Chapitre 2
Qu’ils soient formulés à voix haute ou gardés silencieusement sous forme de pensées, les mots peuvent presque avoir un effet envoûtant sur vous. Vous pouvez facilement vous y perdre, les laisser vous hypnotiser et croire implicitement que lorsque vous avez associé un mot à un objet, vous savez ce que cet objet est. Une chose est sûre : vous ne savez pas ce qu’il est. Vous avez seulement apposé une étiquette sur le mystère qu’il abrite. Tout ce qui existe – un oiseau, un arbre, une simple pierre et bien entendu un être humain – ne peut être totalement connu. Pour quelle raison ? Parce que chaque chose possède une profondeur insondable. Tout ce que nous percevons, expérimentons ou pensons n’est que la couche superficielle de la réalité, l’extrême pointe de l’iceberg.
Sous cette apparence de surface, tout est non seulement connecté à tout le reste, mais également à la Source, d’où tout provient. Même une pierre, et certainement une fleur ou un oiseau, pourrait vous montrer comment revenir à Dieu, à la Source, à vous. Lorsque vous regardez cette pierre et la laissez être sans lui apposer d’étiquette verbale ou mentale, un sentiment de révérence, d’émerveillement, monte en vous. Son essence se communique silencieusement à vous et vous renvoie à votre propre essence. C’est ce que les grands artistes sentent et réussissent à transmettre dans leur art. Van Gogh n’a jamais dit : « C’est juste une vieille chaise. » Il l’a regardée, et regardée et encore regardée. Il a en senti l’essence et ensuite, il s’est assis devant sa toile vierge en saisissant son pinceau. La chaise elle-même se serait vendue pour l’équivalent de quelques dollars. La peinture de cette chaise se vendrait probablement plus de 25 millions de dollars.
Lorsque vous ne cachez pas le monde derrière des paroles et des étiquettes, le sens du miraculeux revient dans votre vie, sens qui s’est perdu depuis longtemps, depuis que l’humanité s’est retrouvée possédée par les mots au lieu de simplement les utiliser. De cette façon, une certaine profondeur réapparaît dans votre vie. Les choses retrouvent leur nouveauté, leur fraîcheur. Et le plus grand des miracles est de faire l’expérience de votre essence avant toute parole, toute pensée, toute étiquette mentale, toute image. Pour que cela se produise, il faut dégager le sens de votre Être de toutes les choses auxquelles il s’est retrouvé mêlé, auxquelles il s’est retrouvé identifié. Ce dégagement constitue le thème fondamental de ce livre.
Plus vous attribuez des étiquettes verbales ou mentales aux choses, aux gens ou aux situations, plus votre réalité sera superficielle et inerte. Plus vous serez hermétique à la réalité, au miracle de la vie qui se déploie continuellement en vous et autour de vous. Avec les étiquettes, on gagne en ingéniosité mais on perd en sagesse, joie, amour, créativité et vivacité. Toutes ces belles choses restent prises entre la perception et l’interprétation. Certes, nous avons besoin des mots et des pensées. Ils ont même une beauté propre. Mais avons-nous vraiment besoin d’en faire notre prison ?
Les mots réduisent la réalité à quelque chose que l’esprit humain peut saisir, ce qui ne se résume pas à grand chose. Le langage consiste en cinq sons de base produits par les cordes vocales. Il s’agit des voyelles « a, e, i, o, u ». Les autres sons sont des consonnes, produites par la pression de l’air, entre autres « s, f et g ». Pensez-vous vraiment qu’une quelconque combinaison de tels sons de base puisse jamais expliquer en profondeur qui vous êtes, ou expliquer la raison d’être ultime de l’univers, ou encore expliquer un arbre ou une pierre ?
Le mot « Je » incarne la plus grande erreur et en même temps la plus grande vérité, selon la façon dont on s’en sert. Dans son emploi conventionnel, il n’est pas seulement un des mots les plus employés dans le langage (comme les mots qui lui sont associés, moi, mon, ma, mien, mienne, moi-même), mais également un des plus trompeurs. Dans l’usage quotidien normal, le « je » incarne l’erreur primordiale, une perception erronée de qui vous êtes, un sens illusoire de votre identité. Le « je » représente l’ego. Ce sens illusoire du moi est ce qu’Albert Einstein qualifiait « d’illusion d’optique de la conscience ». Cet homme de science avait non seulement de la perspicacité dans le domaine de l’espace et du temps, mais aussi dans celui de la nature humaine. Ce moi illusoire sert ensuite de fondement à toute interprétation subséquente de la réalité, ou plus justement dit, toute mauvaise interprétation de la réalité, de tous les processus de pensée, de toutes les interactions et de toutes les relations. Votre réalité devient le miroir de l’illusion originale.
Mais il y a une bonne nouvelle : si vous pouvez reconnaître l’illusion comme telle, elle se dissout. La reconnaissance d’une illusion est aussi sa fin. Sa survie dépend du fait qu’on la prend à tort pour la réalité. Alors, en voyant ce que vous n’êtes pas, la réalité de ce que vous êtes émerge toute seule. C’est ce qui se produit pendant que vous lisez lentement et attentivement ce chapitre et le suivant, qui traitent des mécanismes du faux moi que nous appelons l’ego. Quelle est donc la nature de ce moi illusoire ?
Ce à quoi vous faites référence quand vous dites « je » n’est pas qui vous êtes. Par un monstrueux acte de réductionnisme, l’infinie profondeur de votre essence est confondue avec un son produit par les cordes vocales, avec la pensée du moi dans votre esprit ou quoi que ce soit à quoi le moi s’est identifié. Alors, à quoi renvoie ce je, ce moi, et leurs collègues mon, ma, mien, mienne ?
Quand un jeune enfant apprend qu’une séquence de sons émise par les cordes vocales de ses parents est son nom, il commence à assimiler le mot – devenu une pensée dans son esprit – à ce qu’il est. À ce stade, certains enfants parlent d’eux-mêmes à la troisième personne : « Jean a faim. » Pas longtemps après, les enfants apprennent le mot magique « je » et l’assimilent à leur nom, qu’ils ont déjà assimilé à qui ils sont. Puis arrivent d’autres pensées qui fusionnent avec la pensée « je » originale. Au stade suivant, ce sont les pensées « moi » et « mien » qui désignent des choses et font en quelque sorte partie du « je ». Il s’agit d’une identification aux objets : on attribue aux objets (en fait aux pensées qui représentent ces objets) un certain sens de soi et on en tire ainsi une impression d’identité. Alors, lorsque « mon » jouet se casse ou qu’on me le prend, il en résulte une grande souffrance. Non pas en raison de la valeur intrinsèque du jouet, mais à cause de la pensée « mon ». Le jouet fait partie du sens du moi, du je, que l’enfant développe. Il faut préciser ici que l’enfant perdra rapidement intérêt pour le jouet en question, qu’il remplacera par d’autres.
