Bonsoir,
Permettez-moi de commencer par une histoire.
Ora est une Israélienne âgée d’environ cinquante ans. Mère de deux garçons, elle vit séparée de son mari. Son cadet, Ofer, est sur le point d’achever son service militaire de trois ans, et tous deux ont prévu de fêter sa libération par une randonnée pédestre d’une semaine, en Galilée, dans le nord d’Israël.
Il a servi pendant trois ans dans les territoires occupés, a vécu des situations difficiles et violentes, a été attaqué par des colons et des Palestiniens, a monté la garde, pendant des jours et des nuits, à des barrages de contrôle. Il a commis aussi des actes qu’il aimerait oublier.
Au cours de ces trois années, il s’est endurci, est devenu renfermé, distant, presque un étranger pour sa mère.
Et Ora espère qu’en restant seule avec Ofer, dans l’intimité, au cœur de la beauté exubérante de la nature, elle réussira à l’« adoucir », à le dépouiller de la carapace impénétrable et martiale dont il s’est revêtu – la cuirasse dont il avait sans doute besoin pour pouvoir fonctionner dans les zones catastrophiques du conflit.
Elle croit pouvoir lui prodiguer une sorte de « massage » pour amollir sa dureté, et alors – espère-t-elle – pouvoir « récupérer » l’enfant sensible et délicat qu’il était avant d’endosser l’uniforme.
Ainsi, lors de l’excursion en Galilée, pendant leur semaine d’intimité, elle a l’intention d’arracher son enfant à l’emprise de l’armée, de l’État, de la guerre.
Mais au matin où Ora et Ofer s’apprêtaient à entamer leur randonnée, leurs sacs à dos déjà prêts, Israël déclenche une nouvelle opération militaire en Cisjordanie. Ofer décide sur-le-champ de retourner à l’armée pendant quatre semaines afin de se battre aux côtés de ses compagnons d’armes.
Inquiète, frustrée, se sentant trahie par son fils, Ora le conduit dans sa voiture jusqu’au point de rassemblement de son bataillon, l’embrasse, lui dit : « Prends soin de toi » ; bref, elle joue à la perfection le rôle du parent israélien qui achemine son fils à la guerre.
Elle agit exactement comme mon père l’a fait quand il m’a conduit à la guerre de Kippour en 1973, et comme je l’ai fait moi-même, il y a dix ans, lorsque j’ai emmené mon fils à la guerre du Liban.
Nous savons quelle attitude adopter : nous connaissons les gestes adéquats, les mots adaptés à ce moment-là, ces modèles de comportement sont gravés en nous.
Après avoir déposé Ofer au point de rassemblement, elle revient chez elle. Dès cet instant-là, elle sait avec certitude, au plus profond d’elle-même, que, bientôt, les émissaires de l’armée viendront frapper à sa porte pour lui annoncer la mort de son fils.
Ora est l’un des deux personnages principaux de mon livre Une femme fuyant l’annonce. Il s’agit d’un roman d’imagination fondé sur une situation réaliste, une situation très concrète que des centaines de milliers d’Israéliens ont vécue : l’attente de ces émissaires.
Mais Ora – à sa propre surprise – réagit différemment. Tandis qu’elle attend chez elle l’arrivée des émissaires, comme elle a été éduquée, programmée pour le faire, elle pense brusquement : Il faut être deux. Pour une mauvaise nouvelle il faut être deux : l’un pour la transmettre, l’autre pour la recevoir…
Aussitôt, lui vient une idée ou, plus exactement, une intuition étrange : qu’arriverait-il si elle ne se trouvait pas là pour recevoir l’annonce funeste ? Qu’arriverait-il si elle refusait de la recevoir ? En pleine divagation, elle songe : et si son refus rembobinait l’histoire, détraquait tout le mécanisme du système militaire et, peut-être, peut-être, accordait à son fils quelques heures de vie supplémentaires avant que les émissaires découvrent sa cachette et lui inoculent leur mauvaise nouvelle ?
C’est, en effet, une idée insensée. Pourtant, Ora comprend que c’est le seul acte de protestation qui lui reste. Elle refusera l’annonce. Elle sera la première réfractaire à l’annonce.
*
Donc, elle prend la fuite. Disparaît. Mais, en route, elle entraîne, kidnappe presque, Avram. Avram, son amour de jeunesse, peut-être même l’amour de sa vie. Avram qu’elle a connu quand il avait seize ans – un volcan d’idées, de désirs, d’imagination et d’invention.
Avram qui, pendant la guerre de Kippour en 1973, a été capturé par les Égyptiens et en est revenu le corps et l’âme brisés, vit depuis reclus, refuse toute attache avec la vie, et ne comprend pas pourquoi la vie s’obstine à le conserver.
