Chapitre 8
D’après ce que raconte une vieille histoire soufie, un roi vivant jadis dans un pays du Moyen-Orient était continuellement déchiré entre le bonheur et le découragement. La moindre petite chose le contrariait beaucoup ou provoquait chez lui une réaction vive et sa félicité se transformait vite en déception et désespoir. Vint un temps où le roi en eut finalement assez de lui et de la vie. Il commença à se mettre en quête d’un moyen de s’en sortir. Il envoya quérir un sage qui vivait dans son royaume et que l’on disait illuminé. Lorsque le sage arriva à la cour, le roi lui dit : « Je veux être comme toi. Peux-tu me donner quelque chose qui m’apportera l’équilibre, la sérénité et la sagesse ? Je suis prêt à payer n’importe quel prix. »
Le sage répondit ainsi au roi : « Je peux peut-être vous aider. Mais le prix à payer est si grand que votre royaume tout entier ne suffirait pas. Par conséquent, ce sera un cadeau que je vous ferai, si vous voulez bien l’honorer. » Le roi lui donna sa parole et le sage partit.
Quelques semaines plus tard, le vieux sage revint et tendit un coffret en jade sculpté au roi. Après avoir ouvert le coffret, le roi y trouva un simple anneau d’or. À l’intérieur de l’anneau, il y avait une inscription, qui disait : « Cela aussi passera. » « Quelle est la signification de cette inscription ? » demanda le roi. « Portez cet anneau en tout temps, lui répondit le sage. Quoi qu’il arrive, avant de qualifier les choses de bonnes ou de mauvaises, touchez l’anneau et lisez-en l’inscription. Ainsi, vous serez toujours en paix. »
Cela aussi passera. Qu’y a-t-il dans ces mots tout simples qui les rendent si puissants ? Si on les prend de façon superficielle, ils peuvent procurer un certain réconfort en des temps difficiles mais, par contre, ils amoindrissent les bons moments de la vie. C’est comme si on disait : « Ne soyez pas heureux parce que ça ne durera pas. » C’est ce que ces mots semblent sous-entendre quand on les applique à une situation positive.
Mais ils prennent clairement tout leur sens quand nous les envisageons dans le contexte des deux autres histoires racontées un peu plus haut. Tout d’abord, l’histoire du maître zen dont la seule réponse était toujours « Ah, bon ? », qui illustre le bien que l’on retire de la non-résistance aux événements. Dans cet état, on fait un avec eux. Ensuite, l’histoire de l’homme dont le seul commentaire était « Peut-être » illustre la sagesse propre au non-jugement. Quant à l’histoire du roi, elle souligne l’impermanence qui, lorsqu’elle est reconnue, conduit au non-attachement. La non-résistance, le non-jugement et le non-attachement sont les trois aspects fondamentaux de la liberté véritable et de l’illumination authentique.
Les mots gravés à l’intérieur de l’anneau ne vous disent pas de vous priver des bonnes choses de la vie, pas plus qu’ils ne sont là pour vous réconforter dans les moments de souffrance. Leur raison d’être va beaucoup plus loin. Ils servent en fait à vous faire prendre conscience de l’aspect éphémère de toute situation, conséquence directe de la nature transitoire de toutes les formes, bonnes ou mauvaises. Quand vous devenez conscient de cette nature transitoire, votre attachement à elle diminue et vous vous désidentifiez d’elle dans une certaine mesure. Être détaché ne signifie pas que vous ne pouvez pas apprécier les bontés que le monde vous offre. En fait, vous les appréciez davantage. Une fois que vous constatez et acceptez la nature transitoire de toutes les choses, ainsi que l’inévitable changement, vous pouvez apprécier les plaisirs de la vie pendant qu’ils durent, sans peur ni anxiété. Quand vous êtes détaché, cette position de recul vous permet de mettre les événements en perspective au lieu d’y être complètement plongé. Vous devenez comme l’astronaute qui voit la planète Terre entourée par la vastitude de l’espace et qui réalise une vérité paradoxale : la Terre est précieuse et en même temps insignifiante. Le fait de reconnaître que Cela aussi passera amène le détachement et, avec celui-ci, une autre dimension apparaît dans votre vie, celle de l’espace intérieur. C’est par le détachement, ainsi que le non-jugement et la non-résistance, que l’accès à cette dimension vous est donné.
Quand vous n’êtes plus totalement identifié aux formes, la conscience (qui vous êtes) se trouve libérée de son emprisonnement par la forme. Et cette libération se traduit par l’ouverture à l’espace intérieur, qui se caractérise par une quiétude, une paix subtile et profonde, même quand vous êtes confronté à des situations apparemment difficiles. Cela aussi passera. Soudainement, de l’espace se fait autour de l’événement en question. De l’espace se crée également autour des hauts et bas émotionnels, autour de la souffrance même. Et surtout, de l’espace se fait entre les pensées. Et de cet espace émane une paix qui n’est pas de ce monde, puisque ce monde est celui de la forme et que la paix est espace. Cette paix est la paix de Dieu.
Vous pouvez ainsi apprécier les choses de la vie et leur faire honneur sans leur attribuer une importance et une signification qu’elle n’ont pas. Vous pouvez entrer dans la danse de la création et être actif sans être attaché aux résultats et sans entretenir des exigences insensées envers les autres : comblez-moi, rendez-moi heureux, faites-moi me sentir en sécurité ou dites-moi qui je suis. Comme personne ne peut vous donner tout cela, une fois que vous n’avez plus ces attentes, toute la souffrance que l’on se crée soi-même prend fin. Toute la souffrance résulte d’une surévaluation de la forme et de l’inconscience de l’existence de cet espace intérieur. Lorsque cette dimension est présente dans votre vie, libre à vous d’apprécier les choses, les expériences et les plaisirs des sens sans vous perdre en eux, sans créer d’attachement intérieur face à eux. En un mot, sans devenir « accro » au monde.
La phrase Cela aussi passera amène notre regard sur la réalité. En soulignant la non-permanence de toutes les formes, elle met également l’accent sur l’éternel. Seul l’éternel en vous peut reconnaître la non-permanence.
Quand la dimension de l’espace intérieur est perdue ou pas encore connue, les choses du monde prennent une importance absolue, un sérieux et une lourdeur qu’ils n’ont pas en vérité. Quand on considère le monde à partir de la forme, il devient un endroit menaçant et, finalement, désespérant. Le prophète du Vieux Testament doit avoir pressenti cela lorsqu’il écrivit ceci : « Toutes choses sont en travail au delà de ce qu’on peut dire. L’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se lasse pas d’entendre[1] ».
