Mes chers amis, les écrivains n’aiment guère parler de leurs souffrances professionnelles. De la « peur de la page blanche », de ces nuits où ils se réveillent en nage, parce que le récit qu’ils rédigent, parfois depuis des années, leur apparaît soudain dans son imperfection et ses faiblesses.
Je connais ces tourments, mais je ne goûte pas moins le plaisir de l’écriture, de la création d’un univers entier à partir de milliers de détails et de faits. Une émotion particulière me saisit quand un personnage que j’ai inventé commence à me devancer, à me dépasser et me tirer à lui. Soudain, lui, le personnage inventé, imaginaire, connaît mieux que moi son destin, son avenir, les autres personnages du roman, et il m’insuffle – je ne sais comment – un flot de matériaux vivants, de rebondissements de l’intrigue, d’idées et de jugement dont j’ignorais que je les portais en moi.
Je sens que la création d’une œuvre offre la possibilité de toucher à l’infini. Non l’infini mathématique, ni philosophique – mais l’infini humain. Autrement dit, l’infinité des visages de l’humain. L’infinité des replis de son âme, l’infinité de sa raison et de ses opinions, de ses instincts, de ses errances, de sa petitesse et de sa grandeur, de sa puissance de création, d’autodestruction, l’infini de ses variations. Presque chaque idée qui naît en moi au sujet d’un personnage que je crée m’ouvre d’autres perspectives pour lui : un réseau complet de voies divergentes.
« Il suffit d’exister pour être parfait », écrit Fernando Pessoa, et cette phrase magnifique jette aussi du sel sur les plaies de tout écrivain qui sait à quel point il est ardu d’insuffler à une figure née de l’imagination ne serait-ce qu’une particule de cette « perfection » chère à Pessoa, de la plénitude de vie qui, en une seconde, investit l’existence d’un homme vivant.
C’est à cette perfection, pétrie bien sûr d’une infinité de défauts, de manques et d’infirmités du caractère et du corps, que l’écrivain tend. Ses pensées, ses aspirations visent un seul but : parvenir à ce processus alchimique par lequel, à partir d’un matériau inerte – de signes alignés sur la page dans un certain ordre –, soudain la vie éclôt.
Celui qui écrit, qui a façonné nombre de personnages, et s’est fondu en eux pour revenir à sa propre identité, et sait que son moi est désormais constitué par eux, qui sait que, s’il ne les avait pas créés, il ne se connaîtrait pas lui-même, goûte aussi le plaisir de la plénitude de la vie qui bouillonne en chacun de nous.
S’émerveiller de cela est presque une banalité et, pourtant, permettez-moi de m’émerveiller aujourd’hui de cette banalité : nous tous, chacun d’entre nous, sommes pleins de vie. Nous disposons d’une infinité de possibilités et de manières d’être dans la vie, d’exister.
Après tout, ce n’est pas si banal, et il faut, au contraire, nous le rappeler. Voyez à quel point nous nous protégeons, nous nous empêchons de vivre cette abondance que nous avons en nous, tout ce que nous offrent notre esprit, notre corps et les circonstances de notre existence. Déjà dans les phases précoces de notre vie, nous nous coagulons et nous confinons à être « un », exclusif, délimité par des définitions claires. Peut-être est-ce précisément pour ne pas affronter cette profusion affolante, que nous nous égarons consciemment nous-mêmes ?
Parfois, une existence qui n’a pas été vécue, ou que nous n’avons pas réussi à vivre, ou que nous n’avons pas osé vivre, s’étiole et s’éteint, et, parfois, nous la sentons, la regardons sur l’autre rive, et elle nous injecte des piqûres de regret, d’échec, d’humiliation, de deuil.
Cela peut être le renoncement à un grand amour tumultueux au profit d’une quiétude de l’âme. Ou le choix d’un métier inadapté, dans lequel l’individu se morfond durant toute sa vie, ou une existence entière vécue dans un corps qui n’est pas conforme au genre. Ou encore, mille et un choix qui ne nous conviennent pas, qui sont le fruit de pressions et d’attentes, de nos peurs, de la volonté de plaire, et de la soumission à « l’esprit du temps ».
