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Le pigeon voyageur de la Shoah


(Discours prononcé à l’occasion de la remise du titre de docteur honoris causa, Florence, 27 janvier 2008.)

Je vous remercie pour l’honneur insigne que vous m’accordez aujourd’hui. Je vous remercie aussi pour la façon dont vous lisez mes livres et me confortez ainsi dans ma voie. Pour un écrivain, il n’existe pas de plus grande satisfaction.

Je souhaite évoquer devant vous des choses que j’ai souvent traitées et que je vis en permanence en tant que Juif, Israélien et écrivain. Des choses qui ont trait à la plaie qui reste béante entre les Juifs et les nations du monde et d’Europe en particulier.

Aujourd’hui, nous commémorons la Journée internationale du souvenir de la Shoah. Six millions de Juifs ont péri sur le sol européen au cours d’un massacre que l’humanité n’avait jamais connu jusqu’alors et à la suite duquel l’humanité n’a plus jamais été la même.

Voici quelques questions soulevées par cette Journée internationale du souvenir : Est-ce qu’on débat de nos jours de la Shoah comme d’un événement revêtant une signification universelle et non comme d’un événement exclusivement « juif » ? Un tel débat a-t-il un contenu réel et authentique ou est-il devenu avec le temps une sorte d’obligation formelle que par « acquit de conscience » l’Europe, culpabilisée, se croit tenue d’acquitter, une fois l’an, envers les Juifs et leurs souffrances durant la Shoah ? Est-ce que nous, contemporains, appartenant à tous les peuples et à toutes les religions, comprenons l’acuité et l’actualité des questions que la Shoah nous oppose et leur pertinence à l’égard de nous-mêmes, encore aujourd’hui – surtout aujourd’hui ?

Ces questions sont liées, entre autres, à notre relation aux étrangers, aux individus différents, aux démunis de chaque pays de la terre et au désintérêt que le monde manifeste, à chaque fois, devant les massacres de masse, au Rwanda, au Congo, au Kosovo, en Tchétchénie et au Darfour ; autant de questions sur le mal et la cruauté du genre humain banalisés par la Shoah. De quelles façons ces questions émergent-elles dans la réalité de notre vie contemporaine et quelle influence exercent-elles sur la formation du caractère et du comportement du genre humain ?

En d’autres termes : Nous souvenons-nous de la Shoah de telle sorte que cela puisse nous servir d’un efficace signal d’alerte éthique ? Savons-nous en tirer les leçons et les intégrer à notre existence contemporaine ?

Faute de temps, je me concentrerai sur un aspect unique du travail de mémoire de la Shoah et sur la façon dont, à mon sens, nous pourrons raviver ce débat et affiner sa pertinence dans la vie de chacun d’entre nous.

Plus nous nous éloignons de l’époque de la Shoah, et plus les survivants se font rares, plus la crainte augmente que le traitement de la Shoah ne devienne de plus en plus théorique et abstrait et ne perde, progressivement, son rapport avec sa dimension humaine, individuelle et intime.

En apparence, il s’agit là d’une évolution naturelle qui veut que ceux qui commémorent l’événement soient de plus en plus détachés des souffrances individuelles des victimes et adoptent un regard essentiellement historique, global, quasi conceptuel. En un certain sens, il est plus facile, voire plus « commode », de traiter d’un événement historique traumatique à l’aide d’outils intellectuels abstraits et d’un débat générique, plutôt que d’affronter, ad nauseam, les abominations et le malheur insupportable des êtres humains « singuliers », des individus, de l’homme, de la femme, de l’enfant, victimes de ce traumatisme.

Nous, Juifs, nous n’avons pas d’autre choix que de nous référer sans cesse à la Shoah instinctivement, dans presque chacun de nos actes significatifs ou de nos épreuves. La Shoah a imprimé en nous certains modes de pensée et de conduite qui s’expriment dans tous les aspects de notre existence. Depuis la façon dont nous élevons et éduquons nos enfants jusqu’à la façon dont l’État d’Israël gère sa sécurité et ses relations étrangères. Et, par-dessus tout, elle est présente dans la manière secrète, tragique, dont les Israéliens et les Juifs perçoivent leur existence en tant que peuple, leur différence, la spécificité angoissante de leur destin, leur extranéité parmi les nations, leur expérience de la vie qui semble toujours précaire, ne tenant qu’à un fil, toujours remise en question, l’ombre d’une menace planant au-dessus d’eux.