Ainsi, à mesure que l’enfant grandit, la pensée d’origine « je » attire d’autres pensées : elle s’identifie à un genre, à des possessions, à un corps, à une nationalité, une race, une religion, une profession. Le « je » s’identifie à d’autres choses, entre autres à des rôles (celui de mère, de père, de mari, de femme, etc.), à des connaissances ou des opinions, à des goûts et à tout ce qui est arrivé au « moi » par le passé, ces souvenirs étant des pensées qui définissent encore plus le sens du moi avec le concept de « moi et mon histoire ». Ceci n’est qu’un aperçu des choses à partir desquelles les gens tirent le sens de leur identité. Il ne s’agit en fin de compte de rien d’autre que de pensées maintenues ensemble de façon précaire par le fait qu’on leur attribue une partie de notre identité. Cette construction mentale est ce à quoi vous faites normalement référence quand vous dites ou pensez « je ». Pour être plus précis, la plupart du temps ce n’est pas vous qui parlez quand vous dites ou pensez « je », c’est un aspect de cette construction mentale, de ce moi-ego. Quand vous avez atteint l’éveil, vous utilisez encore le terme « je », mais il provient d’un espace beaucoup plus profond en vous.
La plupart des gens sont encore totalement identifiés au flot incessant des pensées compulsives, la plupart étant répétitives et vaines. Chez eux, il n’existe pas de « je » en dehors du processus « pensée » et des émotions l’accompagnant. C’est ce qu’on appelle l’inconscience spirituelle. Quand on leur dit qu’une voix dans leur tête n’arrête jamais de parler, ils vous disent : « Quelle voix ? » ou nient avec colère. Évidemment, ceci est encore la voix, le penseur, le mental non observé. On pourrait presque considérer cette voix comme une entité qui a pris possession d’eux.
Certains n’oublient jamais la première fois où ils se sont désidentifiés de leurs pensées et ont brièvement fait l’expérience du basculement de l’identité. Au lieu de se sentir identifiés au contenu de leur mental, ils sont devenus la présence qui se trouve à l’arrière-plan et qui observe.
En ce qui me concerne, le premier aperçu de cette présence intérieure s’est produit alors que j’étais en première année à l’université de Londres. Je prenais le métro deux fois par semaine pour me rendre à la bibliothèque de l’université, en général vers neuf heures du matin et à la fin de l’heure de pointe. Une fois, une femme dans la jeune trentaine était assise en face de moi. Je l’avais déjà vue à quelques reprises dans le métro. On ne pouvait pas ne pas la remarquer. Même si le wagon était bondé, les deux sièges à côté d’elle étaient toujours libres du fait qu’elle avait vraiment l’air folle. Elle semblait prise par une tension extrême et se parlait sans cesse tout haut avec colère. Elle était si absorbée par ses pensées qu’elle était apparemment totalement inconsciente des autres ou du lieu. Sa tête était inclinée vers le bas et la gauche, comme si elle s’adressait à quelqu’un assis dans le siège vide à côté d’elle. Bien que je ne me souvienne pas du contenu précis de son discours, son monologue ressemblait à quelque chose du genre « Et alors, elle m’a dit… alors, je lui ai dit que tu étais un menteur, comment oses-tu m’accuser de… alors que c’est toi qui as toujours profité de moi… je t’ai fait confiance et tu as trahi ma confiance… » Dans sa voix en colère, on reconnaissait le ton de quelqu’un envers qui on a été injuste et qui a besoin de défendre sa position pour ne pas être annihilé.
Quand le métro s’approcha de la station Tottenham Court Road, elle se leva et se dirigea vers la porte tout en continuant de parler. Comme c’était là où je descendais aussi, je me retrouvai derrière elle. Rendue dans la rue, elle se mit à marcher vers Bedford Square, toujours absorbée par son dialogue imaginaire, accusant avec colère et se défendant avec force. Ma curiosité étant piquée, je la suivis aussi longtemps qu’elle se dirigeait dans la même direction que moi. Même si elle était totalement prise par son dialogue imaginaire, elle semblait savoir où elle allait. Soudain, l’imposante structure de Senate House s’imposa devant nous. Ce bâtiment à étages multiples des années 1930 abritait l’administration générale et la bibliothèque de l’université. J’eus un grand choc. Nous rendions-nous tous deux au même endroit ? Oui, c’était bien là où elle allait ! Était-elle un professeur, une étudiante, une employée, une bibliothécaire ? Peut-être était-elle le sujet de recherche d’un psychologue ? Je n’en sus jamais rien. Comme je la suivais à une distance de vingt pas, elle s’engouffra dans un ascenseur au moment où j’entrais dans le bâtiment. Ironiquement, ce bâtiment fut le quartier général de la « Mind Police » dans la version filmée du roman de Georges Owell, 1984.
Je restai abasourdi par ce dont je venais d’être témoin. Étudiant adulte de première année parce que j’avais 25 ans, je me considérais comme un intellectuel et j’étais convaincu que toutes les réponses aux dilemmes de l’existence humaine pouvaient être trouvées par l’intellect, c’est-à-dire par la pensée. Je ne réalisais pas encore que la pensée sans la conscience est le principal dilemme de l’existence humaine. Je considérais les professeurs comme des sages détenant toutes les réponses et l’université, comme le temple de la connaissance. Comment une femme aussi folle pouvait-elle faire partie d’une université comme celle-là ?
Je pensais toujours à cette femme en me rendant à la toilette des hommes avant d’aller à la bibliothèque. Pendant que je me lavais les mains, je me dis la chose suivante : « J’espère que je ne finirai pas comme elle. » L’homme se trouvant à côté de moi regarda brièvement dans ma direction, ce qui me fit soudainement réaliser dans un choc que j’avais non seulement pensé, mais également parlé tout haut. « Mon Dieu, je suis déjà comme elle ! », pensai-je. Mon esprit n’était-il pas aussi incessamment actif que le sien ? Les différences entre nous étaient minimes. Alors que l’émotion principale sous-jacente à sa pensée semblait être la colère, il s’agissait dans mon cas de l’anxiété. Elle pensait tout haut. Je pensais tout bas (en général). Si elle était folle, alors tout le monde l’était aussi, moi y compris. Ce n’était qu’une question de degré.
Pendant un bref instant, je pus me détacher de mon propre mental, m’en tenir en retrait et le voir tel qu’il était à partir d’une perspective plus profonde. Il y eut un bref basculement de la pensée à la conscience. J’étais encore dans les toilettes des hommes, mais seul, à me regarder dans le miroir. Au moment où il y eut ce recul, ce détachement de mon mental, j’éclatai de rire. On m’aurait peut-être traité de fou, mais ce rire était celui de la santé mentale, celui du bouddha au gros ventre. Mais ce ne fut qu’un aperçu fugitif, rapidement oublié. Je passai les trois années suivantes dans l’anxiété et la dépression, complètement identifié à mon mental. Il me fallut me rendre près du suicide pour que cette conscience revienne. Cette fois-là, ce fut beaucoup plus qu’un petit aperçu puisque je fus irrémédiablement libéré de la pensée compulsive et du faux « je » fabriqué par l’ego.