La vie de la plupart des gens est encombrée de choses : choses matérielles, choses à faire, choses à penser. Leur vie est comme l’histoire de l’humanité, c’est-à-dire « une sacrée chose après une autre », ainsi que le disait Winston Churchill. Leur esprit est rempli d’un imbroglio de pensées, celles-ci défilant les unes après les autres. Il s’agit de la conscience des objets, dimension qui constitue de façon prédominante la réalité d’innombrables gens. C’est pour cette raison que leur vie est si déséquilibrée. Pour que la santé mentale retrouve sa place sur notre planète et pour que l’humanité accomplisse sa destinée, il faut que la conscience des objets soit contrebalancée par la conscience de l’espace. L’avènement de la conscience de l’espace constitue la prochaine étape de l’évolution de l’humanité.
Par conscience de l’espace, j’entends qu’en plus d’être conscient des choses et des objets – perceptions, pensées et émotions – vous êtes conscient d’un courant sous-jacent de conscience. Donc, vous êtes non seulement conscient des choses (objets), mais vous êtes également conscient d’être conscient. Si vous pouvez sentir une quiétude vigilante intérieure en arrière-plan pendant que des choses se produisent à l’avant-plan, c’est exactement ça. Cette dimension existe en chacun de nous, mais la plupart des gens en sont complètement inconscients. Parfois, je la souligne en posant cette question aux gens : « Sentez-vous votre propre présence ? »
Avec la conscience de l’espace, on se libère non seulement de l’ego, mais également de la dépendance aux choses de ce monde, du matérialisme et de la matérialité. Seule la dimension spirituelle peut donner une signification transcendante et vraie à ce monde.
Chaque fois qu’une personne, un événement ou une situation vous contrarie, la vraie cause ne revient pas à cette personne, cet événement ou cette situation, mais à la perte d’une perspective vraie que seul l’espace peut procurer. Quand vous êtes pris dans la conscience des objets, vous êtes inconscient de l’espace intérieur intemporel de la conscience elle-même. La phrase Ceci aussi passera peut aider à ramener la conscience de cette dimension en vous.
Une autre petite phrase qui peut vous amener à la vérité en vous est la suivante : « Je ne suis jamais contrarié pour la raison à laquelle je pense[2]. »
Lorsque vous êtes très fatigué, vous devenez plus calme et plus détendu que dans votre état habituel. Pourquoi ? Parce que les pensées se calment et que vous ne pouvez plus vous rappeler votre moi problématique. Vous vous acheminez vers le sommeil. Vous vous sentez également plus détendu, plus insouciant et peut-être plus vivant quand vous buvez de l’alcool ou prenez certaines drogues (pourvu qu’elles ne déclenchent pas votre corps de souffrance). Vous vous mettez à danser et à chanter, deux choses qui sont depuis toujours l’expression de la joie de vivre. Quand le fardeau du mental pèse moins lourd, vous pouvez avoir un aperçu de la joie de l’Être. C’est peut-être pour cette raison que l’on appelle aussi l’alcool, spiritueux. Mais, il y a un prix fort à payer : l’inconscience. Au lieu de vous élever au-dessus de la pensée, vous tombez en dessous d’elle. Quelques verres de plus et vous aurez régressé au stade végétatif.
Avoir la conscience de l’espace, ce n’est absolument pas « planer », comme on dit familièrement. Oui, les deux états se situent au-delà de la pensée. Ils ont cela en commun. Mais, il y a une immense différence entre les deux : dans le premier cas, vous vous élevez au-dessus de la pensée, alors que dans le deuxième, vous tombez en dessous d’elle. La conscience de l’espace représente la prochaine phase de l’évolution de la conscience humaine, alors que l’autre est une régression vers une phase que nous avons déjà laissée derrière nous, il y a de ça une éternité.
Regarder la télévision est l’activité de détente préférée (on devrait plutôt dire l’inactivité) de millions de gens sur la planète. L’Américain moyen aura passé 15 années de sa vie à regarder la télévision une fois qu’il aura atteint l’âge de 60 ans. Les chiffres sont à peu près les mêmes pour de nombreux autres pays.
Bien des gens trouvent cette « activité » relaxante. Observez-vous avec attention quand vous êtes devant la télévision et vous découvrirez que plus longtemps l’écran reste votre point d’attention, plus votre activité mentale reste en suspens. Et pendant les longs moments durant lesquels vous regardez les causeries, les jeux, les comédies de situation, ou même les publicités, vous remarquerez que votre mental ne génère presque aucune pensée. Non seulement vous avez oublié vos problèmes, mais vous vous libérez temporairement de vous-même. Que pourrait-il y avoir de plus relaxant que ça ?
Alors, est-ce le fait de regarder la télévision qui crée un espace intérieur ? Est-ce que regarder la télévision vous amène à être présent ? Malheureusement pas ! Bien que votre mental ne soit pas amené à générer de pensées pendant de longues périodes de temps, il se syntonise cependant sur l’activité mentale de l’émission que vous regardez. Il se syntonise sur la version télévisée du mental collectif et sur ses pensées. Votre mental est inactif seulement dans le sens où il ne produit pas ses propres pensées. Cependant, il absorbe continuellement les pensées et les images provenant de l’écran. Cette activité vous mène dans un état passif d’hypersensibilité, similaire à l’hypnose. C’est pour cette raison que cet état se prête bien à la manipulation, comme le savent si bien les politiciens, les groupes d’intérêts spéciaux et les agences de publicité qui paient des millions de dollars pour vous attraper dans cet état de conscience réceptive. Ils veulent que leurs pensées deviennent vôtres et, en général, ils y réussissent.
Donc, quand vous regardez la télévision, vous avez tendance à tomber en dessous des pensées, pas à vous élever au-dessus d’elles. C’est ce qui se passe aussi avec la drogue, l’alcool et la télévision. Même si vous êtes un peu dégagé de votre mental, vous payez une fois de plus le prix fort : la perte de votre conscience. À l’instar des drogues, la télévision possède une qualité de dépendance. Vous saisissez la télécommande pour éteindre le poste et au lieu de ça, vous vous retrouvez à passer en revue toutes les chaînes. Une demi-heure ou une heure plus tard, vous êtes encore devant le poste, encore en train de passer en revue les chaînes. Le bouton d’arrêt est le seul que vos doigts semblent incapables de trouver. Vous continuez de regarder non pas parce qu’une émission a su attirer votre attention, mais justement parce qu’il n’y a rien d’intéressant à regarder. Une fois que vous êtes accroché, plus ce que vous regardez est stupide et insignifiant, plus vous devenez « accro ». Si c’était intéressant et que vos pensées étaient provoquées, votre mental se remettrait à penser par lui-même, activité qui est en soi plus consciente et préférable à celle de l’apathie. De cette façon, votre attention ne serait plus totalement gardée captive par les images passant à l’écran.
