Gil avait remarqué l’absence de Paul Barthe aux funérailles d’Oleg Kounev. Il y avait là quelque chose d’anormal et elle voulait en avoir le cœur net. Il était l’homme de confiance de Shaw et avait régulièrement collaboré avec la victime, notamment sur le projet moscovite dont il l’avait longuement entretenue. Tous les collègues et employés du jeune milliardaire russe étaient présents ce matin au cimetière, excepté lui. Il aurait dû être là, songea-t-elle.
Elle avait glissé à l’oreille de Karen qu’elles se retrouveraient chez elle plus tard, puis avait filé à l’anglaise, s’assurant que l’inspecteur ne l’observait pas.
Après avoir garé sa Mini dans le parking de Saint-Antoine, elle s’engagea dans la Grand-Rue et s’engouffra dans l’immeuble où habitait Paul. Un pressentiment désagréable l’envahissait peu à peu. Toute cette histoire était insensée. Les événements semblaient lui échapper les uns après les autres et finiraient tôt ou tard par se retourner contre elle, pensait-elle.
L’ascenseur s’arrêta au dernier étage de la belle maison située au cœur de la vieille ville. Elle sonna. Aucune réponse.
Elle prit sur elle d’ouvrir la porte palière avec la clé que lui avait confiée Paul « au cas où il lui arriverait quelque chose durant leur enquête » et pénétra dans l’appartement, la peur au ventre.
Une odeur de cramé la saisit instantanément à la gorge. Elle poussa un cri d’horreur en découvrant le corps de Paul, nu, attaché près de la cheminée, les mains tranchées, le tisonnier enfoncé dans l’anus.
Gil plaça sa main devant sa bouche, saisie d’une envie incoercible de vomir devant le spectacle atroce qui s’offrait à ses yeux, les poumons envahis par la puanteur qui se dégageait de la chair calcinée.
Elle s’approcha du cadavre et tomba à genoux, un flot de larmes ruisselant sur son visage blême.
« Pardon ! Paul, pardon ! », murmura Gil, submergée par un intense sentiment de culpabilité pour l’avoir entraîné dans ce cauchemar abominable.
Paniquée, elle se sentait totalement seule, abandonnée, coupable de la mort brutale d’un homme qui lui avait fait confiance et avec lequel elle avait cru pouvoir démêler cette affaire à partir d’un écheveau d’indices.
Pour Paul, il n’y avait plus rien à faire. Essuyant ses larmes d’un revers de main, étrangement maîtresse d’elle-même malgré le tragique de la situation, elle se dirigea vers l’ordinateur en veille, inscrivit le mot de passe qu’elle partageait avec Paul lui permettant d’avoir accès aux fichiers liés à leur enquête et constata instantanément que tous les dossiers avaient disparu. Effacés, comme s’ils n’avaient jamais existé ! Seul l’e-mail indiquant le trajet à suivre pour atteindre la fameuse cabane était resté sur l’un des fichiers. C’était l’unique indice de Paul qui lui restait, la seule piste. Elle parcourut les e-mails dans Outlook et constata que là aussi tout avait été effacé. L’angoisse lui noua la gorge, plus forte que jamais : le meurtrier avait quitté les lieux, ayant pris connaissance des e-mails que Paul avaient envoyés ! Et Gil était bien entendu sur la liste de distribution de ses e-mails, à la merci des assassins, puisque Paul et elle n’avaient convenu d’aucun code, d’aucune procédure leur permettant de se protéger en brouillant les pistes. Elle se rendit compte qu’elle avait toutes les chances d’être la prochaine victime du tueur, vu le danger qu’elle représentait pour lui. Cette prise de conscience soudaine amplifia l’état d’anxiété dans laquelle elle se trouvait. Son regard se perdit dans le vide durant quelques secondes interminables. La peur avait comme anesthésié son cerveau, lui permettant d’occulter momentanément l’horreur de la situation. Brutalement, les scénarios les plus atroces prenaient lentement forme dans le chaos d’idées qui s’entrechoquaient dans son esprit.
Gil cligna des yeux, attrapa son sac qu’elle avait posé inconsciemment sur le chambranle de la cheminée, ne songeant plus qu’à fuir l’odeur de la mort qui flottait tel un ange noir dans le loft souillé de Paul.