Ora l’emmène avec elle, contre son gré. Tels des somnambules, ils arpentent les paysages de la Galilée. Au cœur de la nature généreuse de la Galilée.
Pour la première fois depuis de nombreuses années, ils sont ensemble. Elle commence à parler. Commence à lui parler d’Ofer. Lui fournit les menus détails qui donnent naissance à l’histoire de la vie d’Ofer.
Plus j’écrivais ce roman, plus le souhait d’Ora se formulait en moi : puissent les mots et les menus détails de la vie, leur évocation, leur évocation récurrente, comme dans une prière, puissent-ils (qui sait ?) protéger Ofer en danger de mort.
En agissant à sa façon – ainsi croit-elle –, elle le garde en vie.
Peu à peu, j’ai compris ce que je n’avais pas saisi avec une telle clarté, quand, moi-même, j’étais le jeune père de trois enfants :
En général, nous nous efforçons de nous conduire en « bons parents » : nous veillons à ce que notre enfant ait une alimentation saine et équilibrée ; nous l’emmenons chez le médecin quand il a de la fièvre ; nous insistons pour qu’il mette un chapeau pour se protéger du soleil ; nous le bordons la nuit. Nous l’envoyons – lui ou elle – prendre des cours de karaté ou de danse classique, ou de piano… Nous allons voir ses maîtres pour nous informer de ses progrès scolaires, encourageons le moindre de ses talents. Nous sommes soucieux de ses relations avec ses amis tout comme de sa « position sociale ».
Comme Ora le dit elle-même : « Les milliers d’instants, d’heures, de jours, les millions de gestes, les innombrables actes, tentatives, erreurs, paroles et pensées, qui constituent un être unique au monde. » Puis elle ajoute : « Un être qui est une cible si vulnérable1. »
Or, pendant le processus d’écriture, je me sentais, moi aussi, happé par la description de tous ces actes, si familiers à mes yeux de père. J’éprouvais l’incommensurable force de la routine quotidienne. Celle des minuscules faits de la vie. Et je me suis dit que nous, en tant que parents, effectuons des centaines et des milliers de ces actes parce que le bien de nos enfants nous tient à cœur, bien sûr, et qu’il nous importe d’être de bons parents, des parents bienfaisants.
Mais il existe peut-être autre chose :
Peut-être existe-t-il on ne sait quel flux de conscience souterrain, une conscience opaque, informulée, qui nous traverse telle l’ombre dans les coins des photos de famille et de parents.
Comme si, à travers toutes ces bonnes choses que nous prodiguons à notre enfant, au plus profond de notre cœur, nous poursuivions un dialogue secret avec le destin ou avec la mort.
Comme si nous affirmions face au destin, à la mort, peut-être à Dieu : Nous ferons tout – vraiment tout ! – pour cet enfant et, toi, Dieu, le destin ou la mort, toi, de ton côté, ne le touche pas. Ne le blesse pas. « Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal2… » Mais alors, quand un danger plane au-dessus de la tête de cet enfant, nous éprouvons une sensation horrible, une sensation véritablement physique, comme si tout ce que nous avions instillé en lui s’était soudain volatilisé.
Face à l’obstination criminelle de la mort, tous nos efforts, tout notre investissement et tout notre dévouement se révèlent soudain impuissants, et peut-être dénués de signification.
Et je me suis dit : C’est peut-être à cause de cela qu’Ora se conduit ainsi : gagnée par un sentiment d’urgence, elle raconte fébrilement la vie de son fils.
Autour d’elle, la guerre fait rage, l’univers est en proie à la folie, l’atmosphère retentit de propos martiaux, de mots confisqués par la « situation », de slogans belliqueux, tonitruants, tandis qu’elle s’acharne à raconter à son compagnon de route, Avram, les petits et grands moments de la vie de son fils, Ofer…
Elle décrit la nuit où il fut conçu et l’instant de sa naissance, et les heures nocturnes où elle l’allaitait.
Elle décrit chaque chose jusqu’au détail infime. Elle se souvient de ces instants où elle l’allaitait, sentait qu’elle s’abîmait elle-même dans la prunelle de ses yeux, sentait qu’il la regardait, et la connaissait comme jamais personne ne l’avait regardée, ni connue, et elle savait que jamais elle n’avait été – ni ne serait – plus belle qu’à ce moment-là, à cette minute-là, dans la prunelle de ses yeux.
Elle raconte à Avram comment le petit Ofer s’était dressé sur ses jambes, pour la première fois, et comment, soudain, sa perspective, sa perception de l’univers avaient changé – ainsi que la sensation de la place qu’il occupait dans l’univers.