Non seulement cet incident me permit d’avoir un premier aperçu de la conscience, mais il sema le premier doute dans mon esprit quant à l’absolue validité de l’intellect humain. Quelques mois plus tard, quelque chose de tragique se produisit, qui accentua ce doute. Un lundi matin, alors que nous étions dans la salle où nous devions assister au cours d’un professeur dont j’admirais beaucoup l’esprit, on nous annonça qu’il s’était suicidé d’une balle dans la tête au cours de la fin de semaine précédente. Je restai stupéfait. C’était un professeur fort respecté qui semblait détenir les réponses à toutes les questions. À cette époque cependant, je n’étais pas conscient du fait qu’autre chose pouvait remplacer la pensée. Je ne réalisais pas encore que la pensée n’était qu’un infime aspect de la conscience que nous sommes et je ne savais rien de l’ego. Alors que dire de le voir chez moi !
L’ego, le mental, est complètement conditionné par le passé. Son conditionnement comporte deux aspects : le contenu et la structure.
Dans le cas de l’enfant qui pleure parce qu’on lui a pris son joujou, le jouet représente le contenu. Ce dernier est interchangeable : il peut s’agir d’un autre jouet ou objet. Le contenu avec lequel vous vous identifiez est conditionné par votre milieu, votre éducation et la culture où vous évoluez. Que l’enfant soit riche ou pauvre, que le jouet soit un simple morceau de bois en forme d’animal ou un gadget électronique sophistiqué ne fait aucune différence en ce qui concerne la souffrance causée par sa perte. La raison pour laquelle une telle souffrance se produit se cache dans le mot « mon », qui est la structure. La compulsion inconsciente à renforcer sa propre identité par une association à un objet fait partie prenante de la structure même de l’ego.
La plus fondamentale des structures mentales par laquelle l’ego peut exister est donc l’identification. Étymologiquement, le terme « identification » vient du latin idem, qui veut dire « pareil » et facere, qui veut dire « faire ». Donc, quand je m’identifie à quelque chose, je le « fais pareil ». Pareil à quoi ? Pareil à moi. Je confère à cet objet un sentiment de moi et ainsi il devient partie prenante de mon « identité ». Un des types d’identification de base est l’identification aux objets : mon jouet devient plus tard ma voiture, ma maison, mes vêtements, etc. J’essaie de me trouver dans des objets, n’y réussis jamais vraiment et finis par m’y perdre. Tel est le destin de l’ego.
Les spécialistes du monde de la publicité savent très bien que s’ils veulent vendre ce dont les gens n’ont pas vraiment besoin, ils doivent les convaincre que ces choses ajouteront quelque chose à la façon dont ils se voient ou dont ils sont vus par les autres. Autrement dit, ces choses ajouteront quelque chose au sens qu’ils ont d’eux-mêmes. C’est ce qu’ils font en vous disant par exemple que vous vous distinguerez des autres en employant tel ou tel produit, ceci sous-entendant que vous serez plus pleinement vous-même. Ou bien ces spécialistes créeront une association dans votre esprit entre le produit et une personne célèbre, une personne jeune et attirante ou une personne qui a l’air heureuse. Même les photos de célébrités âgées ou décédées les montrant dans la force de l’âge fonctionnent bien. La supposition silencieusement suggérée est que, en achetant le produit et par quelque geste magique d’appropriation, vous deviendrez comme eux, ou plutôt comme l’image qu’ils renvoient. Alors, dans bien des cas, vous n’achetez pas un produit, mais un « renforceur d’identité ». Les étiquettes de grande marque sont fondamentalement des identités collectives que vous « achetez ». Comme elles coûtent cher, elles ont par conséquent un caractère d’exclusivité. Si tout le monde pouvait les acheter, elles perdraient leur valeur psychologique et tout ce qu’il vous resterait, ce serait leur valeur matérielle, qui ne correspond qu’à une fraction de ce que vous avez payé.
Les choses auxquelles vous vous identifiez varient selon les personnes, selon l’âge, le genre, le revenu, la classe sociale, la mode, la culture, etc. Ce à quoi vous vous identifiez concerne le contenu, alors que la compulsion inconsciente à l’identification concerne la structure. C’est une des façons les plus fondamentales dont le mental fonctionne.
Paradoxalement, ce qui maintient la soi-disant société de consommation active, c’est le fait que la tentative de se retrouver dans ces objets ne fonctionne pas. Comme la satisfaction de l’ego est de courte durée, vous en voulez davantage. Donc, vous continuez d’acheter, de consommer.
Bien entendu, dans cette dimension physique où notre moi de surface réside, les choses font nécessairement et inéluctablement partie de nos vies. Nous avons besoin d’un toit sur la tête, de vêtements, de meubles, d’outils, de moyens de transport. Il se peut également que nous accordions de la valeur à certains objets en raison de leur beauté ou de leur qualité intrinsèque. Il ne faut pas mépriser le monde des choses, il faut l’honorer. Chaque chose possède son essence propre, chaque chose est une forme temporaire dont l’origine remonte au grand Tout sans forme, à la source de tous les objets, corps et formes. Dans la plupart des cultures anciennes, les gens croyaient que tout, même les objets soi-disant inanimés, possédait un esprit. À cet égard, ces gens étaient plus près de la vérité que nous le sommes de nos jours. Quand vous vivez dans un monde tétanisé par l’abstraction mentale, vous ne percevez plus la vitalité de l’univers. La plupart des gens n’évoluent pas dans une réalité vivante, mais dans une réalité conceptuelle.
Mais nous ne pouvons pas véritablement honorer les objets si nous les employons pour renforcer notre identité, autrement dit si nous essayons de nous trouver en eux. C’est exactement ce que l’ego fait. L’identification de l’ego aux objets crée un attachement à ces derniers, une obsession des objets, qui à son tour crée une société de consommation et des structures économiques où la seule mesure de progrès est l’« éternel plus ». La quête sans frein de ce plus, d’une croissance infinie est un dysfonctionnement, une maladie. Il s’agit du même dysfonctionnement que l’on trouve chez les cellules cancéreuses dont le seul but est de se multiplier, inconscientes du fait que cette même multiplication amène leur propre destruction en détruisant l’organisme dont elles font partie. Certains économistes sont tellement attachés à la notion de « croissance » qu’ils ne peuvent se défaire de ce terme, qualifiant une récession de période de « croissance négative ».