*
L’inspecteur adjoint Renaud raccompagnait Tatiana Kounev chez elle.
Celle-ci avait refusé d’aller se faire contrôler à l’hôpital suite à l’injection que Max avait pratiquée afin de stabiliser son état. L’ambulance était repartie à vide, après quelques examens sommaires effectués sur place par les secouristes.
La crise d’épilepsie était passée. Le calme était revenu dans le paisible cimetière, de même que quelques couleurs sur le visage de Tatiana.
L’inspecteur Stucki avait décidé d’aller interroger Shaw en compagnie de Max, mais elle souhaitait au préalable se rendre dans les bureaux de la victime afin d’interroger les employés, en commençant par Sandra Neff, qui manifestement redoutait d’être séparée de la sœur de son ex-patron.
Vu les circonstances, la petite collation prévue chez Tatiana était annulée. La jeune Russe demanda si quelqu’un pouvait la déposer chez elle.
Renaud s’était proposé avec enthousiasme, sachant que l’inspecteur principal ne se séparait jamais de Max, qu’il ne portait guère dans son cœur. Il était pourtant loin d’être stupide, reconnut-il intérieurement. Ses analyses s’étaient toujours révélées précieuses, et bien au-delà du seul plan médico-légal. Mais, revanche inattendue, aujourd’hui c’était lui, à qui incombait généralement le sale boulot, qui reconduisait la belle Tatiana chez elle ! Cette pensée lui arracha une grimace niaise qui se voulait un sourire.
Arrivé devant la porte de la demeure qu’avait habitée Oleg, le jeune inspecteur se rendit compte qu’il voyait les lieux d’un regard nouveau. Il était déjà venu ici plusieurs fois après la découverte du corps, tant pour visionner la scène de crime que pour l’enquête de voisinage habituelle. Aujourd’hui, en compagnie de Tatiana dont le discret mais tenace parfum ne le laissait pas de marbre, il considérait la belle propriété, constituée de maisons jumelles, lovées au sein d’un bois clair, d’un œil nouveau, peut-être plus pénétrant, concentrant son attention sur les détails susceptibles d’apporter un angle original à l’enquête.
L’intuition venant s’appuyer sur les observations et les faits incontestables, voilà une démarche qui pourrait peut-être faire avancer le cours des recherches, sans oublier sa position personnelle au sein de la brigade.
Pascal Renaud avait été un élève moyen à la Faculté de droit et des sciences criminelles de Lausanne. Une série de circonstances hasardeuses lui avait permis de réussir brillamment sa troisième et dernière année. Connaissant quasiment par cœur la plupart des sujets d’examens, coup de chance ! L’inspecteur Stucki avait été son professeur en Criminologie, méthode de recherche, et l’avait particulièrement bien noté. Son diplôme en poche, il avait postulé à la brigade, au sein de la section de Jana. L’entretien avait duré cinq minutes et il en était ressorti avec son premier job en poche. Depuis, l’inspecteur adjoint Renaud croyait en sa bonne étoile. Mais, malgré le soutien permanent de sa supérieure, il stagnait depuis quelque temps, ne trouvant pas motif à se distinguer.
Max, en revanche, prenait du galon et empiétait sur ses prérogatives d’enquêteur. Faut dire qu’il est doué, le salaud !
Max et Pascal s’étaient rencontrés à la faculté et avaient rapidement sympathisé. Le futur légiste rejoignit l’équipe de Jana deux ans plus tard, bardé d’un Master of science in forensic science, mention chemical criminalistics. La recherche des traces constitue le fil rouge de la méthode d’investigation et cet enseignement définit la trace matérielle en tant qu’indice dans l’investigation criminelle. Il expose la typologie des traces, les règles à suivre pour les rechercher et précise leur valeur probante.
Max s’était imposé rapidement au sein de la brigade. L’inspecteur Stucki évoquait régulièrement son sixième sens et l’acuité de ses déductions sur les scènes de crime.
Tout en évoquant en un monologue intérieur ce passé récent, Paul observait l’imposante porte en bois sculpté, encastrée dans la pierre, tandis que Tatiana cherchait maladroitement ses clés dans son minuscule sac noir.