Et elle décrit à Avram les heures pendant lesquelles elle préparait avec Ofer ses devoirs, essayant de l’aider à résoudre des équations, auxquelles elle-même ne comprenait pas grand-chose.
Mais les mathématiques n’étaient pas le plus important, seuls comptaient la proximité, le pacte entre la mère et l’enfant.
Et Ora rapporte tous ces instants à Avram, et, en les ressuscitant, elle sent qu’elle « injecte » la force et la vie dans les veines d’Ofer, son fils, à l’heure où il affronte un péril mortel.
Elle transforme ses mots en force de vie. Elle entoure son fils d’une protection grâce à la plénitude de la vie. Elle utilise des mots privés, intimes, des mots nuancés et précis. Elle crée une bulle d’intimité au cœur de la réalité aliénée et violente.
Elle s’obstine à définir la « situation » par ses propres mots et à refuser le lavage de cerveau que l’état de guerre exerce sans arrêt.
Une femme fuyant l’annonce est le titre original de mon livre en hébreu. Mais, tout en écrivant ce roman, je sentais qu’Ora portait en elle les mauvaises nouvelles sans pouvoir leur échapper, peut-être même dès le moment où elle avait mis Ofer au monde.
To the End of the Land est le titre en anglais, qui évoque un périple, à la fois jusqu’à la lisière du pays et la grande angoisse de chaque Israélien, la crainte de la « fin du pays ».
J’ai décrit la vie d’une famille israélienne qui s’efforce de préserver une bulle d’intimité, de tendresse, de délicatesse à l’égard les uns des autres, au cœur d’une réalité violente et brutale, au cœur d’un conflit cruel qui dure depuis cent ans entre Israël et les pays arabes.
Lorsque j’écris, tout comme d’autres écrivains, je recherche toujours les moments infimes et privés dans la tempête « historique », politique, militaire.
J’écris presque toujours sur la vie en Israël. Sur des individus qui tentent de mener une existence normale dans une situation anormale. Des individus qui, pour la plupart, n’ont pas conscience à quel point la folie de la « situation » les façonne à son image.
J’écris sur des gens qui essaient de mener une existence digne, calme et sûre, au cœur d’une actualité et d’une caisse de résonance historique qui leur renvoient – tout le temps, à chaque instant – des échos de deuil, de violence et de frayeur mortelle.
J’écris sur des êtres qui souhaitent élever leurs enfants selon des principes d’amour, de confiance, d’ouverture, de dialogue, de curiosité à l’égard d’autrui, et se demandent tout le temps si – ce faisant – ils préparent réellement leurs enfants à la vie dans la réalité cruelle de leur pays.
J’écris sur des personnes que je regarde autour de moi, à Jérusalem, des personnes appartenant à un peuple qui, durant toute sa longue et tragique histoire, a survécu pour vivre et qui, aujourd’hui, vit pour survivre, et guère plus que cela : un peuple qui essaie de survivre d’une tourmente à l’autre, d’une guerre à l’autre.
J’écris sur des gens qui se sont tant habitués à leur condition désespérée qu’ils redoutent presque l’espoir lui-même car ils sont convaincus que cet espoir sera forcément déçu.
Tout en disant cela, je m’interromps et songe : De quoi est-ce que je parle vraiment ? Qui est désespéré ? Vois donc comme Israël est prospère, florissant, puissant sur les plans militaire et économique. Vois comme il réussit à préserver sa démocratie et son ouverture, malgré les dangers et les menaces qui pèsent sur son existence.
Vois ce qui se passe dans les pays alentour, en Syrie, en Irak, en Libye, au Yémen, et tu comprendras dans quel paradis tu vis.
Je vois tout cela, je sais tout cela. Je suis reconnaissant de tout cela.
Et pourtant. Pourtant…
Pourtant dans l’incroyable énergie, la créativité étonnante dans tous les domaines, dans la chaleur humaine, dans la tension émotionnelle stupéfiante des Israéliens, je sens de plus en plus – et je suppose que je ne suis pas le seul dans ce cas – le froid de courants souterrains nés de la terrible erreur historique dans laquelle nous sommes captifs depuis 1967 – depuis que nous sommes devenus des occupants.
Ne vous trompez pas sur mes propos : les racines du conflit, les racines de la tragédie, de même que celles de la haine envers Israël, ne plongent pas dans la conquête de 1967. Elles sont bien plus profondes, et le conflit est bien plus difficile à résoudre que le problème de l’occupation.
Israël a, bien sûr, de nombreux motifs d’inquiétude et de frayeur, et très peu de motifs pour faire confiance aux États arabes. Le Moyen-Orient est en proie aux tempêtes et à la violence. Même des pays arabes relativement modérés, comme l’Égypte, la Jordanie ou l’Arabie saoudite, refusent de légitimer véritablement le droit à l’existence d’Israël. Ils sont peut-être disposés à se résigner, de mauvais gré, à son existence de facto, mais non de jure.