Une grande partie de la vie de bien des gens est vouée à une préoccupation obsédante des choses. C’est pour cette raison qu’un des maux de notre époque est la prolifération d’objets. Quand vous ne pouvez plus sentir la vie en vous, il est probable que vous la remplirez d’objets. Je vous suggère, comme pratique spirituelle, d’observer le rapport que vous entretenez avec le monde des objets. Observez particulièrement ce rapport en ce qui concerne les objets précédés de l’adjectif possessif « mon » ou « ma ». Il vous faudra faire preuve de vigilance et d’honnêteté pour découvrir si le sens que vous avez de votre valeur personnelle est lié à vos possessions. Certaines choses vous donnent-elles un subtil sentiment d’importance ou de supériorité ? Le manque de certains objets vous fait-il sentir inférieur à ceux qui en ont plus que vous ? Mentionnez-vous avec désinvolture les choses que vous possédez ou les étalez-vous pour renforcer le sens de votre valeur personnelle aux yeux d’une autre personne et, par le fait même, aux vôtres ? Éprouvez-vous du ressentiment ou de la colère, et vous sentez-vous diminué sur le plan de votre valeur quand quelqu’un possède plus que vous ou quand vous perdez une possession précieuse ?
À l’époque où je rencontrais des gens en tant que conseiller et guide spirituel, j’allais rendre visite deux fois par semaine à une femme dont le corps était envahi par le cancer. Il s’agissait d’une enseignante dans la quarantaine à qui les docteurs n’avaient pas donné plus que quelques mois à vivre. Pendant ces visites, il arrivait que nous disions quelques mots. Mais la plupart du temps, nous restions assis en silence. C’est ainsi qu’elle eut son premier aperçu de la quiétude qui se trouvait en elle et qu’elle n’avait jamais sentie durant sa vie affairée d’enseignante.
Un jour, en arrivant, je la trouvai en grande détresse et en colère. Je lui demandai ce qui s’était passé. Elle me raconta que sa bague de diamants, qui avait pour elle une grande valeur pécuniaire et sentimentale, avait disparu. Elle était certaine que c’était l’accompagnatrice venant lui tenir compagnie pendant quelques heures chaque jour qui la lui avait volée. Elle ne pouvait comprendre comment quelqu’un pouvait être aussi sans cœur et lui faire ce mauvais coup. Elle me demanda si elle devait confronter la femme ou bien s’il valait mieux appeler la police immédiatement. Je lui répondis que je ne pouvais pas lui dire quoi faire et lui demandai de vérifier à quel point une bague ou tout autre chose était importante à ce moment-là de sa vie. « Vous ne comprenez pas, me répondit-elle, c’était la bague de ma grand-mère. Je la portais tous les jours avant de tomber malade et que mes doigts enflent. Pour moi, c’est plus qu’une bague. Comment puis-je ne pas être contrariée ? »
La rapidité de sa répartie ainsi que le ton de colère et de défensive dans sa voix indiquaient qu’elle n’était pas encore assez consciente pour regarder en elle, pour dissocier sa réaction de la situation et observer les deux. La colère et la défensive indiquaient que l’ego s’exprimait encore chez elle. « Je vais vous poser quelques questions, lui dis-je, mais au lieu d’y répondre maintenant, voyez si vous pouvez trouver les réponses en vous. Je m’arrêterai brièvement après chaque question. Quand une réponse viendra, elle ne se présentera pas nécessairement sous forme de mots. » Elle me dit qu’elle était prête à m’écouter. « Réalisez-vous que vous devrez lâcher la bague à un moment donné, peut-être même très bientôt ? Combien de temps vous faut-il encore pour être prête à lâcher votre bague ? Serez-vous moins que ce que vous êtes si vous la laissez aller ? Est-ce que ce que vous êtes a été diminué par cette perte ? » Il y eut quelques minutes de silence après la dernière question.
Quand elle reprit la parole, elle souriait et semblait en paix. « La dernière question m’a fait réaliser quelque chose d’important. Tout d’abord, c’est mon mental qui est entré en scène pour répondre et dire que oui, bien sûr, j’avais été diminuée. Puis, je me suis reposée la question. Est-ce que ce que je suis a été diminué ? Cette fois-là, j’ai essayé de sentir plutôt que de penser la réponse. Et tout d’un coup, j’ai senti mon essence. Je ne l’avais jamais sentie auparavant. Je me dis que si je peux sentir mon essence si fortement, c’est qu’elle n’a pas été diminuée du tout. Je peux encore la sentir maintenant. C’est quelque chose de paisible mais de très vivant. » « C’est la joie de l’Être, lui dis-je. Vous ne pouvez la sentir que lorsque vous sortez de votre tête. L’Être doit être senti : il ne peut être pensé. Cela est étranger à l’ego parce qu’il n’est fait que de pensées. En fait, la bague était dans votre tête sous la forme d’une pensée que vous avez prise comme faisant partie de votre essence. Vous avez pensé que votre essence ou une partie d’elle se trouvait dans la bague. »
« Tout ce à quoi l’ego cherche à s’attacher est un substitut de l’Être qu’il ne réussit pas à sentir. Bien entendu, vous pouvez accorder une certaine valeur à vos choses et en prendre soin, mais chaque fois que vous vous y attachez, vous pouvez être assurée que l’ego entre en jeu. Et vous n’êtes jamais vraiment attachée à un objet, mais plutôt à une pensée qui s’accompagne d’un “je”, d’un “moi”, d’un “mon” ou d’un “ma”. Chaque fois que vous acceptez totalement une perte, vous transcendez l’ego. Et ce que vous êtes, l’essence de votre conscience, émerge. »
« Je comprends maintenant quelque chose que Jésus a dit, répondit-elle, et qui n’avait jamais vraiment eu de sens pour moi : “Si quelqu’un t’arrache la chemise, laisse-lui aussi ton manteau.” » « C’est exact, lui dis-je, mais ça ne veut pas dire que vous devez toujours laisser votre porte déverrouillée. Tout ce que cela veut dire, c’est que lâcher-prise est parfois un acte bien plus puissant que celui de se défendre ou de s’accrocher. »
Au cours des dernières semaines de sa vie, alors que son corps s’affaiblissait de plus en plus, elle devint de plus en plus radieuse, comme si la lumière brillait à travers elle. Elle fit don d’un grand nombre de ses possessions, entre autres à la femme qu’elle avait soupçonnée de lui avoir volé la bague. À chaque chose qu’elle donnait, sa joie s’approfondissait. Quand sa mère m’appela pour m’annoncer son décès, elle me mentionna aussi le fait qu’on avait retrouvé la fameuse bague dans l’armoire à pharmacie de la salle de bain. La femme de compagnie y avait-elle remis la bague ou celle-ci s’y était-elle toujours trouvée ? Personne ne le saura jamais. Mais une chose est sûre : la vie vous procure exactement l’expérience dont vous avez le plus besoin pour que votre conscience évolue. Comment savoir si c’est l’expérience dont vous avez besoin ? Parce que c’est l’expérience qui vous arrive en ce moment.
