VIII
L'HOMME ABSOLU
Misérables mortels, ouvrez les yeux2.
LÉONARD.
Créer l'apparence de la vie est plus important que la vie même. Les œuvres de Dieu ne sont jamais mieux appréciées que par d'autres créateurs 3 !
Anonyme sur une page de Léonard.
« Toutes nos connaissances, dit Léonard, découlent de ce qu'on ressent 14. » Eprouver par les sens — au premier rang desquels il place la vue — et discerner, juger, réfléchir, tels sont pour lui les vecteurs fondamentaux de la sapieta — de la « sapience », qui est à la fois savoir et sagesse.
« Ce qu'on acquiert dans sa jeunesse, écrit-il, permet de lutter contre les misères du grand âge ; et si tu veux que ta vieillesse se nourrisse de sapience, fais en sorte, tant que tu es jeune, que ta vieillesse ne manque pas de vivres5. »
Léonard entraîne ses sens, il éduque ses facultés d'observation, comme un sportif développe ses muscles. Parallèlement, il forme, il arme son esprit, en lui inculquant une discipline, en l'ouvrant à la plus vaste culture, comme on prépare et équipe une armée.
Nous connaissons par ses carnets nombre de gymnastiques auxquelles il se livre pour affiner son regard, sa perception du monde.
Il faut, dit-il, apprendre d'abord à séparer les parties du tout : « La vue est une des opérations les plus rapides qui soient ; en un instant, elle accueille une infinité de formes, et pourtant elle ne saisit qu'un objet à la fois. » Pour lire un texte, on doit considérer les mots un à un, puis les phrases que composent ces mots, et non, globalement, l'ensemble des lettres inscrites sur la page. De même, dit Léonard, « si tu veux avoir connaissance des formes des choses, commence par leur détail, et ne passe d'un détail à un autre qu'après avoir bien fixé le premier dans ta mémoire, et l'avoir longuement pratiqué 6 ».
Imaginant, quatre siècles avant Bertillon, une manière de système anthropométrique, il conseille ainsi d'apprendre par cœur « beaucoup de têtes, yeux, nez, bouches, mentons et gorges, cous et épaules », afin de retenir facilement les physionomies. Il distingue, par exemple, dix types de nez vus de profil (« droit, bulbeux, concave, proéminent soit au-dessus du milieu, soit au-dessous, aquilin, régulier, camus, rond, pointu ») et douze vus de face. Il recommande de dessiner dans un carnet ces éléments génériques — lèvres, sourcils, formes du crâne, etc. — comme dans un fichier, et de s'habituer à les repérer du premier coup dans les visages, de reconnaître en quoi les traits de tel individu s'en approchent, en quoi ils s'en éloignent. « Les visages monstrueux, dit-il, je n'en parle pas : on se les rappelle sans peine. »
Il procède de même pour les corps, les plantes, et toutes les formes de la nature — car il faut tâcher d'être universel. Grâce à sa méthode, ajoute-t-il, l'universalité s'acquiert aisément7.
Se perfectionner en jouant : il indique des « récréations profitables » par lesquelles on s'entraîne « à bien juger de la longueur et de la largeur des choses », à comparer les proportions, à évaluer les distances.
Il n'ignore pas l'usage des machines à dessiner (ou perspectographes) ; il dessine 8 lui-même une de ces machines que Dürer, quelques années plus tard, étudiera en détail : cela se compose d'un cadre et d'un œilleton ; le cadre tient verticale une plaque de verre quadrillée ; on applique son œil contre l'œilleton (fixé à trente centimètres environ du centre du cadre) et on décalque ce qu'on voit en perspective réelle à travers le verre. Le quadrillage sert ensuite au report. Il existe des variantes de cet appareil9.
Léonard condamne cette invention « quand ceux qui en usent ne savent pas s'en passer ni réfléchir d'eux-mêmes, car par cette paresse ils détruisent leur esprit ». Il trouve bon, en revanche, de s'en servir pour se corriger. « Essaie de reproduire un objet sans modèle, dit-il, après l'avoir si souvent dessiné que tu crois le connaître par cœur. Puis pose sur ce dessin fait de mémoire le calque de l'objet obtenu à l'aide du perspectographe. Repère les endroits où le calque et ton dessin ne concordent pas et où tu te vois en défaut, et souviens-t'en pour ne pas retomber dans l'erreur. »
La mémoire ne saurait contenir « toutes les formes et phénomènes naturels ». Il convient cependant d'en étudier, d'en mémoriser le plus grand nombre possible, car plus les connaissances sont vastes, moins on a de difficultés à aborder les sujets nouveaux. Pour mieux mémoriser les choses, Léonard s'efforce de se les représenter en esprit, le soir, avant de s'endormir. « Je sais par expérience, écrit-il, l'intérêt qu'il y a, quand tu es au lit dans l'obscurité, de repasser en imagination les contours des formes déjà étudiées ou autres objets remarquables conçus par une subtile spéculation ; c'est là un exercice à recommander, très utile pour imprimer les choses dans la mémoire. »
Léonard tient peut-être quelques-unes de ces pratiques de son maître, pédagogue émérite. Verrocchio excellait dans l'art du dessin ; Vasari lui-même en convient, quoiqu'il ne montre guère de tendresse à son égard : « J'ai dans mon portefeuille, dit-il, certains de ses dessins faits avec beaucoup de patience et un jugement admirable, parmi lesquels des têtes de femmes, charmantes par leur grâce et l'arrangement des cheveux, que Léonard, pour leur beauté, imita toute sa vie. J'ai aussi deux chevaux avec la grille de mesure pour un agrandissement exact et proportionné, et un relief en terre cuite représentant une tête de cheval copiée de l'Antique, d'une rare beauté10. » Voilà qui rend un peu justice à maître Andréa...
« Dès le point du jour, dit Léonard, l'air se remplit d'innombrables images auxquelles l'œil sert d'aimant11. » Il voudrait n'en perdre aucune. Comment se permettre dans ces conditions de respecter le calendrier religieux ? — il parle avec le plus grand mépris des bigots, des hypocrites « qui blâment celui qui scrute les oeuvres de Dieu en travaillant les jours fériés ». La suite du texte est édifiante : l'étude de la nature, poursuit le Vinci, révèle la grandeur de Celui « qui a inventé tant de choses merveilleuses » ; c'est en Le connaissant dans ses œuvres qu'on apprend à L'aimer.
Percevoir (ou concevoir), mais aussi conserver, analyser, transmettre. Rien n'y réussit mieux qu'un dessin : « Avec quels mots, écrivain, égaleras-tu dans ta description la figure complète que restitue le dessin 12 ? » Une seule image égale souvent un livre.
