Chapitre 7
Gnothi Seauton (connais-toi toi-même en grec), tels sont les mots qui furent gravés au-dessus de l’entrée du temple d’Apollon à Delphes, le lieu de l’Oracle sacré. Dans la Grèce antique, les gens se rendaient à l’Oracle en espérant découvrir quelle destinée on leur prédirait ou quel geste ils devraient poser dans une situation précise. Il est très probable que la plupart des visiteurs virent et lurent ces mots en entrant dans le temple sans réaliser qu’ils signalaient une vérité encore plus profonde que tout ce que l’Oracle pouvait leur révéler. Ces gens ne réalisèrent peut-être pas non plus que, quelle que soit l’importance ou la précision de la révélation faite par l’Oracle, celle-ci se serait révélée vaine et impuissante à les empêcher de continuer à être malheureux et à créer leur propre souffrance s’ils ne réussissaient pas à trouver la vérité cachée dans l’injonction : « Connais-toi toi-même ! » Et que veut dire cette injonction ? Elle veut dire qu’avant de poser toutes sortes de questions, il faut se poser la plus fondamentale des questions, à savoir : Qui suis-je ?
Les gens inconscients – et nombreux le restent, pris qu’ils sont dans leur ego durant toute leur vie – vous diront très rapidement qui ils sont en déclinant leur nom, leur prénom, leur profession, leur histoire personnelle, la forme ou l’état de leur corps, ainsi que toute autre chose à laquelle ils s’identifient. D’autres gens peuvent sembler plus évolués parce qu’ils pensent être des âmes immortelles ou des esprits divins. Mais se connaissent-ils vraiment eux-mêmes ou bien n’ont-ils qu’ajouté quelques concepts d’allure spirituelle au contenu de leur mental ? Se connaître soi-même, c’est bien plus qu’adopter un ensemble d’idées ou de croyances. De telles idées ou croyances spirituelles peuvent certes être de bons indicateurs, mais elles ont rarement, en elles-mêmes, le pouvoir de déloger les concepts centraux les plus fermement établis concernant votre identité, concepts qui font partie du conditionnement du mental humain. Se connaître en profondeur n’a rien à voir avec toutes sortes d’idées qui flottent dans votre esprit. Se connaître, c’est être profondément enraciné dans l’être, au lieu d’être perdu dans le mental.
Le sens que vous avez de ce que vous êtes détermine ce que vous percevez être comme, par exemple, vos besoins et ce qui importe dans votre vie. Et c’est justement ce qui importe dans votre vie qui aura le pouvoir de vous déranger et de vous bouleverser. Vous pouvez vous servir de cela comme d’un critère pour découvrir à quel point vous vous connaissez profondément ou pas. Ce qui vous importe réellement n’est pas nécessairement ce que vous dites ou croyez, mais plutôt ce que vos gestes et vos réactions vous révèlent sur l’importance et le sérieux que vous attachez aux choses. Alors, vous voudrez peut-être vous poser la question suivante : « Quelles sont les choses qui me dérangent et me bouleversent ? » Si de petites choses ont l’heur de vous déranger, alors qui vous pensez être est exactement comme ça : petit. Il s’agira là de votre croyance inconsciente. Et quelles sont ces petites choses ? En fin de compte, ce sont toutes les choses puisque tout est passager.
Vous me direz « Mais je sais que je suis un esprit immortel. » ou « Je suis fatigué de ce monde et tout ce que je veux, c’est la paix. » jusqu’au moment où le téléphone sonne. Mauvaise nouvelle : la bourse a chuté. Le marché ne se conclura pas. La voiture a été volée. Votre belle-mère est arrivée. Le voyage a été annulé. Le contrat a été rompu. Votre conjoint vous a quitté. On vous réclame beaucoup d’argent. On vous dit que c’est votre faute. Tout d’un coup, la colère monte, l’anxiété vous assaille. Votre voix devient dure : « Je ne supporterai plus tout ça ! » Vous accusez et blâmez, vous attaquez, vous vous défendez ou vous vous justifiez. Et tout cela se passe en mode automatique. De toute évidence, il y a quelque chose de beaucoup plus important pour vous maintenant que la paix que vous disiez vouloir et vous n’êtes plus un esprit immortel. Le marché, l’argent, le contrat, la perte ou la menace de perdre sont devenus plus importants. Pour qui ? Pour l’esprit immortel que vous dites être ? Non, pour le moi. Ce petit moi qui cherche la sécurité ou la satisfaction dans les choses passagères et qui se met en colère ou angoisse parce qu’il n’arrive pas à obtenir l’une ou l’autre. Mais au moins, vous savez maintenant qui vous pensez être véritablement.
Si la paix est réellement ce que vous voulez, alors c’est la paix que vous choisirez. Si la paix avait plus d’importance que n’importe quoi d’autre et si vous vous connaissiez comme étant véritablement cet être spirituel et pas comme ce petit moi, vous ne réagiriez pas et vous resteriez absolument vigilant quand des situations ou des personnes vous confrontent et vous mettent au défi. Vous accepteriez immédiatement la situation et ne feriez qu’un avec elle plutôt que de vous en dissocier. La « réaction » proviendrait alors de votre vigilance. Ce serait ce que vous êtes et non pas ce que vous pensez être (le petit moi) qui « réagirait ». Votre position serait puissante et efficace, tout en ne vous faisant pas d’ennemis avec les gens et en évitant que les situations se retournent contre vous.
La vie s’assure toujours que vous ne pouvez pas vous leurrer pendant trop longtemps quant à votre véritable identité : elle vous montre ce qui importe vraiment pour vous. La façon dont vous réagissez aux gens et aux situations, surtout quand les défis sont de taille, est la meilleure façon de voir à quel point vous vous connaissez ou pas.
Plus la vision que vous avez de vous-même est limitée et étroite, plus vous remarquez les limites et l’inconscience des autres, et y réagissez. Vous faites de leurs défauts, ou de ce que vous percevez comme étant leurs défauts, leur identité. Ceci veut dire que vous voyez seulement l’ego en eux. Ce qui renforce par conséquent l’ego en vous. Au lieu de voir les autres par le prisme de leur ego, vous ne voyez que leur ego. Et qui regarde leur ego ? L’ego en vous.
Les gens très inconscients font l’expérience de leur propre ego quand ce dernier leur est reflété par l’ego des autres. Quand vous réalisez que ce à quoi vous réagissez chez les autres se trouve également en vous (et parfois seulement en vous), vous commencez à prendre conscience de votre propre ego. À cette étape, vous pouvez aussi réaliser que vous faisiez aux autres ce que vous pensiez que les autres vous faisaient. Alors, vous arrêtez de vous percevoir comme une victime.
Dites-vous bien que vous n’êtes pas l’ego. Alors, quand vous devenez conscient de l’ego en vous, cela ne veut pas dire que vous savez qui vous êtes. Cela veut dire que vous savez qui vous n’êtes pas. Et c’est justement en sachant qui vous n’êtes pas que saute le plus grand obstacle vous empêchant de vous connaître véritablement.
Personne ne peut vous dire qui vous êtes. Ce ne serait qu’un autre concept, qui ne vous changerait en rien. Qui vous êtes ou ce que vous êtes n’a besoin d’aucune croyance. En fait, toute croyance est un obstacle. La réalisation de ce que vous êtes n’est à la limite pas nécessaire puisque vous êtes déjà ce que vous êtes. Par contre, sans cette réalisation, ce que vous êtes reste dans le plan du non-manifeste, qui est bien entendu votre véritable demeure, ne peut pas resplendir dans le monde. Alors, selon les apparences, vous êtes comme la personne pauvre qui ne sait pas qu’elle a cent millions de dollars dans son compte. Sa richesse reste un potentiel non exprimé.