– Vous habitez ici maintenant ? demanda-t-il.
La propriété de Kounev présentait une particularité unique. Elle était en effet constituée de deux maisons parfaitement identiques, projet fou d’un milliardaire anglais au début des années soixante. Sa femme l’avait quitté et le vieil excentrique avait tenté de la convaincre de revenir au bercail. Ce magnifique cadeau étant un gage d’amour, une preuve de respect envers une femme militante, en avance sur son temps. Mais l’histoire précise qu’elle ne fut pas sensible au geste désespéré de son mari qui finit par mourir de chagrin.
– Absolument ! Mon frère m’a légué la propriété. Il l’avait achetée en pensant que je pourrais m’installer dans la seconde maison. Je pense que je vais accéder à son désir et m’installer ici.
Il avait posé sa question machinalement, sans aucune intention précise, et la réponse de la jeune femme le surprit. Elle avait en effet déclaré, lors de sa déposition, qu’elle ne souhaitait pas quitter Moscou, malgré les pressantes suppliques de son frère pour qu’elle vienne s’établir à Genève, dans la propriété récemment acquise.
La porte finit par s’ouvrir et Tatiana s’engouffra dans l’entrée aux dimensions imposantes.
Un coup d’œil suffit à Paul pour constater que les demeures jumelles étaient rigoureusement semblables, de la construction proprement dite au décor en général et aux détails les plus infimes. Incroyable, ne put s’empêcher de penser Renaud !
Seul un œil-de-bœuf laissait filtrer la lumière du jour dans le hall d’entrée. Un éclairage subtil se répandait sur les damiers de marbre blanc et noir du sol, les murs clairs, vierges de tout accrochage et deux grandes colonnes, au centre, qui entouraient une table ronde en acajou sur laquelle était posé un imposant vase en porphyre.
Un bouquet de roses écarlates à longues tiges jaillissait au centre de la pièce circulaire. Une émotion profonde s’insinua dans le cœur de l’inspecteur, étonné de ne jamais avoir ressenti pareille sensation dans la maison jumelle. Mais les événements tragiques qui s’y étaient déroulés n’y étaient peut-être pas pour rien…
Il suivit Tatiana, qui s’avançait sur un escalier tapissé de velours et de chintz amarante. En montant les marches derrière elle, il laissait sa main glisser sur une rampe dont la texture lui faisait penser à la peau d’un reptile qu’on aurait trempée dans un bain de laque vert amande.
Arrivé au haut de l’escalier, ils débouchèrent dans une verrière, style Art déco, inondée de lumière.
L’inspecteur adjoint Pascal Renaud resta tétanisé en voyant Tatiana quitter sa robe noire, la laissant glisser au le sol, offrant à son regard incrédule sa silhouette pâle et musclée. Elle tourna la tête pour lui lancer un regard sans sourire et fit quelques pas avant de plonger nue dans l’eau scintillante de la piscine intérieure.
*
« Quelles étaient exactement vos relations avec Oleg Kounev, monsieur Shaw ? »
Après les politesses d’usage, Shaw avait prié les enquêteurs de prendre place sur la terrasse. Il avait insisté pour que l’évêque fût présent durant « l’interrogatoire ».
– Ce n’est pas un interrogatoire, monsieur ! s’indigna poliment Jana.
– Appelez ça comme vous voulez, inspecteur. De toute façon, monseigneur Wythbread est mon confesseur et je n’ai rien à lui cacher. Avez-vous un guide spirituel, inspecteur Stucki ?
Il avait fixé Jana droit dans les yeux, sans bouger de sa position confortable, sirotant le sauvignon que le majordome en livrée blanche lui avait apporté.
Max jeta un coup d’œil discret à sa supérieure, amusé par la manière dont l’Américain usait pour essayer de déstabiliser les enquêteurs.
– Je suis catholique et pratiquante, mais je ne suis pas venue ici pour parler avec vous de mes convictions religieuses ou de mes interrogations sur les questions existentielles. Je souhaite simplement que vous répondiez à quelques questions. C’est tout. D’autre part, pour votre information, je vous précise que tout interrogatoire ne peut avoir lieu que dans les locaux de la brigade.
Ils se jaugeaient mutuellement, depuis leur rapide entretien fortuit au cimetière, le matin même.