Observer, dessiner (et imaginer, réfléchir), ces opérations se confondent en fait chez Léonard, très tôt, pour n'en constituer qu'une seule. Son œil, son esprit et sa main, à force d'entraînement, en arrivent à fonctionner de concert. Il se métamorphose peu à peu en une sorte d'appareil photographique inventif et raisonnable (il parle de « devenir à la ressemblance du miroir » — d'un miroir intelligent et critique13. On dirait qu'il dessine comme l'on parle. Il voit mieux que quiconque, et juge, représente, sans qu'apparaisse d'intermédiaire entre la rétine et le papier ; sa pensée se forme dans le mouvement de ses doigts, ses doigts épousent sa vision. On a parfois l'impression de représentations « sténographiques » tant il va vite. « Tiens-toi aux aguets, dit-il à propos des figures en mouvement, dans la rue, sur les places et à la campagne, et note rapidement les grands traits ; c'est-à-dire en mettant un O pour la tête, des lignes droites ou brisées pour les bras, et de même pour les jambes et le tronc ; puis, de retour chez toi, revoie ces notes et donne-leur une forme achevée. » Grâce à quoi, il peut ensuite réaliser des expériences de cette sorte : « Fabrique demain des silhouettes en carton de formes diverses qui, lancées du haut de la terrasse, tomberont à travers l'air ; puis dessine les mouvements de chacune aux divers stades de sa descente14. » Longtemps, il préfère travailler à la pointe d'argent sur des feuilles teintées, car ce support ne tolère pas le repentir. Ou à la plume et à l'encre. Dans ses études de fleurs, de corps, de machines, de tourbillons dont il saisit la moindre volute, d'oiseaux dont il suspend le vol, il montre au bout du compte une maîtrise comparable à celle des tireurs à l'arc Zen qui s'identifient si bien à l'arme et à la cible que leurs flèches atteignent cette cible d'elles-mêmes, sans qu'ils la visent. (Souvent les phrases de Léonard s'apparentent d'ailleurs, étrangement, à des koans, ces interpellations par lesquelles le bouddhisme japonais provoque l'« éveil » ; ainsi, lorsqu'il écrit que « Le soleil ne voit jamais d'ombre » ou qu'il se demande : « La lune, dense et grave — comment est-elle, la lune 15 ? », on songe moins à des problèmes de perspective et d'astronomie qu'à quelque déconcertante énigme orientale.)
 

Léonard a des recettes pour tout ; il indique même comment stimuler l'imagination. En s'excusant presque, tant cela lui paraît « mesquin et ridicule », il conseille « pour exciter l'esprit à diverses inventions » (invention est un mot qu'on rencontre souvent dans ses écrits) de contempler les murs « souillés de taches informes » ou faits de pierres bigarrées : on y trouve des paysages de montagne, des arbres, des batailles, « des figures aux gestes vifs », des visages et « des costumes étranges ». Les taches colorées des murs, ou les nuages du ciel, ajoute-t-il, sont comme le carillon des cloches « qui contient tous les sons et les mots que tu voudras imaginer ». (André Chastel note que dans les années 20 de notre siècle Max Ernst découvrit la technique surréaliste des frottages dans cette « leçon de Léonard16 ».)
 

« Personne, certainement, ne préférerait perdre l'ouïe et l'odorat que la vue. »
Léonard dit encore : « Perdre la vue, c'est être privé de la beauté de l'univers et ressembler à un homme enfermé vivant dans une sépulture... Ne vois-tu pas que l' œil embrasse la beauté du monde entier ? »
Léonard explique longuement, parfois avec des arguments spécieux, pourquoi la vue constitue le plus important de nos sens, « le meilleur et le plus noble », et, par voie de conséquence, pourquoi la peinture, « science divine », loin d'être une « activité mécanique », prédomine sur tous les autres arts.
« Par son fondement, qui est le dessin, dit-il, elle est indispensable à l'architecte, au sculpteur, au potier comme à l'orfèvre, au tisserand ou au brodeur » : elle leur apprend la beauté, l'harmonie plastique ; elle a inventé les caractères qui nous permettent d'écrire ; « elle a donné les chiffres aux arithméticiens ; elle a appris aux géomètres le tracé des figures ; elle a instruit opticiens (prospettivi), astronomes, dessinateurs de machines et ingénieurs ».
Le dessin est l'instrument premier de toute science ; et son prolongement, la peinture, ou connaissance par les formes, touche mieux à la vérité que la philosophie même, car, affirme Léonard, l'œil se trompe moins que l'esprit : perchè l'occhio meno s'inganna17.
Comme une sorte d'introduction à un grand traité de la peinture, il s'amuse à mettre en parallèle (paragone) les différents arts — c'est un thème de discussion à la mode, à la fin du xve siècle. La peinture vaut-elle mieux que les belles-lettres, que la poésie, cette « peinture aveugle » ? Oui, répond catégoriquement Léonard : « Si le poète décrit les beautés d'une dame à son amant, et que le peintre fasse son portrait, tu verras de quel côté la nature incline le juge amoureux. » Vaut-elle mieux que la musique ? Assurément oui. La musique, pourtant créatrice d'harmonies, n'est que « la sœur cadette de la peinture » ; comme les sons ne durent pas, elle meurt dans l'instant où elle s'exprime ; et elle s'épuise dans la répétition — qui la rend « méprisable et vile ». La sculpture ? Rien ne se conserve plus longtemps qu'un marbre ou un bronze. Cependant la sculpture se contente essentiellement de volumes et son « discours sommaire » ne saurait rivaliser avec celui de la peinture, « chose miraculeuse », autrement intellectuelle, qui s'appuie sur dix principes, « à savoir : lumière, ténèbres, couleurs, volumes, figure, emplacement, distance, proximité, mouvement et repos », de sorte qu'il n'est rien qu'elle ne puisse représenter. Et puis la sculpture est un art manuel qui épuise et salit terriblement : le sculpteur, soufflant et suant, a le visage tout enfariné de poussière de marbre, pareil à celui d'un boulanger ; on dirait qu'il a neigé sur lui ; son logis est sale, plein de débris de pierre18 ; tandis que le peintre, tout au contraire, « assis très à l'aise devant son œuvre, élégamment vêtu, remuant un pinceau léger dans des couleurs agréables, [...] habite une demeure très propre, et il se fait souvent accompagner par la musique ou la lecture d'œuvres belles et variées qu'il écoute avec beaucoup de plaisir, sans être gêné par le bruit des marteaux ou par d'autres fracas ».
Ces polémiques enjouées dans lesquelles s'attarde Léonard, tout en énonçant les buts profonds assignés par lui à la peinture (qui ne doit plus être simple illustration ou représentation), traduisent surtout un désir ardent d'élever cet art, trop longtemps jugé inférieur, artisanal, au niveau des sept arts libéraux — de prouver que la peinture, cosa mentale, maggior discorso mentale, fondée sur l'étude des phénomènes naturels, mérite d'être considérée comme une science — une science qualitative, c'est-à-dire soucieuse de beauté, capable de saisir et de refléter « l'ornement du monde ». On voit, d'ailleurs, lorsqu'il se décrit dans son atelier, qu'il entend afficher, par son mode de vie, par son comportement même, qu'il exerce une profession des plus honorables.