Alors que d’autres peuples ont la possibilité, avec une relative facilité, de ne pas penser aux leçons tirées de la Shoah – et peuvent, de ce fait, échapper au débat approfondi sur ces leçons –, nous, en Israël, sommes condamnés à les méditer à satiété et à tomber, parfois, dans le piège des peurs existentielles que la Shoah a gravées en notre for intérieur ; condamnés à définir les domaines fondamentaux de notre existence dans les termes absolus, extrêmes, que la Shoah nous a inculqués. En un certain sens, on peut affirmer que le peuple juif et, bien sûr aussi, presque chaque Juif, est le pigeon voyageur de la Shoah. À son corps défendant.

Afin que mes propos sur la Shoah ne paraissent pas, aujourd’hui, abstraits et qu’ils ne passent pas pour une réflexion philosophique détachée de l’être humain, je souhaite vous raconter une histoire datant de cette époque-là. Cette histoire n’est pas particulièrement horrible. J’en ai entendu de bien plus pénibles et plus effroyables, et, cependant, elle renferme tant de douleur et de malheur que je ne puis la chasser de mon esprit depuis des années.

C’est l’histoire d’un journaliste juif de Pologne. Il s’appelait Leïb Rochman. Dans les années 1930, il collaborait à un journal yiddish publié à Varsovie. Dès le début de la Deuxième Guerre mondiale, il retourna dans sa ville, Misk Mazowiecki, à l’est de Varsovie. Là, il œuvra comme une sorte de « travailleur social » auprès des Juifs du ghetto et accomplit des prodiges pour nourrir les affamés. En 1942, il épousa Esther, native de la ville. Trois mois plus tard, les nazis liquidèrent la communauté juive locale. Des quelque six mille habitants juifs, moins de vingt survécurent.

Leïb et Esther, avec la jeune sœur d’Esther, réussirent à s’échapper et trouvèrent refuge auprès d’une Polonaise surnommée « Ciotka » (« Tantine »). Cette ancienne prostituée était charmante et pleine d’entrain. Leïb et Esther confièrent leurs économies d’avant-guerre à des amis polonais et, de temps à autre, ils leur envoyaient la « Ciotka » afin qu’elle soit dédommagée pour son hospitalité et pourvoie à leur subsistance.

Chez elle, la « Ciotka » érigea pour Leïb et Esther un mur à double fond, à peine séparé du véritable mur du salon. Dans cet espace confiné, Leïb, Esther et sa jeune sœur vécurent pendant près de deux ans. Un jour, ils voulurent recueillir Haïm, le jeune frère d’Esther, détenu dans un camp de la région. Ils remirent de l’argent à la « Ciotka » afin qu’elle aille soudoyer les gardiens du camp, faire libérer Haïm et le ramener dans leur cache.

La « Ciotka » s’en alla et, en chemin, elle but un peu. D’humeur joyeuse, passant par une foire, elle grimpa sur un manège, fit plusieurs tours et se divertit un moment puis, l’argent dépensé, revint chez elle. Sans Haïm.

Cette nuit-là, les Allemands exécutèrent tous les détenus du camp. Haïm était parmi eux.

Lorsque Leïb et Esther apprirent la mort de Haïm, ils décidèrent de sauver un autre Juif. Ce n’était pas un ami proche, mais il possédait de vastes connaissances en matière de judaïsme et parlait l’hébreu. Puisque eux-mêmes étaient persuadés qu’il ne restait plus aucun Juif au monde, il fallait donc sauver celui qui pourrait peut-être perpétuer l’esprit du judaïsme. C’était la résolution qui les animait alors.

Parfois, je me dis : Voilà trois Juifs qui survivent derrière un mur, qui ignorent ce qui se passe autour d’eux, et qui décident d’essayer de sauver celui qui a la capacité de perpétuer l’esprit du judaïsme. C’était la résolution qui les animait alors.