Le contenu de l’émission, s’il est un tant soit peu doté de qualité, peut dans une certaine mesure contrecarrer et parfois même défaire l’effet hypnotisant et abrutissant de la télévision. Certaines émissions télévisées ont été extrêmement utiles pour bien des gens et ont transformé leur vie. Elles les ont rendus plus conscients et ont ouvert leur cœur. Certains spectacles comiques peuvent, de façon non intentionnelle, avoir un caractère spirituel lorsqu’ils présentent une version caricaturale de la folie humaine et de l’ego. Ils nous enseignent donc à ne pas prendre les choses trop au sérieux et à prendre la vie avec un cœur léger. Mais, par-dessus tout, ils nous apprennent à rire. En effet, le rire peut être extraordinairement libérateur ainsi que guérisseur. Toutefois, la majorité des émissions de télévision sont sous le contrôle de gens totalement sous l’emprise de l’ego. Donc, l’objectif caché de la télévision est de vous contrôler en vous endormant, en vous rendant inconscient. Malgré cela, il y a un potentiel énorme non encore exploité dans le domaine de la télévision.
Évitez de regarder les émissions et les publicités qui vous assaillent par une succession rapide d’images qui changent toutes les deux ou trois secondes. Quand on regarde trop la télévision, et ce genre d’émissions en particulier, on se retrouve avec le problème du manque d’attention, une dysfonction mentale qui touche des millions d’enfants dans le monde entier. Le manque d’attention rend toutes vos perceptions et relations insatisfaisantes et superficielles. Tout ce que vous faites et tout geste que vous posez dans cet état manque de qualité puisque la qualité demande de l’attention.
Si vous regardez la télévision souvent et de façon prolongée, non seulement vous deviendrez inconscient, mais également passif et vidé de votre énergie. Par conséquent, plutôt que de regarder les émissions au hasard, choisissez celles que vous voulez vraiment regarder. Chaque fois que vous le faites, observez la vitalité que vous ressentez dans votre corps pendant que vous regardez. Ou bien, prenez de temps en temps conscience de votre respiration. Éloignez votre regard de la télévision à intervalles réguliers afin que votre sens de la vue ne soit pas totalement pris en otage. Ne montez pas le volume plus que nécessaire afin que la télévision ne vous envahisse pas sur le plan auditif. Faites usage du bouton de sourdine (mute) pendant les publicités. Par ailleurs, assurez-vous de ne pas aller directement au lit après avoir éteint le poste ou, pire, de ne pas vous endormir pendant que le poste est en marche.
Il est fort probable que de l’espace entre les pensées survienne sporadiquement dans votre vie, sans cependant que vous le sachiez. Pour une conscience totalement fascinée par les expériences et conditionnée à s’identifier exclusivement à la forme, en d’autres mots la conscience des objets, il est tout d’abord presque impossible de devenir conscient de l’espace. Finalement, cela revient à dire que vous ne pouvez pas devenir conscient de vous parce que vous êtes toujours conscient d’autre chose. En fait, vous êtes continuellement distrait par la forme. Et même quand vous semblez être conscient de vous, vous avez fait de vous un objet, une forme-pensée, et vous êtes conscient d’une pensée, pas de vous-même.
Quand vous entendez parler de l’espace intérieur, il se peut que vous le cherchiez. Mais, vu que vous le cherchez comme s’il s’agissait d’un objet ou d’une expérience, vous ne réussissez pas à le trouver. C’est le dilemme qui attend tous ceux qui sont en quête de réalisation spirituelle, d’illumination. Jésus a dit : « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : Il est là. Car voici, le royaume de Dieu est parmi vous[3]. »
Si vous ne passez pas toute votre vie éveillée dans l’insatisfaction, l’inquiétude, l’anxiété, la dépression, le désespoir ou dans d’autres états négatifs, si vous êtes capable d’apprécier les choses simples comme le bruit de la pluie ou du vent, si vous pouvez voir la beauté dans les nuages se déplaçant dans le ciel, si vous pouvez parfois rester seul sans vous sentir esseulé ou sans avoir besoin du stimulus mental de la distraction, si vous vous surprenez à traiter un total étranger avec une gentillesse qui vient du cœur sans rien vouloir en retour.. c’est qu’un espace s’est créé, même brièvement, dans le flot incessant des pensées. Quand cela se produit, un sentiment de bien-être, de paix vivante, naît en vous, même s’il est subtil. Son intensité variera. Il pourra s’agir d’un sentiment de fond de contentement ou encore de ce que les sages de l’Inde appellent « ananda », la béatitude de l’Être. Ou de tout ce qui se situe entre ces deux extrêmes. Parce que vous avez été conditionné seulement à porter attention à la forme, vous n’en êtes probablement pas conscient, sauf de manière indirecte. Il y a par exemple un élément commun entre la capacité à voir la beauté, à apprécier les choses simples, à jouir de votre propre compagnie ou à être en rapport de façon bienveillante avec les autres. Cet élément commun est le sentiment de contentement, la paix et la vitalité intérieure formant le fond invisible sans lequel toutes ces expériences ne seraient pas possibles.
Chaque fois qu’il y a beauté, bienveillance et reconnaissance de la bonté des choses simples dans votre vie, allez regarder à l’arrière-plan de ces expériences. Mais ne cherchez pas comme si vous cherchiez quelque chose. Vous ne pouvez pas mettre la main dessus et dire : « Ça y est, je l’ai ! » ou vous en saisir mentalement pour le définir d’une manière ou d’une autre. C’est un peu comme un ciel sans nuages. Cela n’a pas de forme. C’est de l’espace, c’est de la quiétude, c’est la douceur de l’Être et infiniment plus que tous ces mots, qui ne sont que des indicateurs. Quand vous réussissez à le sentir directement en vous, cet espace s’approfondit. Ainsi, quand vous appréciez quelque chose de simple – un son, une vision, un contact – quand vous voyez la beauté, quand vous ressentez de la bienveillance envers une autre personne, sentez l’espace intérieur qui est à la source et à l’arrière-plan de ce sentiment.