Qui vous pensez être est par ailleurs intimement lié à la façon dont vous estimez que les autres vous traitent. Bien des gens se plaignent que les autres ne les traitent pas assez bien. « On ne m’accorde aucun respect, aucune attention, aucune reconnaissance », disent-ils. « On me prend pour acquis. » Et quand les gens sont gentils avec eux, ils s’imaginent toutes sortes de motivations cachées. « Les autres veulent me manipuler, profiter de moi. Personne ne m’aime. »
Et ce qu’ils pensent d’eux revient à ceci : « Je suis un pauvre “petit moi” en manque dont les besoins ne sont pas comblés. » Cette perception erronée de ce qu’ils sont amène la dysfonction dans toutes leurs relations. Ils croient qu’ils n’ont rien à donner et que le monde ou les autres gens retiennent ce dont eux ont besoin. Leur réalité tout entière est fondée sur un sentiment illusoire de qui ils sont. C’est ce qui sabote toutes les situations et relations. Si la pensée du manque – qu’il s’agisse d’argent, de reconnaissance ou d’amour – est devenue une partie intégrante de ce que vous pensez être, vous connaîtrez toujours le manque. Plutôt que de reconnaître tout le bien qui vous arrive dans votre vie, vous ne voyez que le manque. Reconnaître tout le bien qui vous arrive dans la vie est ce qui sert de fondement à l’abondance. En fait, tout ce que vous estimez que le monde retient et ne vous donne pas, c’est exactement ce que vous retenez et ne donnez pas. Vous le retenez parce que, profondément, vous pensez que vous êtes petit et que vous n’avez rien à donner.
Essayez de faire l’exercice suivant pendant une semaine ou deux et observez de quelle façon il change votre réalité. Quoi que ce soit que vous pensiez que les gens retiennent et ne vous donnent pas (louanges, appréciation, aide, amour, bienveillance, etc.), donnez-le leur. Vous ne l’avez pas ? Faites comme si vous l’aviez et cela viendra. Alors, dès que vous commencerez à donner, vous commencerez aussi à recevoir. Vous ne pouvez pas recevoir ce que vous ne donnez pas. Ce qui entre est le pendant de ce qui sort. Ce que vous pensez que le monde retient et ne vous donne pas, vous l’avez déjà. Si vous ne le laissez pas sortir, vous ne saurez même pas que vous le possédez. Ceci comprend aussi l’abondance. La loi qui veut que ce qui entre soit le pendant de ce qui sort est exprimée par Jésus dans cette image puissante : « Donnez, et l’on vous donnera, on versera dans le pan de votre vêtement une bonne mesure bien tassée, secouée et débordante; car on emploiera, à votre égard, la mesure dont vous vous serez servi pour mesurer[1] ».
La source de toute abondance ne se trouve pas à l’extérieur de vous, elle fait partie de ce que vous êtes. Commencez cependant par reconnaître l’abondance à l’extérieur de vous. Voyez la plénitude de la vie, la chaleur du soleil sur votre peau, les magnifiques fleurs dans la vitrine du fleuriste, le fruit succulent dans lequel vous mordez ou l’abondante pluie qui tombe du ciel et vous trempe. La plénitude de la vie est dans tout. Quand vous reconnaissez l’abondance qui est tout autour de vous, l’abondance latente en vous s’éveille. Laissez-la alors sortir. Quand vous souriez à un étranger, une infime énergie irradie de vous. Vous devenez un donneur. Posez-vous souvent la question suivante : « Que puis-je donner ici ? Comment puis-je rendre service à cette personne ou dans cette situation ? » Point besoin de posséder quoi que ce soit pour vous sentir abondant. Par contre, si vous vous sentez constamment abondant, l’abondance viendra certainement à vous. En fait, elle ne vient qu’à ceux qui l’ont déjà en eux. Tout cela semble un peu injuste mais ça ne l’est pas, bien entendu. C’est une loi universelle. Aussi bien l’abondance que la pénurie sont des états intérieurs qui se manifestent comme votre réalité. Jésus l’a formulé comme suit : « Car à celui qui a, on donnera encore, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a[2]. »
Il se peut que vous ne vouliez pas vous connaître parce que vous avez peur de ce que vous pourriez découvrir. Bien des gens ont secrètement peur d’être méchants. Mais, consolez-vous, rien de ce que vous pouvez découvrir sur vous n’est vous. Rien de ce que vous pouvez savoir sur vous n’est vous.
Alors que certaines personnes ne veulent pas savoir qui elles sont parce qu’elles ont peur, d’autres ont une insatiable curiosité en ce qui les concerne et veulent toujours en découvrir plus. Il peut arriver que vous soyez si fasciné par vous-même que vous passiez des années en psychanalyse, que vous scrutiez le moindre recoin de votre enfance, que vous dénichiez vos peurs et désirs secrets, et que vous découvriez les multiples couches complexes qui façonnent votre personnalité et votre caractère. Dix ans plus tard, votre psychanalyste en aura assez de vous et de votre histoire de vie, et vous annoncera que votre psychanalyse est finie. Il vous laissera peut-être partir avec un dossier de 5000 pages. « Tout cela vous concerne. C’est ce que vous êtes. » Tout en transportant sous votre bras l’énorme dossier, la satisfaction initiale d’enfin vous connaître cèdera rapidement la place à un sentiment d’incomplétude et au vague soupçon que vous ne pouvez pas juste être ÇA. Bien entendu, vous êtes plus que ÇA. Peut-être pas en termes quantitatifs, mais en termes qualitatifs, sur le plan de la profondeur.
Il n’y a rien de mal à entreprendre une psychanalyse ou à découvrir des choses sur votre passé, pour autant que vous ne confondiez pas « en connaître sur vous » avec « vous connaître ».
Le dossier de 5000 pages est « sur vous », sur le contenu de votre mental tel que conditionné par le passé. Tout ce que vous pouvez apprendre avec la psychanalyse ou l’observation est « sur vous ». Ce n’est pas vous. Il s’agit de contenu, pas d’essence. Quand on dépasse l’ego, on sort du contenu. Vous connaître, c’est être vous-même. Et être vous-même, c’est arrêter de vous identifier au contenu.
La plupart des gens se définissent par le contenu de leur vie. Tout ce que vous percevez, expérimentez, pensez ou sentez appartient au domaine du contenu. Le contenu est ce qui occupe l’attention totale de la plupart des gens et c’est ce à quoi ils s’identifient. Quand vous dites ou pensez « ma vie », vous ne faites pas référence à la vie que vous êtes, mais à la vie que vous avez, ou semblez avoir. Vous faites référence au contenu – votre âge, votre santé, vos relations, vos finances, votre travail, votre lieu de vie, ainsi que votre état mental et émotionnel. Les circonstances intérieures et extérieures de votre vie, votre passé et votre futur, tout cela appartient au domaine du contenu, tout comme les événements et tout ce qui se produit.
Qu’y a-t-il d’autre que le contenu ? Ce qui permet au contenu d’être, l’espace intérieur de la conscience.
