécial, que je n’ai jamais senti auparavant. Elle donne dès le premier abord un sentiment de confiance, tu vois ? Malgré sa beauté plus que troublante, on est… Elle cherchait le mot précis : à l’aise, confortable, « cosy », comme dans du coton. C’est une sensation rare.

– Je me réjouis de vivre une telle expérience, inspecteur. Cela dit, on verra vite si nous sommes sur une piste ou pas.

– Et puis, elle porte du lin, comme toi, conclut Jana en souriant.

Ils n’eurent pas le temps de continuer cet échange, le chemin menant au domaine de « Houston » se présentant à leur droite, au bas d’une forte pente, juste après la grosse boîte grisâtre du radar que l’on venait de poser sur cette section de route qu’assombrissaient les accidents routiers provoqués par les rodéos de jeunes insouciants et inconscients. Prenant l’épingle à cheveux qui s’ouvrait sur le portail de la propriété de Shaw, non loin de la pierre sur laquelle venait s’asseoir lord Byron à l’orée du dix-neuvième siècle pour contempler le prestigieux panorama de la rade, ils oublièrent l’espace d’un instant leur enquête, mesurant le privilège qui n’appartenait qu’à quelques rares nantis d’habiter un lieu aussi magnifique.

Après s’être annoncés à l’interphone, Max et Jana échangèrent un regard silencieux et pénétrèrent dans le domaine d’Edwin Shaw.

Ils présentèrent leurs plaques à James qui les accueillit avec déférence, annonçant que « Monsieur » était absent. Mademoiselle Karen, également. Il était désolé, mais il n’avait aucune information sur le moment de leur retour. James leur assura qu’il les informerait de leur visite.

Max alluma une cigarette, tandis que Jana pestait contre les réponses monocordes et conventionnelles du majordome.

– Bien ! Je vous remercie, finit-elle par lâcher. Nous reviendrons plus tard, de toute façon il n’y a rien d’urgent, juste quelques questions de routine à poser…

Les grilles de la propriété se refermaient derrière eux quand le mobile de Jana se mit à vibrer :

– Inspecteur ? C’est Renaud. On a reçu quelque chose à la brigade, vous devriez rappliquer !

*

Dans la bibliothèque spacieuse, lambrissée de palissandre, Shaw accueillait deux personnes qui avaient rejoint le Réseau très récemment : un petit homme tout gris, portant lunettes et moumoute, mal à l’aise, s’exprimant d’une voix grinçante et présentant tous les signes de l’éjaculateur précoce, ainsi qu’une femme pulpeuse mais glaciale, dans la quarantaine bien conservée. Elle tentait de masquer son état d’excitation, mais le langage de son corps n’échappait pas à Shaw.

L’un et l’autre ne se connaissait pas, n’ayant visiblement pas grand-chose en commun, si ce n’est un sens aigu de la perversité – et avaient été parrainés, il y a deux ans de cela, par un membre influent du Réseau en Allemagne.

La longue période de test à laquelle les impétrants étaient soumis permettait de mener une étude approfondie sur leur style de vie et sur leur profil psychologique. Les prétendants devaient obéir à des règles très strictes et leurs agissements étaient étudiés par un Comité qui approuvait ou récusait les candidatures. Tout était passé en revue, sans oublier l’analyse de la surface financière des postulants.

– Comme vous le savez déjà, vos dossiers répondent en tout point à nos exigences. Alors bienvenue au sein du Réseau.

Il leva son verre et ils trinquèrent.

– Lorsque vous rejoindrez vos chambres, avant vos séances respectives, je vous demande de lire attentivement le règlement qui se trouve sur vos tables de nuit. Je pense qu’il est inutile de vous rappeler que le SECRET total est la condition sine qua non à votre participation et à notre tranquillité à tous ! Je ne parle pas de discrétion mais bien de SECRET ! J’espère que vous faites la différence ?

Il leur jeta un regard lourd de signification. Le Comité ne se gênait pas d’user d’intimidation pour faire respecter ses lois. Chaque membre était au courant : chantage, enlèvement, torture et même élimination pure et simple pouvaient être utilisés à l’encontre de ceux qui pratiquaient la luxure sans prendre garde aux procédures exigées par le Comité. L’atmosphère délétère qui en résultait garantissait la survie de l’organisation qui fonctionnait sur le principe simple du morcellement des responsabilités et de l’anonymat. Les membres du Comité participant aux séances étaient masqués, préservant ainsi leurs identités face à d’éventuels délateurs ou maîtres chanteurs.