Pour Shaw, la question ne se posait plus, l’ennemi était identifié. Ces derniers temps, il s’était trop concentré sur Karen et avait négligé un facteur capital, l’intervention de la police. Et, pour couronner le tout, un inspecteur femme qui transpirait la ténacité et l’intelligence.
Il rompit le cours de ses pensées, son esprit l’entraînant vers des espaces qu’il réservait d’ordinaire à ses réflexions solitaires.
– Mes relations avec Oleg Kounev étaient essentiellement professionnelles. Bien entendu, je l’ai reçu à diverses occasions, ici même, à « Houston ». De fil en aiguille, au gré du temps qui passait, une forme de sympathie réciproque s’est créée entre nous, mais c’est tout.
Il avait pourtant affirmé au cimetière, ce matin, que Kounev était un ami proche. Jana nota intérieurement la différence d’appréciation sur la nature de leurs relations, glissant de « l’ami » à « une forme de sympathie ».
– Quelle était l’objet de votre collaboration professionnelle ?
– Oleg a joué un rôle d’intermédiaire dans le cadre d’un projet de centre pour enfants défavorisés à Moscou. Vous le savez sans doute mais, avec l’aide de monseigneur Wythbread, nous avons entrepris depuis de longues années déjà un ambitieux programme de centres d’accueil et de formation pour enfants déshérités. La fondation a été créée au Texas. C’est moi qui ai tout financé au départ, il y a plus de vingt ans de cela. Par la suite nous avons construit des centres similaires un peu partout dans le pays et la fondation est devenue une véritable institution soutenue désormais par de généreux donateurs. Pour ce qui me concerne, je m’intéresse actuellement à de nouveaux développements en Europe et en Asie. Des enfants malheureux et sans éducation, des orphelins, il y en a partout, inspecteur. Mais, en ce qui concerne Oleg, il nous a, comment dirais-je, facilité les choses à Moscou. Les autorités russes ne sont pas très conciliantes et quelqu’un comme lui, qui avait ses entrées auprès des services administratifs, est d’une grande utilité. Progressivement il s’est investi, passionné pour l’entreprise qui, il faut bien le dire, le changeait de la production de pâte à papier.
– Je comprends. Où en est le projet à l’heure actuelle ?
Shaw fronça les sourcils et lança un regard étonné et légèrement amusé vers l’évêque.
– Excusez-moi, mais quel rapport avec l’enquête et l’assassinat d’Oleg ?
– Je ne sais pas, monsieur Shaw. Pour l’instant, je pose des questions et tout ce qui est lié à Oleg Kounev est susceptible de nous ouvrir une voie en direction du ou des assassins.
Jana manifestait un calme à toute épreuve et sollicitait fermement des réponses à ses questions.
– Le projet avance, répondit Shaw, la disparition d’Oleg nous trouble bien sûr, et ne nous facilite pas la tâche, mais il ne s’agit que d’ennuis d’ordre opérationnel. Ces perturbations ont été rapidement réglées par le directeur de notre filiale de Genève.
– Paul Barthe, c’est cela ? directeur de Shaw Petroleum.
– Tout à fait, inspecteur. Paul dirige la filiale suisse.
– Selon vous, Kounev avait-il des ennemis ?
– Pas à ma connaissance.
– Sa sœur, Tatiana Kounev, déclare avoir été écartée récemment du projet. Qu’avez-vous à déclarer la concernant ?
Edwin Shaw s’attendait à la question concernant Tatiana et sa réponse fusa :
– Mademoiselle Kounev est une jeune femme très persuasive. J’ai eu le tort d’accéder à la demande d’Oleg la concernant, mais ses capacités se sont révélées très limitées et j’ai été assez rapidement contraint, en effet, de m’en séparer. Tatiana n’a aucune expérience, et, de plus, elle est alcoolique.
– Elle déclare pourtant que son frère aurait été menacé et qu’elle était également concernée par ces menaces.
– De quelles menaces parlez-vous, inspecteur ? Je travaille dans la plus grande transparence et n’ai pas pour habitude de menacer, comme vous dites ! En revanche, le contexte local, la mafia russe, que sais-je ? C’est possible.