L’écriture incarne un mouvement de l’esprit en opposition à ce renoncement, à cette esquive devant cette profusion que nous recelons en nous-mêmes. Il s’agit d’un acte insurrectionnel de l’écrivain, et, en premier lieu, contre lui-même. De manière plus concrète, on peut le comparer à un massage acharné que l’écrivain pratique, plus souvent qu’à son tour, sur sa conscience frileuse, bloquée, désemparée.
À mes yeux, l’écriture incarne une activité libre, élastique et fluide, dans l’axe imaginaire sur lequel je puis me mouvoir entre l’enfant que j’étais et le vieillard que je serai, entre l’homme que je suis et la femme que je suis, entre mon moi sensé et mon ego dément. Entre le Juif dans le camp d’extermination que je suis, et le commandant du camp que je suis. Entre l’Israélien que je suis, et le Palestinien que je pourrais être.
Ainsi, je me souviens de la difficulté à écrire sur Ora, le personnage principal d’Une femme fuyant l’annonce. Pendant deux années, j’ai lutté avec elle, sans parvenir à la connaître comme Adam connaissait Ève. Autour d’elle planait une multitude de mots, mais, sans un noyau vivant, elle ne recélait pas cette pulsation de vie sans laquelle je suis incapable de croire au personnage que je crée, sans laquelle je ne peux lui donner naissance.
À la fin, je n’avais plus le choix, et j’ai fait ce qu’un honnête citoyen dans ma situation aurait fait : je me suis assis et je lui ai écrit une lettre. Oui, une lettre comme jadis, avec un stylo et du papier, et je l’ai interrogée : Que se passe-t-il, Ora ? Pourquoi me refuses-tu, qu’est-ce que j’ai fait de travers ? Pourquoi ne te donnes-tu pas à moi ?
Avant même de parvenir à la fin de ma lettre, j’avais déjà compris : ce n’était pas à Ora de me céder. C’était moi qui devais m’abandonner à elle. En d’autres termes, cesser de m’opposer à la possibilité d’Ora en moi. Me frayer un chemin dans sa structure profonde, qui m’attendait en moi. Ne pas refuser l’hypothèse d’une femme en moi. Permettre aux particules de mon esprit – et de mon corps – sans entraves, sans, non plus, un quelconque « intérêt » étroit, limité, de planer irrésistiblement vers l’aimant d’Ora et la féminité qui rayonnait d’elle.
Et dès cet instant-là, elle s’est écrite elle-même, presque d’elle-même.
Mes chères amies, mes chers amis, je pourrais parler pendant des heures de l’écriture, mais, bientôt, le soleil va se coucher. Les montagnes derrière moi, au bout de l’horizon, les monts de Moab, vont se teinter de rouge, puis de gris, et leurs lignes de crête s’effacer, et l’obscurité nous enveloppera.
Mais avant que la nuit tombe, je souhaite évoquer la réalité de notre existence ici ; ce que nous, Israéliens, appelons la « situation » ; un mot qui, en hébreu, évoque un certain état stable, voire statique, alors qu’en fait c’est un euphémisme pour plus d’un siècle de sang, de guerres, de terrorisme, d’occupation et de frayeur mortelle. Avant tout : de fatalisme et de découragement.
Sans doute n’existe-t-il pas de meilleur endroit pour parler de la « situation » qu’ici, sur le mont Scopus. Car j’ai du mal à admirer ce paysage grandiose en faisant abstraction de la réalité, du fait que nous contemplons, ici même, un endroit décrit, dans la langue du conflit, comme « Secteur de Maalé Adoumim-E11 », et c’est précisément la zone à partir de laquelle nombre d’Israéliens, et leur gouvernement, désirent entamer l’annexion de la Cisjordanie. À rebours, d’autres – parmi lesquels je me compte – pensent que cet acte mettrait fin à la moindre chance de solution du conflit et nous condamnerait, tous, à continuer à vivre en état de guerre.
Ici, où nous sommes assemblés aujourd’hui, la « situation » devient encore plus complexe car elle englobe non seulement l’université, avec toute sa sagesse, son savoir, son humanité et l’esprit de liberté humain qui s’y sont accumulés pendant près d’un siècle, mais aussi les trois mille Bédouins, hommes, femmes, enfants, membres d’une tribu qui vit ici depuis des générations, privés de droits et de citoyenneté et en butte à des brimades incessantes dont l’objectif est de les chasser d’ici. Eux aussi font partie du tableau de la « situation ». Eux aussi font corps avec notre situation. Un avertissement fatidique.