Léonard, se montrant dans une atmosphère luxueuse et raffinée, fait un portrait de l'artiste en grand seigneur. Il sort de son rang, avant Titien ou Rubens19 ; il revendique une position sociale à laquelle aucun de ses confrères n'a encore osé prétendre ; c'est là une nouveauté inouïe. Elle frappe ses contemporains ; elle étonne et emplit d'admiration la génération de Vasari, comme les suivantes, jusqu'au XIXe siècle. Vasari (qui s'appuie le plus souvent sur des témoignages directs), évoquant le fameux sourire de la Joconde, confirme que le Vinci s'entoure, durant les séances de pose, de musiciens, de chanteurs et de bouffons — tel un prince. Par la suite, lorsque les peintres voudront représenter Léonard au travail, ils reprendront toujours cette image : il le feront, somptueusement vêtu, dans un atelier plein de beaux meubles, comme dans un salon littéraire ou mondain, et au centre d'une véritable cour ; ainsi Bertini, dans un tableau qui était à Milan20.
 
A partir de 1490, les recherches de Léonard semblent progresser en spirale : on dirait qu'elles s'ordonnent, qu'elles obéissent désormais à une certaine logique, sinon à un plan. Tout en travaillant au cheval et à l'organisation de fêtes, il veut comprendre, par exemple, le fonctionnement de l'œil, « fenêtre de l'âme », son outil essentiel, et, de là, le mécanisme de la vision, la nature de la lumière, la façon dont les astres réfléchissent ou produisent cette lumière ; cela l'amène à considérer les mouvements de l'eau, puis la propagation des sons, comme il aperçoit des analogies entre les ondes sonores, les vagues à la surface d'un lac et les rayons du soleil ; il fait alors des expériences avec une chambre noire, d'autres avec les ombres, et ainsi retourne, mais sur un nouveau plan, à des problèmes picturaux...
On ne sait pas toujours s'il faut parler à son sujet de découvertes rationnelles ou d'intuitions fulgurantes. Ses procédés comme ses formulations, souvent, ne sont guère orthodoxes. Il n'en reste pas moins qu'on est comme ébloui à la lecture de ses carnets. Alors que son époque croit, par exemple, à la suite des philosophes grecs, que la vision se forme grâce à des sortes de particules (spezie) projetées par l'œil, Léonard comprend que l'œil n'émet rien mais reçoit les rayons lumineux. Etudiant l'anatomie de l'œil, il découvre le cristallin, il distingue la vision périphérique de la vision centrale, il aperçoit que l'œil enregistre une image inversée21. Il entrevoit la cause de la presbytie (dont il souffre peut-être) et propose une sorte de lentille de contact22 (qu'il serait bien en peine de tailler). Il trouve, le premier, le principe de la vision stéréoscopique — de la perception du relief. Il a l'idée que la lumière se déplace (alors que son siècle estime qu'elle emplit le monde instantanément) et tente (peut-être) de calculer sa vitesse. Pour expliquer sa propagation, il parle de tremore (tremblement), là où nous disons aujourd'hui « oscillation ». Un siècle avant Fermat, s'appuyant sur Aristote, il énonce cette loi fondamentale : « Chaque phénomène naturel se produit par les voies les plus courtes23. » Certaines de ses expériences anticipent le photomètre de Rumford24. Il explique jusqu'au bleu du ciel : « Je dis que l'azur que l'air nous fait voir n'est pas sa couleur propre, mais que cette couleur vient de l'humidité chaude, évaporée en minuscules et insaisissables parcelles qui, étant frappées par la lumière du soleil, deviennent lumineuses au-dessous de l'obscurité des immenses ténèbres qui les coiffent comme un couvercle25... » Comment devine-t-il la nuit infinie au-delà de notre atmosphère ?
Je n'ai fait que survoler ici les travaux d'optique de Léonard. Il faudrait les examiner en détail, ainsi que ses travaux d'acoustique, ceux sur l'eau, le mouvement, les percussions, la force et la pesanteur qui les accompagnent ; ou encore ses travaux de géologie, de botanique, de phonétique générale... L'impression ne se démentirait à aucun instant d'un génie prodigieux qui par ses « découvertes » semble incroyablement — presque anormalement — en avance sur son temps (Merejkovski le compare à « un homme qui se réveille trop tôt, alors qu'il fait encore obscur et que tout le monde dort »). La science, après s'être longtemps ébahie, hésite pourtant aujourd'hui sur la valeur exacte qu'on doit accorder à ces découvertes — ou embryons de découverte.
Parfois celles-ci tiennent en une ligne ; lorsqu'il écrit : « Là où ne vit pas la flamme ne peut vivre aucun animal qui respire26 », il semble toucher à la chimie moderne — mais il reprend peut-être une constatation courante (un mineur de fond pourrait la formuler) ; qu'on ne se leurre pas : il ignore totalement ce qu'est l'oxygène ; Léonard annonce Lavoisier, il ne saute pas les siècles qui l'en séparent. Pareillement, il aperçoit les lois de la réfraction — mais ne les énonce pas, ne sachant pas assez de trigonométrie. Il s'intéresse aux propriétés de la vapeur d'eau ; il est très loin de la machine à vapeur. Il paraît avoir inventé la lunette d'approche cent ans avant Galilée ; il écrit : « Fais des verres pour voir la lune grande27 » ; il assemble des lentilles ; mais, même s'il construit l'instrument (ce dont je doute), il n'en tire pas parti : celui qu'il conçoit est trop rudimentaire pour révolutionner l'astronomie ; Léonard ne soupçonnera jamais, apparemment, que les planètes tourne autour du soleil28.
L'histoire des sciences, à travers laquelle nous appréhendons ses découvertes, fausse souvent, dans un sens comme dans l'autre, notre appréciation de la science de Léonard. Il faut être très prudent ; je n'entrerai pas dans le débat : personnellement, je suis tout autant émerveillé par les innombrables résultats auxquels Léonard aboutit (quelque limite qu'on leur donne) que par son extraordinaire besoin de comprendre, par la volonté obstinée qui le pousse sans répit dans tant de recherches, lui faisant poser des questions que nul n'a posées avant lui, par le fait enfin que cet autodidacte, disposant de moyens dérisoires, explorant l'univers à ses heures perdues, comme pour passer le temps, réussit au bout du compte, principalement grâce à des analogies, des correspondances, à élaborer une théorie générale du monde — solide, puissante, cohérente. Il dit lui-même, citant Aristote : « L'homme mérite la louange ou le blâme uniquement en considération de ce qu'il est en son pouvoir de faire ou ne pas faire29. »
Nous nous sommes tous amusés, un jour ou l'autre, à lancer des pierres dans l'eau. Lequel d'entre nous, cependant, a su voir que deux cailloux lancés loin l'un de l'autre sur une étendue d'eau plate produisent deux séries de cercles concentriques qui, en s'élargissant, se rencontrent et s'incorporent les uns aux autres sans se briser — et s'en étonner, puis en déduire quelque chose ? Léonard observe que l'eau, qui semble alors se mouvoir, ne se déplace pas en réalité ; ce sont plutôt, dit-il, « des sortes de petites blessures qui, en s'ouvrant et se refermant subitement, lui impriment une certaine réaction qui tient plus du tremblement que du mouvement » ; si les séries de cercles ne se brisent pas en se croisant, c'est que « l'eau est homogène dans toutes ses parcelles et que cette sorte de tremblement est transmise à ses parcelles, sans qu'elle-même se déplace ». Ayant ainsi défini le principe des ondes, Léonard pressent que le son et la lumière se propagent dans l'air de la même façon30. Qu'importe si par la suite il se fourvoie ?