Est-ce que c’est mal d’être fier de ses possessions ou d’éprouver du ressentiment envers les gens qui possèdent plus que vous ? Pas du tout. Le sentiment de fierté, de se distinguer des autres, l’apparent renforcement du soi par un « plus que » et l’apparente diminution du soi par un « moins que » ne sont jamais bien ou mal. C’est juste l’ego. Et il n’y a rien de mal à l’ego : il est seulement inconscient. Quand vous observez l’ego en vous, c’est que vous commencez à le dépasser. Ne prenez pas l’ego trop au sérieux et, quand vous le surprenez chez vous dans certains comportements, souriez-en. Riez-en même. Comment l’humanité a-t-elle pu se faire prendre par lui pendant si longtemps ? Sachez par-dessus tout que l’ego n’est pas personnel et qu’il n’est pas ce que vous êtes. Si vous faites de l’ego un problème personnel, vous retombez encore dans l’ego.
Qu’est-ce que « posséder quelque chose » veut vraiment dire ? Qu’est-ce que s’approprier quelque chose signifie réellement ? Si vous êtes dans une rue de New York et que vous pointez du doigt un gratte-ciel en disant « Ce gratte-ciel m’appartient », vous êtes soit très riche, soit un fieffé menteur ou bien un fou. Dans les trois cas, vous racontez une histoire où la forme-pensée « je » fusionne avec la forme-pensée « gratte-ciel ». C’est ainsi que fonctionne le concept mental de la possession. Si tout le monde tombe d’accord avec votre histoire, des documents seront signés pour confirmer cet accord. Vous êtes donc riche. Si personne ne tombe d’accord avec vous, on vous enverra voir un psychiatre. Vous êtes fou ou mythomane.
Que les gens tombent d’accord ou pas, il est important de reconnaître que l’histoire et les formes-pensées constituant cette histoire n’ont absolument rien à voir avec ce que vous êtes en essence. Et même si les gens tombent d’accord, il s’agit en bout de compte d’une fiction. Bien des gens ne réalisent que sur leur lit de mort et quand tout ce qui est extérieur s’effondre, que jamais quoi que ce soit, jamais une chose, n’a eu à voir avec ce qu’ils sont en essence. À l’approche de la mort, toute la notion de possession se révèle finalement totalement insignifiante. Dans les derniers moments de leur vie, ces gens réalisent aussi, alors qu’ils ont cherché un sens plus profond de leur Moi tout au cours de leur vie, que ce qu’ils cherchaient vraiment, c’est-à-dire leur être, avait toujours été là. Mais leur identification aux choses, autrement dit au mental, le leur avait caché.
« Bénis soient les pauvres d’esprit, a dit Jésus, car leur royaume sera celui des cieux[1] » Qu’est-ce que « pauvres d’esprit » signifie ? Tout simplement pas de bagage intérieur, pas d’identification. Pas d’identification aux objets, aux concepts qui contribuent à renforcer le sens du Moi. Et qu’est le royaume des cieux ? La simple et profonde joie de l’Être qui est là lorsque vous lâchez les identifications et devenez « pauvre d’esprit ».
C’est la raison pour laquelle le renoncement à toute possession est une vieille tradition spirituelle aussi bien en Orient qu’en Occident. Mais le renoncement aux possessions ne vous libère cependant pas automatiquement de l’ego. Ce dernier essaiera d’assurer sa survie en trouvant autre chose à quoi s’identifier, par exemple à l’image mentale de vous en tant que personne ayant transcendé tout intérêt pour les possessions matérielles et étant par conséquent supérieure et plus spirituelle que les autres. Il y a des gens qui ont renoncé à tout mais qui ont cependant un plus gros ego que celui de certains millionnaires. Si vous lui soustrayez une sorte d’identification, l’ego se hâtera d’en trouver une autre. Finalement, peu lui importe ce à quoi il s’identifie, pourvu qu’il s’identifie à quelque chose. Le mouvement contre la consommation ou contre la propriété privée est une autre forme-pensée, une autre position mentale, qui peut remplacer l’identification aux possessions. Cette position peut vous donner raison et donner tort aux autres. Comme nous le verrons plus loin, avoir raison et donner tort aux autres est un des principaux schèmes mentaux de l’ego, une des principales formes de l’inconscience. Autrement dit, même si le contenu de l’ego change, la structure mentale qui le maintient en vie ne change pas, elle.
Inconsciemment, il y a, entre autres suppositions, qu’en s’identifiant à un objet par la fiction de la possession, la solidité et la permanence apparentes de cet objet matériel conféreront une plus grande solidité et une plus grande permanence au sentiment que vous avez de votre Moi. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des immeubles et encore plus dans celui des terrains, puisque c’est la seule chose, selon vous, que vous pouvez posséder qui ne peut être détruite. L’absurdité de la notion de propriété, de possession, est encore plus évidente dans le cas de la terre. À l’époque où les Blancs s’installèrent en Amérique du Nord, la notion de possession de terres par l’homme était totalement incompréhensible aux autochtones. C’est pour cette raison qu’ils les perdirent lorsque les Européens leur firent signer des bouts de papier qui leur étaient tout aussi incompréhensibles. À leurs yeux, c’était eux qui appartenaient à la terre, pas la terre qui leur appartenait.
L’ego a tendance à assimiler l’avoir à l’être : j’ai, donc je suis. Et plus j’ai, plus je suis. L’ego vit de comparaison. La façon dont les autres vous voient devient la façon dont vous vous voyez. Si tout le monde habitait dans un château ou que tout le monde était riche, votre château ou votre fortune ne vous servirait plus à renforcer votre sentiment du Moi. Pour vous distinguer, vous pourriez aménager dans une hutte toute simple, renoncer à vos richesses et retrouver une autre identité en vous considérant et vous faisant considérer comme plus spirituel que les autres. La façon dont les autres vous considèrent devient le miroir qui vous dit qui vous êtes et de quoi vous avez l’air. Le sens que l’ego a de votre valeur personnelle est dans la plupart des cas associé à la valeur que vous avez aux yeux d’autrui. Comme vous avez besoin des autres pour conférer un sens à votre Moi, et si vous vivez dans une culture qui associe dans une grande mesure la valeur personnelle à la fortune et aux possessions, et aussi si vous ne savez pas démystifier cette illusion collective, vous serez condamné à la quête des objets pour le reste de vos jours dans le vain espoir d’y trouver votre valeur personnelle et d’atteindre la réalisation de votre essence.
Comment se débarrasser de l’attachement aux objets ? N’essayez même pas, c’est impossible. L’attachement aux objets s’efface de lui-même quand vous n’essayez plus de vous trouver en eux. Entre-temps, soyez juste conscient de votre attachement. Parfois, vous ne savez même pas que vous êtes attaché à quelque chose, c’est-à-dire identifié à ce quelque chose, jusqu’à ce que vous le perdiez ou qu’il y ait une possibilité de le perdre. Si vous vous retrouvez contrarié, anxieux, etc., cela signifie que vous y êtes attaché. Si vous êtes conscient que vous êtes identifié à une chose, l’identification cesse d’être totale. « Je suis la vigilance qui est consciente de cet attachement. » C’est ainsi que commence la transformation de la conscience.