Shaw était le grand ordonnateur, le maître ultime du vice organisé en parties de plaisir payant, le pivot central de tout le système. Il employait les méthodes qu’il jugeait bonnes pour garantir sa propre sécurité et celle de ses complices.

Il pensa soudain à Karen et à son prochain voyage à Paris avec elle. Une bouffée d’émotion le saisit à la gorge. Il espérait seulement que les caprices de l’évêque ne lui gâcheraient pas ce plaisir.

De larges taches de transpiration souillaient la chemise du vieux monsieur tout gris qui assurait que toute sa vie n’était qu’un immense secret et que le Comité pouvait compter sur sa loyauté. Son allégeance maladive devait être à la mesure de son goût pour la perversion.

La brune esquissa un sourire tout en frottant nerveusement ses mains moites sur sa jupe noire. Elle assura Shaw qu’elle préférerait mourir plutôt que de révéler leurs petits secrets.

– J’espère que nous n’aurons pas besoin d’en arriver là, précisa Shaw, d’un ton mordant. Passons à la dernière formalité : je vous prie de bien vouloir déposer vos mallettes sur cette table et de les ouvrir.

Ils s’exécutèrent aussitôt, conscients d’acquérir par-là leur droit à la jouissance absolue !

Mickey sortit de l’ombre comme un homme lige dévoué à son maître et contrôla le contenu des deux mallettes. À la manière d’un employé de banque ou d’un croupier de casino, il compta en un clin d’œil les billets et fit un signe positif à Shaw, avant de disparaître avec les deux mallettes contenant un million de dollars chacune.

– Je vous rappelle une dernière fois que tous les lieux publics vous sont désormais interdits : clubs échangistes, saunas, petites partouzes entre copines… Bref ! Ces endroits peuvent être sous surveillance. Nous vous offrons un service prestigieux, inégalé : la réalisation de tous vos fantasmes les plus… comme vous voulez ! finit-il par lâcher, hésitant sur le terme approprié. En échange, vous cessez les petites séances qui menacent tout le système. Le Réseau saura répondre à vos besoins, où que vous soyez. Vous connaissez la procédure de contact, suivez-là scrupuleusement !

Il se leva et se dirigea vers l’écran de contrôle qui gérait les quatre caméras placées dans chaque cellule.

– Pour vous madame Steufield : un garçon de douze ans, assez robuste. Écran 1. Un de nos employés est à votre disposition pour agrémenter votre scénario, un costaud, la quarantaine. Vous verrez, il est soumis et infatigable.

La femme, pinçant de plaisir sa lèvre inférieure avec ses dents, observait sa proie immobile et nue, comme pétrifiée sur l’écran.

– Monsieur Gassner : vous avez également demandé un enfant mâle, très docile. Écran 4. Il a huit ans. Je pense que vous ne serez pas déçu. Il a le profil plutôt « participatif », l’illusion de la libération prochaine pour bonne conduite le motive. Une femme dominatrice se joindra comme convenu à votre séance.

Il claqua des mains avant de les frotter l’une contre l’autre, annonçant le terme de la présentation.

– Je vous rappelle pour finir la séance spéciale prévue demain soir. Je serai de retour à temps. Veillez à porter vos masques avant de quitter vos chambres. D’ici là, l’infirmière est à votre disposition, je vous l’ai présentée tout à l’heure.

Il les laissa à la contemplation de leurs innocentes victimes et vida son verre avant de quitter la pièce.

*

Le portable de Gil sonna :

– Allô ?

– C’est Paul !

– Alors ? Ça donne quoi ? lança-t-elle, impatiente.

– Intéressant, intéressant ! Je quitte le Jura actuellement en suivant Shaw à bonne distance. À mon avis : il rentre à Genève. Je ne sais pas ce qu’il a fait dans cette vieille cabane mais il y est resté des heures.

Plus tôt dans l’après-midi, Paul avait envoyé à Gil un sms l’informant que sa filature l’avait mené dans un coin perdu du Jura et qu’il s’était posté dans le bois qui ceinturait une cabane discrète.

– Le dénommé Mickey a quitté les lieux avec deux petites mallettes, il y a une heure environ. Enfin, tout va bien. J’avais un peu la chair de poule, mais personne n’a remarqué ma présence. Je file au bureau et on s’appelle demain. Comment va Karen ?

– Très bien ! On fait un tour du lac en bateau. De vraies touristes ! Elle commence à reprendre des couleurs. Paul, c’est gentil de nous aider, mais ne prenez pas de risques, d’accord ?

– Ne vous en faites pas pour moi, je suis prudent.