La nature est son laboratoire ; il constitue lui-même son instrument d'investigation le plus perfectionné. Ouvrez les yeux, dit-il, il suffit de bien voir pour comprendre.
Il examine le creux des roches, le gravier que roulent les rivières, le limon et la vase. Des coquillages, des débris d'algues qu'il aperçoit dans les sédiments montagneux lui révèlent que les océans recouvraient autrefois la terre31. Il parvient aux conclusions les plus stupéfiantes avec des bouts de chandelle, le chas d'une aiguille, un entonnoir, un seau, une boîte de métal. Un globe de verre empli d'eau lui sert de lentille convergente. C'est en promenant devant l'écran d'un mur blanc une feuille de papier percée d'un trou minuscule qu'il définit la trajectoire des rayons lumineux. Une braise agitée dans la pénombre, paraissant tracer une ligne de feu, ou un couteau fiché dans une table et qui vibre, donnant l'illusion de deux couteaux, lui indiquent que l'œil différencie mal les images qui se succèdent très rapidement ; il note le phénomène plusieurs fois ; une corde de lùth, lorsqu'elle oscille, remarque-t-il, semble aussi se dédoubler ; l'œil n'assimile pas immédiatement les impressions visuelles — n'est-ce pas une nouvelle preuve qu'il a un rôle purement réceptif et que la lumière se déplace vers lui à une très grande vitesse 32 ?
 
Les premiers carnets de Léonard, commencés à son arrivée à Milan, traitaient essentiellement de machines : ils nous montrent les progrès de l'ingénieur. Ce n'est que peu à peu, en partie grâce à la fréquentation des universitaires de Pavie, que l'ingénieur s'est mué en savant : l'approfondissement de problèmes techniques l'a entraîné dans une analyse méthodique du mouvement, des éléments, etc. ; l'artiste y a trouvé son compte ; il en est venu à tout remettre en question, à mesure que lui sont apparues les carences et les méprises de la science traditionnelle : tant de choses, dit-il orgueilleusement à plusieurs reprises, « que l'expérience permet à chacun de comprendre clairement et de saisir, sont restées pendant des siècles ignorées ou mal interprétées33 ! » Lui-même, souvent, semble se contredire : il part en fait de l'opinion courante, il veut en vérifier le bien-fondé, l'expérience lui démontre une opinion contraire, il retente l'expérience dix fois, ayant besoin de preuves inattaquables, avant d'oser une affirmation personnelle ; comme la plupart du temps il inscrit sans ordre, sur le premier bout de papier venu, les résultats de ses travaux, qu'il a ensuite rarement le loisir ou la patience de classer, on peine à identifier ses conclusions ultimes.
Il part en réalité de presque rien. On se souvient qu'il n'a fréquenté aucune université — il n'a pas fait, dirions-nous, d'« études secondaires » ; il n'a même pas suivi toujours l'apprentissage requis (ainsi, en architecture). Il a glané son savoir au gré de rencontres, en observant, donc, en lisant, en interrogeant. Bien vite il a aperçu cependant qu'il n'irait pas loin s'il n'élargissait et ne consolidait ses bases et, quelles que soient les vertus de l'œil et du dessin, s'il n'appréhendait les choses par l'écrit, s'il n'était capable aussi de les fixer, correctement, au moyen de mots : le monde appartient à ceux qui savent l'énoncer.
Vers 1490, à trente-sept, trente-huit ans, il s'est mis pour cette raison à la composition d'une sorte de grand lexique : il a empli avec application des pages et des pages de mots variés. On en dénombre en tout près de neuf mille dans un de ses carnets (le Codex Trivulcien), disposés par lui en colonnes compactes. Il s'agit en général de vocables savants, ou étranges, ou forgés ; mais on est surpris de trouver aussi parmi eux des termes populaires. Une seule fois, sur quatre pages, les mots apparaissent dans l'ordre alphabétique, accompagnés d'une brève définition. Ainsi :
ardu : difficile et pénible
alpin : là où sont les Alpes
archimandrite : le chef du groupe
ambition : mettre en avant avec rivalité et présomption
[...]
syllogisme : façon de parler douteuse
sophisme : façon de parler confuse
schisme : division
stipendio : la paie des soldats34...
 
Le plus souvent, les mots se succèdent sans continuité logique ni explication, de sorte que certains auteurs (tel Stites, à qui Léonard fait l'impression d'un homme en analyse35 les ont interrogés longuement selon le principe freudien des libres associations. Il faut avouer que c'est assez tentant : en tête de la première de ces listes on lit, par exemple, dans la colonne de droite, par laquelle Léonard a commencé, puisqu'il écrit à l'envers :
suspecter
proposer
suspect
public
conseil
sentiment
sage...
 

Doit-on y voir un nouvel indice de sa manie de la persécution et du secret ? On lit encore, sur le même feuillet :
fixé
enraciné
trouvé
plaisir
union
opération
introduit
renoncer36 ...
 
Cela pourrait trahir sa sexualité envahissante et torturée. Serait-ce aussi qu'il aurait eu l'idée du procédé pour se sonder lui-même ? Il semble cependant (ce qui n'invalide nullement l'examen psychanalytique qu'on peut en faire) qu'il ait copié ces mots au fur et à mesure qu'il les rencontrait dans ses lectures : chaque fois qu'il tombait dans un livre sur un terme peu usité, ou qui l'intriguait, ou qui lui paraissait utile, il l'engrangeait systématiquement dans son lexique, pour ne pas l'oublier. Bientôt il peut déclarer fièrement : « Je possède tant de mots dans ma langue maternelle que je devrais plutôt me plaindre de mal comprendre les choses que de manquer de termes capables de me permettre d'exprimer justement mes pensées37. »
Le nombre de ses lectures augmente de façon symptomatique à partir des années 90. Léonard fait diverses allusions dans ses carnets aux auteurs qu'il fréquente. Possédé par la manie des listes, il inventorie surtout sa bibliothèque personnelle à deux reprises, vers 1497, puis vers 150538. On connaît ainsi les titres de plus de cent soixante-dix ouvrages lus par lui. Cela va de la Bible au Grand Albert, en passant par les Métamorphoses d'Ovide, l'Architecture d'Alberti, différents traités de mathématiques, une Réthorique, une Chiromancie, une Chronique de saint Isidore, un précis de chirurgie, une plaquette sur l'urine, les Décades de Tite-Live, un Art de la Mémoire, les Sonnets de Burchiello, l'Histoire naturelle de Pline, la Physique d'Aristote, une très moyenâgeuse Fior di Virtù et plusieurs recueils de fables qu'il doit apprécier particulièrement puisqu'il leur emprunte des pages entières39 ...