– Est-il plausible, à votre avis, d’envisager un lien entre ces menaces et le meurtre d’Oleg Kounev ?
– Ça c’est votre job, inspecteur.
– Avez-vous déjà rencontré mademoiselle Kounev ?
– Ce matin, pour la première fois.
– Comment saviez-vous qu’elle était alcoolique ?
Un sourire métallique déforma légèrement les lèvres fines du Texan.
– J’ai mes informateurs, madame.
Jana ne jouait pas sur le velours et comprit vite ce qu’elle subodorait déjà : elle n’obtiendrait pas grand-chose de Shaw. Les éléments en sa possession étaient trop minces pour pouvoir l’intimider et il était trop malin pour se laisser déborder.
Elle décida de lancer un hameçon pour étudier la réaction de son interlocuteur :
– Il est avéré qu’Oleg Kounev était un séducteur et, d’après les premiers éléments de l’enquête, nous pensons que c’est une femme qui a commis le meurtre. Lui connaissiez-vous une maîtresse envahissante ?
Shaw laissa éclater un rire tonitruant et s’excusa avant de reprendre :
– Inspecteur, vous n’avez pas connu Oleg. C’était un ours blanc. Une force de la nature. Je doute qu’une femme soit susceptible de lui jouer ce genre de tour… radical. Pour répondre à votre question, non, je ne connaissais pas sa vie privée.
– Pourtant, d’après sa sœur, il n’était pas insensible au charme de votre fille et…
Jana n’eut pas le temps de terminer sa phrase… Shaw s’était levé d’un bond, renversant son fauteuil. Il lança son verre qui se fracassa sur les dalles de terre cuite, couleur ocre de la terrasse. L’évêque et Max avaient suivi son mouvement. Seule Jana était restée assise, sans sourciller, observant le milliardaire sortir enfin de ses gonds.
– Je vous interdis de toucher à ma fille !
Jana n’était pas mécontente de son petit effet, alors que l’évêque posait une main onctueuse sur l’épaule de Shaw, dans un geste d’apaisement. Ils se rassirent, et Jana Stucki continua calmement :
– Je souhaiterais poser quelques questions à votre fille.
Contre toute attente, c’est l’évêque qui intervint, devançant Shaw qui bouillonnait de rage en fusillant Jana du regard.
– Inspecteur, si je puis me permettre, je ne comprends pas où vous voulez en venir. Edwin est très émotif dès qu’il s’agit de Karen. Il faut le comprendre et pardonner ses accès de colère, légitimes au demeurant, car la pauvre enfant souffre depuis son enfance d’un mal profond. Elle est très fragile…
Jana l’interrompit :
– Monseigneur, je souhaite juste poser quelques questions à Karen Shaw. Je sais qu’elle ne parle pas et je pense que son père pourrait l’aider à répondre à mes demandes. Elle est muette, mais j’imagine qu’elle a toute sa tête et qu’elle comprendra certainement qu’à titre de connaissance de la victime je sois tenue de l’interroger.
Le portable de l’inspecteur sonna. Elle s’excusa avant de répondre et s’éloigna de quelques pas.
Ayant raccroché, elle revint vers ses interlocuteurs, le visage exsangue, fixant Shaw et l’évêque :
– Je ne pourrai pas m’entretenir avec votre fille aujourd’hui, monsieur Shaw, mais je reviendrai. A propos, quand avez-vous vu Paul Barthe pour la dernière fois ?
Shaw parut troublé par le brusque changement de sujet de conversation et balbutia :
– Heu… Il y a quarante-huit heures, je pense. Que se passe-t-il ? Il lui est arrivé quelque chose ?
– Il a été assassiné. On vient de retrouver son corps dans son appartement.
*
– Alors, inspecteur ?
– Alors quoi ?
Max ne savait pas vraiment si sa question portait sur la mort de Paul Barthe ou s’il souhaitait connaître l’opinion de Jana sur Shaw après son entrevue électrique à « Houston ».
Jana donnait une impression de calme et d’impénétrabilité. Elle roulait à tombeau ouvert de Cologny en direction de la vieille ville, au mépris des trois radars disposés sur les quais.
– Concernant le nouveau macchabée, on en saura plus tout à l’heure. Non, c’est votre avis sur Shaw et son « Padre » qui me tarabuste.