C’est ainsi qu’ils firent venir Ephraïm, puis un autre Juif plus âgé qu’eux. Désormais, ils étaient cinq. L’espace entre les deux murs était réduit à quelques centimètres. La nuit, ils sortaient en rampant et dormaient sur le plancher du salon. Au matin, avant l’aube, ils rampaient à nouveau à l’intérieur, à travers un huis dissimulé derrière un lit, et s’y tenaient debout pendant toute la journée. Cinq personnes dos à dos, face à face. Ils ne pouvaient ni se retourner ni bouger leurs membres, faute de place. Ils ne pouvaient rien voir car l’obscurité était complète entre les deux murs. Ils restaient debout jusqu’à la tombée de la nuit.

Parfois, des invités venaient chez la « Ciotka », et ils pouvaient entendre leurs conversations. La jeune sœur avait dix-huit ans, et lorsqu’elle entendait la « Ciotka » prodiguer des conseils intimes à des jeunes filles, elle ne pouvait s’empêcher de pouffer de rire. Ephraïm, allergique à la poussière, était parfois pris d’éternuements, et tous craignaient en permanence d’être découverts par ceux qui se trouvaient de l’autre côté du mur.

Deux années s’écoulèrent ainsi. Pendant une brève période, ils furent transférés dans une cave, sous la grange, d’où ils ne sortaient jamais, même pendant la nuit. Mais, la plupart du temps, ils restèrent cloîtrés entre deux murs. Debout. En silence. La « Ciotka » leur apportait de la nourriture et un seau pour y faire leurs besoins. Ils s’affaiblissaient de jour en jour, souffraient de graves maladies sans pouvoir se soigner.

Derrière le mur, ils entendaient, de temps à autre, des Juifs pourchassés venus quémander un morceau de pain. Un jour, deux enfants se présentèrent, puis une veuve. Peu à peu, les Juifs cessèrent de venir, et Leïb, Esther et les autres furent convaincus qu’ils étaient les derniers Juifs au monde. Que tous les autres, sauf eux, avaient été massacrés.

Les hommes s’efforcèrent de rédiger, de mémoire, un rituel de prières. Ils essayèrent aussi de suivre le calendrier hébraïque. Lorsque arriva, selon leur décompte, le jour de Kippour, ils jeûnèrent, puis lorsque tomba, selon leur hypothèse, la fête de la Pâque, ils ne consommèrent pas d’aliments fermentés pendant une semaine.

C’est ainsi qu’ils vécurent jusqu’à la fin de la guerre et qu’ils purent sortir de leur cache. Leïb Rochman était très malade et affaibli. Dès qu’ils furent dehors, ils se mirent en route, vers l’inconnu. Cinq Juifs. À demi nus. Les vêtements qu’ils portaient depuis deux ans étaient en lambeaux. Ils traversèrent des villages dans les environs de Lublin, frappèrent aux portes et quémandèrent un peu de pain et d’eau ; personne ne leur ouvrit ni ne leur donna du pain et de l’eau. Et partout où ils passaient, on les montrait du doigt et on les apostrophait, entre stupeur et sarcasmes : « Quoi, il reste encore autant de Juifs ? »

Une nuit, ils trouvèrent refuge dans un camp vide, abandonné, et s’y installèrent. Il y avait là des lits et des paillasses sur lesquels ils s’endormirent. Le matin au réveil, ils découvrirent qu’ils étaient dans le camp de Majdanek, que les Russes venaient de libérer, deux jours plus tôt, et qu’ils s’étaient reposés sur les lits des déportés. Lorsqu’il fit jour, ils déambulèrent dans le camp, et, brusquement, ils virent la Shoah.

Ils ne savaient pas précisément ce qui s’était passé au cours des deux dernières années. À présent, ils avaient devant eux des monceaux de cadavres, des amas de cendres des fours crématoires. Ils ne pouvaient pas le croire : tout était étalé là, sous leurs yeux, et ils ne pouvaient toujours pas comprendre que c’était arrivé, qu’une chose pareille avait été possible.

Plus tard, ils croisèrent un groupe de chefs et de gardes du camp de Majdanek que les Russes avaient capturés. Les soldats de l’Armée rouge encerclaient les Allemands prisonniers assis sur le sol.

C’est ainsi que, le jour même, ils virent, réunis, victimes et assassins. Les assassins en personne. Rien d’intelligible, aucun symbole abstrait du mal. Les êtres humains meurtriers, les exécutants de la « Solution finale » étaient là.