Le premier feuillet du Codex Trivulcien porte ces mots (inscrits entre une addition et des caricatures) qui soulignent comme un douloureux soupir l'appétit, la boulimie de culture de cet homme qui se prétend « sans lettres » mais possède plus de volumes que beaucoup d'érudits de son temps : « Ammianus Marcellinus dit que sept cent mille livres ont été brûlés durant la conquête d'Alexandrie, à l'époque de Jules César. »
De nombreux traités scientifiques hérités de l'Antiquité, qui l'intéressent au premier chef, ne sont toutefois pas toujours disponibles en vulgaire (en italien) — quand ils n'existent pas en manuscrit uniquement, comme la traduction latine du Traité des corps flottants d'Archimède, que Léonard va chercher à se procurer durant des années40.
A quarante ans passés, pour poursuivre ses études, le Vinci apprend donc le latin. Il inaugure un tout petit carnet (le très émouvant manuscrit H) en conjuguant comme un lycéen : amo, amas, amat... Il a sûrement des notions déjà de la langue de Cicéron ; mais assez vagues : lorsqu'il tente jusque-là de traduire lui-même les phrases les plus simples, il s'enferre dans des contresens, sinon pis : Caelidonium auctores vocant ipsi falcastrum lui paraît signifier : « Celidonio appelle auctores une arme recourbée en croissant41. »
Les conjugaisons, les déclinaisons, puis la grammaire (il recopie presque en entier celle de Niccolo Perotti) et le vocabulaire latin (qu'il tire de Luigi Pulci). De nouveaux vocables grossissent de la sorte son lexique. Enfin il peut aborder seul, sans se faire aider par un ami lettré comme par le passé, la science des Anciens.
 

Léonard lit la plume à la main. Il recueille du vocabulaire ; il recopie surtout, souvent presque mot pour mot, de longs passages des ouvrages qui l'intéressent ; comme il a la lecture critique et imaginative, il commente ce qu'il note et dessine en regard les choses qu'il conçoit à mesure.
Etudiant le De re militari de Roberto Valturio (composé vers 1450, publié en 1472, réédité en 1483), il y relève des noms savants d'armes compliquées, il en reprend des illustrations qu'il affine (ce sont des bois naïvement gravés) et les armes qu'il reproduit — en les améliorant, en les modifiant selon sa fantaisie — lui en inspirent de nouvelles dont il vend peut-être les croquis aux armuriers de Milan. C'est dans l'ordre des choses : Valturio a lui-même considérablement emprunté à Taccola (surnommé « l'Archimède siennois »), à l'Allemand Konrad Keyser, à Végèce, écrivain latin du IVe siècle.
L'étonnant char d'assaut42 en forme de soucoupe volante de Léonard, dont les quatre roues sont mues à la manivelle, doit beaucoup par exemple à différents engins conçus par ses prédécesseurs (à celui de Guy de Vigevano, entre autres, mû par des moulins à vent). Qu'on mette pourtant côte à côte l'impeccable dessin de Léonard et les schémas rudimentaires de ses devanciers, la différence saute aux yeux : tandis que le char de l'un, clair, précis, figuré en relief, en coupe et en mouvement, paraît avoir une existence très réelle et une fonction évidente, les autres semblent d'improbables constructions médiévales : quoiqu'ils soient tous très proches dans leur principe, on a l'impression de comparer une technologie hautement sophistiquée à une technologie balbutiante. Lorsqu'il perfectionne ensuite son char automobile, le dotant d'un « moteur » à ressorts, d'un système différentiel à la transmission, ou qu'il cherche à réduire pour chaque pièce les résistances dues au frottement43, Léonard s'élève bien au-dessus des ingénieurs de son siècle. En vérité, son graphisme nerveux, savant, servi par un sens inouï de la mise en page, ce style instinctif qui visualise à merveille la pensée, si impressionnant que nos modernes publicitaires ne se lassent pas de l'imiter, fait souvent illusion.
En même temps, son rendu tridimensionnel, la clarté et la précision de ses démonstrations schématiques (qui peuvent tenir lieu d'expérience), l'attention inusitée qu'il porte aux détails, en « disséquant » ses machines, en montrant un mécanisme sous divers angles, en coupe, en vue éclatée, pièce par pièce (il étudie les composantes d'un mécanisme, de la même façon qu'il a appris les visages, en commençant par leurs parties : l'œil, le nez, etc.), constitue en soi une invention majeure : on ne fera guère mieux avant l'apparition du dessin assisté par ordinateur ; Léonard peut copier un engin existant, il innove déjà par la manière dont il le représente.
Divers érudits44 se sont efforcés de faire la part dans ses carnets, comme il ne donne presque jamais ses sources, des emprunts (littéraires, techniques et scientifiques) et des conceptions originales auxquelles ceux-ci sont inextricablement mêlés ; ils ont montré que telle phrase que l'on croyait sienne n'est que la transcription d'un passage de Pline ou d'Esope, que telle « découverte » vient en réalité de Peckham ou d'al-Hasan, que telle « invention » est une chose familière à ses contemporains. Mais, pour juger des milliers de pages qu'il a laissées, il faudrait posséder à fond toute la culture de son époque, lire tout ce qu'il a lu, examiner par le menu tout ce qu'il a pu voir, tout ce dont il a dû entendre parler ; puis, dans un deuxième temps, chercher ce que son temps a connu de ses travaux, trouver quelles applications leur ont été données, entre quelles mains sont ensuite passés ses écrits : Vasari n'ignore pas, par exemple, que Léonard « a dessiné des moulins, des foulons, des machines fonctionnant par l'action de l'eau » et d'autres destinées à « soulever des poids énormes » ; ces machines ont naturellement disparu : comment mesurer dans ces conditions le rayonnement — et l'importance, la nouveauté — des découvertes et inventions de Léonard ?
On peut être déçu de trouver que son scaphandre et ses gants palmés existent déjà chez Archimède ou Alberti, et que son navire sous-marin rejoint celui que Cesariano (élève de Bramante) expérimente dans les fossés du château Sforza. On peut en revanche songer — avec soulagement — que Léonard ne fait que copier un texte qui l'amuse par sa naïveté, quand il écrit : « Les hommes nés dans les pays chauds aiment la nuit parce qu'elle leur apporte la fraîcheur, et ils haïssent la lumière du soleil qui les échauffe. Voilà pourquoi ils sont de la couleur de la nuit, c'est-à-dire noirs ; et dans les pays froids, c'est l'opposé45. »
Sa contribution au progrès technique s'est dissoute dans le flot des progrès effectués à son époque. Mais nombre d'inventions (ou perfectionnements) spectaculaires ne sauraient lui être retirées, en particulier ses machines textiles (qui lui semblent des inventions plus utiles, profitables et parfaites que la presse à imprimer) : machines à filer à fuseau à ailettes, à tisser, à tordre le chanvre, à tondre les bonnets, à fabriquer des aiguilles... Il est incontestablement mécanicien de génie — et c'est un génie prophétique, qui anticipe l'ère industrielle, en ce sens au moins que ses « machines » (au nombre desquelles il faut inclure les outils, instruments de musique et armes) visent à une automatisation systématique.