Bien des poètes et des sages au cours des temps ont observé que le véritable bonheur – que j’appelle la joie de l’Être – se trouve dans les choses simples et apparemment non remarquées. Dans leur quête insatiable à trouver quelque chose de significatif, la plupart des gens passent à côté de l’insignifiant, qui n’est peut-être pas si insignifiant, après tout. Le philosophe Nietszche, dans un rare moment de quiétude profonde, écrivit ceci : « Qu’il suffit de peu pour être heureux ! De la plus petite chose, de la plus légère chose, de la plus gentille chose ! D’un lézard que l’on entend s’enfuir, d’un soupir, d’un regard furtif ! Qu’il suffit de peu pour être heureux ! Soyez quiets[4] ! »
Pourquoi est-ce la plus infime chose qui nous rend le plus heureux ? Parce que le véritable bonheur ne provient pas d’une chose ou d’un événement, bien que ce soit ainsi qu’on le perçoive au premier abord. Cette chose et cet événement sont si subtils, si effacés, qu’ils n’occupent qu’une infime partie de votre conscience. Le reste est espace intérieur, conscience non dérangée par la forme. Espace intérieur, conscience et qui vous êtes ne sont dans votre essence qu’une seule et même chose. Autrement dit, la forme des petites choses laisse de la place à l’espace intérieur. Et c’est à partir de l’espace intérieur, de la conscience non conditionnée elle-même, qu’émane le véritable bonheur, la joie de l’Être. Cela exige un grand degré de vigilance. Soyez quiet. Regardez. Écoutez. Soyez présent.
Une autre façon de trouver cet espace intérieur, c’est de devenir conscient d’être conscient. Dites ou pensez « Je suis » sans rien ajouter après. Prenez conscience de la quiétude qui suit ce Je suis. Sentez votre présence, l’être-là nu et sans voile en vous. Vieux ou jeune, riche ou pauvre, bon ou mauvais, rien ne l’affecte. C’est la vaste matrice de toute création, de toute forme.
Un maître zen marchait en silence sur un sentier montagnard, accompagné d’un de ses disciples. Arrivés près d’un très vieux cèdre, ils s’assirent dans son ombrage pour prendre leur repas frugalement composé de riz et de légumes. Après le repas, le disciple, un jeune moine n’ayant pas encore trouvé la clé du mystère du zen, brisa le silence pour demander à son maître : « Maître, comment puis-je entrer dans le zen ? »
Ce qu’il demandait, c’est bien entendu comment il pouvait avoir accès à la conscience, qui est le zen. Le maître resta silencieux. Presque cinq minutes passèrent durant lesquelles le disciple attendit impatiemment une réponse. Il était sur le point de poser une autre question quand le maître prit soudainement la parole : « Entends-tu le son de ce torrent montagnard ? »
Le disciple n’avait jamais eu conscience de la présence du torrent. Son esprit était trop occupé à réfléchir au sens du zen. Il tendit l’oreille pour entendre le son du torrent et le bruit de son mental diminua. Au début, il n’entendit rien. Puis, la pensée se transforma en vigilance extrême et, soudainement, il entendit effectivement le murmure à peine perceptible d’un petit torrent qui coulait au loin.
« Oui, je l’entends maintenant », dit-il.
Le maître leva son doigt et, avec un regard qui semblait aussi puissant que bienveillant, il dit : « Entre dans le zen à partir de cet espace. »
Le disciple en fut renversé. Ce fut son premier satori, son premier aperçu de l’illumination. Il sut ce qu’était le zen sans savoir ce qu’était ce qu’il sut !
Ils poursuivirent leur route en silence. Le disciple était émerveillé de l’effervescence qui émanait du monde autour de lui, un peu comme s’il faisait l’expérience de tout pour la première fois. Puis, peu à peu, il se remit à penser. La vigilance fut de nouveau obscurcie par le bruit du mental et peu de temps après, il posa une autre question à son maître : « Maître, j’ai réfléchi. Que m’auriez-vous dit si j’avais pu entendre d’emblée le torrent ? » Le maître s’arrêta, leva son doigt et répondit : « Entre dans le zen à partir de cet espace. »
L’ego se demande que faire pour que telle ou telle situation comble ses besoins ou comment il peut trouver une situation qui comblera effectivement ses besoins.
La présence est un état d’espace intérieur. Quand vous êtes présent, vous vous demandez comment vous pouvez répondre aux besoins de la situation, aux besoins du moment. En fait, il n’est pas nécessaire de vous poser cette question. Vous êtes quiet, vigilant et ouvert à ce qui est. Vous amenez une nouvelle dimension à la situation : l’espace. Puis, vous écoutez et vous regardez. Vous ne faites plus qu’un avec la situation. Si, au lieu de réagir à une situation, vous fusionnez avec elle, la solution émerge toute seule de la situation. En réalité, ce n’est pas vous, la personne, qui regarde et écoute, mais la quiétude vigilante elle-même. Alors, s’il est possible ou nécessaire de passer à l’action, vous le faites ou, plus précisément, c’est l’action juste qui se pose par votre entremise. L’action juste est l’action qui est appropriée au tout. Une fois l’action posée, la quiétude spacieuse reste. Personne ne lève les bras en geste de triomphe et ne hurle « Youpi ! » Personne ne dit : « Regardez ce que j’ai fait ! »
Toute créativité provient de ce vaste espace intérieur. Une fois que la création s’est produite et a pris une forme, vous devez rester vigilant afin que la notion de moi, mon ou ma ne surgisse pas. Si vous vous attribuez le mérite de ce que vous avez accompli, l’ego revient et le vaste espace intérieur disparaît.
La plupart des gens ne sont conscients du monde qui les entoure que de façon périphérique, surtout s’ils sont habitués à leur milieu de vie. La voix dans leur tête absorbe la plus grande partie de leur attention. Certaines personnes se sentent plus en vie lorsqu’elles voyagent ou se rendent dans des lieux inconnus et des pays étrangers parce que, dans ces moments-là, leur perception (l’expérience) prend plus de place que la pensée. Elles deviennent donc plus présentes. D’autres restent malgré cela complètement possédées par la voix dans leur tête. Leurs perceptions et leurs expériences sont instantanément déformées par leurs jugements. En fait, elles ne sont allées nulle part. C’est juste leur corps qui a voyagé, pendant qu’elles sont restées là où elles ont toujours été, c’est-à-dire dans leur tête.
Pour la majorité des gens, la réalité est ceci : dès qu’ils perçoivent une chose, ils la nomment, l’interprètent, la comparent à une autre, l’aiment, ne l’aiment pas, la qualifient de bonne ou de mauvaise par l’intermédiaire de l’ego. Ces gens sont prisonniers des formes-pensées, de la conscience des objets.
Vous ne pouvez pas vous éveiller spirituellement à moins d’arrêter d’attribuer compulsivement et inconsciemment des noms à tout, ou à tout le moins de devenir conscient que vous le faites et ainsi de pouvoir l’observer quand vous le faites. C’est grâce à cette constante attribution de noms que l’ego se maintient en tant que mental non conscientisé. Chaque fois que cette activité cesse, et même quand vous en devenez juste conscient, l’espace intérieur apparaît et le mental ne vous possède plus.