Il y a presque cinquante ans, à la fin de la guerre des Six Jours, le chef d’état-major, l’artisan de la victoire, se tenait ici, dans l’amphithéâtre du mont Scopus. Yitzhak Rabin recevait, ce jour-là, le titre de « docteur honoris causa en philosophie », et il prononça un discours dont les échos retentirent d’un bout à l’autre du pays.
Ce discours (rédigé par le commandant des services éducatifs de l’armée, Mordechai Bar-On) se proposait dans chaque ligne – et y réussit – de façonner et d’édifier la conscience et la mémoire collective des Israéliens de cette époque. J’avais alors treize ans, et je me souviens encore de l’émotion qu’il suscita en moi : il formulait, pour nous, Israéliens, la sensation qu’un miracle venait de nous arriver et l’ampleur de la délivrance. Il élevait la guerre et son dénouement au rang d’un récit éthique, qui transcendait presque les limites de la réalité et de la logique :
« Quand nous disions “les meilleurs à l’Armée de l’air”, nous ne faisions pas uniquement allusion au savoir-faire technique et aux capacités. Ce que nous voulions dire, c’est qu’afin que nos pilotes soient capables de battre en quelques heures les forces de quatre pays ennemis, il fallait qu’ils adhèrent à des valeurs morales, à des principes de bonté humaine. »
« Les bataillons, avait poursuivi Rabin, qui ont enfoncé les lignes et ont atteint leur but […] étaient portés par des valeurs morales, par des ressources spirituelles, et non par les armes et les techniques de combat. »
Discours captivant. Ému, mais non enflammé, bien que l’atmosphère fût alors à l’euphorie. Dieu, par exemple, n’y est pas cité, ne fût-ce qu’une fois. Ni la foi religieuse. Imaginez seulement quelle place auraient tenue aujourd’hui la foi, la sainteté et Dieu dans un tel discours. Même effleurer les pierres du mur occidental du Temple de Jérusalem n’y est pas évoqué dans un contexte religieux, mais, selon Rabin, « l’effleurement du mur par les combattants va directement au cœur même de l’histoire juive ».
Rabin a aussi affirmé ceci : « La liesse de la victoire a gagné le peuple tout entier. Néanmoins, nous assistons […] à un étrange phénomène parmi les combattants. Ils ne peuvent pas se réjouir totalement, et leurs célébrations sont tempérées d’une dose de tristesse […] il se peut que le peuple juif n’ait pas été éduqué, il n’est pas entraîné à ressentir la joie du conquérant et du vainqueur. »
Ce sont les mots d’Yitzhak Rabin, mais, dès ce moment- là, l’occupation commençait déjà à poindre la tête, à progresser et à s’étendre, avec ses premières cellules, que chaque occupation engendre, des cellules de nationalisme et de racisme à quoi s’ajoutait, chez nous, une ferveur messianique. De même que commençait à germer en nous la première « joie du conquérant » dont Rabin avait tant voulu croire qu’elle ne nous contaminerait pas, et qui, en fin de compte, par de longues voies détournées, conduirait à son assassinat, vingt-huit ans plus tard.
Oui, la guerre des Six Jours s’est achevée par une victoire éclatante, mais nous, nous n’en avons pas tiré la leçon.
Sans doute n’existe-t-il pas de peuple immunisé contre l’ivresse de la puissance. Des peuples plus grands et plus robustes que nous n’ont pas résisté à la tentation. A fortiori, l’État d’un peuple tout petit qui, pendant la majeure partie de son histoire, était faible et persécuté, sans armes ni soldats pour le défendre. Un peuple qui, au début du mois de juin 1967, croyait qu’il était de nouveau menacé d’anéantissement et qui, en l’espace de six jours, s’est métamorphosé en quasi-empire.
Cinquante années se sont écoulées. Israël s’est développé de manière inouïe. Les réussites du pays, dans presque tous les domaines, sont formidables, et l’on ne peut guère les considérer comme allant de soi. Non, toute cette histoire ne va pas de soi : le retour du peuple juif à sa patrie, en provenance de soixante-dix diasporas, et les grandes réalisations qu’il y a accomplies, tout cela est du registre des légendes les plus exaltantes et les plus héroïques de l’humanité. Même sans nier la tragédie que ce processus historique a provoquée chez les Palestiniens, natifs de ce pays, la métamorphose du peuple juif, le passage d’un peuple de réfugiés et de déracinés, rescapés d’une énorme catastrophe, à un État fort, florissant et prospère, cela aussi dépasse presque l’entendement.