En outre, les Palestiniens sont un partenaire difficile dans la négociation, tout autant que les Israéliens, et plus leur désespoir augmente, plus le Hamas et d’autres éléments extrémistes et fondamentalistes se renforcent.
Même des interlocuteurs arabes modérés, avec lesquels j’ai dialogué durant les trente dernières années, refusent de comprendre l’attachement viscéral, historique, du peuple juif à la Terre d’Israël.
Eux aussi considèrent Israël comme un avant-poste – voire comme une tumeur cancéreuse – de l’Occident, un agent du colonialisme occidental. Et ils ne comprennent pas que même si Israël bénéficie de l’aide substantielle de l’Occident – un Occident certes en grande partie colonialiste –, l’aspiration juive envers Sion ne relève pas, par essence, du « colonialisme » mais elle fait partie intégrante de la résurrection nationale d’un peuple qui s’est langui de sa patrie durant des siècles d’exil.
Tant que les pays arabes n’accepteront pas notre attachement à la Terre d’Israël, aucune paix véritable ne sera établie.
Il y aura peut-être une paix formelle, froide, fragile, mais une paix véritable, solide, ne naîtra pas avant qu’ils n’acceptent réellement et profondément que pour nous, Juifs, la Terre d’Israël incarne le berceau de notre peuple, de notre culture, de notre religion, de notre langue. Qu’Israël est notre lieu, notre foyer, notre maison.
Est-ce que la reconnaissance de la façon qu’ont les Israéliens de considérer leur espace est une condition préalable à l’ouverture de la négociation (ainsi que l’exige Nétanyahou de la part des Palestiniens) ? Absolument pas ! Pour autant que je sache, il n’existe pas de précédent historique entre des États qui obligerait chacune des parties à accepter et à adopter le roman national de l’autre partie.
Et de la même manière, nous, Juifs vivant en Israël, devons comprendre, et accepter avec sincérité, la tragédie des Palestiniens qui ont fui ou ont été expulsés d’Israël lors de la guerre de 1948. Si nous ne saisissons pas la profondeur de leur souffrance et de leur humiliation, l’ampleur de leur tragédie, les plaies laissées par la Nakba qu’ils portent en eux, la vigueur de leur appartenance à cette terre, dont la majeure partie est désormais entre nos mains, aucune paix authentique, pleine et durable, ne s’établira.
Est-ce que les Palestiniens peuvent exiger cette acceptation comme condition préalable à l’ouverture de négociations ? Absolument pas ! Cette compréhension, cette acceptation et cette reconnaissance ne peuvent survenir que naturellement et non être imposées par un traité officiel. Seul un pacte de paix équitable, qui garantira l’avenir des deux États, et qui donnera naissance peu à peu à de bonnes relations, de voisinage et de proximité, permettra au fil des années, et peut-être des générations, l’éclosion d’une empathie réelle à l’égard de la souffrance du voisin, de son bon droit, de sa tragédie, de son histoire.
Jusqu’à ce que ces processus voient le jour, Israël a le devoir de conserver une armée forte qui la défende, mais l’armée seule ne peut offrir une réponse satisfaisante aux écueils de notre existence au Moyen-Orient. À un moment ou à un autre, même une armée puissante peut être vaincue par une armée plus forte ou plus déterminée qu’elle.
Israël a besoin d’une armée forte, et elle a besoin de la paix. Ensemble ces deux facteurs garantiront son avenir. La paix n’est pas moins vitale pour Israël qu’une armée puissante.
*
Laissez-moi évoquer un instant ce qu’en Israël nous appelons aujourd’hui la « situation ».
La « situation » est le nom de code israélien pour désigner l’expérience israélienne au cours des dernières décennies, dans tous ses aspects et ses complexités. « Situation » est un vocable définissant, en fait, un état statique, voire stable mais, en pratique, dans le contexte israélien, il signifie le contraire : la « situation » est un euphémisme pour le sang répandu depuis plus d’un siècle. Pour des guerres interminables, l’occupation, le terrorisme, la violence et la peur existentielle.
En Irlande du Nord, on appelait cela : les « troubles ». Nous, en Israël, nous avons choisi un concept « aseptisé », presque neutre : la « situation ».
Nous nous sommes à ce point habitués à la « situation », et avons si bien appris à nous lover en elle, que beaucoup parmi nous ont développé des idéologies bizarres pour la justifier et pour « prouver » que c’est la seule réalité qui nous soit dévolue.