Choisissez un objet se trouvant près de vous (un stylo, une chaise, une plante) et explorez-le visuellement. Regardez-le avec grand intérêt, presque avec de la curiosité. Évitez de choisir tout objet ayant une forte connotation personnelle et qui vous rappelle le passé (où vous l’avez acheté, qui vous en a fait cadeau, etc.) Évitez également de choisir un objet avec de l’écriture, entre autres, un livre ou une bouteille. Cela viendrait stimuler vos pensées. Sans vous forcer mais tout en étant détendu et vigilant, accordez votre attention totale à l’objet en question, à chacun de ses détails. Si des pensées surviennent, ne vous laissez pas prendre par elles. Ce ne sont pas les pensées qui vous intéressent ici, mais l’acte de percevoir comme tel. Réussissez-vous à percevoir sans penser ? Réussissez-vous à regarder sans que la voix dans votre tête y aille de ses commentaires, tire des conclusions, compare ou essaie de comprendre quelque chose ? Après deux ou trois minutes, laissez votre regard errer dans toute la pièce ou dans l’endroit où vous êtes, votre attention vigilante venant éclairer tout ce sur quoi elle s’attarde.
Ensuite, écoutez les sons qu’il peut y avoir autour de vous. Écoutez-les de la même façon que vous avez regardé autour de vous. Certains sons seront naturels (l’eau, le vent, les oiseaux), d’autres artificiels. Certains seront agréables, d’autres désagréables. Ne faites cependant pas de distinction entre le bon et le mauvais. Laissez chaque son être ce qu’il est, sans l’interpréter. Ici aussi, l’attention détendue mais vigilante est la clé.
En écoutant et en regardant de cette façon, vous deviendrez peut-être conscient d’un sentiment de calme subtil et à peine perceptible au tout début. Certaines personnes le ressentent comme une quiétude de fond. D’autres personnes l’appellent paix. Quand la conscience n’est plus totalement absorbée par la pensée, elle reste en partie dans son état original, non conditionnée et sans forme. Il s’agit de l’espace intérieur.
Ce que vous voyez, entendez, goûtez, touchez et sentez sont, bien entendu, des objets dont vous faites l’expérience. Mais alors, qui est le sujet, celui qui fait l’expérience ? Si vous dites par exemple « Bon, bien sûr, moi, Jeanne Durand, comptable agréée, âgée de quarante-cinq ans, divorcée, mère de deux enfants, de nationalité française, je suis le sujet, celle qui fait l’expérience », vous êtes dans l’erreur. Jeanne Durand et toute autre chose devenant identifiée au concept mental de Jeanne Durand sont des objets d’expérience, pas le sujet qui fait l’expérience.
N’importe quelle expérience comporte trois ingrédients possibles : les perceptions sensorielles, les images mentales ou émotionnelles et les émotions. Les éléments suivants, Jeanne Durand, comptable agréée, âgée de quarante-cinq ans, divorcée, mère de deux enfants, de nationalité française, ne sont que des pensées et par conséquent font partie de ce dont vous faites l’expérience dès que vous pensez ces pensées. Toute autre chose que vous pensez ou dites à votre sujet, ainsi que ces pensées, sont des objets, pas le sujet. Ces objets constituent l’expérience, mais ne sont pas le sujet de l’expérience, Vous pouvez ajouter mille autres définitions (pensées) sur vous, ce qui aura comme résultat de complexifier l’expérience que vous faites de vous-même (et d’augmenter les revenus de votre psychologue !). Mais, vous n’arriverez jamais au sujet, à celui qui fait l’expérience, à celui qui est antécédent à toute expérience, mais sans qui il n’y aurait pas d’expérience.
Alors, qui est celui qui fait l’expérience ? C’est vous. Et qui êtes-vous ? La conscience. Et qu’est-ce que la conscience ? Il est impossible de répondre à cette question. En effet, dès que vous y répondez, vous falsifiez la conscience, vous en faites un autre objet. La conscience – terme que l’on emploie traditionnellement pour désigner l’esprit – ne peut être connue dans le sens normal du terme et la chercher est futile. La connaissance se situe dans le plan de la dualité – sujet et objet, celui qui connaît et ce qui est connu. Le sujet, le Je, celui qui sait et sans qui rien ne pourrait être connu, perçu, pensé ou senti, doit rester inconnaissable à jamais. Pourquoi ? Parce que le Je n’a pas de forme et que seules les formes peuvent être connues. Pourtant, sans la dimension de l’absence de forme, le monde de la forme ne pourrait exister. C’est l’espace lumineux dans lequel le monde advient et disparaît. Cet espace est la vie que Je suis. Il est intemporel. Je suis intemporel, éternel. Ce qui se produit dans cet espace est relatif et temporaire : le plaisir et la souffrance, le gain et la perte, la naissance et la mort.
Le plus grand empêchement à découvrir cet espace intérieur ainsi que de trouver la personne derrière l’expérience, c’est de se laisser captiver par l’expérience au point de s’y perdre. La conscience se perd dans son propre rêve. Vous vous laissez prendre par chaque pensée, chaque émotion et chaque expérience à un degré tel, que vous vous retrouvez en fait dans un état onirique. C’est l’état habituel de l’humanité depuis des milliers d’années.
Même si vous ne pouvez pas connaître la conscience, vous pouvez en devenir conscient en tant que vous-même. Vous pouvez la sentir dans n’importe quelle situation, peu importe où vous êtes. Vous pouvez la sentir ici et maintenant en tant que votre propre Présence, comme l’espace intérieur dans lequel les mots sur cette page sont perçus et deviennent des pensées. La conscience, c’est le Je suis sous-jacent. Les mots que vous lisez et la pensée figurent à l’avant-plan, alors que le Je suis est à l’arrière-plan. Il est le creuset de chaque expérience, de chaque pensée et de chaque émotion.
Vous pouvez découvrir l’espace intérieur en ménageant des pauses, des intervalles, dans le flot des pensées. Sans ces intervalles, la pensée devient répétitive, sans inspiration, dénuée de toute étincelle créative. C’est la réalité de la plupart des gens sur cette planète. Ne vous préoccupez pas de la durée de ces intervalles. Quelques secondes suffisent. Peu à peu, ces pauses se prolongeront toutes seules, sans aucun effort de votre part. Chose plus importante que leur longueur, il faut les inviter fréquemment de manière à émailler d’espace vos activités quotidiennes et vos pensées.
Récemment, quelqu’un me fit voir la brochure annuelle d’une importante organisation spirituelle. Je fus impressionné par la vaste sélection de colloques et d’ateliers qu’elle proposait. Ça me rappela un smorgasbord, ce buffet scandinave où vous choisissez ce qui vous plaît parmi une myriade de plats plus alléchants les uns que les autres. La personne qui m’avait tendu cette brochure me demanda si je pouvais lui recommander un ou deux cours. « Je ne sais pas, dis-je. Ils ont tous l’air très intéressants. Mais ce que je sais, ajoutai-je, c’est que vous devez être consciente de votre respiration aussi souvent que vous le pouvez, aussi souvent que vous vous en souvenez. Si vous faites cet exercice pendant un an, la transformation sera bien plus puissante que si vous suiviez tous ces cours, En plus, c’est gratuit. »
Quand vous prenez conscience de votre respiration, l’attention se détache des pensées, ménageant ainsi de l’espace. C’est une des façons de susciter la conscience. Bien que la totalité de la conscience se trouve déjà dans le non-manifeste, nous sommes cependant ici pour conduire la conscience dans cette dimension.