– Et toi, qu’est ce que tu en penses ?
– Je suis sûr qu’il ment.
– Et à quoi tu vois ça ?
– Il est trop sûr de lui. Et puis le coup de l’évêque, c’est pas net.
– Tu ne dois pas te laisser guider par les a priori, Max. Mais je suis d’accord avec toi, il ment !
*
Habituellement si calme, la petite rue de la vieille ville bordée d’imposantes maisons patriciennes était encombrée de voitures de police, d’agents aux aguets et de riverains inquiets à l’idée de ne pas pouvoir rentrer chez eux. Une répétition du fameux Théâtre de poche avait été interrompue par les hurlements des sirènes de police et les acteurs vêtus de leurs costumes de scène détonnaient dans l’atmosphère angoissée du moment. Une ambulance attendait de repartir avec le cadavre de la victime, en direction de la morgue et des locaux d’autopsie.
Les enquêteurs traversèrent prestement le périmètre de la zone de sécurité tout juste établie, où Pascal Renaud les attendait, et se rendirent au dernier étage de l’immeuble. Dans l’ascenseur, Jana s’enquit de la situation et le jeune inspecteur fit part des premières constatations à son supérieur :
– Je rentrais à peine de chez Tatiana Kounev lorsque j’ai reçu un coup de fil anonyme à la brigade. Une femme, qui tentait de masquer sa voix, déclarait qu’il y avait eu un meurtre à cette adresse et qu’il y avait un lien avec l’assassinat d’Oleg Kounev.
– Que voulez-vous dire ?
– Moi aussi ça m’a étonné. J’ai pensé à un canular ou quelque chose du genre, mais évidemment ça m’a intrigué et j’ai voulu vérifier la véracité du fait avant de vous appeler. Quand je suis arrivé, la porte de l’appartement était légèrement entrebâillée, comme si quelqu’un venait de quitter les lieux précipitamment.
– Pouvez-vous me répéter très exactement ce que cette personne vous a dit au téléphone ? demanda Jana.
– « Il y a eu un meurtre au 26 de la Grand-Rue, dernier étage, comme Oleg Kounev. » C’est exactement ce qu’elle à dit, puis elle a raccroché. Je n’ai pas eu le temps d’enregistrer, inspecteur, désolé.
– Pas grave Renaud. Vous étiez le premier sur les lieux ?
– Absolument. Je suis entré seul, j’ai constaté les faits et je suis ressorti immédiatement pour vous appeler. Puis j’ai contacté les collègues et établi un périmètre de sécurité.
– Parfait ! On a donc une scène de crime non souillée. On entre tous les trois et on quadrille les lieux. Je veux un max d’infos en un minimum de temps avant de faire intervenir les gars de la Brigade de la police technique et scientifique.
Ils acquiescèrent et enfilèrent leurs gants de latex.
En sortant de l’ascenseur, l’odeur de la mort et des chairs brûlées les assaillit et leur retourna l’estomac. Jana sortit un mouchoir de la poche de sa veste et poussa la porte d’entrée restée entrouverte.
Le cadavre de Paul Barthe gisait devant la cheminée.
Il était nu, d’atroces brûlures déformaient son dos. Une mare de sang s’était répandue autour du corps. L’odeur de viande calcinée était insupportable et l’inspecteur adjoint se dirigea à pas lents vers une fenêtre afin de l’ouvrir.
– Je vous interdis de bouger !
Renaud se figea sur place.
– L’examen des lieux va durer un certain temps et je tiens à ce que tout reste strictement en place. Tout doit rester en l’état avant l’enlèvement du corps. Inspecteur adjoint, vous me passez au peigne fin la chambre et la salle de bains de la victime. Si vous trouvez quelque chose, vous m’appelez. Et regardez où vous mettez les pieds !
L’enquêteur grommela quelques paroles inintelligibles et se dirigea précautionneusement vers ce qui devait être la chambre, un espace séparé du reste de l’appartement par un énorme paravent de style colonial.
Max et Jana scrutaient le sol en se dirigeant vers le cadavre, tournant lentement sur eux-mêmes, à l’affût d’une trace, d’un indice laissé par l’assassin, évitant soigneusement les éclaboussures de sang. L’inspecteur principal s’agenouilla devant la cheminée.