Pis : que c’est notre destin. Qu’il est impossible que nous connaissions jamais un autre destin. Et si c’est là le destin qui nous est imparti, le conflit se transporte dans une autre dimension, mythique, irrationnelle. Ainsi l’histoire de ce conflit – dans la conscience de nombreux Israéliens et, pire encore, dans celle des dirigeants contemporains d’Israël – devient celle d’un peuple condamné, pendant toute son existence, à vivre dans la guerre, au cœur d’une catastrophe permanente. En un certain sens, ce serait donc notre destinée. Et si tel est le cas, il est évident qu’il n’existe aucune chance de paix avec les ennemis de ce peuple. Seulement, pour l’éternité, la guerre à la vie, à la mort.
*
Au cours des huit dernières années, Israël et les Palestiniens se sont affrontés dans trois campagnes militaires. Il y a près de dix ans, une guerre impitoyable a opposé Israël et le Hezbollah au Liban.
Dans tous ces cas de figure, la guerre a débuté de manière soudaine, presque sans crier gare.
Autrement dit, l’instant d’avant, nous vivions dans une situation de calme relatif, dans cette routine étrange au cœur du volcan, la routine de « gestion du conflit », de « gestion de l’occupation » et de « maîtrise de l’occupation » – et, l’instant d’après, nous étions plongés dans une guerre effroyable, avec des milliers de morts et de victimes, dans le camp palestinien ou libanais pour la plupart, et des centaines du côté israélien. Avec des villes bombardées et des quartiers détruits. Avec des individus dont la vie ne serait plus ce qu’elle était avant les hostilités.
Quatre guerres en dix ans.
Si l’on vit une telle existence qui, à tout moment, peut basculer en cauchemar de guerre, on ne peut pas vraiment penser qu’une vie normale est possible. Un quotidien normal paraît une illusion.
On sait que pour croire à un quotidien normal, il faut oublier beaucoup de choses ; il faut ignorer beaucoup de choses. Écarter de sa conscience de larges tranches de sa propre réalité.
En son for intérieur, on pressent que le train-train quotidien n’est qu’un prélude à la catastrophe. Que le quotidien n’est pas assez stable pour une existence normale, saine.
Alors on fuit cette lucidité, tout comme Ora fuit l’annonce. L’on devient fataliste, voire apathique.
Et si l’on vit ainsi pendant des décennies, une génération après l’autre, s’y refuserait-on, et même l’avouerait-on, que l’on serait déjà programmé à considérer la guerre comme un « phénomène naturel ».
L’on devient convaincu que la guerre incarne la vérité ultime et amère derrière chaque attitude humaine. C’est le fait de la vie le plus intangible. C’est le matériau dont la réalité est constituée.
Et celui qui croit en la possibilité de la paix ou, du moins, du compromis, ou d’un dialogue entre deux peuples – israélien et palestinien –, est jugé par d’autres – qui forment la majorité – comme un naïf dangereux, un candide criminel, voire un traître.
Les faits de la vie et de la mort.
Voici quelques années, je regardais un programme télévisé en Israël dans lequel un journaliste américain interviewait des couples à la veille de leur mariage et les interrogeait sur leurs projets d’avenir.
À la question que posait le journaliste à un couple : « Combien d’enfants voulez-vous avoir ? », tous deux s’étaient regardés en souriant, et la promise avait répondu du tac au tac : « Trois. »
Le journaliste s’était étonné : « Pourquoi précisément trois ? »
Et la jeune promise, délicieuse et belle, avait haussé les épaules et lâché : « Parce que, si l’un d’eux venait à mourir, il nous en resterait deux… »
J’ai vu le journaliste pâlir sous son maquillage, mais, à travers la réponse de cette jeune femme – sans doute le plus terrible aveu de désespoir et de défaite –, j’ai compris que son souhait ne m’était pas tout à fait étranger, ni à nombre de mes amis.
En Israël, pays perclus de déceptions, l’espoir aujourd’hui (si quelqu’un l’évoque au passage) est toujours hésitant, un peu honteux, bref, inavouable.
Le désespoir, en revanche, est sûr de lui et catégorique comme s’il était le porte-voix d’une loi de la nature, ou un postulat, qui édicte qu’entre ces deux peuples – Israéliens et Palestiniens – la paix ne s’établira jamais.
Que la guerre entre eux est un décret céleste.
Et comme je l’ai déjà dit : aux yeux des désespérés, celui qui espère encore, qui croit en la possibilité de la paix, passe pour un candide, voire un traître.
Pourquoi un traître ?
Parce qu’il affaiblit la détermination des Israéliens et leur capacité de résistance, en les incitant à se laisser séduire par ses chimères, ses souhaits qui ne se réaliseront jamais.