Alors, soyez conscient de votre respiration. Remarquez la sensation créée par la respiration. Sentez l’air entrer et sortir dans votre corps. Remarquez l’expansion de la poitrine et de l’abdomen quand vous inspirez et leur légère contraction quand vous expirez. Une seule respiration consciente suffit à ménager de l’espace où il n’y avait auparavant qu’un flot ininterrompu de pensées. Prendre très souvent une respiration consciente (deux ou trois seraient encore mieux) durant la journée est une excellente façon de créer de l’espace dans votre vie. Même si vous méditiez pendant des heures sur votre respiration, ce que certaines personnes font, tout ce dont vous devez prendre conscience, et dont vous pouvez effectivement être conscient, c’est d’une respiration. Le reste n’est que souvenir ou anticipation, autrement dit, pensée. La respiration n’est pas quelque chose que vous faites, mais quelque chose dont vous êtes le témoin pendant que cela se passe. Point besoin d’effort. Remarquez également la petite pause dans la respiration, en particulier à la fin de l’expiration, avant de reprendre une autre inspiration.
Chez beaucoup de gens, la respiration est très superficielle, ce qui n’est pas naturel. Plus vous êtes conscient de votre respiration, plus sa profondeur naturelle reviendra.
Étant donné que la respiration n’a pas de forme, elle est associée depuis toujours à l’esprit, à la Vie unique et sans forme. « Dieu forma l’homme à partir de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant[5]. » Le mot allemand atmen, qui veut dire respirer, vient du sanskrit atman, qui veut dire l’esprit divin qui réside en nous, Dieu.
Le fait que la respiration n’ait pas de forme est une des raisons pour lesquelles la conscience de la respiration est un moyen extrêmement efficace pour faire de l’espace dans votre vie, pour générer de la conscience. C’est un excellent objet de méditation précisément parce qu’elle n’est pas un objet, qu’elle n’a pas de forme. L’autre raison est que la respiration est un des phénomènes les plus subtils et apparemment insignifiants, la « plus petite chose » qui, selon Nietzsche, crée le plus grand bonheur. Pratiquer l’observation consciente de la respiration sous forme de méditation formelle ou pas est un choix personnel. La méditation formelle, cependant, ne peut remplacer la pratique qui permet d’amener la conscience de l’espace dans le quotidien.
En étant conscient de votre respiration, vous êtes automatiquement ramené dans le moment présent, la clé de toute transformation intérieure. Chaque fois que vous êtes conscient de votre respiration, vous êtes absolument présent. Vous remarquerez peut-être aussi que vous ne pouvez en même temps penser et être conscient de votre respiration. La respiration consciente arrête les pensées. Mais au lieu d’être en transe ou à moitié endormi, vous êtes totalement éveillé et hautement vigilant. Vous ne tombez pas en dessous des pensées, vous vous élevez au-dessus d’elles. Et si vous y regardez de plus près, vous découvrirez que ces deux choses – revenir pleinement au moment présent et cesser de penser sans perdre la conscience – ne sont en réalité qu’une seule et même chose : l’apparition de l’espace de la conscience.
On peut qualifier de dépendance tout comportement compulsif établi depuis longtemps. Une dépendance vit en vous en tant que quasi-entité ou sous-personnalité, en tant que champ énergétique prenant périodiquement, totalement possession de vous. Elle prend même possession de votre mental, de la petite voix dans votre tête, qui devient alors la voix de la dépendance. Voilà de quelle façon elles pourrait s’exprimer : « Ta journée a été dure. Tu mérites bien une petite récompense. Pourquoi te refuser le seul plaisir qui te reste dans ta vie ? » Si vous êtes identifié à cette voix par manque de conscience, vous vous dirigez vers le réfrigérateur et vous sortez le délicieux gâteau au chocolat. À d’autres moments, il se peut que la dépendance saute par-dessus la pensée et que vous vous retrouviez soudainement à tirer sur une cigarette et à siroter un verre. « Comment la cigarette et le verre se sont-ils retrouvés entre mes mains ? » vous demandez-vous. Vous avez allumé votre cigarette et vous vous êtes servi un verre dans l’inconscience la plus complète.
Si vous avez une dépendance compulsive comme fumer, trop manger, boire, regarder la télévision, passer des heures sur Internet ou toute autre dépendance, voici ce que vous pouvez faire. Quand vous remarquez le besoin compulsif naître en vous, arrêtez-vous et respirez trois fois consciemment. La respiration invitera la conscience. Puis, pendant quelques minutes, soyez conscient de ce besoin compulsif comme étant un champ énergétique en vous. De façon consciente, sentez ce besoin physique ou mental d’ingérer ou de consommer une certaine substance ou encore ce désir d’agir de façon compulsive. Ensuite, respirez encore consciemment à quelques reprises. Après cela, il se pourrait que le besoin compulsif ait disparu, du moins pour le moment. Il se pourrait aussi que ce besoin ait encore tout son pouvoir sur vous et que vous ne puissiez vous retenir. N’en faites surtout pas un problème. Faites simplement en sorte que cette dépendance fasse partie de la pratique de conscience telle que je l’ai décrite ci-dessus. À mesure que le niveau de conscience augmente, les comportements de dépendance faiblissent, pour un jour finalement disparaître. Rappelez-vous cependant d’attraper au vol toute pensée tentant de justifier le comportement de dépendance, parfois avec des arguments rusés, dès qu’elle se présente à votre esprit. Demandez-vous qui est la voix qui parle. Vous réaliserez ainsi que c’est la dépendance qui parle, pas vous. Aussi longtemps que vous le savez, aussi longtemps que vous êtes présent en tant qu’observateur du mental, ce dernier aura moins tendance à vous amener à faire ce qu’il veut par la ruse.
Il existe une autre façon simple mais hautement efficace de créer de l’espace dans votre vie, elle aussi liée à la respiration. Vous découvrirez que, en sentant le subtil mouvement de l’air qui entre et sort de votre corps, ainsi que le soulèvement et l’affaissement de votre poitrine et de votre ventre, vous pourrez devenir conscient de votre corps subtil. Votre attention pourra ensuite passer de la respiration à cette sensation de vivacité qui est partout à l’intérieur de vous.