Quand vous vous connaissez seulement par le truchement du contenu, vous pensez également savoir ce qui est bon ou mauvais pour vous. Vous faites la distinction entre les événements qui sont « bons pour moi » et ceux qui ne le sont pas. Il s’agit d’une perception fragmentée de l’intégralité de la vie au sein de laquelle tout est relié, au sein de laquelle chaque événement a sa place et sa fonction. Cependant, la totalité est plus que l’apparence superficielle des choses, plus que la somme totale de toutes ses parties, plus que tout ce que votre vie ou le monde contient.
Derrière la succession parfois aléatoire ou même chaotique des événements, dans notre vie et dans le monde, se cache le déploiement d’une raison d’être et d’un ordre supérieurs. Ceci est gracieusement exprimé dans le dicton zen suivant : « La neige tombe, avec chaque flocon à la bonne place. » Nous ne pouvons jamais comprendre cet ordre supérieur par la pensée parce que tout ce à quoi nous pensons concerne le contenu. L’ordre supérieur, quant à lui, émane du domaine sans forme de la conscience, de l’intelligence universelle. Mais nous pouvons parfois en avoir un aperçu. Beaucoup plus encore, nous pouvons nous syntoniser sur lui, c’est-à-dire devenir des participants conscients au déploiement de cet ordre supérieur.
Quand nous allons dans une forêt qui n’a pas été touchée par l’homme, le mental ne voit que désordre et chaos. Il ne peut même plus faire de distinction entre la vie (le bien) et la mort (le mal) puisque la vie pousse partout à partir de matières mortes et pourries. C’est seulement lorsque nous sommes suffisamment silencieux intérieurement et que le bruit des pensées s’amenuise que nous devenons conscients de l’harmonie qui est cachée derrière ce chaos, conscients du sacré, de l’ordre supérieur qui fait que tout a exactement sa place et ne pourrait être autrement.
Le mental se sent beaucoup plus à l’aise dans un parc aménagé parce que c’est la pensée qui l’a planifié. Il n’a pas poussé organiquement, tout seul. Il y existe un ordre que le mental peut comprendre, alors que dans la forêt, il y a un ordre insaisissable, que le mental qualifie de chaos. Ce dernier se situe au-delà des catégories de bien et de mal du mental. Vous ne pouvez le comprendre par la pensée, mais vous pouvez le sentir quand vous renoncez à la pensée, quand vous devenez quiet et vigilant et que vous n’essayez plus de comprendre ni d’expliquer. C’est seulement à ce moment-là que vous pouvez devenir conscient de l’aspect sacré de la forêt. Dès l’instant où vous sentez cette harmonie cachée, cet aspect sacré, vous réalisez que vous n’en êtes pas séparé. Et quand vous réalisez cela, vous participez consciemment à ce sacré. C’est le propre de la nature que de vous remettre en syntonie avec la totalité de la vie.
À un moment donné de leur vie, la plupart des gens deviennent conscients qu’il n’y a pas que la naissance, la croissance, la réussite, la bonne santé et le plaisir dans la vie. Il y a aussi la perte, l’échec, la maladie, la vieillesse, le délabrement, la souffrance et la mort. Ces deux volets de la vie sont conventionnellement qualifiés de bien et de mal, d’ordre et de désordre. Le « sens » de la vie des gens est habituellement associé avec ce qu’ils qualifient de « bien ». Mais le bien est continuellement menacé par l’effondrement, la rupture, le désordre, le « mal » et ce qui n’a pas de sens quand les explications manquent et que la vie cesse d’avoir un sens. Tôt ou tard, le désordre fait irruption dans la vie des gens, peu importe le nombre de polices d’assurance dont ils se sont munis. Le désordre peut prendre la forme d’une perte, d’un accident, d’une maladie, d’un handicap, de la vieillesse, de la mort. Cependant, cette irruption du désordre dans la vie d’une personne et l’effondrement subséquent du sens tel que défini par le mental peuvent amener une ouverture vers un ordre supérieur.
« Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu. » La Bible dit aussi : « Il prend les sages dans leur ruse[3] ». Et quelle est la sagesse selon ce monde ? Le mouvement de la pensée et le sens tel que définis exclusivement par la pensée.
La pensée isole une situation ou un événement en la qualifiant de bonne ou de mauvaise, comme si elle avait une existence propre. Quand on se fie trop à la pensée, la réalité devient fragmentée et c’est cette fragmentation qui est l’illusion, même si elle semble très réelle quand on est pris dedans. Et pourtant, l’univers est un tout indivisible dans lequel tout est relié, dans lequel rien n’existe de façon isolée.
Ce lien profond d’interconnexion entre toutes les choses et les événements sous-entend que les étiquettes mentales de « bien » et de « mal » sont en fin de compte illusoires. Ces étiquettes sont le fait d’une perspective limitée et ne sont vraies que de façon temporaire et relative. Ceci est très bien illustré dans l’histoire de l’homme avisé qui avait gagné une voiture chère à la loterie. Sa famille et ses amis, tous très contents pour lui, étaient venus célébrer chez lui. « N’est-ce pas formidable ? » disaient-ils. « Quelle chance tu as ! » L’homme sourit en disant : « Peut-être. » Pendant quelques semaines, il eut beaucoup de plaisir à conduire sa voiture. Un jour, un conducteur ivre entra en collision avec lui à une intersection et il se retrouva à l’hôpital avec de multiples blessures. Sa famille et ses amis vinrent le voir. « Quelle malchance ! », lui dirent-ils. De nouveau, l’homme sourit en disant : « Peut-être. » Alors qu’il se trouvait encore à l’hôpital, il y eut un glissement de terrain et sa maison fut emportée dans la mer. Une fois de plus, ses amis vinrent le voir le lendemain et lui dirent : « Quelle chance que tu te sois encore trouvé à l’hôpital ! » Et lui, de dire de nouveau « Peut-être. »
Le « peut-être » de cet homme sage est signe que celui-ci refuse de juger quoi que ce soit. Au lieu de cela, il accepte la situation telle qu’elle est et s’aligne ainsi consciemment sur l’ordre supérieur. Il sait qu’il est souvent impossible pour le mental de comprendre quelle place ou raison d’être un événement apparemment aléatoire occupe dans la trame du Grand Tout. Mais il n’y a pas d’événements aléatoires, pas plus qu’il n’y a des événements ou des objets existant de façon isolée. Les atomes qui constituent notre corps sont nés il y a très longtemps dans les étoiles et les causes du plus infime événement sont virtuellement infinies et reliées au tout de façon insondable. Si vous vouliez retrouver la cause d’un événement quelconque, il vous faudrait remonter au début de la création. Le cosmos n’est pas de nature chaotique. En fait, le terme « cosmos » veut dire ordre. Mais il ne s’agit pas d’un ordre que le mental humain peut appréhender, bien qu’il puisse parfois en avoir des aperçus.
J. Krishnamurti, ce grand philosophe et maître spirituel indien, voyagea et s’adressa au public dans le monde entier presque continuellement pendant plus de 50 ans, essayant de transmettre par la parole (le contenu) ce qui est au-delà des paroles, au-delà du contenu. Au cours d’une allocution qu’il donna vers la fin de sa vie, il surprit son audience en demandant : « Voulez-vous connaître mon secret ? » Tous les gens présents dressèrent l’oreille. Certaines personnes venaient l’écouter depuis 20 ou 30 ans et n’arrivaient toujours pas à saisir l’essence de ses enseignements. Enfin, après toutes ces années, le maître daignait leur donner la clé de la compréhension ! « Mon secret, dit-il, c’est que je ne me préoccupe pas de ce qui arrive. »
Il n’élabora pas sur le sujet et j’imagine que la plus grande partie de son audience fut encore plus perplexe qu’auparavant. Cependant, les implications de cette affirmation toute simple vont loin.
