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Le syndrome de Cassandre


(Intervention à la Conférence sur la sécurité de Munich, le 16 février 2017. Paru dans L’Obs, 25 février 2017.)

En rédigeant, à l’occasion de ce forum, cette intervention sur le « mythe de Cassandre », j’ai relu Agamemnon, la pièce d’Eschyle. Je me suis penché sur les paroles déchirantes de Cassandre – la prophétesse qu’Apollon punit par cette malédiction : nul ne la croirait jamais, même quand elle dirait la vérité – mais, tout en lisant la description de sa souffrance et de sa solitude, une phrase m’a sauté aux yeux. C’est Clytemnestre, l’épouse manipulatrice, cruelle, diabolique, d’Agamemnon qui la prononce. Peu après avoir assassiné sauvagement son époux et l’amante de ce dernier, Cassandre, elle ouvre les portes du palais et s’adresse à ceux qui l’attendent là : « Je n’aurai point honte de démentir maintenant les nombreuses paroles que j’ai dites déjà, comme il convenait dans le moment1… »

À la lecture, je me suis dit : Je connais cette phrase ! Grands dieux ! J’espère que Donald Trump va lui régler des droits d’auteur ! C’est elle qui a formulé les slogans de sa campagne électorale !

« Quel est le rôle de la littérature dans le monde de la post-vérité ? » C’est l’un des sujets que je suis censé traiter. Et, certes, il semble que l’élection de Donald Trump ait conduit à son point culminant, et même au pouvoir, la conception du monde qui veut que la « vérité » n’existe pas. D’un côté, il existe les faits et, de l’autre, les « faits alternatifs » (selon l’expression consacrée par Kellyanne Conway, la conseillère de Donald Trump qui citait, en fait, George Orwell). Il y a l’apparence, et il y a l’essence, sans aucun rapport entre les deux. Ici, une presse qui « dit la vérité », celle qui milite en faveur de « notre champion », et, là, les fake news des médias qui le critiquent. Certaines déclarations et promesses permettent de se rétracter, voire de les démentir, même si elles ont été immortalisées sur le papier ou par le son et l’image.

Me revient en mémoire la prophétie d’un autre prophète, biblique celui-là, Isaïe. Dans l’une de ses vitupérations contre la corruption et la soif de pouvoir qui sévissent autour de lui, il clame : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent l’amer en doux et le doux en amer2 ! »

La « vérité », selon la conception trumpienne, ne représente pas la conjonction de faits mais un méli-mélo d’émotions, d’humeurs, d’aspirations, de frayeurs, de préjugés, d’instincts.

La « vérité », c’est ce que je pense en ce moment, ou ce que je désire maintenant, hic et nunc. Mais, dans une minute – qui sait ? –, peut-être soutiendrai-je une vérité différente ?

Qu’un programmateur de jeux vidéo énonce de telles affirmations, cela fait partie de son métier et de son univers. Quant à nous, nous pouvons accepter ou refuser sa lubie. Mais si c’est le mode de pensée – et d’action – du président des États-Unis, l’homme le plus puissant et le plus influent du monde, dans ce cas, le monde risque de se heurter à un grave problème. Non seulement conceptuel mais aussi existentiel.

Existentiel, parce que quelque chose est en train de se produire dans le monde : il ne s’agit pas de l’alternance normale au sommet des États-Unis, mais de la remise en question de l’équilibre vital entre la logique et les instincts primaires. Entre une conception du monde démocratique et des pulsions. Entre la loi et les penchants.

Voilà le véritable changement de régime que nous connaissons.

Depuis l’élection de Trump, un nombre croissant d’individus – et je suis sûr que je ne parle pas uniquement de moi –, de plus en plus de personnes, un peu partout sur la planète, se sentent étrangers dans le monde. Menacés.

Il y a quelque chose dans la personnalité de Donald Trump qui libère des forces, des instincts et des pulsions que le système démocratique s’est efforcé, au fil des siècles, d’adoucir, d’équilibrer et de limiter grâce aux Constitutions, à l’éducation, à l’apprentissage des valeurs d’égalité, de liberté et de pluralisme.

Dès lors que Donald Trump est l’individu le plus influent et le plus puissant du monde – vous conviendrez avec moi que, ces dernières semaines, le monde a ressemblé à un one man show –, il formule pour les autres, et légitime, dans de nombreux pays, la tentation de haïr l’étranger, les minorités, et, en général, l’exécration comme doctrine politique. De même : l’humiliation des femmes, le mépris des autres religions, l’exclusion de tout ce qui n’est pas « nous », de tout ce qui n’appartient pas à « notre » équipe.