Parfois, j’ai l’impression que l’échec des accords d’Oslo de 1993 entre Israël et la Palestine a été un tel choc qu’aujourd’hui encore il demeure une humiliation dans la conscience collective.
À cette époque, pendant un court laps de temps, nombre de citoyens d’Israël (pas tous) ont osé croire, pour la première fois, non seulement qu’un ennemi pouvait devenir un partenaire potentiel, mais encore ont osé penser qu’un beau jour il ferait bon vivre dans cette région. Qu’il existait une telle possibilité.
Que nous-mêmes – un beau jour, et non dans un avenir lointain – nous pourrions avoir une belle vie ici.
Quelle trahison !
Comme si, parce que nous nous étions laissé entraîner à croire en quelque chose qui s’oppose tellement à l’expérience de notre existence, de notre histoire tragique, nous nous étions trahis nous-mêmes, nous aurions trahi je ne sais quelle marque de naissance fatidique imprimée en nous.
Quand les accords d’Oslo ont échoué, nous avons été sévèrement punis pour cette trahison par des années de violences et des centaines de victimes.
Mais cette erreur ne sera plus réitérée – promettent les partis du désespoir en Israël –, dorénavant nul ne nous surprendra plus à croire que les relations avec nos voisins et la paix sont possibles. Dorénavant, nous ne croyons plus en aucune promesse, nous ne croyons en aucune chance de réussite.
En l’occurrence, la droite a triomphé en Israël. La droite a réussi à inoculer à la majorité des citoyens sa vision du monde qu’elle propageait ces dernières décennies.
En un certain sens, si la droite a vaincu la gauche, elle a aussi vaincu Israël. Non seulement parce que cette vision du monde pessimiste accule Israël à la stagnation à un point critique de son existence, là où il lui faut tout faire pour obtenir la paix avec ses ennemis, là où sont exigées audace, souplesse et créativité. Mais encore la droite a vaincu Israël en portant un coup fatal à ce que, jadis, on appelait l’« esprit israélien » : cette étincelle, cette capacité à renaître, à se réinventer, cet esprit du « malgré tout », et le courage, l’initiative, l’espérance.
*
Et si, dans l’avenir, me demanderez-vous sans doute, la paix s’établissait un jour, quelle chance aurait-elle de durer ? Quel espoir peut bien germer dans une situation aussi difficile ?
Un espoir réaliste, lucide, qui prenne en considération les possibilités d’action limitées des deux parties.
Un espoir qui n’ignore pas les dangers mais refuse de n’envisager qu’eux.
Un espoir que, si les flammes qui attisent le conflit s’éteignaient, les traits de caractère sains et sensés des deux peuples – de la majorité silencieuse et modérée dans les deux peuples – pourraient à nouveau émerger.
Est-ce un espoir vain ? S’agit-il d’une naïveté criminelle ?
Ou alors n’est-ce pas plutôt la conviction qu’Israël vaincra toujours, dans toutes les guerres futures, et qu’il n’y a pas lieu de déployer des efforts pour aboutir à une paix avec ses voisins qui représente un espoir vain et dangereux ?
Peut-être la certitude de pouvoir continuer à dominer éternellement des millions de Palestiniens, sans leur offrir la moindre chance de décider de leur sort, est- elle l’expression d’une naïveté criminelle ? Peut-être le vœu que les États-Unis et d’autres pays puissants continuent – ad vitam aeternam – à soutenir Israël inconditionnellement, quoi qu’il fasse, y compris intensifier l’occupation, fonder toujours plus de colonies, refuser des compromis logiques et devenir de moins en moins démocratique et humain – peut-être tout cela n’est-il rien d’autre que l’expression d’une naïveté criminelle ? Voire la preuve de la cécité des dirigeants politiques qui n’ont aucune notion du terme auquel elle conduit Israël ? Des dirigeants paralysés depuis des décennies et qui n’osent avouer à eux-mêmes et au peuple d’Israël dans quels gouffres ils précipitent le pays ?
Je suis de moins en moins capable de décrypter le comportement de mon pays, de son gouvernement, et de son Premier ministre. Je comprends de moins en moins leur logique.
Je comprends de moins en moins la contradiction entre l’idéologie de la droite israélienne et la réalité qu’elle promeut sur le terrain : soit un État binational, ce qui signifierait la fin d’Israël comme foyer national du peuple juif ; soit la poursuite de l’occupation et la création d’un système d’apartheid, ce qui implique qu’Israël cesserait d’être démocratique ; soit encore, un État d’apartheid binational, qui tout en prétendant être une démocratie, consolide une supériorité israélienne absolue.
Ces trois options sont dangereuses, pour les Palestiniens et pour Israël. Rien n’a été fait, jusqu’à ce jour, pour les écarter. Au contraire.