Quand je ne me préoccupe pas de ce qui arrive, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, intérieurement, je suis en harmonie avec ce qui arrive. « Ce qui arrive », bien entendu, renvoie à la qualité de ce moment, qui est toujours déjà tel qu’il est. Cette expression renvoie au contenu, à la forme que ce moment – l’unique moment à exister – prend. Être en harmonie avec « ce qui est », c’est être en lien sans résistance intérieure avec ce qui se produit. Cela veut dire laisser l’événement être ce qu’il est sans l’étiqueter mentalement comme étant bon ou mauvais. Cela veut-il dire que vous ne pouvez plus passer à l’action pour amener des changements dans votre vie ? Au contraire ! Quand vos actes sont fondamentalement et intérieurement liés au moment présent, ils sont sustentés par l’intelligence de la vie.
Le maître zen, Hakuin, vivait dans une ville du Japon. On le tenait en haute estime et bien des gens venaient l’écouter dispenser ses enseignements spirituels. Un jour, la fille adolescente de son voisin tomba enceinte. Les parents de cette dernière se mirent en colère et la réprimandèrent pour connaître l’identité du père. La jeune fille leur avoua finalement qu’il s’agissait d’Hakuin. Les parents en colère se précipitèrent chez lui et lui dirent en hurlant et en l’accusant que leur fille avait avoué qu’il était le père de l’enfant. Il se contenta de répondre : « Ah, bon ? »
La rumeur du scandale se répandit dans la ville et au-delà. Le maître perdit sa réputation et plus personne ne vint le voir. Mais cela ne le dérangea pas. Il resta impassible. Quand l’enfant vint au monde, les parents le menèrent à Hakuin en disant : « Vous êtes le père, alors occupez-vous en ! » Le maître prit grand soin de l’enfant. Un an plus tard, prise de remords, la jeune fille confessa à ses parents que le véritable père de l’enfant était le jeune homme qui travaillait chez le boucher. Alarmés et affligés, les parents se rendirent chez Hakuin pour lui faire des excuses et lui demander pardon. « Nous sommes réellement désolés. Nous sommes venus reprendre l’enfant. Notre fille nous a avoué que vous n’étiez pas le père. » La seule chose qu’il dit en tendant le bébé aux parents fut : « Ah, bon ? »
Le maître réagit de façon identique au mensonge et à la vérité, aux bonnes nouvelles et aux mauvaises nouvelles. Il dit « Ah, bon ? ». Il permet à la forme que prend le moment, bonne ou mauvaise, d’être ce qu’elle est. Ainsi, il ne prend pas part au mélodrame humain. Pour lui, il n’y a que ce moment, ce moment tel qu’il est. Les événements ne sont pas personnalisés et il n’est la victime de personne. Il fait tellement un avec ce qui arrive que ce qui arrive n’a aucun pouvoir sur lui. C’est seulement quand vous résistez à ce qui arrive que vous êtes à la merci de ce qui arrive et que le monde détermine votre bonheur ou votre malheur.
Il a pris soin de l’enfant avec beaucoup d’amour. L’adversité se transforme en félicité grâce à son absence de résistance. Et, répondant encore à ce que le moment présent exige de lui, il rend l’enfant quand c’est le moment de le faire.
Imaginez un instant comment l’ego aurait réagi au cours de ces divers événements.
Dans votre vie, la relation primordiale est celle que vous entretenez avec le moment présent, avec toute forme que le moment présent prend. C’est-à-dire avec ce qui est et ce qui arrive. Si votre relation avec le moment présent est dysfonctionnelle, cette dysfonction viendra se refléter sur toutes vos relations et sur toutes les situations dans votre vie. On pourrait simplement définir l’ego en disant qu’il est un lien dysfonctionnel avec le moment présent. Ce n’est qu’à cet instant même que vous pouvez décider du genre de relation que vous voulez entretenir avec le moment présent.
Une fois que vous avez atteint un certain niveau de conscience, c’est-à-dire un certain niveau de Présence à ce qui est (et si vous lisez ce livre, il est presque certain que c’est le cas), vous avez la capacité de décider quel genre de relation vous voulez entretenir avec le moment présent. Est-ce que je veux faire du moment présent un ami ou un ennemi ? Comme le moment présent est indissociable de la vie, vous décidez en fait le genre de relation que vous voulez entretenir avec la vie. Une fois que vous avez décidé que le moment présent sera votre ami, il vous revient de faire le premier pas. Adoptez une attitude amicale à son encontre, accueillez-le quelle que soit la forme qu’il prenne. Les résultats ne tarderont pas à se manifester. En effet, la vie deviendra bonne à votre égard, les gens vous aideront, les circonstances collaboreront. Une seule décision peut changer toute votre réalité. Mais il s’agit d’une décision qu’il vous faut constamment reprendre, jusqu’à ce qu’elle devienne une seconde nature.
La décision de faire du moment présent un ami signe la fin de l’ego. En effet, il est impossible pour l’ego de se syntoniser sur le moment présent, c’est-à-dire sur la vie, vu que sa nature même est d’ignorer, de repousser ou de dévaloriser le moment présent. Pourquoi ? Parce que l’ego vit de temps. Plus l’ego est fort, plus le temps prend le dessus dans votre vie. Dans ce cas, presque chacune de vos pensées est axée sur le passé ou le futur. Le sentiment que vous avez de votre moi est tributaire du passé en ce qui concerne votre identité et du futur, en ce qui concerne l’accomplissement. La peur, l’anxiété, les attentes, les regrets, la culpabilité et la colère sont des dysfonctions de la conscience prise dans le temps.
L’ego a trois façons de traiter le moment présent : comme un moyen pour arriver à une fin, comme un obstacle ou comme un ennemi. Penchons-nous maintenant tour à tour sur ces trois aspects pour que vous puissiez par la suite les reconnaître chez vous et décider une fois de plus de choisir le présent.
Pour l’ego, le moment présent est au mieux un moyen pour arriver à une fin. Il vous conduit vers un moment futur qu’il considère comme important, même si le futur ne vient jamais, sauf sous la forme du moment présent. Par conséquent, il n’est jamais rien d’autre qu’une pensée. Autrement dit, vous n’êtes jamais vraiment « ici » parce que vous êtes toujours occupé à essayer d’être ailleurs.
Lorsque ce scénario s’accentue, chose très commune, le moment présent est considéré et traité comme un obstacle que l’on doit surmonter. Alors entrent en jeu l’impatience, la frustration et le stress. Dans notre culture, c’est la réalité quotidienne et l’état normal de bien des gens. La vie, autrement dit le moment présent, devient un « problème » et vous en venez à habiter un monde de problèmes qui doivent tous être solutionnés avant que vous puissiez être heureux et comblé, avant que vous commenciez vraiment à vivre. Du moins, c’est ce que vous pensez. Le problème, c’est que pour chaque problème résolu, un autre problème surgit. Aussi longtemps que le moment présent est considéré comme un obstacle, il n’y a pas de fin aux problèmes. « Je serai tout ce que tu voudras que je sois », dit la vie, le moment présent. « Je te traiterai comme tu me traites. Si tu me vois comme un problème, je serai un problème pour toi. Si tu me traites comme un obstacle, je serai un obstacle. »
Au pire, chose également très commune, le moment présent est considéré comme un ennemi. Quand vous détestez ce que vous faites, que vous vous plaignez de votre milieu de vie, que vous maudissez ce qui vous arrive ou vous est arrivé, ou quand votre dialogue intérieur est fait de « il faut » et « je dois », de reproches et d’accusation, c’est que vous n’acceptez pas ce qui est, que vous réfutez ce qui est déjà réel. Vous faites de la vie un ennemi et la vie vous dit : « Si tu veux la guerre, c’est la guerre que tu auras. » Vous percevez alors la réalité extérieure, qui est toujours le reflet de votre réalité intérieure, comme hostile.