– Qu’y a-t-il dans ces mallettes à votre avis ?

– Du fric ! Que voulez-vous qu’il y ait d’autre ? Cette cabane est peut-être le théâtre de transactions, disons… illégales ! Blanchiment d’argent est le terme qui me vient à l’esprit. Pas vous ?

– Vous avez sans doute raison. Vous avez pris des photos ?

– Plein ! Plein ! répondit Paul Barthe dont le degré d’excitation augmentait, à mesure qu’il se rapprochait de Genève.

– Parfait ! Envoyez-moi tout ça par e-mail ce soir ainsi que l’itinéraire de votre filature.

– Absolument ! J’adore cette histoire, c’est excitant en diable, lâcha-t-il avant de raccrocher.

Karen interrogea Gil du regard, qui lui sourit avant de répondre :

– Pas grand-chose de ce côté-là, d’après Paul, mentit-elle, ayant décidé de filtrer les informations à l’attention de Karen afin de préserver son état émotionnel, passablement éprouvé ces derniers jours.

– Une cabane en bois dans le Jura, tu en as entendu parler ? lâcha Gil, laconique.

Karen fit une moue négative et posa sa tête sur l’épaule de Gil.

Le soleil commençait à disparaître, rouge sang, derrière les sommets arrondis du Jura. Elles restèrent blotties, l’une contre l’autre, l’humidité du soir les enveloppant de son voile encore tiède.

*

– L’enveloppe a certainement été déposée incognito. L’agent qui me l’a apportée précise qu’il l’a trouvée à l’accueil, posée sur une table. C’est une chance qu’elle n’ait pas fini dans une poubelle.

– Il l’a ouverte ? demanda Jana à l’inspecteur adjoint Renaud.

– Malheureusement, inspecteur. Il s’est excusé, mais l’écriture est visiblement celle d’un enfant et il n’a pas pensé immédiatement à un lien avec notre enquête.

Toute l’équipe de Jana était regroupée autour d’elle et chacun se penchait sur l’enveloppe posée au centre de la petite table de réunion.

– C’est une enveloppe courante qu’on trouve partout en Suisse, rien de particulier, intervint Max. En revanche, notre agent a dû laisser ses empreintes. On fera la part des choses au labo ce soir.

– D’accord, Max ! Renaud, comment l’avez-vous récupérée ?

– Je ne l’ai pas touchée. Je lui ai demandé de la déposer directement ici et je vous ai appelée.

– Bien ! Toutefois, rien ne dit qu’elle n’a pas été manipulée à l’accueil. Elle a très bien pu être déposée, tôt ce matin. Drôle de méthode.

Jana s’interrogeait sur cet étonnant indice qui s’ajoutait, soudain, à ceux qui avaient été obtenus en début d’après-midi, grâce à la déposition de Tatiana Kounev. Elle espérait seulement qu’un lien tangible pourrait être établi avec son enquête !

Elle lut à haute voix la ligne colorée qui barrait l’objet de toutes les attentions :

– Affaire Oleg Kounev…

Chaque mot était écrit dans une couleur différente.

– Ça m’a tout l’air d’une écriture d’enfant, conclut-elle.

Tous acquiescèrent silencieusement.

– O.K., Max. Ouvre-là.

Ses gants déjà enfilés, Max manipula avec souplesse l’enveloppe blanche et en sortit, dans un silence rigoureux, une feuille jaune pliée en deux qu’il plaça bien en évidence sur la table. Comme à l’accoutumée, il se livra à voix haute à ses premiers commentaires :

– C’est du papier américain qu’on trouve en bloc dans les papeteries spécialisées. La marque est : « Legal Pad ». Rien de particulier à signaler, sinon que sa provenance sera impossible à identifier. Le fait que ce soit du papier américain est peut-être un message en soi ! Je ne sais pas. Faudra voir !

Jana se mit à lire à haute voix la calligraphie d’enfant qui recouvrait largement la feuille :

Je donnerai bien volontiers toutes les richesses,

Fruits amers du déclin de la vie

Pour être à nouveau petit enfant

Durant une seule journée d’été.

Un long silence s’ensuivit. Personne ne se hasardait à une quelconque explication, tellement le message leur apparut obscur.

Comme un flash trouant soudain l’obscurité, Max eut une inspiration, il songea à Mallarmé : le sens qu’il donnait aux mots, sa manière bien à lui de réinventer la syntaxe poétique française. Jouant sur les sonorités étranges, le poète de l’hermétisme avait créé un art mystique et difficile à déchiffrer.