Enfin, de quelque façon qu'on la réduise, qu'on en expose les limites et qu'on en restreigne l'originalité en l'inscrivant dans un contexte, l'œuvre technique et scientifique de Léonard ne perd pas pour autant son caractère exceptionnel ni sa grandeur qui résident, par-dessus tout, dans l'intention, dans le dessein et la volonté qui la sous-tendent : à partir de 1490, visiblement, Léonard tente d'assimiler et d'inventorier avec rigueur (selon ce qu'il nomme « mes principes mathématiques ») la totalité du savoir humain, en le structurant, en le corrigeant au besoin, en l'élargissant si possible.
Désir irraisonné, et déraisonnable s'il en est (il le dit46 ; mais guère plus, somme toute, que de vouloir rendre compte aujourd'hui de l'existence qui a donné naissance à ce désir et que ce désir a ensuite déterminée.
Un tel projet ne se forme pas en un jour ; il a dû s'imposer peu à peu, à mesure que Léonard développait ses connaissances.
Léonard écrit avec une modestie feinte, qui cache beaucoup d'ironie : « Voyant que je ne puis choisir une matière particulièrement utile ou plaisante, parce que les hommes nés avant moi ont pris pour eux tous les thèmes utiles et nécessaires, je ferai comme celui qui, par pauvreté, arrive le dernier à la foire et, ne pouvant se fournir à sa guise, se contente de ce que les autres ont déjà vu et n'ont pas pris, et qu'ils ont refusé en raison de son peu de valeur. Je chargerai alors mon humble bagage de cette marchandise dédaignée, méprisée, refusée par de nombreux acheteurs, et j'irai la distribuer, non par les grandes villes mais par les pauvres bourgs, en recevant le prix de la chose que j'offre47. » Flaubert aurait pu mettre ces mots dans la bouche de ses infatigables copistes, Bouvard et Pécuchet.
Léonard explore d'abord, indistinctement, des domaines restreints ; il défriche, il exploite avec ardeur des terres de plus en plus étendues, fertiles et nombreuses ; il y découvre que la terre est une, à la ressemblance de l'homme, et que tout se tient48 ; il aperçoit bientôt qu'il emmagasine dans ses carnets la plus riche des moissons — mais à quelle fin ?
Emule d'Alberti, grand lecteur d'Aristote et de Dante (dont la Comédie, sorte de catalogue poétique, renferme toute la culture d'une époque), Léonard envisage de mettre en forme son acquis : de donner au monde à son tour, sous l'aspect de traités, une manière de « comédie », d'encyclopédie universelle. Le souhait qu'il émet à plusieurs reprises de classer ses notes, de les arranger pour en préparer la publication, révèle l'entreprise. « Quand tu mettras ensemble, dit-il, la science des mouvements de l'eau49... » Ou encore, de façon très imagée : « L'ordre de ton livre doit suivre ce plan : d'abord les poutres simples, puis celles soutenues par en dessous, puis partiellement suspendues, puis entièrement. Puis les poutres qui soutiennent d'autres poids50. » Il prévoit un ordre cohérent pour ses traités mêmes : « Le livre de la science de la mécanique doit précéder le livre des inventions utiles. Fais relier tes livres d'anatomie51. »
Certains jours, quoiqu'il s'en défende, il rêve sans doute de trouver la loi unique qui régit les lois de l'univers. Il écrit déjà : « Le mouvement est le principe de toute vie52 », et il établit que tout phénomène physique dépend de quatre puissances (potenze) — à savoir : mouvement, poids, force et percussion53.
Ce désir insensé de pénétrer et d'exposer dans son intégralité tout le savoir possible concorde en fait avec les aspirations du peintre — du peintre qui « représente fictivement une infinité de formes, d'animaux, herbes, plantes et lieux », qui, dans l'espace exigu de ses tableaux, enferme toutes les images de l'univers et qui, seul, « dispute et rivalise avec la nature » : l'homme de science aspire à la même universalité que l'artiste — de qui il ne se dissocie en vérité à aucun moment.
Le peintre, dit Léonard, est « maître de tout individu et toute chose ». S'il veut voir « des beautés capables de lui inspirer de l'amour, il a la faculté de les créer, et s'il veut voir des choses monstrueuses, afin d'effrayer, ou bouffonnes, pour faire rire, ou encore capables de susciter la pitié, il est leur maître et dieu ». Il a le pouvoir de créer des paysages idylliques, d'immenses montagnes, des océans en furie et jusqu'à des formes fictives, des êtres que la nature ignore : « Le caractère divin de la peinture, déclare Léonard, fait que l'esprit du peintre se transforme en une image de l'esprit de Dieu. »
Vasari accuse Léonard d'hérésie, de ne dépendre d'aucune religion, de mettre plus haut « le savoir scientifique que la foi chrétienne ». Il pourrait avant toute chose l'accuser du péché d'orgueil, sinon de blasphème : à la fin des années 1490, Léonard, qui songe de plus en plus sérieusement à s'élever dans les airs à la façon d'un oiseau et à évoluer sous l'eau tel un poisson, se mesure au Tout-Puissant, comme le Titan Prométhée, père de la civilisation et bienfaiteur de l'humanité, défia Zeus.
 

Léonard méprise les simagrées des prêtres qui « proposent des mots, reçoivent de grandes richesses et dispensent le paradis » ; « nombreux sont ceux, écrit-il, qui font commerce de supercherie et miracles simulés, dupant la multitude insensée ; et si personne ne dénonçait leurs subterfuges, ils en imposeraient à tous54. »
Du commerce des objets de piété, il dit : « Je vois le Christ de nouveau vendu et crucifié, et ses saints martyrisés55. » Il s'élève contre la vente des indulgences ; il critique la pompe outrancière des églises, l'obligation de se confesser, le culte des saints ; il raille les prélats inutiles qui prétendent « se rendre agréables à Dieu » en paressant à longueur d'année dans de somptueuses demeures56. Les germes de la Réforme se développent presque partout en Europe : de tels propos sont alors monnaie courante dans les milieux intellectuels ; ceux-là paraissent modérés en regard des imprécations lancées en chaire (et publiées) par l'irréductible Savonarole.
L'anticléricalisme flagrant de Léonard ne débouche nullement sur des positions athées. Léonard croit en Dieu — en un Dieu peu chrétien, il est vrai, venu du théologien allemand Nicolas de Cuse ou d'Aristote, et qui annonce celui de Spinoza : il le découvre dans la beauté miraculeuse de la lumière, dans le mouvement harmonieux des planètes, dans l'arrangement savant des muscles et des nerfs à l'intérieur des corps, dans cet indicible chef-d'œuvre qu'est l'âme. Il serait presque jaloux du Créateur qu'il appelle primo motore : l'inventeur de toute chose lui paraît bien meilleur architecte et mécanicien qu'il sera jamais...