Parfois, je me prends à songer que je me cramponne à l’espoir de la paix uniquement parce que je ne puis me permettre le luxe de la résignation.
Cela se peut.
Mais je suis convaincu que la situation est trop désespérée pour que nous l’abandonnions aux désespérés ; ils ne pourront que nous acculer davantage à un accablement plus profond.
Et se résigner au désespoir revient, en fait, à un aveu de défaite.
Nous n’avons pas été vaincus sur le champ de bataille, mais en tant qu’êtres humains. Nous avons été dépouillés de quelque chose de profond et de vital, en tant qu’êtres humains, dès l’instant où nous avons accepté qu’une si large coalition du désespoir exerce le pouvoir.
Sur la question fondamentale de son existence et de son avenir, l’État d’Israël a écarté la moindre possibilité de mouvement. Non seulement ses dirigeants, mais encore la majorité de ses citoyens, réussissent à évacuer la « situation », leur situation, de leur conscience. Ils savent à la perfection comment les dissocier et, ce faisant, continuer à exister pendant de nombreuses années – quarante-neuf ans ! – car, somme toute, il s’agit d’une existence tout à la fois tolérable, et même plutôt commode…
Mesdames, messieurs,
Il est déprimant de penser que la puissance militaire redoutable qu’Israël a accumulée ne lui donne pas le courage de surmonter sa peur et son désespoir existentiels afin d’effectuer un pas décisif vers la paix.
Il est déprimant de constater que la majorité de la population israélienne est impuissante devant les manipulations de Nétanyahou, un véritable « magicien », celui-là, dans la manière avec laquelle il rattache les dangers réels qu’affronte Israël à l’écho des traumatismes du passé.
Les Israéliens se sentent désemparés devant la complexité d’une situation qui leur paraît sans issue. Ils se considèrent comme les victimes d’une « situation » qu’ils n’ont pas la faculté de changer.
Cette conception du monde – gravée en nous si profondément – nous repousse, nous Israéliens, aux confins les plus sensibles de l’âme juive meurtrie.
L’esprit israélien, celui qui s’est sans cesse renouvelé, fût-ce après de grandes catastrophes, esprit audacieux, plein d’initiative, tourné vers l’avenir, eh bien, cet esprit est de nouveau, ces dernières années, absorbé par la blessure tragique du judaïsme.
*
Par « blessure tragique du judaïsme », je veux dire l’expérience vécue par la collectivité juive, par l’individu juif : le sentiment d’être toujours pourchassés, condamnés à être pourchassés, et haïs, d’être privés d’un lieu, d’une maison dans ce monde, condamnés à n’en jamais posséder ; le sentiment que notre destin secret est d’être toujours des victimes.
L’État d’Israël a été fondé pour mettre fin à cette tragique situation existentielle. Israël était voué à être notre foyer, dans le plein sens du terme.
Mais Israël ne sera pas ce foyer tant que les Palestiniens ne posséderont pas leur propre foyer.
Et, malgré le fossé abyssal dans le rapport de force entre Israël et les Palestiniens, cette donne, qui ne dépend pas uniquement de la puissance militaire, représente le point critique qui peut soit résoudre, soit prolonger le conflit.
Ce n’est que si les deux peuples jouissent de leur propre maison, leur propre espace où ils pourront guérir d’années de haine et de frayeur, ce n’est qu’alors qu’ils pourront jouir d’une existence accomplie. Un genre de vie – par exemple – pour des individus souhaitant avoir trois ou quatre enfants parce que c’est l’expression de l’espoir, du désir, de la confiance en l’avenir, et parce qu’ils estiment que le monde est un endroit sûr, propice à faire des enfants. Et que leur pays est un endroit propice pour mettre des enfants au monde.
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La paix représente un intérêt existentiel pour Israël.
Non seulement parce qu’elle résoudrait pour Israël – et pour la Palestine – les problèmes des territoires, de l’occupation, de l’eau, des frontières, des réfugiés et des lieux saints, tous ces sujets importants et vitaux. Mais, par-dessus tout, la paix nous permettrait, à nous, Israéliens, d’exister autrement dans le monde.
La paix nous permettrait d’envisager notre histoire effroyable et tragique d’une manière nouvelle et, cette fois, non comme des victimes de la « situation » mais comme ceux qui oseraient forger leur destin avec une pleine confiance en leurs propres forces.
La paix nous permettrait d’être dans le monde avec toute la créativité, la vision et la ferveur qui sont en nous. Avec tout ce qu’ont accordé à Israël le prodige de la fondation de l’État, le prodige de ses réussites étonnantes dans les domaines de la culture, des sciences, de l’agriculture, de l’industrie, de la haute technologie et bien d’autres encore.