C’est pourquoi, afin de préserver tout ce que nous avons créé ici de précieux et de bénéfique, nous devons sans cesse rappeler ce qui menace notre avenir, tout autant que les dangers extérieurs. Et, en premier lieu, la tare qui ronge l’existence d’Israël à la racine – une démocratie qui n’est déjà plus une démocratie dans le plein sens du terme ; une démocratie illusoire, en passe d’incarner, bientôt, une caricature de démocratie.
Certes, Israël est une démocratie, puisque y règnent la liberté de parole, une presse libre, le droit de vote et d’éligibilité au parlement, avec un exécutif soumis à la loi et une Cour suprême de justice. Mais est-ce qu’un État qui occupe depuis cinquante ans un autre peuple, le dépouille de sa liberté et restreint la liberté de ceux qui sont opposés à l’occupation, est-ce qu’un tel État peut, en toute bonne foi, se prétendre démocratique ?
Cent ans de conflit. Cinquante ans d’occupation. Que produisent-ils dans l’esprit d’un individu, dans l’âme d’un peuple ? De l’occupé comme de l’occupant ? Je songe au processus de création que j’ai décrit devant vous un peu plus tôt – le sentiment que l’être humain, tout être humain, est infini. Cet aperçu que, sous chaque histoire, existe une autre histoire humaine, incarnation de l’archéologie humaine. Des couches superposées de récits dont chacun est pertinent, à sa façon.
Mais la vie au cœur d’une guerre permanente, à laquelle n’existe aucune volonté déterminée de mettre un terme, une vie dans la peur, le tourment et la violence, demeure, par définition, une vie restreinte. Un resserrement de l’âme et de la raison. Laissant la place à des stéréotypes grossiers et vulgaires. À la négation de l’humanité des membres d’un autre peuple et, ce faisant, de l’autre, qui est autre.
En fin de compte, c’est l’état d’esprit dans lequel le fanatisme, le fascisme, la soif d’une dictature germent. C’est l’atmosphère qui nous métamorphose d’individus en masses, en êtres insensibles. Voilà les conditions qui favorisent l’effondrement une société civile démocratique, pluraliste, puisant sa force dans la loi, la conscience de l’égalité, les droits de l’homme.
Pouvons-nous affirmer, en confiance, que la société israélienne est consciente de l’ampleur de cette menace ? Est-elle capable de l’affronter ? Sommes-nous totalement sûrs que nos dirigeants veulent vraiment et honnêtement s’y mesurer ?
J’ai entamé ce discours par l’évocation de l’écriture et de la littérature et je le clos sur la réalité de notre existence. Mais, à mes yeux, elles sont liées l’une à l’autre. Nous ignorons, bien sûr, qui se tiendra ici, à cet endroit, dans cinquante ans. Nous ne pouvons pas connaître dans quelle réalité cette cérémonie se déroulera, pour autant qu’elle se déroule – ce que je souhaite. Nous ne sommes pas en mesure de deviner quels problèmes et quels espoirs seront au centre des préoccupations du monde. Dans quelle mesure, par exemple, la technologie changera-t-elle l’âme et la conscience – et peut-être le corps – des êtres humains ? Quelles strates linguistiques et quels dialectes s’agrégeront à l’hébreu dans la bouche de ceux qui se retrouveront ici, et quelles strates auront disparu ? Prononceront-ils le mot « paix » avec joie dans leur discours ? Ou avec douleur et déception ? Avec un sentiment de fiasco ? Ou, au contraire, avec la légèreté de l’évidence ? de la routine devenue un mode de vie ?
J’ignore quel visage aura Israël ce jour-là. Je ne peux qu’espérer de tout mon cœur que l’homme ou la femme qui seront ici à ma place pourront dire, la tête haute et avec une totale conviction :
Je suis un homme libre. Et un peuple libre. Dans mon pays, dans mon foyer, dans mon âme.
Traduit par Jean-Luc Allouche