– Les cendres ne sont pas encore froides. Les faits sont récents.
– Je confirme. Les lésions dans le dos ont été portées il n’y a que quelques heures. Le sang a conservé sa couleur et les cloques dues aux brûlures sont remplies de pus.
Max tourna légèrement la tête sur le côté, analysant l’aspect des lésions qui défiguraient le corps de la victime.
– Le tueur a dû le flageller avec une ceinture. Les chairs ont explosé sous l’impact, comme un fruit mûr. Puis il a certainement chauffé le tisonnier dans les braises pour produire de telles blessures, et finalement l’enfoncer, brûlant, dans l’anus de la victime. Les chairs autour du rectum présentent d’importantes traces de brûlures. Il a pris son temps pour le torturer, le salopard ! Et puis quelle idée de faire un feu en plein mois d’août.
Jana acquiesça, le visage blême, étouffant un haut le coeur qu’elle ne parvenait qu’avec peine à maîtriser.
Paul Barthe était ligoté de la même façon que l’avait été Oleg Kounev : dans la position du fœtus, les bras entravés dans le dos et les mains tranchées. Sa tête gisait dans l’âtre de la cheminée et les braises avaient lentement consumé une bonne partie du visage, preuve de l’intensité des flammes. Quelques cheveux subsistaient encore, par touffes clairsemées, sur le crâne mutilé. Le tisonnier était profondément enfoncé et la partie visible reposait sur la table basse afin d’immobiliser le corps, figé dans une position aussi grotesque qu’humiliante.
Accroupis près du cadavre, les enquêteurs examinaient chaque détail.
– Ça ressemble au meurtre de Kounev, inspecteur.
– Ça y ressemble, Max, en effet… Mais il y a visiblement beaucoup de différences. Observe la façon dont il est ligoté. C’est sommaire et moins précis. Les lanières de cuir ne sont pas identiques et il n’y a pas d’anneaux métalliques. Toute l’esthétique du meurtre précédent a disparu.
Max leva les yeux vers Jana, interloqué. Non pas par la pertinence de l’observation, mais du fait qu’il avait une sensation rigoureusement similaire et que l’esthétique du meurtre précédent n’était pas ici au rendez-vous !
– Concentre ton attention sur la victime, je vais, quant à moi, examiner les lieux.
Jana se leva et jeta un regard circulaire autour d’elle, faisant de son cerveau comme une chambre noire qui révélait, en accéléré, la cartographie précise du lieu du crime.
L’ordinateur, sur une table au fond de la pièce, était allumé, l’espace spacieux et raffiné, parfaitement rangé, ne laissait apparaître aucune trace de lutte.
Au pied du bar, une robe de chambre gisait comme un élément incongru au milieu d’un espace parfaitement ordonné.
– Tout laisse à penser que la victime connaissait son meurtrier.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? répondit le légiste, relevant la tête en direction de l’inspecteur.
Jana Stucki se dirigea vers la porte d’entrée, tentant de reconstituer la chronologie des faits.
– Barthe a ouvert, puis s’est dirigé vers le bar. Il a servi un verre de whisky à son visiteur. Mais le verre n’a visiblement pas été touché. Pense tout de même à relever les empreintes, Max, précisa-t-elle. Il hocha la tête alors que Jana traversait à nouveau la pièce, en direction du bar.
– À ce moment, en remplissant le verre, il tourne le dos à son agresseur qui en profite pour le menacer d’une arme et lui demander de retirer sa robe de chambre.
L’inspecteur mimait les gestes en même temps qu’elle les commentait. Elle s’arrêta quelques instants, le temps de donner plus de poids à ses observations, puis enchaîna :
– S’il n’avait pas reconnu la personne qui lui rendait visite, il se serait certainement changé avant d’ouvrir, et ne serait pas resté en robe de chambre. Ce Paul Barthe est un homme de goût, avec une bonne éducation, il n’y a qu’à regarder l’appartement pour s’en convaincre !
– Je vois, enchaîna Max Grevel, une fois nu, il était presque sans défense et, vu sa taille, il n’a pas dû être difficile de le maîtriser. Il jaugea rapidement le corps : à mon avis, il doit faire entre un mètre soixante-cinq et un mètre septante, pas plus. Petit modèle par rapport à Kounev.