L’ego s’identifie avec l’avoir, mais sa satisfaction à avoir, réduite et de courte durée, est entachée d’un profond sentiment d’insatisfaction, d’incomplétude, de « pas assez ». La notion du « Je n’ai pas assez encore » de l’ego veut dire « Je ne suis pas assez encore ».
Comme nous l’avons vu, l’avoir – la notion de possession – est une fiction créée par l’ego pour se donner solidité et permanence, et pour se distinguer et se rendre spécial. Étant donné que vous ne pouvez vous réaliser dans l’avoir, l’ego utilise une autre structure encore plus puissante, le besoin d’en avoir plus, que l’on pourrait aussi appeler le vouloir. Aucun ego ne tient très longtemps sans le besoin d’en avoir plus. Par conséquent, le vouloir maintient l’ego plus en vie que l’avoir. Donc, l’ego trouve bien plus de satisfaction dans le vouloir que dans l’avoir. Ainsi, cette maigre satisfaction d’avoir est toujours supplantée par le besoin d’en avoir plus. Tel est le besoin psychologique d’avoir plus de choses auxquelles s’identifier. Ce besoin s’apparente à une drogue. Il n’est pas un vrai besoin.
Dans certains cas, le besoin psychologique d’en avoir plus ou le sentiment si caractéristique de l’ego de ne pas en avoir assez est transféré au plan physique et se transforme en une faim insatiable. Les gens qui souffrent de boulimie se feront souvent vomir pour pouvoir continuer à manger. C’est donc leur esprit qui a faim, pas leur corps. Ce problème d’alimentation serait résolu si, au lieu de s’identifier à son mental, la personne pouvait être en contact avec son corps et sentir les véritables besoins de son corps plutôt que les pseudo besoins de son ego.
Certains egos savent pertinemment ce qu’ils veulent et poursuivent leurs objectifs avec une détermination inflexible et impitoyable, comme Genghis Khan, Staline, Hitler, pour ne citer que quelques exemples exagérés de l’ego. Mais l’énergie qui sous-tend ce vouloir crée cependant une énergie opposée d’égale intensité qui les conduit finalement à leur chute. Entre-temps, ils se rendent malheureux et rendent malheureux les autres, ou dans le cas des exemples exagérés mentionnés ci-dessus, ils créent l’enfer sur Terre. La plupart des egos veulent des choses qui sont contradictoires. Ils veulent différentes choses à différents moments ou bien ne savent même pas ce qu’ils veulent, excepté qu’ils ne veulent pas ce qui est, c’est-à-dire le moment présent. Malaise, agitation, ennui, anxiété, insatisfaction sont le produit d’un vouloir non comblé. Comme le vouloir est de nature structurale, aucun contenu, petit ou grand, ne peut procurer de satisfaction durable aussi longtemps que cette structure existe. L’intense vouloir qui n’a aucun objet particulier se retrouve souvent chez l’ego encore en formation des adolescents, certains d’entre eux étant dans un état permanent de négativité et d’insatisfaction.
Les commodités de base et les besoins physiques (nourriture, eau, abri et vêtements) des humains de la planète pourraient facilement être comblés, si ce n’était de la cupidité de l’ego, ce besoin rapace et dément d’en avoir toujours plus, qui a créé ce déséquilibre dans les ressources. Cette cupidité s’exprime collectivement dans les structures économiques de ce monde, comme les multinationales, qui sont des entités de l’ego rivalisant les unes avec les autres pour en avoir plus. Leur seul but aveugle est le profit, et elles s’y consacrent absolument sans pitié. La nature, les animaux, les gens et même leurs employés ne sont que des chiffres dans leurs bilans, des objets inanimés à utiliser et à jeter.
Les formes-pensées moi, mon, plus que, je veux, j’ai besoin, je dois avoir et pas assez concernent non pas le contenu de l’ego, mais sa structure. Le contenu, lui, est interchangeable. Aussi longtemps que vous ne les reconnaissez pas en vous, aussi longtemps qu’elles restent inconscientes, vous croirez ce qu’elles disent. Vous serez condamné à actualiser ces pensées inconscientes, condamné à chercher et à ne pas trouver, parce que lorsque ces formes-pensées sont à l’œuvre, aucune possession, aucun lieu, aucune personne, aucune condition ne vous satisferont jamais. Aucun contenu ne vous satisfera aussi longtemps que la structure propre à l’ego sera maintenue. Peu importe ce que vous avez ou acquérez, vous ne serez pas heureux. Vous serez toujours en quête de quelque chose d’autre qui promet de mieux vous satisfaire, qui promet de rendre complet le sens incomplet que vous avez de vous et de combler ce sentiment de manque que vous ressentez en vous.
À part l’identification aux choses, il existe une autre forme d’identification : celle avec mon corps. Tout d’abord, le corps est masculin ou féminin. Le fait d’être un homme ou une femme représente une grande partie du sens que les gens ont d’eux. Le genre devient une identité et l’identification au genre est encouragée dès le plus jeune âge. Elle vous confine à un rôle, à des schèmes comportementaux conditionnés qui colorent non seulement votre sexualité, mais tous les aspects de votre vie. C’est un rôle dans lequel bien des gens se font complètement piéger, et ceci bien plus dans les sociétés traditionnelles que dans la culture occidentale, où l’identification au genre commence à s’estomper quelque peu. Dans certaines sociétés traditionnelles, le pire sort d’une femme est d’être sans époux ou stérile, et celui d’un homme, d’être impuissant et de ne pas procréer. Dans ces cultures, la réalisation dans la vie est perçue comme étant la réalisation de l’identité associée au genre.
En Occident, c’est l’apparence physique qui contribue beaucoup à l’impression de ce que vous pensez être : la force ou la faiblesse du corps, sa beauté ou sa laideur relativement à celle des autres. Pour bien des gens, le sentiment de la valeur personnelle est intimement lié à la force physique, à la beauté, à la forme et à l’apparence. Bien des gens se sentent dévalorisés parce qu’ils perçoivent leur corps comme étant laid ou imparfait.
Dans certains cas, l’image mentale ou le concept « mon corps » est une totale déformation de la réalité. Par exemple, une jeune femme se considérant comme trop grosse se privera de nourriture alors qu’elle est vraiment maigre. En fait, elle ne voit plus son corps. Tout ce qu’elle « voit », c’est le concept mental de son corps qui dit « Je suis grosse » ou « Je vais grossir ». Cette « maladie » trouve sa source dans l’identification au mental. Étant donné que les gens sont de plus en plus identifiés au mental et que le dysfonctionnement de l’ego s’intensifie, on enregistre une augmentation incroyable de cas d’anorexie depuis les dernières décennies. Si la personne souffrant d’anorexie pouvait regarder son corps sans l’interférence des jugements portés par son mental ou encore reconnaître ces jugements pour ce qu’ils sont, au lieu d’y croire, ou encore mieux si elle pouvait sentir son corps de l’intérieur, se serait le début de la guérison.