Voici une question vitale à vous poser fréquemment : « Quelle est la relation que j’entretiens avec le moment présent ? » En faisant preuve de vigilance, vous obtiendrez la réponse. Est-ce que je traite le moment présent comme rien de plus qu’un moyen pour arriver à une fin ? Est-ce que je le considère comme un obstacle ? Est-ce que j’en fais un ennemi ? Étant donné que le moment présent est tout ce que vous aurez jamais, étant donné que la vie est indissociable du moment présent, la question à se poser est la suivante : « Quelle est la relation que j’entretiens avec la vie ? » Cette question est une excellente façon de démasquer l’ego en vous et de vous amener dans l’état de Présence. Bien que cette question n’incarne pas la vérité absolue (finalement, le moment présent et moi ne faisons qu’un), elle indique la bonne direction. Posez-vous la souvent jusqu’à ce que vous n’en ayez plus besoin.
Comment dépasser une relation dysfonctionnelle avec le présent ? Le plus important, c’est de la voir en vous, dans vos pensées, dans vos gestes. Au moment où vous remarquez que votre relation avec le moment présent est dysfonctionnelle, vous êtes présent. Voir, c’est devenir présent. Dès l’instant où vous voyez cette dysfonction, elle commence à se dissoudre. Certaines personnes se mettent à rire tout haut quand elles y réussissent. Quand on voit, on a le pouvoir de faire un choix, de dire « oui » au moment présent, de s’en faire un ami.
À la surface, le moment présent est « ce qui arrive ». Et vu que ce qui arrive change continuellement, il semble que chacune des journées de votre vie soit faite de milliers de moments présents au cours desquels différentes choses se produisent. Le temps est considéré comme une infinie succession de moments, certains étant bons, d’autres, mauvais. Pourtant, si vous y regardez de plus près, c’est-à-dire si vous considérez votre expérience immédiate, vous découvrez qu’il n’y absolument pas de nombreux moments. Vous découvrez qu’il n’y a toujours que ce moment-ci. La vie, c’est toujours maintenant. Votre vie entière se déroule dans l’éternel présent. Même les moments passés ou futurs existent seulement quand vous vous les rappelez ou les anticipez, c’est-à-dire en pensant à eux au seul moment qui existe, c’est-à-dire celui-ci.
Pourquoi avez-vous alors l’impression qu’il y a de nombreux moments ? Parce que vous confondez le moment présent avec ce qui arrive, avec le contenu. Cette confusion du moment présent avec le contenu se traduit non seulement par l’illusion du temps, mais également par l’illusion de l’ego.
Et de nouveau, il y a paradoxe. D’un côté, comment pouvons-nous nier la réalité du temps ? Nous en avons besoin pour nous rendre d’un endroit à un autre, pour préparer un repas, pour construire une maison, pour lire un livre. Il faut du temps pour grandir, pour apprendre de nouvelles choses. Il faut du temps pour faire quoi que ce soit. Tout y est assujetti et comme le dit Shakespeare, « ce foutu tyran de temps » aura raison de vous, à la fin. Vous pourriez le comparer à une rivière déchaînée qui vous emporte ou au feu qui consume tout.
Récemment, j’ai rencontré de vieux amis, une famille que je n’avais pas vue depuis fort longtemps. J’eus tout un choc quand je les vis. Je faillis leur demander : « Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous malades ? Qui est-ce qui vous a fait ça ? » La mère, qui marchait avec une canne, semblait avoir rétréci, son visage était fripé comme une vieille pomme. La fille, qui était une femme pleine d’énergie, d’enthousiasme et de rêves de jeunesse la dernière fois que je l’avais vue, semblait avoir été usée par l’éducation de ses trois enfants. Puis, il me revint à l’esprit que presque trente ans avaient passé depuis notre dernière rencontre. Le temps avait fait son œuvre. Et je suis certain qu’eux aussi eurent le même choc en me voyant.
Tout semble donc assujetti au temps. Pourtant, tout se passe dans le présent. C’est là le paradoxe. Où que vous regardiez, il y a des preuves circonstancielles qui indiquent que le temps est une réalité : une pomme qui pourrit, le visage que vous voyez dans le miroir qui n’est pas le même que sur une photo prise il y a trente ans. Pourtant, vous ne trouvez jamais de preuves directes du temps, vous ne faites jamais l’expérience du temps lui-même. Vous faites seulement l’expérience du moment présent, ou plutôt de ce qui arrive dans le moment. Si vous vous en tenez à la preuve directe, il n’y a pas de temps. Tout ce qu’il y a, c’est le moment présent.
Vous ne pouvez faire de l’état sans ego un objectif futur vers lequel vous vous acheminez. Tout ce que vous récolterez si vous le faites, ce sont de l’insatisfaction et des conflits intérieurs. Pourquoi ? Parce que vous aurez toujours l’impression que vous ne touchez pas encore au but, que vous n’avez toujours pas atteint cet état. Quand votre objectif est de vous libérer de l’ego, vous vous accordez davantage de temps. Mais plus de temps veut dire plus d’ego. Même le fait de vouloir vous débarrasser de votre « moi » peut devenir une façon déguisée d’augmenter ce moi si cette quête devient un objectif futur. Vous donner plus de temps, c’est donner plus de temps au moi. C’est-à-dire du passé et du futur, ce dont le faux moi, construit par le mental et l’ego, se sustente. Le temps réside dans votre mental et n’est pas une chose ayant une existence objective dans le monde. C’est une structure mentale nécessaire à la perception sensorielle et indispensable à des fins pratiques. Mais c’est le plus grand des empêchements à vous connaître. Le temps est la dimension horizontale de la vie, la couche de surface de la réalité. Mais il y a la dimension verticale de la profondeur, qui vous est accessible seulement par la porte du moment présent.
Alors, au lieu d’ajouter du temps à votre vie, éliminez-en. Ce faisant, vous éliminerez l’ego. Ceci est la seule véritable pratique spirituelle qui puisse exister.
Quand je parle d’élimination de temps, je ne fais pas allusion au temps-horloge, qui est le temps employé pour des raisons pratiques, entre autres les rendez-vous ou les voyages. Il serait impossible de fonctionner en ce monde sans la dimension du temps-horloge. Non, ce dont je parle ici, c’est du temps psychologique, de la préoccupation incessante du mental par rapport au passé et au futur, et de sa résistance à ne faire qu’un avec la vie, à se syntoniser sur l’inévitable être-là du moment présent.
Chaque fois qu’un habituel « non » à la vie se transforme en « oui », chaque fois que vous laissez le moment présent être ce qu’il est, vous dissolvez le temps ainsi que l’ego. Car, pour survivre, l’ego a besoin de temps. Il a besoin du passé et du futur, bien plus que du moment présent. L’ego ne peut supporter de faire ami-ami avec le moment présent, sauf de façon brève, juste après avoir obtenu ce qu’il voulait. Mais rien ne peut satisfaire l’ego de façon durable. Aussi longtemps qu’il mènera votre vie, vous disposerez de deux façons d’être malheureux : ne pas avoir ce que vous voulez et avoir ce que vous voulez.