Il finit par rompre le silence :

– Je pense que c’est une citation poétique. Je vais faire une recherche sur Google. Ensuite on interrogera des experts pour identifier le sens de ces lignes. Ça devrait aller assez vite. En revanche, je serais surpris que l’auteur de ce message ait choisi un enfant comme truchement dans le seul but de se protéger de nos analyses graphologiques.

– Merci Max. Je retiens l’hypothèse, mais on va réfléchir à une autre option au cas où la piste « littéraire » ne donnerait rien. Renaud, inscrivez-moi la phrase sur le panneau à la date d’aujourd’hui.

Alors qu’un élément supplémentaire enrichissait le tableau de l’affaire Oleg Kounev, Max emportait la lettre et l’enveloppe au labo afin de les soumettre à de tests scientifiques rigoureux qui pourraient permettre d’obtenir davantage de réponses.

La sonnerie du téléphone fit sursauter Jana et Renaud, seuls restés autour de la table. Décrochant l’appareil, la standardiste demanda à Jana si elle voulait prendre une communication venant d’Outre-Atlantique.

– D’Outre-Atlantique ? oui, passez-le moi.

– Inspecteur Stucki ?

– Elle-même.

– Lieutenant Steve Kurtz, FBI, je vous appelle depuis Quantico. Excusez mon français de la Nouvelle-Orléans mais, depuis que je suis à Washington, j’ai très nettement moins l’occasion de parler « French ».

Jana plissa le front, étonnée de recevoir un appel en provenance du siège du FBI. Un agent « yankee » qui parlait français !

– Que puis-je faire pour vous lieutenant ?

– J’ai devant les yeux une commission rogatoire internationale, accompagnée d’une note émanant de vos services concernant un meurtre qui a eu lieu à Genève. Victime : Oleg Kounev. Le dossier mentionne l’utilisation d’un baume. C’est exact ?

– Tout à fait. Notre légiste a effectué des analyses préliminaires qui révèlent une molécule de camphre dosé avec de l’ambre. Si vous avez besoin du dossier médico-légal, je peux vous le transmettre, dit-elle, avant d’ajouter : vous avez un cas similaire ?

– Affirmatif. Je vous en touche deux mots car je pense qu’il y a de troublantes similitudes entre nos deux affaires. Vous avez un peu de temps ?

– Je vous écoute.

Jana s’installa à son bureau, prise de court devant ce nouvel élément et l’accélération spectaculaire de l’enquête. Elle actionna la touche haut-parleur en faisant un signe à Renaud pour qu’il se joigne à elle.

– J’enquête actuellement sur le meurtre de deux enfants dont les cadavres ont été retrouvés, il y a trois jours : un garçon et une fille âgés tous deux de six à sept ans. Les meurtres ont eu lieu à New York. Comme dans votre affaire, les cadavres ont été enduits, après la mort, d’un baume. Nos techniciens ont analysé ce produit. En plus des découvertes de votre légiste, qui sont confirmées, nous avons identifié d’autres composants : tout d’abord de la poudre de natron, c’est une composition à base de carbonate hydraté de soude utilisé par les Égyptiens pour embaumer les pharaons. Le natron absorbe l’humidité des tissus durant plusieurs semaines, les préservant ainsi de toute décomposition naturelle durant ce laps de temps. Pratique pour ne pas éveiller les sens olfactifs des voisins ou des passants ! On a trouvé également des traces de cinabarre. C’est un ancien produit qui a pour but d’assurer une plus grande longévité dans la médecine chinoise.

Jana prenait des notes au fur et à mesure des explications du lieutenant Kurtz qui apportait ainsi de précieuses confirmations et compléments aux premières analyses de Max.

– Les meurtres sont d’ordre sexuel, reprit Kurtz, c’est sûr et certain. Les mains des deux enfants ont été tranchées, le sexe du garçon également, comme dans votre affaire en Suisse, précisa-t-il. Les parties génitales du corps de la fillette et anales des deux cadavres ont été largement brûlées, à l’aide d’un chalumeau très certainement. Tout cela pour maquiller de multiples viols. Pour terminer, l’identité des enfants n’a pu être déterminée et je n’ai pas la moindre piste pour orienter mon enquête. C’est la raison pour laquelle je vous contacte. La signature des deux affaires est presque identique, sans parler du baume qui ne doit pas se trouver dans la pharmacie du coin. Nous enquêtons auprès des laboratoires américains, mais ça ne donne rien, pour l’instant. J’ai introduit les données fournies par vos services dans le VICAP*. On a peut-être affaire au même tueur, inspecteur, qu’en pensez-vous ?