Soudain, Leïb Rochman n’y tint plus. Il courut, arracha son fusil à un soldat russe et voulut tirer sur les Allemands. Il se campa devant eux, les mit en joue, mais ne put appuyer sur la détente. Il en devint presque fou, hurla, se détesta, mais il ne put pas tirer.

Alors, il leur cria, en yiddish : « Aufstehen ! Fallen ! Debout ! Couché ! »

Les Allemands étaient persuadés qu’il allait les abattre. Apeurés, ils lui obéirent. Tout ce qu’il leur ordonnait, ils l’exécutaient, debout, couché, debout, couché. En plein désarroi, Rochman avait déjà compris qu’il serait incapable de les tuer. Il jeta le fusil, s’éloigna et éclata en sanglots, secoué de quintes de toux et, pour la première fois, il vomit un flot de sang : il était atteint d’une tuberculose virulente.

Leïb et Esther Rochman traversèrent nombre d’autres épreuves. Ils errèrent de pays en pays, avant de débarquer enfin en Israël. Ils fondèrent un foyer à Jérusalem et mirent au monde un garçon et une fille. C’est leur fille, mon amie très chère, la poétesse Rivka Miriam, qui m’a raconté cette histoire.

Leïb Rochman a travaillé comme speaker à la radio d’Israël, Kol Israel, mais il a consacré la majeure partie de son existence à l’écriture. Il a publié deux romans et un recueil de nouvelles que je considère comme une œuvre littéraire magnifique, novatrice, profonde, pénétrant au plus profond de l’âme humaine1.

Voilà l’histoire de Leïb et d’Esther Rochman. Il existe des millions d’histoires de ce genre. Chaque mort, chaque rescapé de la Shoah, c’est une histoire en soi. Ces récits se déroulent, apparemment, dans une dimension entièrement différente de celle où sont méditées les « grandes » questions liées à la Shoah, si tant est qu’elles le soient. Celles qui ont trait à la négation de la Shoah, à la montée des mouvements néo-nazis dans différents pays et à la recrudescence de l’antisémitisme dans le monde. Ces dernières années, la question de savoir si les Allemands avaient le droit de se considérer comme des victimes de cette guerre-là a gagné du terrain, au point d’établir une symétrie – erronée et outrageante à mes yeux – entre leurs souffrances et celles des Juifs pendant la Shoah.

Les histoires individuelles, intimes, de Leïb et Esther Rochman et de millions d’êtres humains comme eux se déroulent, comme on l’a vu, dans une dimension différente mais, sans elles, la réflexion sur la Shoah ne serait jamais complète et ne pourrait jamais créer le lien psychique entre les générations futures et ce qui s’est produit. De surcroît, sans ces histoires personnelles, le débat autour de la Shoah pourrait même apparaître, parfois, comme une tentative inconsciente de se protéger contre l’horreur évidente. Et l’on peut même extrapoler et supposer que, sans ces histoires, le débat théorique, général, s’éteindrait peu à peu.

Car c’est précisément l’histoire individuelle, intime, qui incarne l’espace universel par excellence. C’est la dimension dans laquelle peut naître une identification humaine, éthique, permettant à chaque individu, à l’écoute d’une telle histoire, de se poser les questions les plus cruelles : Comment me serais-je conduit si, à ce moment-là, j’avais vécu cette réalité ? Quel aurait été mon comportement si j’avais été l’une des victimes ou si j’avais appartenu au peuple des assassins ?

Il me semble que, tant que nous laisserons ces questions sans réponse – chaque homme pour lui-même –, tant que nous ne nous soumettrons pas à cet interrogatoire personnel, nous ne pourrons pas prétendre que nous avons affronté véritablement ce qui s’est passé là-bas. Et si nous ne parvenons pas à affronter ce qui s’est passé là-bas, nous oublierons.

Dès lors que les survivants disparaissent peu à peu, et malgré la documentation de leurs témoignages – effectuée surtout par Yad Vashem, l’institution israélienne pour la mémoire de la Shoah et, dans la dernière décennie, par les archives Spielberg –, l’importance de l’art comme moyen permettant de poser cette question suprême ne fera que croître. La littérature et la poésie, le théâtre et la musique, le cinéma, les arts graphiques et plastiques incarnent l’« espace » même où un contemporain pourra se confronter à la Shoah de manière à pouvoir ressentir les mêmes impressions et nuances de la réalité et de l’existence humaine que la recherche et le débat universitaires sont incapables, le plus souvent, de faire revivre.