La plupart des gens sont si distraits par leurs pensées, si identifiés à la petite voix qui parle dans leur tête, qu’ils ne réussissent plus à sentir cette vitalité en eux. Ne plus pouvoir sentir la vie qui anime le corps physique, la vie même que vous êtes, est la plus grande privation qui puisse vous arriver. C’est ce manque qui vous pousse non seulement à chercher des substituts à cet état naturel de bien-être intérieur, mais également quelque chose pouvant éliminer le continuel malaise que vous ressentez quand vous n’êtes pas en contact avec cette effervescence intérieure qui est toujours là, mais qui passe en général inaperçue. Certains des substituts que les gens cherchent sont les états exacerbés par la drogue, l’excès de stimulation sensorielle comme la musique forte, les sensations fortes, les activités dangereuses ou l’obsession sexuelle. Il arrive aussi que les mélodrames relationnels servent de substitut à cette vitalité intérieure authentique.
Ce que les gens cherchent le plus pour mettre fin à ce malaise permanent de fond, ce sont les relations intimes. Un homme ou une femme qui me rendra heureuse ou heureux. Et cela constitue, bien entendu, une des « déceptions » le plus fréquemment vécues dans les relations intimes. Alors, quand le malaise refait surface, les gens font en général retomber la faute sur leur conjoint.
Respirez deux ou trois fois de façon consciente. Maintenant, voyez si vous pouvez détecter en vous une sensation subtile de vivacité partout dans votre corps. Réussissez-vous pour ainsi dire à sentir votre corps de l’intérieur ? Sentez certaines parties de votre corps, comme vos mains, vos bras, vos pieds, vos jambes. Réussissez-vous à sentir votre ventre, votre poitrine, votre cou, votre tête ? Et vos lèvres ? Les sentez-vous vivantes ? Ensuite, devenez conscient de votre corps subtil en entier. Au début, vous serez plus à l’aise en fermant les yeux. Quand vous aurez senti votre corps énergétique, ouvrez les yeux et regardez autour de vous tout en continuant à sentir votre corps subtil. Certains lecteurs réaliseront qu’ils n’ont aucunement besoin de fermer les yeux puisqu’ils sentent leur corps énergétique tout en lisant.
Le corps énergétique n’est pas solide, mais spacieux. Il ne s’agit pas de votre forme physique mais de la vie qui anime celle-ci. Il s’agit de l’intelligence qui a créé et qui sustente le corps, de l’intelligence qui coordonne simultanément des centaines de fonctions différentes d’une complexité tellement extraordinaire que l’esprit humain ne peut en comprendre qu’une infime fraction. Quand vous devenez conscient du corps énergétique, ce qui se passe en réalité, c’est que l’intelligence devient consciente d’elle-même. C’est cette « vie » insaisissable qu’aucun scientifique n’a jamais trouvée, puisque la conscience qui cherche la vie est en fait elle-même la vie.
Les physiciens ont découvert que l’apparente solidité de la matière est une illusion créée par les sens, tout comme l’est le corps humain, que nous percevons et pensons comme étant une forme, mais qui est en réalité de l’espace vide à 99,99 %. Cela donne une idée de la vastitude de l’espace entre les atomes. Il y également beaucoup d’espace dans les atomes eux-mêmes. Le corps physique n’est rien de plus qu’une perception erronée de ce que vous êtes. De bien des façons, le corps est une version microcosmique de l’espace sidéral. Pour vous donner une idée de la vastitude de l’espace entre les corps célestes, imaginez ce qui suit. La lumière, qui se déplace à une vitesse constante de 300 000 kilomètres à la seconde, prend à peine plus d’une seconde pour se déplacer entre la Terre et la Lune. La lumière du Soleil prend environ huit minutes pour arriver sur la Terre. La lumière de l’étoile voisine la plus proche de nous, Proxima Centauri, qui est le soleil le plus près de notre propre Soleil, met 4,5 années pour arriver à la Terre. C’est dire à quel point l’espace est vaste autour de nous. Et puis, il y a l’espace intergalactique, dont la vastitude dépasse tout entendement. La lumière de la galaxie la plus proche de la nôtre, Andromède, prend 2,4 millions d’années pour arriver jusqu’à nous. N’est-il pas stupéfiant que notre corps soit aussi spacieux que l’univers ?
Donc, votre corps physique, qui est une forme, s’avère en fait essentiellement sans forme quand vous y descendez en profondeur. Il devient une porte qui donne sur l’espace intérieur. Bien que cet espace n’ait pas de forme, il est intensément vivant. En fait, l’espace vide est la vie dans sa plénitude, la Source non manifestée à partir de laquelle toute manifestation émerge. Le terme que l’on emploie traditionnellement pour décrire cette source, c’est Dieu.
Les pensées et les mots appartiennent au monde de la forme et ne peuvent exprimer le « sans forme ». Alors, lorsque vous dites « Je peux sentir mon corps subtil », il s’agit d’une perception erronée créée par la pensée. Ce qui se passe réellement en fait, c’est que la conscience qui apparaît en tant que corps, la conscience que Je suis, devient consciente d’elle-même. Lorsque je ne confonds plus qui je suis avec cette forme temporaire de « moi », la dimension de l’illimité et de l’éternel – Dieu – peut s’exprimer par « moi » et « me » guider. Elle me libère de la dépendance à la forme. Par contre, la reconnaissance ou la croyance purement intellectuelle que « je ne suis pas cette forme » ne fonctionne pas. La question cruciale est la suivante : En ce moment, est-ce que je sens la présence de l’espace intérieur ? Ou plus exactement, est-ce que je sens ma propre Présence, ou encore mieux, est-ce que je sens la Présence que je suis ?
Nous pouvons aborder cette vérité selon un autre angle. Posez-vous la question suivante : « Suis-je seulement conscient de ce qui se passe en ce moment ou aussi du moment présent lui-même comme étant l’espace intérieur vivant où toute chose se passe ? » Bien que cette question semble ne rien avoir à faire avec le corps énergétique, vous serez surpris de vous sentir soudainement plus vivant à l’intérieur dès que vous prenez conscience de l’espace du moment présent. Vous sentez la vitalité intérieure du corps subtil, la vitalité intérieure qui fait intrinsèquement partie de la joie de l’Être. Nous devons entrer dans le corps pour pouvoir le dépasser et découvrir que nous ne sommes pas lui.
Chaque jour, autant que cela vous est possible, servez-vous de la conscience que vous avez du corps subtil pour créer de l’espace. Quand vous attendez, quand vous écoutez quelqu’un, quand vous prenez une pause pour regarder le ciel, un arbre, une fleur, votre conjoint ou un enfant, sentez en même temps la vitalité qui est en vous. Ce faisant, une partie de votre attention ou conscience reste dans le domaine du sans forme, alors que le reste est utilisé pour le domaine du monde de la forme. Chaque fois que vous habitez votre corps de cette façon, vous disposez d’un ancrage pour rester présent au moment présent. Le corps vous empêche donc de vous perdre dans les pensées, les émotions et les situations extérieures.