Tout ce qui arrive est la forme prise par le moment présent. Aussi longtemps que vous y résisterez intérieurement, la forme (le monde) restera une frontière impénétrable vous séparant de ce que vous êtes au-delà de la forme, une frontière vous séparant de la vie sans forme que vous êtes. Quand vous dites intérieurement « oui » à la forme que le moment présent prend, cette forme même devient la porte menant à ce qui n’a pas de forme. La division entre le monde et Dieu s’efface.
Quand vous réagissez à la forme que la vie prend à cet instant même, quand vous traitez le moment présent comme un moyen, un obstacle, un ennemi, vous renforcez la forme de votre identité, c’est-à-dire l’ego. De là, la réactivité de l’ego. Et qu’est la réactivité ? L’accoutumance à la réaction. Plus vous réagissez, plus vous restez pris au piège de la forme. Plus vous êtes identifié à la forme, plus l’ego devient fort. Votre être ne brille plus à travers la forme, ou à peine.
Quand vous n’opposez pas de résistance à la forme, ce qui est au-delà de la forme émerge comme une Présence omniprésente, une force silencieuse bien plus grande que votre identité à la forme limitée dans le temps, la personne. C’est plus profondément ce que vous êtes que n’importe quoi d’autre existant dans le monde de la forme.
La non-résistance est la clé qui donne accès au plus grand pouvoir du monde. Grâce à elle, la conscience (l’esprit) est libérée de sa prison (la forme). La non-résistance à la forme, autrement dit à tout ce qui est ou arrive, est une négation de la réalité absolue de la forme. En fait, c’est la résistance qui fait paraître le monde et les objets qui l’occupent plus concrets et plus durables qu’ils ne le sont, y compris votre identité, l’ego. La résistance dote le monde et l’ego d’une lourdeur et d’une importance absolue qui vous font vous prendre vous et le monde très au sérieux. Le jeu de la forme est alors perçu à tort comme une bataille pour la survie. Et, quand c’est votre perception, cela devient votre réalité.
Les nombreuses choses qui se produisent et les nombreuses formes que la vie prend sont de nature éphémère. Les choses, les corps, les ego, les événements, les situations, les pensées, les émotions, les désirs, les ambitions, les peurs, les mélodrames vont et viennent. Quand ils arrivent, ils prétendent être de la plus haute importance et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ils se dissolvent dans le néant d’où ils sont venus. Ont-ils jamais été réels ? Ont-ils jamais été plus qu’un rêve, le rêve de la forme ?
Quand nous nous réveillons le matin et que le rêve que nous avons fait s’efface, nous nous disons que c’était seulement un rêve, que ce n’était pas réel. Mais quelque chose a certainement dû être réel dans le rêve, sinon celui-ci n’aurait pas pu être. Lorsque la mort approche, nous portons un regard rétrospectif sur notre vie et nous nous demandons si c’était aussi un autre rêve. Même en ce moment, si vous repensez aux vacances de l’an passé ou au mélodrame d’hier avec votre conjoint, vous pourrez avoir une impression similaire à celle que vous avez eue au sujet du rêve de la nuit passée.
Alors, il y a le rêve et il y a le rêveur. Le rêve est un bref jeu de formes. C’est le monde, relativement réel, mais pas absolument réel. Puis, il y a le rêveur, la réalité absolue dans laquelle les formes vont et viennent. Le rêveur n’est pas la personne. La personne fait partie du rêve. Le rêveur appartient à la sous-couche dans laquelle le rêve apparaît et qui rend le rêve possible. C’est l’absolu derrière le relatif, l’intemporel derrière le temps, la conscience dans et derrière la forme. Le rêveur est la conscience elle-même. C’est ce que vous êtes.
Notre objectif maintenant est de nous éveiller dans le rêve. Ainsi, le mélodrame terrestre créé par l’ego prend fin et une forme plus bénigne et plus sage de rêve naît. C’est la nouvelle Terre.
Dans la vie de chacun, vient un temps où l’on se met en quête de croissance et d’expansion sur le plan de la forme. C’est la période durant laquelle vous vous efforcez de dépasser les limites comme la faiblesse physique et la pauvreté, la période où vous acquérez de nouvelles connaissances et aptitudes ou bien la période où vous créez quelque chose de nouveau et de stimulant pour vous et les autres. Il peut s’agir d’un morceau de musique, d’une œuvre d’art, d’un service que vous fournissez, d’une fonction que vous occupez, d’une entreprise ou d’une organisation que vous mettez sur pied ou à laquelle vous contribuez énormément.
Quand vous êtes présent, quand votre attention est totalement dans le présent, la Présence s’installe et transforme ce que vous faites. Il y aura de la qualité et de la force dans ce que vous faites. Vous êtes présent lorsque ce que vous faites n’est pas uniquement un moyen pour arriver à une fin (argent ou prestige), mais que c’est satisfaisant en soi et qu’il y a de la joie et de la vie dans ce que vous entreprenez. Et, bien entendu, vous ne pouvez êtes présent à moins que vous soyez ouvert au moment présent. C’est nécessaire pour être efficace et ne pas se laisser contaminer par la négativité.
La forme est synonyme de limites. Nous sommes ici non seulement pour faire l’expérience des limites, mais également pour devenir plus conscient, justement en dépassant ces limites. Vous pouvez dépasser certaines de ces limites sur un plan externe. En ce qui concerne d’autres limites, il vous faut apprendre à vivre avec elles puisque vous pouvez seulement les dépasser intérieurement. Tout le monde y fait face tôt ou tard. Soit que ces limites vous maintiennent dans une attitude de réaction, qui se traduit par une misère intérieure intense, soit que vous les dépassiez en vous abandonnant inconditionnellement à ce qui est. Tel est l’enseignement des limites. Le lâcher-prise conscient fait entrer une nouvelle dimension dans votre vie, celle de la verticalité, de la profondeur. Alors se manifestera dans ce monde et à partir de cette dimension quelque chose d’une valeur infinie, qui serait sans cela resté dans le domaine du non-manifesté. Certaines personnes ayant lâché prise devant de grandes limites sont devenues des guérisseurs ou des maîtres spirituels. D’autres travaillent de façon altruiste pour réduire la souffrance humaine ou construire quelque chose de créatif en ce monde.
Vers la fin des années 1970, je prenais chaque jour le repas du midi avec un ou deux amis à la cafétéria du centre des étudiants du premier cycle de l’université de Cambridge où j’étudiais. Parfois, un homme dans un fauteuil roulant était attablé à une table proche de la mienne, en général accompagné de trois ou quatre personnes. Un jour, alors qu’il était attablé directement en face de moi, je ne pus m’empêcher de l’observer de plus près. Ce que je vis me choqua. Il semblait presque totalement paralysé, son corps était émacié, sa tête courbée en permanence vers l’avant. Une des personnes l’accompagnant lui mettait délicatement sa nourriture dans la bouche, qui retombait en majeure partie dans une petite assiette, qu’une autre personne tenait sous son menton. De temps en temps, l’homme attaché à son fauteuil roulant émettait des grognements inintelligibles. Quelqu’un approchait alors son oreille de sa bouche et interprétait ce qu’il venait de dire.