Tous les gens qui sont identifiés à leur beauté, à leur force physique ou à leurs habiletés connaissent la souffrance quand ces attributs commencent à s’estomper et à disparaître, comme ils le font inéluctablement. Basée sur ces attributs, leur identité menace alors de s’effondrer. Que les gens soient beaux ou laids, ils tirent tous en grande partie leur identité de leur corps, que cette identité soit de nature positive ou négative. Je dirais plus précisément qu’ils tirent leur identité de la pensée « Je » qu’ils rattachent à tort à l’image mentale ou au concept de leur corps, corps qui n’est après tout rien d’autre qu’une forme physique partageant la même destinée que toutes les formes, c’est-à-dire l’impermanence et, en bout de ligne, la putréfaction.
Quand on assimile le « je » au corps physique qui est destiné à vieillir, à se flétrir et à mourir, la souffrance fait tôt ou tard toujours surface. Ne pas s’identifier au corps ne veut pas dire qu’il faille négliger, mépriser ou ne plus prendre soin de son corps. S’il est fort, beau ou vigoureux, vous pouvez prendre plaisir à ces attributs et les apprécier.. pendant qu’ils durent. Vous pouvez également améliorer sa condition en vous alimentant bien et en faisant de l’exercice. Si vous n’assimilez pas le corps à ce que vous êtes, votre sentiment de valeur personnelle ou d’identité ne sera pas amoindri quand la beauté se fanera, que la vigueur diminuera ou que le corps sera frappé d’incapacité. En fait, lorsque le corps commencera à faiblir, la dimension sans forme, la lumière de la conscience, pourra briller plus facilement à travers la forme en train de dépérir.
Ce ne sont pas seulement les gens ayant de beaux corps ou des corps presque parfaits qui assimilent ce dernier à leur identité. En effet, vous pouvez tout aussi facilement vous identifier à un corps problématique et faire de son imperfection, de sa maladie ou de son handicap une identité. Vous penserez et parlerez de vous comme de celui ou celle qui souffre de telle ou telle maladie chronique ou de tel ou tel handicap. Quand vous êtes malade, vous recevez beaucoup d’attention de la part des médecins et des autres, attention qui vient constamment vous confirmer votre identité conceptuelle en tant que personne souffrante ou malade. Vous vous accrochez alors inconsciemment à la maladie parce qu’elle est devenue la partie la plus importante de ce que vous percevez comme étant vous. La maladie devient une autre forme-pensée à laquelle l’ego peut s’identifier. Une fois que l’ego s’est trouvé une identité, il ne la lâche plus. Il est fréquent et frappant que l’ego en quête d’une identité plus forte puisse créer des maladies pour pouvoir se renforcer.
Bien que l’identification au corps soit une des formes principales de l’ego, vous serez heureux d’apprendre que c’est celle que vous pouvez le plus facilement dépasser. Pour ce faire, point besoin de vous convaincre que vous n’êtes pas votre corps. Il suffit de faire passer votre attention de la forme extérieure de votre corps et des pensées que vous entretenez à son sujet – beau, laid, fort, faible, trop gros, trop maigre – à la sensation de vitalité qui en émane. Quelle que soit l’apparence extérieure de votre corps, il existe au-delà de la forme un champ énergétique intensément vivant.
Si vous n’êtes pas habitué à être en contact avec votre corps subtil, fermez les yeux pendant quelques instants et sentez la vie dans vos mains. Ne demandez pas à votre mental parce qu’il vous dira : « Je ne sens rien. ». Il vous dira aussi « Donne-moi quelque chose de plus intéressant à quoi penser. » Alors, au lieu de demander à votre mental, allez directement à vos mains. Je veux dire par là que vous devez devenir conscient de la subtile sensation de vitalité qu’il y a en elles. Cette vitalité est là. Il vous suffit d’y amener votre attention pour la remarquer. Il se peut que vous ressentiez tout d’abord un léger picotement, puis ensuite une sensation d’énergie ou de vitalité. Si vous maintenez votre attention sur vos mains pendant quelques instants, ce sentiment de vitalité s’intensifiera. Certaines personnes n’ont même pas besoin de fermer les yeux pour ça. Elles peuvent sentir la vitalité dans leurs mains tout en lisant ces pages. Dirigez maintenant votre attention vers vos pieds et maintenez-la à cet endroit pendant une minute ou deux. Vous verrez que vous sentirez vos mains et vos pieds en même temps. Ajoutez d’autres parties de votre corps – les jambes, les bras, l’abdomen, la poitrine, etc. – jusqu’à ce que vous soyez conscient de façon globale du corps subtil et de sa vitalité.
Ce que j’appelle « corps subtil » ou encore « corps énergétique », n’est plus vraiment le corps, mais l’énergie vitale, le lien entre la forme et l’absence de forme. Prenez l’habitude de sentir le corps subtil aussi souvent que vous le pouvez. Après un certain temps, vous n’aurez plus besoin de fermer les yeux pour le sentir. Vérifiez par exemple si vous sentez votre corps subtil quand vous écoutez quelqu’un. Il y a là presque un paradoxe : quand vous êtes en contact avec votre corps subtil, vous n’êtes plus identifié à votre corps ni à votre mental. Ceci veut dire que vous n’êtes plus identifié à la forme et que vous dépassez l’identification à la forme pour aller vers l’absence de forme, que l’on peut aussi appeler l’Être. Vous allez vers votre essence, vers votre identité première. Non seulement la présence au corps vous ancre dans le moment présent, mais elle est la porte qui vous permet de sortir de la prison qu’est l’ego. Cette présence au corps stimule également le système immunitaire et la capacité d’auto-guérison du corps.
L’ego s’identifie toujours à la forme, faisant ainsi en sorte que vous vous cherchez et vous vous perdez dans une forme ou une autre. Les formes ne sont pas uniquement des objets matériels et des corps physiques. Encore plus fondamentales que les formes extérieures (choses et corps), les formes-pensées surgissent continuellement dans le champ de la conscience. Même s’il s’agit de formations énergétiques plus subtiles et moins denses que les formes matérielles, il s’agit tout de même de formes. Peut-être êtes-vous conscient d’une voix dans votre tête qui ne s’arrête jamais de jacasser : c’est le flot incessant de la pensée compulsive. Lorsque chaque pensée absorbe toute votre attention, lorsque vous êtes tellement identifié à cette voix et aux émotions qui l’accompagnent que vous vous perdez dans chaque pensée et dans chaque émotion, dites-vous que vous êtes totalement identifié à la forme et, par conséquent, sous l’emprise de l’ego. Ce dernier est donc une agglutination de formes-pensées récurrentes et de schèmes émotifs et mentaux conditionnés et associés à un sentiment de soi, de je. L’ego apparaît quand le sens de l’Être, du « je suis », c’est-à-dire la conscience sans forme, est confondu avec la forme. Telle est la signification de l’identification. L’oubli de l’Être, illusion première, illusion de la division absolue, fait de la réalité un cauchemar.