– Je pense qu’on a affaire à un « copycat »*, ou alors la signature de notre tueuse a évolué. Quant à son « ange gardien », il devait être occupé ailleurs et n’a pas eu le temps de venir pour nettoyer les traces de l’assassin. On devrait trouver des indices, cette fois.
L’inspecteur adjoint Pascal Renaud effectua son retour dans la pièce centrale et confirma que tout était dans un ordre quasi parfait à côté et qu’il n’avait rien trouvé de particulier.
– Le vol n’est donc en aucun cas le mobile du crime, d’autant plus que la mise en scène macabre du corps n’aurait aucune raison d’être. Monsieur Barthe était le directeur de la filiale genevoise de Shaw Petroleum. Tout nous ramène à Shaw ! C’est la seule piste crédible que nous ayons.
– Mais ça ne colle alors pas avec votre théorie de la tueuse, inspecteur, observa Renaud.
Jana le foudroya du regard.
– Nous n’avons toujours pas eu l’occasion d’interroger Karen, la fille de Shaw. Ce n’est d’ailleurs pas plus mal, car je suis persuadée que l’analyse de cette scène de crime et l’autopsie de la victime vont nous fournir de nouvelles pistes et que les prochains interrogatoires seront, dès lors, plus faciles à mener. Renaud, vous contrôlez la cuisine et vous me passez l’ordinateur au peigne fin, puis vous demandez à la BPTS de finir le travail.
– Très bien, inspecteur.
– Max, d’autres éléments ?
Le légiste venait d’effectuer une incision au niveau du foie afin de prendre la température du cadavre et de déterminer l’heure de la mort. Il observa le thermomètre et rendit son verdict :
– 18 degrés ! Si l’on compte 2 degrés pour la première heure et 1 degré de chute de température pour les heures suivantes, la mort remonte à environ.
Il regarda sa montre et calcula mentalement :
– Aux environs de vingt-deux heures, la nuit dernière.
– Son meurtrier a probablement dû arriver sur les lieux un peu avant, disons, aux environs de vingt-et-une heure, renchérit Jana, songeuse.
Max acquiesça.
Ils décidèrent de retirer le tisonnier du corps et de retourner la dépouille après avoir pris quelques clichés de sa position initiale.
La rigidité cadavérique récente facilita la tâche du légiste qui allongea Paul Barthe sur le tapis, où le sang séché se mélangeait aux nuances bleutées du kilim.
Leurs regards se portèrent immédiatement sur le bas-ventre de la victime. C’était la dernière touche qui manquait pour donner au tableau les éléments d’horreur que l’assassin avait voulu produire.
– Ablation du sexe, finit par articuler péniblement Max, travail propre et net. Cela explique la mare de sang au niveau des pieds du cadavre.
– Peut-être que c’était une femme qui était ici hier soir, lança Jana, hypnotisée par les similitudes entre les deux meurtres.
– Vous n’allez pas recommencer, inspecteur !
Max s’en voulut immédiatement de s’être permis cette remarque, sentant la réprobation manifeste de sa supérieure.
– Désolé, inspecteur !
Elle ne releva ni son observation, ni ses excuses.
– Deux coups portés en plein cœur. La lame semble être identique. On verra ça au labo.
– Très bien Max. Si tu as terminé, tu peux faire lever le corps. Renaud, l’ordinateur livre-t-il quelque chose ?
– Non, impossible d’ouvrir les programmes, inspecteur. Il faudra décrypter le mot de passe à la brigade. Je l’emmène.
– Bien Messieurs, terminez le boulot et on se retrouve au bureau.
La Brigade de la police technique et scientifique se mit au travail dès le départ des trois inspecteurs, scrutant millimètre par millimètre les pièces de l’appartement, la cage d’escalier et les environs proches de l’immeuble. Les agents, sous la direction de l’inspecteur adjoint, interrogèrent les voisins, qui n’avaient rien entendu ni vu.
Du Bourg-de-Four aux Rues-Basses, un groupe d’agents et de techniciens passait le quartier au peigne fin, à la recherche de deux mains et d’un sexe d’homme.
* Tueur qui copie le modus operandi d’un autre tueur.