En ce sens, quiconque ne rejoint pas les rangs des admirateurs de Donald Trump peut connaître l’expérience fatale de Cassandre : soudain, nous comprenons ce que signifie la sensation que le monde perd la raison autour de nous ; quand la réalité qui a cours semble douteuse, intangible, privée d’évidence, quand elle semble davantage appartenir au domaine du rêve et, en l’occurrence, du cauchemar.

Comme il est facile, dans cette situation, de soupçonner que le fou, c’est soi-même.

Je souhaite rappeler aux honorables participants à cette Conférence que l’un des éléments essentiels et vitaux de la « sécurité », outre la puissance militaire et économique, relève du sentiment éprouvé par les individus d’habiter leur pays et le monde, autrement dit, le sentiment de stabilité, d’appartenance ; le sentiment qu’ils comprennent et peuvent décrypter les codes de leur réalité et, dans une certaine mesure, certes limitée, forts de cette assurance, prévoir leur avenir.

Dans ce cas, que peut faire la littérature dans un tel monde ?

Très peu. Et beaucoup.

Très peu, car des hommes détenant un pouvoir formidable comme Trump et consorts – entre autres, Vladimir Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdogan en Turquie, Benyamin Nétanyahou en Israël –, des dirigeants aussi puissants peuvent, par un ordre (comme la consigne d’interdire l’entrée aux États-Unis de citoyens de sept pays musulmans), voire par un tweet, provocateur, manipulateur, cynique (ils en ont le pouvoir), transformer totalement la réalité de millions d’êtres humains et rendre le monde encore plus chaotique, arbitraire, fantasque et imprévisible.

Mais même dans un tel monde, et peut-être surtout dans un tel monde, la littérature détient encore le pouvoir de faire quelque chose. Et je ne parle pas uniquement de tel livre ou de tel autre mais de l’esprit que la littérature fait souffler.

La littérature, à son stade suprême, peut nous relier, nous lecteurs, au tréfonds de nous-mêmes, aux fondements de la compréhension, de l’intuition et de l’expérience humaines.

Dans un monde d’apparences n’ayant presque aucun rapport avec une essence stable ni avec une vérité établie, une bonne histoire peut nous rattacher à un lieu où existe une vérité irréfutable. Une vérité presque palpable, limpide, en matière de bien et de mal, de pur et d’impur, de lumière et de ténèbres.

Une bonne histoire peut nous familiariser avec les étapes fondamentales des relations entre les êtres humains, avec des décisions éthiques, pertinentes en tout temps, universelles, avec des émotions authentiques et non résultant d’une manipulation. La bonne littérature nous offre des aperçus et des sensations qui valent comme des axiomes de la nature humaine, dans tous ses différents aspects, les plus merveilleux comme les plus abominables.

Bien sûr, il appartient à la presse de réagir immédiatement à la réalité, mais c’est la littérature qui nous a inculqué, tout autant que les grands historiens, les subtilités des processus psychologiques, sociaux, intimes et collectifs, qui ont engendré et façonné, parfois, les mécanismes des régimes dictatoriaux et la personnalité des tyrans violents et, à l’occasion, déments.

En lisant Auto-da-fé d’Elias Canetti, nous reconnaissons le processus par lequel la puissance des masses, de la bêtise et de la violence, remonte à la surface avec une force irrésistible, menaçant le monde rationnel, un monde qui, ne l’oublions pas, a discriminé ces masses et les a méprisées, avant d’être accaparé par elles.

À la lecture de Mario et le Magicien de Thomas Mann, roman écrit en 1930, nous saisissons la « matière première » du fascisme – comprenons le processus – de son avènement en Italie et en Europe.

Nous ressentons en notre for intérieur sa redoutable force d’attraction et la façon dont elle incite les individus à renoncer à leur libre arbitre et à leur pensée logique.

En lisant Le Procès et Le Château de Kafka, nous éprouvons dans notre chair et dans notre âme la puissance paralysante de la tyrannie, sa faculté de se montrer cruelle et sans visage et de transformer ses victimes en êtres anonymes.

Et lorsque nous lisons un poème de Wole Soyinka, nous reconnaissons, tout à la fois, l’étroitesse d’esprit du racisme et la grandeur de l’âme libre triomphant du racisme.

Je pourrais continuer à énumérer des auteurs, des pièces de théâtre et des poèmes, et presque chacune de ces œuvres provoquera en vous une légère onde de souvenir, d’expérience vécue.