Philosophe français du XVIIe siècle et considéré comme le fondateur de la philosophie moderne, Descartes rendit cette illusion première par son célèbre énoncé (qu’il considérait comme une vérité première) : « Je pense, donc je suis. » Telle était la réponse qu’il avait trouvée à la question suivante : « Existe-t-il quelque chose que je peux savoir avec une certitude absolue ? » Il réalisa que le fait qu’il était toujours occupé à penser ne pouvait être remis en question et il associa ainsi la pensée à l’Être, c’est-à-dire l’identité à la pensée. Il n’avait pas trouvé la vérité ultime, mais le fondement ultime de l’ego. Mais ça, il ne le savait pas.
Il fallut presque 300 ans avant qu’un autre célèbre philosophe voie quelque chose dans l’énoncé de Descartes que tous les autres avaient manqué. Cet homme s’appelait Jean-Paul Sartre. En observant intensément l’énoncé de Descartes, « Je pense, donc je suis », il réalisa soudainement, ainsi qu’il le dit, que « la conscience qui dit “je suis” ne peut pas être la conscience qui pense ». Que voulait-il dire par là ? Quand vous êtes conscient que vous pensez, cette conscience ne fait pas partie de la pensée. Il s’agit d’une conscience appartenant à une autre dimension. Et c’est cette conscience qui dit « je suis ». S’il n’y avait que des pensées en vous, vous ne sauriez même pas que vous pensez. Vous seriez comme le rêveur qui ne sait pas qu’il rêve. Vous seriez autant identifié à chaque pensée que le rêveur l’est à chaque image d’un rêve. Bien des gens vivent de cette façon, comme des somnambules pris dans de vieux états d’esprit dysfonctionnels qui recréent sans arrêt la même réalité cauchemardesque. Quand vous savez que vous rêvez, vous êtes éveillé dans votre rêve et une autre dimension de la conscience entre en jeu. La révélation de Jean-Paul Sartre a de profondes implications. Mais ce philosophe était encore trop identifié à la pensée pour réaliser l’entière signification de sa découverte, c’est-à-dire l’émergence d’une nouvelle dimension de la conscience.
On a souvent entendu parler de gens ayant connu l’émergence de cette nouvelle dimension de la conscience suite à une perte tragique à un moment donné de leur vie. Certains ont perdu toutes leurs possessions, d’autres leurs enfants et leur épouse, leur statut social, leur réputation ou leurs capacités physiques. Dans certains cas, que ce soit à cause d’un désastre ou d’une guerre, certains ont simultanément perdu tous ces éléments et se sont retrouvés avec « rien ». Appelons cela une situation extrême. Tout ce à quoi ils s’étaient identifiés, tout ce qui leur donnait un sentiment d’identité, leur a été repris. Puis, soudainement et de façon inexplicable, l’angoisse et l’intense peur qu’ils ressentaient au début, ont fait place à un sentiment sacré de présence, à une paix et une sérénité profondes, à une libération totale de la peur. C’est un phénomène que saint Paul devait connaître car il a utilisé l’expression « la paix de Dieu qui dépasse tout entendement[2] ». Il s’agit bien entendu d’une paix qui ne semble avoir aucun sens et les gens qui l’ont connue se posent la question suivante : « Comment se peut-il que, face à tout cela, je ressente une telle paix ? »
La réponse est simple une fois que vous comprenez la nature et le fonctionnement de l’ego. Quand les formes auxquelles vous vous étiez identifié s’effondrent ou vous sont reprises, il y a effondrement de l’ego étant donné que l’ego est identification à la forme. Alors, quand il n’y a plus rien à quoi s’identifier, qui êtes-vous ? Quand les formes autour de vous meurent ou que la mort approche, le sentiment de l’Être, du Je suis, est libéré de son association à la forme : l’esprit est libéré de son emprisonnement dans la matière. Vous réalisez alors que votre identité essentielle est sans forme, qu’elle est une présence omniprésente, qu’elle est l’Être précédant toutes les formes et toutes les identifications. Vous réalisez que votre véritable identité est la conscience elle-même plutôt que ce à quoi la conscience s’était identifiée. Ceci est la paix de Dieu. La vérité ultime, c’est que vous n’êtes pas ceci ou cela, vous êtes.
Ce ne sont pas tous les gens connaissant de grandes pertes qui font aussi l’expérience de cet éveil, de cette désidentification à la forme. Certains se créent immédiatement une forte image mentale ou une forte forme-pensée par laquelle ils se voient comme les victimes des circonstances, d’un destin injuste ou de Dieu. Cette forme-pensée engendre des émotions (colère, ressentiment, apitoiement sur soi, etc.) auxquelles ils s’identifient fortement. Ces émotions prennent immédiatement la place de toutes les autres identifications perdues dans la perte en question. Autrement dit, l’ego ne perd pas de temps à trouver une nouvelle forme. Le fait que cette forme en soit une de nature très malheureuse ne préoccupe pas le moins du monde l’ego. Aussi longtemps qu’il a une identité, bonne ou mauvaise, il est satisfait. En fait, ce nouvel ego sera plus contracté, plus rigide et plus impénétrable que l’ancien.
Chaque fois qu’un humain subit une perte tragique, il résiste ou il cède. Certaines personnes deviennent amères ou pleines de ressentiment. D’autres deviennent sages, tendres et pleines de compassion. Céder veut dire accepter ce qui est et être ouvert à la vie. La résistance est une contraction interne, un durcissement de la carapace de l’ego. Vous vous fermez. Tout geste que vous posez quand vous vous trouvez dans cet état de résistance (que l’on peut aussi appeler négativité) créera davantage de résistance extérieure et l’univers ne sera pas de votre côté. La vie ne vous aidera pas. Si les volets sont clos, la lumière du soleil ne peut entrer. Quand vous cédez intérieurement, quand vous lâchez prise, une nouvelle dimension de la conscience s’ouvre. Si vous pouvez ou devez poser un geste, ce dernier sera posé en harmonie avec le tout et soutenu par l’intelligence créatrice, par la conscience non conditionnée avec laquelle vous devenez un grâce à l’ouverture dont vous faites preuve. Les circonstances et les gens sont alors de votre côté, des coïncidences se produisent. Et si aucun geste ou aucune action n’est possible, vous demeurez dans la paix et la quiétude intérieures engendrées par le lâcher-prise. Vous demeurez avec Dieu.