Quand vous pensez, percevez et faites des expériences, la conscience prend naissance dans la forme. Elle s’incarne dans une pensée, un sentiment, une perception sensorielle, une expérience. Le cycle des naissances dont les Bouddhistes espèrent se sortir à un moment donné se reproduit continuellement. Ce n’est qu’à cet instant-ci, par le pouvoir du moment présent, que vous pouvez en sortir. En acceptant totalement la forme du moment présent, vous vous alignez intérieurement sur l’espace, qui est l’essence même du moment présent. Par l’acceptation, de l’espace se crée en vous. Être aligné sur l’espace plutôt que sur la forme, voilà ce qui amène de la perspective et de l’équilibre dans votre vie.
Au cours de la journée, les choses que vous voyez et entendez se succèdent et changent continuellement. Au tout premier instant où vous voyez ou entendez quelque chose, surtout si c’est quelque chose d’inhabituel, avant que le mental ne le nomme et ne l’interprète, il y a habituellement un hiatus, un arrêt, un intervalle, durant lequel l’attention est vigilante et la perception se fait. Il s’agit de l’espace intérieur. La durée de ce hiatus diffère d’une personne à l’autre. Il est facile à manquer vu que chez beaucoup de gens ces intervalles sont extrêmement courts, une seconde ou moins seulement.
Voici ce qui se produit. Une vision ou un son vous arrive. Dès le premier moment de perception, le flot habituel des pensées cesse brièvement. La conscience est distraite des pensées parce qu’elle est en demande pour percevoir par les sens. Il arrive qu’une vision ou un son très inhabituel vous laisse silencieux, même à l’intérieur, et que l’intervalle soit donc plus long.
Ce sont la fréquence et la durée de ces intervalles qui déterminent votre capacité à apprécier la vie, à sentir le lien intérieur qui vous unit aux autres êtres humains ainsi qu’à la nature. Cette fréquence et cette durée déterminent aussi la mesure selon laquelle vous vous libérez de l’ego, vu que l’ego veut dire inconscience totale de la dimension de l’espace.
Lorsque vous devenez conscient de ces brefs intervalles, qui se produisent naturellement, ces derniers se prolongeront. Ce faisant, la joie de la perception avec peu ou pas d’interférence de la pensée augmentera de plus en plus. Vous sentirez le monde autour de vous comme étant frais, nouveau et vivant. Plus vous percevez la vie à travers l’écran mental de l’abstraction et de la conceptualisation, plus le monde autour de vous devient sans vie et amorphe.
L’espace intérieur survient aussi chaque fois que vous renoncez au besoin de mettre l’accent sur votre forme-identité. Ce besoin provient de l’ego et n’est pas un véritable besoin. Nous avons déjà abordé ce sujet. Chaque fois que vous renoncez à un de ces comportements, de l’espace intérieur se fait et vous devenez davantage vraiment vous-même. L’ego aura l’impression que vous vous perdez, alors que c’est le contraire qui se produit. Jésus ne nous a-t-il pas enseigné qu’il fallait nous perdre pour nous trouver ? Chaque fois que vous renoncez à un de ces comportements, vous ne mettez pas l’accent sur ce que vous êtes au niveau de la forme, ce qui permet à ce qui est au-delà de la forme d’émerger plus totalement. Vous devenez moins pour être plus.
Voici quelques-unes des façons dont les gens mettent inconsciemment l’accent sur leur forme-identité. Si votre vigilance est grande, vous pourrez en détecter certaines chez vous. Exiger de la reconnaissance pour quelque chose que vous avez fait et vous mettre en colère si vous ne l’obtenez pas. Essayer d’attirer l’attention en parlant de vos problèmes, en racontant l’histoire de votre maladie ou en faisant une scène. Donner votre opinion quand personne ne la demande, sans que cela change rien à la situation. Être plus préoccupé par la façon dont l’autre personne vous voit que par elle, c’est-à-dire utiliser l’autre personne pour refléter ou intensifier votre ego. Essayer d’impressionner les autres par vos possessions, vos connaissances, votre apparence, votre statut social, votre force physique, etc. Gonfler son ego par une crise de colère contre une situation ou une personne. Prendre les choses personnellement. Se sentir offensé. Se donner raison et donner tort aux autres en se plaignant mentalement ou verbalement de façon futile. Vouloir être vu ou sembler important.
Une fois que vous avez détecté un de ces comportements en vous, je vous suggère de faire la petite expérience suivante. Découvrez comment vous vous sentez et ce qui se produit si vous renoncez à ce comportement. Laissez-le juste tomber et observez ce qui arrive.
Ne plus mettre l’accent sur ce que vous êtes au niveau de la forme est une autre façon de faire naître la conscience. Découvrez l’énorme pouvoir qui passe en vous et va vers le monde quand vous arrêtez de mettre l’accent sur la forme-identité.
Il a déjà été dit que la quiétude est le langage de Dieu et que toute interprétation autre que celle-ci était fausse. C’est en fait un terme pouvant remplacer celui de paix. Quand nous devenons conscient de la quiétude dans notre vie, nous sommes reliés à la dimension intemporelle et sans forme en nous, à ce qui est au-delà de la pensée, au-delà de l’ego. Il peut s’agir de la quiétude où baigne le monde de la nature ou de la quiétude dans votre chambre aux petites heures du matin, ou encore du silence entre les mots. La quiétude n’a pas de forme. C’est pour cette raison que nous ne pouvons en devenir conscient par la pensée, puisque la pensée est forme. Quand on est conscient de la quiétude, c’est qu’on est quiet. Et être quiet, c’est être conscient sans pensée. Vous n’êtes jamais plus essentiellement, plus profondément vous-même que lorsque vous êtes dans cet état. En fait, vous êtes qui vous étiez avant de prendre cette forme physique et mentale, que l’on appelle une personne. Vous êtes aussi qui vous serez une fois que la forme se sera dissoute. Lorsque vous êtes dans la quiétude, vous êtes qui vous êtes au-delà de votre existence temporelle, c’est-à-dire vous êtes la conscience sans forme, non conditionnée et éternelle.
[ 1 ] Écclésiaste, I, 8.
[ 2 ] Un cours en miracles, Glen Allen, Éditions du Roseau, Montréal, 2005, Livre d’exercices pour étudiants. Première partie, leçon 5, p. 8.
[ 3 ] Luc XVII, 20-21.
[ 4 ] Nietzsche, Frederick, Ainsi parla Zarathustra, p. XXX.
[ 5 ] Genèse, II, 7.