« O admirable nécessité ! s'écrie-t-il, parlant du globe occulaire. [...] O action puissante ! Quel esprit pourra pénétrer ta nature ? Quelle langue saura exprimer cette merveille ? Aucune, certes. C'est là que le discours humain se tourne vers la contemplation du divin. » Cet émerveillement dicte d'ailleurs sa morale, fondée sur un unique axiome : respecter ce qui vit ; je n'en connais pas de plus sage.
La peinture, dit-il encore (ou la science, à son idée), fille des choses visibles, est « petite-fille de la nature et parente de Dieu ». Doit-on voir dans son perpétuel besoin de tout unir par des liens de parenté — la musique est sœur cadette de la peinture, la flamme est mère des métaux, la vérité est fille du temps, de l'expérience, etc. — un nouvel indice du traumatisme causé par sa naissance irrégulière ? En quête d'une famille, Léonard se rattache à la nature entière, il imagine pour son art un arbre généalogique qui le fait descendre en droite ligne du Créateur : niant ses origines terrestres, sa cosmologie personnelle l'institue légataire de l'univers, hors de la société humaine, il se sent partout chez lui, d'où la multiplicité légitime de ses recherches.)
Léonard ne pratique pas, sans doute ; ou plutôt il pratique à sa manière : son art, dépourvu d'or et d'azur, comme il aimerait que soit l'Eglise (sa volonté de supprimer les nimbes, par exemple, révèle des intentions réformatrices), demeure jusqu'au bout essentiellement religieux : même dans un sujet profane, Léonard célèbre à la façon d'une messe l'œuvre sublime du Tout-Puissant, qu'il s'efforce de comprendre et refléter.
Léonard a déjà fait de nombreuses Vierges : une Annonciation, une Epiphanie, différentes Vierges à l'Enfant ; il n'a encore jamais représenté Jésus adulte. En 1495, comme la situation politique se stabilise (provisoirement), Ludovic le More lui commande une Cène, moment décisif de la Passion, qui va lui donner l'occasion de mettre en application les théories picturales (et, d'une certaine façon, scientifiques) auxquelles il est parvenu, autant que d'exprimer plus profondément son sentiment religieux.
La Cène orne toujours le réfectoire de Santa Maria delle Grazie, à Milan ; c'est la seule œuvre de Léonard qu'on puisse admirer in situ. Les archives du couvent ont été détruites, mais nous savons que ce monastère dominicain a les faveurs du duc Ludovic : il vient souvent s'y recueillir, il veut y être enterré avec son épouse, Béatrice, et leur descendance. Il a fait raser le choeur et l'abside de l'église (commencée par Guiniforte Solari, architecte du Dôme, vers 1465) et a confié à Bramante l'agrandissement et l'achèvement de l'édifice. En 1495, la tribune, sorte de vaste cube supportant une coupole à seize pans, est encore en travaux ; elle ne sera terminée que deux ans plus tard.
Parallèlement, le More fait aussi embellir le couvent contigu. Il a déjà demandé à un peintre lombard, Montorfano, une Crucifixion pour le mur septentrional du réfectoire. Il attribue à Léonard la paroi, large de 8,80 m, qui lui fait face57.
Le Cénacle, comme nous disons parfois, l'Ultima Cena, le dernier repas que Jésus prit avec ses apôtres — au cours duquel il institua la communion —, décore traditionnellement le réfectoire des couvents : à la table terrestre des moines correspond ainsi la table sacrée ; le monde temporel rejoint l'éternel ; de sorte que se réalise la parole de Jésus : « Je demeurerai au milieu de vous. » Un jeu de reflets ne peut que séduire le Vinci. Selon Goethe, il prendrait pour modèle la table à tréteaux des moines, leur nappe même, « avec ses plis marqués, ses rayures ouvragées et ses franges », et les assiettes, les plats et les verres dont ils se servent ordinairement58. Léonard va faire surtout que l'espace fictif de sa peinture prolonge l'espace réel de la salle. Utilisant toutes les ressources de la perspective — de la perspective théâtrale, car, comme sur une scène, il dresse une architecture trompeuse, de façon à augmenter l'impression de profondeur59 — il va élaborer la composition la plus savante, la plus aboutie sûrement de l'histoire de l'art. Significativement, ses premières études pour la Cène apparaissent parmi des travaux de géométrie : sur une page où il montre comment construire un octogone à partir d'un cercle60 — c'est le cercle délimité par la voûte et le sol61 du réfectoire qui commande secrètement l'ordonnance de la grande peinture rectangulaire : son centre donne le point de fuite (le point de convergence des lignes parallèles) et l'emplacement de la tête du Christ ; Léonard honore d'abord un Dieu euclidien, dont le mystère se célèbre à l'aide de la règle et du compas.
L'instant du Dernier Repas qu'il choisit de représenter n'est pas celui où Jésus institue l'Eucharistie (quoique le pain et le vin figurent devant lui), mais celui où il annonce à ses disciples que l'un d'eux le trahira.
« Le soir venu, lit-on dans l'Evangile de saint Matthieu, il se trouvait à table avec les Douze. Et, tandis qu'ils mangeaient, il dit : " En vérité, je vous le dis, l'un de vous me livrera. " Vivement attristés, ils se mirent chacun à lui demander : " Serait-ce moi, Seigneur ? " Il répondit : " Quelqu'un qui a plongé avec moi la main dans le plat, voilà celui qui va me livrer. " »
La peinture, écrit Léonard, est une « poésie muette ». Il s'agit pour lui de transposer d'abord les Ecritures, de rendre le récit — le drame — par les gestes, les attitudes, les physionomies des acteurs.
Il règle leur « jeu » à la façon d'un metteur en scène. Il note les noms des apôtres ; il distribue les « rôles ». « L'un, qui buvait, prévoit-il dans un carnet, a posé son verre et tourné la tête vers celui qui parle. Un autre, entrelaçant les doigts de ses mains, se tourne, les sourcils froncés, vers son compagnon. Un autre, les mains ouvertes, montrant ses paumes, remonte les épaules vers les oreilles, bouche bée de stupeur. Un autre parle à l'oreille de son voisin qui se tourne vers lui et tend l'oreille, tenant d'une main un couteau et de l'autre un pain à moitié coupé62. » Etc.
Importance primordiale de l'oreille, de la bouche : la parole suscite et véhicule l'« action », tandis que les mains traduisent et soulignent les paroles échangées, les réactions.
On « lit » ainsi dans l'œuvre la surprise, l'incrédulité, l'effroi, la colère, la dénégation, la suspicion : lequel des disciples a trahi ? Thomas, le sceptique, met naturellement en doute la phrase de son maître ; Philippe s'est levé, bouleversé par les conséquences prévisibles de cette trahison ; Barthélemy aussi a bondi de son siège, il questionne Simon, qui indique qu'il ne sait rien. Ceux-là s'interrogent et s'affolent ; ceux-là s'indignent, protestent de leur loyauté, de leur innocence. On dirait deux vagues humaines se déployant, roulant et grondant de part et d'autre du triangle isocèle que constitue le Seigneur - dont le calme tranche sur l'agitation de l'assemblée. Seul Jean, le disciple préféré, les yeux clos, le visage incliné, tel un double inversé de Jésus auprès duquel il est assis, semble comprendre que le Fils de l'homme va à son sort, selon ce qui a été arrêté, pour paraphraser Luc.