Plus tard, je demandai à mon ami s’il savait de qui il s’agissait. « Bien sûr que je le sais, dit-il. C’est un professeur de mathématiques et les gens qui sont avec lui sont ses étudiants. Il a la maladie du neurone moteur qui paralyse progressivement chaque partie de son corps. On lui donne au maximum cinq ans à vivre. C’est le sort le plus horrible qui puisse attendre un être humain. »
Quelques semaines plus tard, alors que je quittais le bâtiment, il y entrait. Pendant que je tenais la porte pour que sa chaise roulante puisse passer, nos yeux se croisèrent. Je constatai avec surprise que ses yeux étaient limpides. Pas de trace de misère intérieure. Je sus immédiatement qu’il avait renoncé à la résistance, qu’il vivait dans le lâcher-prise.
Plusieurs années plus tard, alors que j’achetais un journal dans un kiosque à journaux, j’eus la stupéfaction de le voir sur la couverture d’un magazine mondialement célèbre. Non seulement était-il encore vivant, mais il était également devenu le théoricien de la physique le plus célèbre, Stephen Hawking. Un beau commentaire dans l’article vint confirmer ce que j’avais pressenti lorsque je l’avais regardé dans les yeux plusieurs années plus tôt. Il faisait en effet le commentaire suivant sur sa vie (dorénavant avec l’aide d’un synthétiseur vocal) : « Qu’aurais-je pu souhaiter de plus ? »
La misère intérieure, ou négativité, est une maladie sur notre planète. La négativité est sur le plan intérieur ce que la pollution est sur le plan extérieur. Elle est partout, pas juste dans les endroits où les gens vivent dans l’indigence. Elle existe surtout là où les gens vivent dans l’abondance. Est-ce surprenant ? Pas vraiment ! Le monde de l’opulence est encore plus identifié à la forme, encore plus égaré dans le contenu, encore plus pris au piège de l’ego.
Les gens se croient dépendants de ce qui arrive dans leur vie pour être heureux, c’est-à-dire dépendants de la forme. Ils ne réalisent pas que ce qui arrive est la chose la plus instable qui puisse exister dans l’univers. Le changement est constant. Ils considèrent le moment présent comme un gâchis puisque quelque chose est arrivé qui n’aurait pas dû arriver ou comme une incomplétude vu que rien n’est arrivé et que quelque chose aurait dû arriver. C’est ainsi qu’il ratent la perfection profonde inhérente à la vie même, une perfection qui a toujours été là, une perfection qui existe au-delà de ce qui arrive ou n’arrive pas, au-delà de la forme. Acceptez le moment présent et trouvez la perfection intemporelle et plus profonde que n’importe quelle forme.
La joie de L’Être, qui est le seul véritable bonheur, ne peut arriver à vous par une forme ou une autre, par une possession, un accomplissement, une personne ou un événement, par quelque chose qui se produit. Cette joie ne peut pas venir à vous, jamais. Pourquoi ? Parce qu’elle émane de la dimension sans forme en vous, de la conscience même et qu’elle fait par conséquent un avec ce que vous êtes.
L’ego se tient toujours sur ses gardes quand il s’agit de diminution. Les mécanismes automatiques de réparation de l’ego entrent en action pour restaurer la forme mentale du « moi ». Vu que les reproches ou les critiques correspondent à une diminution du moi pour l’ego, ce dernier essayera immédiatement de réparer le sentiment de diminution par des justifications, des attitudes défensives ou bien des reproches. Que l’autre personne ait raison ou tort ne fait ni chaud ni froid à l’ego. Se préserver lui importe bien plus que la vérité. C’est ainsi qu’il préserve la forme psychologique du « moi ». Même une chose normale telle que de rétorquer à un conducteur qui vous a traité d’imbécile est un mécanisme automatique et inconscient de réparation de l’ego. Un des mécanismes de réparation les plus communs de l’ego est la colère, qui occasionne une enflure temporaire mais énorme de l’ego. Tous ces mécanismes de réparation ont parfaitement du sens pour l’ego, mais ils sont en fait dysfonctionnels. Les cas les plus extrêmes de ces mécanismes sont la violence physique et les illusions sur soi sous forme de fantasmes exagérés.
Permettre consciemment à l’ego d’être diminué, au moment où cela se produit et sans rien faire pour le réparer, est une puissante pratique spirituelle. Je vous recommande de faire cette expérience de temps en temps. Par exemple, quand quelqu’un vous critique, vous fait des reproches ou vous traite de tous les noms, au lieu de rétorquer immédiatement ou de vous défendre, ne faites rien. Laissez l’image de votre moi être diminuée et observez avec diligence la façon dont vous vous sentez au plus profond de vous. Pendant quelques secondes, vous vous sentirez peut-être mal à l’aise, comme si vous aviez rétréci. Puis, vous ressentirez une vastitude intérieure intensément vivante. Mais, vous n’avez pas diminué du tout. Au contraire, vous avez pris de l’expansion. Il se pourrait ensuite que vous fassiez une découverte époustouflante : quand vous êtes apparemment diminué et que vous ne réagissez absolument pas, c’est-à-dire pas seulement extérieurement mais également intérieurement, vous réalisez que rien de réel n’a été diminué, qu’en devenant moins vous êtes devenu plus. Quand vous ne renforcez ni ne défendez plus la forme de votre moi, vous vous dissociez de l’identification à la forme, de l’image mentale de votre moi. En devenant moins (selon la perception de l’ego), vous connaissez en fait une expansion et vous faites de la place pour que l’Être puisse se manifester. Le véritable pouvoir, c’est-à-dire ce que vous êtes au-delà de la forme, peut enfin briller à travers la forme apparemment affaiblie. C’est ce dont Jésus parle quand il dit : « Fais abnégation de toi » ou « Tends l’autre joue ».
Ceci ne veut bien entendu pas dire que vous devez susciter l’abus ni faire de vous une victime auprès des gens inconscients. Parfois, si quelqu’un devient trop envahissant, vous devez clairement lui signifier vos limites. Sans l’attitude de défensive de l’ego, vos paroles seront sous-tendues par une force non réactive. Si cela s’avère nécessaire, vous pouvez dire fermement et clairement « Non ». Il s’agira de ce que je qualifie d’un « non de haute qualité », un non dénué de négativité.
Si vous êtes satisfait de n’être personne en particulier, de ne pas vous distinguer, c’est que vous êtes en syntonie avec le pouvoir de l’univers. Ce que l’ego prend pour de la faiblesse est en réalité la seule véritable force. Cette vérité spirituelle est diamétralement opposée aux valeurs contemporaines de notre culture et à la façon dont celle-ci conditionne le comportement des gens.
Au lieu d’essayer d’être une montagne, enseigne le Tao-tö-king (Le Livre de la Voie et de la Vertu), « Soyez la vallée de l’univers[4] ». De cette façon, vous revenez à la totalité et « toutes les choses deviennent vous[5] ».
Jésus a dit quelque chose de similaire : « Quand tu es invité, va t’asseoir par terre. Alors, quand ton hôte entrera dans la salle, il te dira : “Mon ami, viens t’asseoir plus haut, sur cette chaise !” » Ainsi tu seras honoré devant tous les convives. En effet, celui qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé[6] ».
Cette pratique permet par ailleurs d’éviter que le moi se renforce en paradant, en voulant se distinguer des autres, en étant spécial, en faisant de l’impression ou en exigeant de l’attention. Cette pratique sous-entend aussi que l’on se retienne d’exprimer son opinion quand tous les autres ont exprimé la leur et que l’on observe ce que l’on ressent.