Staline a dit : « La mort d’un homme, c’est une tragédie. La mort d’un million de gens, c’est de la statistique. » L’art est l’instrument qui nous permet d’extirper la tragédie de la « statistique » – en d’autres termes, de l’approche abstraite, théorique. L’art offre la voie la plus accessible et la plus compréhensible à la plupart des êtres humains, pour entrer, aujourd’hui, en contact direct et authentique avec la mémoire de la Shoah et avec les leçons à en tirer.

Pour les artistes, il s’agit d’une responsabilité insigne : celle de présenter les faits de façon honnête, sans manipulations ni sentimentalisme. Sans vulgarité ni grossièreté. Il est très difficile de plonger dans ces abysses, dans le lieu où toutes les consciences se sont perverties, et d’illustrer lucidement le chaos total qui s’est produit là-bas.

Grâce à l’art, nous sommes en mesure de revivifier la langue dans laquelle nous décrivons ce qui s’est produit là-bas, afin de ne pas nous figer dans les clichés des mots et des sentiments destinés, à vrai dire, à nous éviter d’affronter une douleur insupportable.

Nous devons, plus souvent qu’à notre tour, retourner là-bas, avec toute notre empathie à l’égard de la femme, de l’homme et de l’enfant qui devaient se dévêtir les uns devant les autres, juste avant d’être abattus et jetés dans une fosse commune. Revenir encore une fois auprès des deux enfants juifs qui jouaient au football avec leurs camarades chrétiens, avant d’être pris dans une « action », au beau milieu de la partie, et qui, lorsque le train qui les convoyait longea le terrain de jeu, ont vu, à travers une fente du wagon, leurs camarades continuer à jouer. Nous tenir, constamment, auprès des internés du ghetto de Łód auxquels les nazis ordonnèrent de choisir vingt-quatre mille d’entre eux pour être envoyés à l’extermination, dont une moitié de vieillards et l’autre moitié d’enfants, en affirmant que s’ils choisissaient des enfants de moins de dix ans, ils pourraient sauver la vie de quatre mille autres. Et, de nouveau, rejoindre les deux femmes et trois hommes, qui sont restés cloîtrés pendant des jours, des semaines, des mois et des années dans le noir, entre deux murs.

Désireux de raconter de nouveau cette histoire, j’ai choisi d’écrire Voir ci-dessous : amour. Je l’ai conçu à un moment de mon existence où je sentais que je ne pouvais plus m’abstenir de l’écrire. Que je ne pouvais plus vivre, et comprendre mon existence d’être humain, en tant que père, Israélien, écrivain avant de vivre – grâce à l’écriture – la vie que je n’avais pas vécue « là-bas », au temps de la Shoah. J’étais obligé de comprendre comment – et si – j’aurais pu préserver en moi une figure humaine si j’avais été « là-bas », comme une des victimes ou même, à Dieu ne plaise, comme l’un des assassins. Je voulais savoir ce qu’un homme est contraint d’étouffer en lui – ou de suspendre en lui – afin de servir de rouage à une machine meurtrière. En d’autres mots, que devais-je tuer en moi pour être capable de tuer mes semblables ou « uniquement » me résigner à ce forfait en me réfugiant dans le silence ?

Il va de soi que ces questions ne concernent pas exclusivement la Shoah. Elles demeurent tout aussi pertinentes dans des situations moins extrêmes. La vie moderne et la société humaine qui prend forme autour de nous – oppressante, anonyme, aliénée – nous mettent au défi de reposer ces questions, dans une infinité de contextes et de situations.

Chacun de nous peut y répondre à sa façon. C’est ce que je fais dans mes ouvrages. Je présume que c’est la raison pour laquelle vous avez décidé de m’attribuer ce titre honorifique. Je vous promets que mes livres continueront à poser ces questions et qu’ils s’efforceront d’y répondre, encore, encore, et encore.

Traduit par Jean-Luc Allouche