Chaque livre vous évoquera cette impression intime que vous avez ressentie à l’heure où vous le lisiez : un rapport profond, pétri d’émotion et d’entendement, malaisé à décrire avec des mots, mais dès que cela se produit, nous sentons pendant un instant que nous avons pénétré au cœur d’une vérité originelle. Une sorte d’« atome » de vérité, de sensation, de compréhension, impossible à fissurer. Fugacement, c’est comme si nous avions atteint la racine de notre existence en tant qu’individu, et aussi en tant que particule de l’humanité.

Grâce à un récit particulier, ou à un personnage de roman, nous pourrions éprouver la plénitude du miracle, de l’effroi, du bonheur, de la compassion, de l’appartenance et de la solitude, et qui se nichent dans l’existence humaine.

Nous pourrions ressentir ces phénomènes que des régimes toxiques, arbitraires, tyranniques, s’efforcent, de diverses façons, de brouiller quand ils réduisent les êtres humains à des masses et, parfois, à de la populace.

Ce qui me conduit à une autre dimension de la littérature qu’on souhaiterait voir adoptée par les dirigeants : celle de la mise en perspective, celle du point de vue qui, en littérature, part toujours de l’unique pour aboutir à l’unique.

Staline a dit jadis, avec le tact et la délicatesse qui le caractérisaient : « La mort d’un homme, c’est une tragédie. La mort d’un million de gens, c’est de la statistique. »

Même si cette phrase est incroyablement révoltante, il est difficile de prétendre qu’elle est sans fondement dans notre monde.

Comment une tragédie se transforme-t-elle en statistiques ?

Dans le cadre restreint qui m’est imparti, j’aurais du mal à répondre à la question. Songez simplement à la réaction de nombreux pays européens devant les vagues d’immigration échouées chez eux. Songez à la vitesse avec laquelle cette tragédie s’est transformée en statistiques (et à quel point l’attitude de la chancelière Angela Merkel a été exceptionnelle et admirable. Combien son comportement s’est montré humain et généreux, un comportement pour lequel elle paie un lourd prix politique. Quant à moi, en tant que membre d’un peuple de réfugiés, fils d’un père, petit-fils d’une grand-mère qui ont fui eux-mêmes l’Europe comme réfugiés, je lui rends hommage !).

La littérature incarne l’un des moyens les plus significatifs qui puissent nous inciter à arracher l’aspect tragique de la condition individuelle à la statistique épouvantable de Staline.

L’inclination qu’elle fait naître dans le cœur du lecteur – l’inclination à considérer l’individu comme un être unique et à tenter de le comprendre à partir de son intériorité, de se familiariser avec son lexique intime, ses valeurs, ses erreurs, ses frayeurs, ses moments de grandeur – fait germer les graines d’une conscience politique sans laquelle une amélioration de l’état du monde n’est pas envisageable.

Une tragédie transformée en statistiques et un « meurtre de masse » ne peuvent survenir que dans un univers où des pans importants de la condition d’un individu sont asservis à la dimension de la « masse ».

Seule la réalité d’une « existence de masse » nous permet d’éprouver une telle indifférence face au meurtre de masse.

Au demeurant, il se peut que ce soit la question cruciale que tout contemporain doive se poser : Dans quelle situation, à quel moment, est-ce que je me transforme en une composante des « masses » ?

L’une des réponses possibles à cette question est celle-ci : Je me transforme en une composante des « masses » quand je cesse de me définir par moi-même et pour moi-même, avec mes choix, mes mots, des mots nouveaux, inédits, qui n’ont pas encore été usés en moi. Des mots contre lesquels je ne puis me défendre, que je ne puis ignorer. Des mots que je me condamne à respecter.

Ne serait-ce pas une définition plutôt acceptable de ce que la bonne littérature peut éveiller en nous ?

Car, même si dix mille individus lisent simultanément un certain livre, cet ouvrage parle à chacun d’eux d’une façon différente. Ce livre les aide à se définir eux-mêmes et en eux-mêmes de façon exclusive.

Différentes particules de notre existence, extrinsèques et intrinsèques, de nos souvenirs, de notre identité « s’envolent » alors en direction de l’aimant irrésistible du livre. Dans ces moments-là, chacun de nous ressent sa singularité, son individualité. Dans ces moments-là, chacun de nous est à même d’éprouver son appartenance à l’humanité tout entière, mais en aucun cas comme faisant partie de la masse.