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J’ai entamé mon propos en évoquant Ora, la femme qui fuit l’annonce de la mort de son fils. J’ai enchaîné sur la « situation » en Israël. Permettez-moi maintenant, au terme de mon intervention, de revenir pour quelques instants à mon roman Une femme fuyant l’annonce et au moment où le livre – et ma vie – sont entrés en collision avec la « situation ».
J’ai rédigé Une femme fuyant l’annonce pendant trois ans et trois mois, et alors que j’achevais la dernière version, la deuxième guerre du Liban a éclaté, où mon fils, Uri, commandant de char, a trouvé la mort.
Son char a été touché par un missile du Hezbollah, alors que lui-même et ses camarades tentaient de sauver l’équipage d’un autre tank. Il allait avoir vingt et un ans. Lui et son équipage ont reçu une citation à titre posthume pour leur courage et leur sacrifice.
Le lendemain des sept jours de deuil, je suis retourné à mon ouvrage pour le terminer.
La plus grande partie était rédigée. Ce qui avait changé, par-dessus tout, c’est l’écrivain. Après ce qui s’était passé, il m’était difficile de retourner à l’écriture, difficile de retourner aux mots : je n’avais plus de mots.
Au début, le silence m’était commode. Puis j’ai commencé à sentir que, si je ne ressuscitais avec mes mots ce qui s’était produit, je perdrais la possibilité d’appréhender la perte que je venais de subir. Mes canaux intimes se boucheraient.
Je n’avais pas de mots, mais j’avais la sensation que ce livre que j’avais écrit demeurait mon unique lieu stable. L’unique maison qui, d’une manière ou d’une autre, n’avait pas été atteinte.
Je me suis assis et j’ai essayé, jour après jour. Semaine après semaine.
Alors, petit à petit, d’une façon qu’il m’est impossible d’expliquer, l’impulsion à inventer a commencé à s’éveiller en moi, le désir d’imaginer. Imaginer des êtres vivants. Créer des personnages, leur donner une voix, un langage à eux, une biographie, des anecdotes, des faits de la vie…
Pas à pas, je découvrais que je pouvais, de nouveau, insuffler à mes personnages de la libido et du désir, des passions et de l’amour, leur donner un sens de l’humour, des faiblesses, de l’enthousiasme – sentir, à travers eux, la pulsation de la vie.
Peut-être l’impulsion immédiate à écrire de nouveau tenait-elle au souhait de créer un élan au cœur de la paralysie que la mort avait provoquée. L’immobilité que la mort impose non seulement au défunt mais aussi – en un certain sens – à ceux qui le pleurent.
Je n’ai pas seulement cherché les mots, mais aussi la manière dont ces mots déclencheraient les pulsations. Le rythme propre à me procurer cette sensation : que j’étais encore capable de bouger, d’être libre face à ce qui menaçait de me pétrifier.
Bien sûr, je ne pouvais pas changer ce qui était arrivé. Je ne pouvais pas ramener le mort à la vie, mais je ne serais pas moi-même saisi de paralysie, d’immobilité, face à l’arbitraire qui m’avait frappé. Bien sûr, je resterais la victime de ce qui était arrivé, mais je ne serais pas uniquement une victime.
Aujourd’hui, après avoir écrit Une femme fuyant l’annonce, puis Tombé hors du temps, je sais que, dans certaines circonstances, la seule liberté laissée à l’individu est celle de formuler sa tragédie dans ses propres mots, et non dans ceux que d’autres lui concèdent. Ou lui imposent. C’est une liberté incommensurable.
Même si la catastrophe nous a frappés, nous ne sommes pas condamnés à être définis, dorénavant, uniquement par rapport à elle. Nous ne sommes pas condamnés à être dénommés d’après la catastrophe qui nous a atteints. Elle nous impose peut-être un patronyme, mais nous pouvons encore choisir notre prénom. Cela vaut autant pour des individus que pour une société tout entière, un peuple tout entier.
À mes yeux d’écrivain, l’art, la littérature surtout sont les armes de celui qui s’obstine à réfléchir encore à l’unique, à l’être humain, à la spécificité de chaque individu, homme ou femme, Blanc ou Noir, juif, musulman ou chrétien, Israélien ou Palestinien, à leur droit de vivre honorablement, sans humiliation, avec le sentiment de sécurité, le sentiment d’égalité. En paix.
Cette obstination en l’occurrence – par l’écriture et par mon action politique – est ma façon de surmonter le découragement, de résister à la force d’attraction de la douleur.
C’est ma façon de choisir – en dépit de tout – la vie.
Traduit par Jean-Luc Allouche