Si vous levez la tête vers le ciel la nuit, vous réaliserez peut-être une vérité en même temps extrêmement simple et extraordinairement profonde. Que voyez-vous dans le ciel ? La lune, les planètes, les étoiles, la Voie lactée, une comète peut-être ou la galaxie voisine Andromède, qui se trouve à deux millions d’années-lumière. Oui, vous voyez tout cela. Mais si vous simplifiez encore plus les choses, que voyez-vous ? Des objets qui flottent dans l’espace. Alors, de quoi est fait l’univers ? D’espace et d’objets.
Si vous ne restez pas muet devant le spectacle qui s’étale par une nuit claire sous vos yeux dans l’espace, c’est que vous ne regardez pas vraiment, que vous n’êtes pas conscient de la totalité qui est là. C’est que vous regardez seulement les objets et que vous cherchez à les nommer. Si vous avez jamais ressenti une impression de béatitude en regardant dans l’espace, ou peut-être même senti une profonde révérence à l’égard de cet insondable mystère, c’est que vous devez avoir renoncé pendant quelques instants au désir d’expliquer et d’étiqueter. Vous êtes devenu conscient non seulement des objets dans l’espace, mais également de la profondeur infinie de l’espace. La quiétude est devenue suffisamment grande en vous pour que vous remarquiez la vastitude dans laquelle ces innombrables mondes existent. Le sentiment de béatitude ne provient pas du fait qu’il y a des milliards de mondes, mais de la profondeur qui les contient tous.
Comme vous ne pouvez pas voir l’espace, ni l’entendre, le toucher, le goûter ou le sentir, comment pouvez-vous savoir qu’il existe ? Cette question de base contient déjà une erreur fondamentale. Vu que l’essence de l’espace est le rien, celui-ci ne peut exister dans le sens normal du terme. Seules les choses, les formes, existent. Et même le fait de lui attribuer le nom d’espace porte à confusion, parce que, en le nommant, vous en faites un objet.
On pourrait dire les choses de la façon suivante : il y a quelque chose en vous qui a une affinité avec l’espace. C’est ce qui fait que vous pouvez en devenir conscient. En devenir conscient ? Ceci n’est pas totalement vrai non plus parce que comment pouvez-vous être conscient de l’espace s’il n’y a rien là dont vous pouvez être conscient ?
La réponse est en même temps simple et profonde. Quand vous êtes conscient de l’espace, vous n’êtes pas vraiment conscient de quoi que ce soit sauf de la conscience elle-même, de l’espace intérieur de la conscience. Par vous, c’est l’univers qui devient conscient de lui-même !
Quand les yeux ne trouvent rien à voir, ce rien est perçu comme de l’espace. Quand l’oreille ne trouve rien à entendre, ce rien est perçu comme de la quiétude. Quand les sens, qui sont destinés à percevoir les formes, ne trouvent que l’absence de forme, la conscience sans forme qui se trouve derrière toutes les perceptions et qui rend toute perception et toute expérience possible, n’est plus masquée par la forme. Quand vous contemplez la profondeur insondable de l’espace ou que vous écoutez le silence aux petites heures du jour juste avant le lever du soleil, quelque chose en vous entre en résonance avec cet espace et ce silence, comme si vous les reconnaissiez. Alors, vous ressentez cette grande profondeur de l’espace comme étant la vôtre et vous reconnaissez que cette précieuse quiétude sans forme est plus profondément vous que n’importe lequel des objets constituant le contenu de votre vie.
Les Upanishads, les anciens écrits de l’Inde, font allusion à la même chose en ces termes : « Ce que l’on ne peut voir avec les yeux mais par qui les yeux peuvent voir, c’est uniquement ce que l’esprit du Brahman adore et non pas ce que les gens adorent. Ce que l’on ne peut entendre avec les oreilles mais par qui les oreilles entendent, c’est uniquement ce que l’esprit du Brahman adore et non pas ce que les gens adorent.. Ce que l’on ne peut imaginer avec la pensée mais par qui l’intellect peut penser, c’est uniquement ce que l’esprit du Brahman adore et non pas ce que les gens adorent[7] ».
Les écrits disent que Dieu est la conscience sans forme et l’essence de ce que vous êtes. Tout le reste est forme, c’est-à-dire « ce que les gens adorent ».
La réalité à deux volets de l’univers, les choses et l’espace, les choses et le rien, est aussi votre réalité. Pour mener une vie saine, équilibrée et fructueuse, il faut danser entre ces deux aspects de la réalité, danser entre la forme et l’espace. La plupart des gens sont tellement identifiés à la dimension de la forme – aux perceptions sensorielles, aux pensées et aux émotions – qu’ils laissent de côté l’autre moitié essentielle de leur vie. Leur identification à la forme les garde prisonnier de leur ego.
Ce que vous voyez, entendez, sentez, touchez ou pensez n’est que la moitié de la réalité, pour ainsi dire. C’est la forme. Dans ses enseignements, Jésus y fait référence avec le terme « monde ». En ce qui concerne l’autre moitié, il l’appelle « le royaume des cieux ou la vie éternelle ».
Tout comme l’espace permet à toute chose d’exister et tout comme le silence permet au son d’être, vous n’existeriez pas sans la dimension sans forme qui est l’essence vitale de ce que vous êtes. Vous pourriez l’appeler « Dieu » si le terme n’avait pas été si galvaudé. Je préfère l’appeler « Être ». L’Être existe avant l’existence. L’existence est forme, contenu, « ce qui arrive ». L’existence est le premier plan de la vie, alors que l’Être en est l’arrière-plan, pour ainsi dire.
L’humanité a contracté une maladie collective. Les gens sont si absorbés par ce qui arrive, si hypnotisés par le monde des formes fluctuantes, si pris par le contenu de leur vie, qu’ils ont oublié leur essence, ce qui se trouve au-delà du contenu, de la forme, au-delà de la pensée. Ils sont si régentés par le temps qu’ils ont oublié l’éternité, qui est leur origine, leur bercail, leur destinée. L’éternité, c’est la réalité vivante de ce que vous êtes.
Il y a quelques années, au cours d’un voyage en Chine, je suis tombé sur un stupa situé dans une montagne près de Guilin. Il y figurait une inscription en relief faite d’or. Je demandai à mon hôte chinois ce qu’elle voulait dire. « Ça veut dire Bouddha », me répondit-il. « Pourquoi y a-t-il deux caractères au lieu d’un ? », lui demandai-je. « Un des caractères veut dire homme. L’autre veut dire non, rien. Les deux ensemble veulent dire Bouddha. » Je restai muet de béatitude. L’idéogramme chinois désignant Bouddha contenait tous les enseignements de Bouddha et, pour ceux qui ont des yeux pour voir, le secret de la vie. Dans cette inscription figurent les deux dimensions de la réalité, les choses et le rien, la forme et l’absence de forme. Il y a ainsi reconnaissance que la forme n’est pas ce que vous êtes.
[ 1 ] Luc, VI, 38.
[ 2 ] Marc, IV, 25.
[ 3 ] Corinthiens, III, 19.
[ 4 ] Lao-tseu, Tao-tö-king (Le livre de la Voie et de la Vertu), chapitre 28.
[ 5 ] Idem, chapitre 22.
[ 6 ] Luc, XIV, 10 et 11.
[ 7 ] Les Upanishads, édition imprimée RAMA NAMA. Penguin, Royaume-Uni, Harmondsworth, Middlesex, Angleterre.