– Vous avez affaire à des enfants, lieutenant ; moi, mon cadavre est celui d’un homme dans la plénitude de la jeunesse et robuste de surcroît. D’autre part, les brûlures profondes dont vous me parlez indiquent que le meurtrier est un mâle qui a souhaité camoufler les traces de viol, alors que mes conclusions préliminaires m’orientent plutôt vers une meurtrière de sexe féminin.

– Une femme ? s’étonna le lieutenant, mais l’indication n’apparaît pas dans votre dossier !

– Je sais car, pour l’instant, je suis, comme vous : quasiment pas de pistes et l’hypothèse de la tueuse est loin d’être confirmée, même si mon intime conviction est faite. Vous comprendrez qu’il m’est difficile d’être plus explicite pour l’instant.

Chacun cherchait à trouver la pièce manquante du puzzle sur lequel il travaillait d’arrache-pied.

– Lieutenant, est-ce que le nom d’Edwin Shaw vous dit quelque chose ?

– Edwin Shaw ? Bien sûr ! Qui ne connaît pas Shaw aux État-Unis, mais quel rapport ?

– Notre victime connaissait Shaw et travaillait sur le développement d’un centre pour enfants défavorisés à Moscou. Le centre en question était apparemment financé par Shaw. La sœur de la victime a débarqué de Moscou ce matin dans mon bureau. Elle a été écartée du projet, il y a six mois, par son frère, qui se sentait menacé.

– A-t-elle a porté des accusations contre Shaw ?

– Absolument pas ! Simple routine, mais je n’ai pas grand-chose sur Shaw. Pourriez-vous m’envoyer des informations le concernant ?

– Je vais voir ce que je peux faire. Il fait partie de ces milliardaires paranos qui évitent les apparitions en public. Certains chez nous pensent qu’il est loin d’être clean, mais faute de preuves…

Il laissa sa phrase en suspens avant de continuer.

– Il y a quelques années, le meurtre de sa femme avait défrayé les chroniques locales, mais il n’a jamais été inquiété.

– Très bien. Je n’ai rien contre lui mais, à partir du moment où il connaissait la victime et que celle-ci aurait confié à sa sœur qu’ils étaient tous les deux menacés, je pense qu’il est prudent de vérifier et de connaître un peu mieux le profil du personnage.

– Parfait, inspecteur. Je vous envoie ce que j’ai sur Shaw et on reste en contact concernant la suite de nos enquêtes respectives.

– Au revoir, lieutenant, et merci pour votre aide.

Jana se renversa sur son fauteuil, l’esprit pataugeant dans un véritable marécage d’éléments, à son avis disparates, mais à tort peut-être, puisqu’ils présentaient tous les signes de solution de continuité

– Qu’en pensez-vous, Renaud ?

Le jeune inspecteur adjoint avait écouté, sans broncher, la conversation. On lui demandait rarement son avis, et il fut heureux de pouvoir enfin s’exprimer.

– L’utilisation d’un baume aussi particulier sur des cadavres d’enfants aux États-Unis et, ici, à Genève, sur Oleg Kounev, à quelques jours d’intervalle est pour le moins troublante, inspecteur, dit-il d’une voix sombre. Bien entendu, dans les deux cas, il est quasi impossible d’obtenir une datation précise de la mort, néanmoins, le lien est évident. Reste à savoir si tout ça mène quelque part et, pour l’instant, je vous avoue que je nage en plein brouillard.

Jana acquiesça en silence. Renaud avait raison. Les premières investigations n’avaient, pour l’instant, révélé que très peu d’indices, et aucun mobile. D’ordinaire, la scène de crime offrait des informations, des traces, des empreintes, même minimes, qui permettaient de suivre une, voire plusieurs pistes. L’impression étrange qui se dégageait de ce meurtre aux particularités hors du commun, l’hypothèse audacieuse de la tueuse et de l’ange gardien, l’irruption de Tatiana Kounev, dont le parfum ne la lâchait pas, dans le déroulement de l’enquête et ses révélations la conduisaient à la certitude que, de la découverte du cadavre d’Oleg à l’étonnante conversation avec le lieutenant Steve Kurtz, tout était lié.

– Vous savez, Renaud, un beau jour, le brouillard se dissipe ! Espérons que se soit pour bientôt, dit-elle en esquissant un sourire.

Envoyez au lieutenant Kurtz tous les éléments en notre possession et assurez un suivi avec les services du FBI. Quand vous recevrez le dossier Shaw, transmettez-le-moi.

– Très bien, inspecteur.

*


* VICAP : Violent Criminal Apprehension Program.