*

Avant de clore mon intervention, je souhaite dire quelques mots, en tant qu’écrivain – qui, depuis de nombreuses années, tente de rendre compte du conflit proche-oriental et de comprendre l’influence qu’il exerce sur ses protagonistes – et plus encore comme un homme né au cœur du conflit israélo-palestinien et dont toute l’existence s’est déroulée dans son ombre.

Cela fait plus de cent ans qu’Israéliens et Palestiniens se combattent. Inutile d’être Cassandre pour constater et prophétiser les désastres que ce conflit provoque et continuera d’infliger aux deux parties.

Israël et les Palestiniens appartiennent à deux peuples qu’un conflit violent et prolongé a adultérés au point de les faire agir contre leur intérêt existentiel.

La vie dans une situation perpétuelle de peur, de haine, de méfiance, corrompt l’esprit et la pensée. La faculté d’échapper au piège de cette situation est ainsi tétanisée.

Cette vie ne revêt plus son sens plénier et se réduit à la survie désespérée d’une guerre à l’autre, d’une catastrophe à l’autre.

Une vie dénuée d’espoir rend les citoyens plongés dans ce conflit, en Israël et en Palestine, apathiques, paralysés. En cela, ils s’offrent en matériau facile et commode à la manipulation d’acteurs mus par une vision du monde extrémiste et totalitaire, de fanatiques nationalistes et religieux.

Dans les territoires palestiniens occupés, une réalité se crée de jour en jour qui sera très difficile à changer et peu propice pour y établir des relations pacifiques. Nous vivons sans doute les dernières années où il nous est encore donné de parvenir à un accord qui garantisse sécurité, souveraineté et paix aux deux parties.

Chaque jour qui passe, l’atmosphère devient plus explosive.

Dans ces conditions, les Palestiniens n’auront jamais droit à une pleine indépendance, et Israël détruira de ses propres mains le miracle extraordinaire qui l’a enfanté comme État juif, foyer du peuple juif, et aussi comme État démocratique.

Nous avons besoin de votre aide. Nous – Israéliens et Palestiniens qui désirons vivre en paix, qui nous opposons à l’occupation, qui exécrons la violence d’où qu’elle vienne, celle de l’occupation comme celle du terrorisme, nous qui croyons encore en une solution unique et logique : la solution de deux États –, nous lançons un appel à toutes les forces de la raison et du dialogue, dans les pays arabes et dans le monde entier : si la paix et la sécurité dans le monde vous importent, faites quelque chose pour sauver Israël et les Palestiniens de l’autodestruction.

Bien sûr, nous attendons de voir quelle politique Donald Trump va adopter, et il se peut qu’il nous surprenne tous, bien que sa récente rencontre avec Benyamin Nétanyahou ait révélé à quel point le président des États-Unis ne saisit guère la complexité et l’ampleur de ce conflit.

Si Donald Trump n’œuvre pas dans la voie d’un compromis réel, douloureux, alors viendra votre tour, à vous Européens, d’agir.

Non en boycottant Israël, ce qui ne ferait qu’endurcir son attitude et pousserait de plus en plus d’Israéliens modérés dans les bras de l’extrême droite. Certainement pas. La solution doit être obtenue par le biais d’un dialogue direct entre les deux parties, d’un soutien international et celui de l’aide des pays arabes.

Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour réunir les parties, pour restaurer le dialogue entre elles, le dialogue que toutes deux, depuis des années, repoussent par une étrange logique autodestructrice.

Vous possédez de nombreux « leviers » à utiliser face aux deux camps. Ne restez pas les bras croisés, alors que ces deux peuples se précipitent dans la voie du suicide. Soyez opiniâtres, créatifs. Témoignez de l’empathie à l’égard des frayeurs des deux peuples et des souffrances qu’ils ont subies. Soyez solidaires avec eux et ne laissez pas leur désespoir vous paralyser. Aidez-les à se sauver d’eux-mêmes.

Somme toute, la fin du conflit israélo-arabe représente l’intérêt vital des forces rationnelles et exemptes de fanatisme dans le monde. C’est aussi l’intérêt existentiel des pays modérés du Proche-Orient qui savent à la perfection que le conflit israélo-palestinien menace et ébranle leur propre stabilité.

Les lignes directrices d’un accord entre Israël et la Palestine sont connues depuis des lustres : ce sont les concessions maximales que chaque camp est disposé à accepter. Et dès lors que la solution sera connue, il ne reste qu’une question à trancher : combien de sang sera-t-il encore versé avant qu’on comprenne que nous n’avons pas d’autre choix que de parvenir à la paix.

Traduit par Jean-Luc Allouche