Léonard divise les apôtres en quatre groupes de trois. Un autre disciple, quoiqu'il entre (ou feigne d'entrer) dans le mouvement général, se distingue cependant de ses pairs : le sombre Judas, dans l'ombre de Jean, dont la main touche presque celle de Jésus - dans un instant, comme ils plongeront ensemble « la main dans le plat », ce geste le dénoncera, ainsi qu'il a été dit.
Au Quattrocento, pour bien désigner Judas au spectateur, les peintres le privent (seul) d'auréole et l'isolent en le plaçant à l'écart, le montrant souvent de dos, de l'autre côté de la table (ainsi Signorelli, Ghirlandaio, Andrea del Castagno63 ') ; ils cherchent en outre tous les moyens possibles de briser la monotonie que risquent d'engendrer treize personnages assis, alignés sur un même plan. Léonard, une fois encore, rompt avec la règle ; il se passe de ces artifices faciles : il utilise l'ombre, l'expression, l'attitude (Judas a un mouvement de recul, il serre nerveusement la bourse aux trente deniers contre sa poitrine) ; cela suffit pour qu'on reconnaisse le traître au premier coup d'oeil. En vérité, le Vinci, soucieux de vraisemblance, fidèle à l'esprit du texte, rompt si bien avec la règle qu'elle ne peut plus servir : après lui, aucun peintre qui se respecte n'osera continuer de séparer par la largeur de la sainte table Judas du Christ et des apôtres.
Dans ses carnets - on l'a vu - Léonard parle de façon presque obsessionnelle des méfaits de l'envie, de la jalousie, de la calomnie, du mensonge, de l'exécrable fausseté, de la délation. Il dit que les mots peuvent tuer comme des flèches ou du poison ; il connaît leurs effets par expérience. Il écrit que « la mémoire des bienfaits est fragile au regard de l'ingratitude » (et aussi que « d'une petite cause naît souvent une grande ruine », et que « l'hermine - symbole de pureté — préfère la mort à la souillure 64 »).
Le thème de la trahison l'obsède depuis l'affaire Saltarelli ; peut-être même hante-t-il sa pensée depuis qu'il a pris conscience des torts de son père envers Caterina, séduite et abandonnée. A diverses époques de sa vie, semble-t-il, Léonard découvre d'odieux complots dirigés contre lui, il se croit victime de dénonciations, il se plaint de l'hypocrisie, de la « malignité » de ses semblables. On trouve ainsi dans ses papiers ce brouillon d'une lettre à Ludovic le More, antérieur d'un ou deux ans à la Cène : « Il y a un homme qui s'attendait à recevoir de moi plus qui ne lui était dû, écrit-il, et, se voyant déçu dans son désir présomptueux, il a tenté de détourner de moi tous mes amis, mais, comme il les a trouvés avisés et rebelles à sa volonté, il m'a menacé de proférer des accusations qui me priveraient de mes bienfaiteurs. J'en informe Votre Seigneurie (de sorte que cet individu qui souhaite semer des scandales ne trouve pas de terrain où planter les pensées et les graines de sa mauvaiseté), afin que, si cet homme voulait faire de Votre Seigneurie l'instrument de sa nature inique et malveillante, il se trouve déçu dans ses désirs65. »
Léonard ne nomme malheureusement pas ce fauteur de scandales, ni ne précise les circonstances dans lesquelles il s'en est fait un ennemi ou, plus important, ce qui pourrait lui être reproché. Un autre texte de sa main paraît toutefois se rapporter à la même affaire, au même individu : « Tous les maux qui existent ou ont jamais existé, s'il pouvait les mettre en oeuvre, ne satisferaient pas encore les désirs de son âme perfide ; et je ne pourrais pas, quelque temps que je prenne, vous décrire sa vraie nature ; mais je conclus 66 .. » La suite manque, nous n'en savons pas davantage.
La vertu persécutée — Léonard adopterait volontiers ces mots pour épitaphe. Il se reconnaît tout à fait, à mon sens, dans le Sauveur ignominieusement trahi, puis dénoncé à la milice des prêtres par le baiser de Judas. Avec la Cène, il peint de nouveau un sujet qui lui tient particulièrement à cœur : la pureté confrontée — opposée — à la bassesse et la méchanceté des hommes.
Il me semble que Léonard, à la différence de Socrate, ne croit pas que tous les hommes soient foncièrement bons. Certains individus ne lui paraissent pas même dignes du corps dont les a dotés la divinité. Il dit, parlant de l'ossature, des muscles, des organes : « Je ne pense pas que les hommes grossiers, de mauvaises moeurs et de peu d'intelligence méritent un si bel instrument et une telle variété de mécanismes67. » Leur « mauvaise nature » fait qu'ils n'apprécient pas la merveille humaine (Léonard dirait impartialement animale) et, partant, ne se sentent pas tenus de la respecter. D'où le fait qu'ils s'entre-tuent, se déchirent, s'entre-dévorent — trahissent. La bêtise, la médiocrité, la bassesse, la cupidité, la méchanceté, ces tares provoquent une sorte de rage en Léonard. « Regarde, écrit-il, nombreux sont ceux qui pourraient s'intituler de simples canaux pour la nourriture, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n'ont point d'autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu ; rien ne reste d'eux que des latrines pleines68. »
Ceux-là composent, hélas ! la majorité des hommes, de sorte qu'il faudrait toujours qualifier notre espèce d'imbécile et de folle (o umaline sciochese o viue pazze queste due epiteti vanno nel principio della prepositione69.
Ainsi, selon lui, sans s'en rendre compte, l'humanité court d'elle-même à sa perte. A peu près à l'époque où il peint la Cène, Léonard compose cette prophétie en forme de devinette dont la réponse est De la cruauté des hommes : « On verra sur terre des créatures se combattre sans répit, avec de très lourdes pertes et des morts fréquentes des deux côtés. Leur malice ne connaîtra point de bornes ; dans les immenses forêts du monde, leurs membres sauvages abattront un nombre immense d'arbres. Une fois repus de nourriture, ils voudront assouvir leur désir d'infliger la mort, l'affliction, le tourment, la terreur et l'exil à toute chose vivante. [...] O Terre ! que tardes-tu à t'ouvrir et les engouffrer dans les profondes crevasses de tes grands abîmes et de tes cavernes, et ne plus montrer à la face du ciel un monstre si cruel et horrible70 ! »
Contre l'inaltérable pureté géométrique du Christ, Léonard va donc dresser dans la Cène l'infinie malignité de Judas — du commun mortel, de l'homme —, malignité dont les plus sages s'ébahissent (à l'exception de Jean, le disciple préféré).
« Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas connu », dit saint Jean. Léonard écrit pour sa part : « Si tu rencontres quelqu'un vertueux et bon, ne le chasse pas loin de toi ; honore-le, de façon qu'il n'ait pas à te fuir et être réduit à se cacher comme un ermite, à se réfugier dans une grotte ou un autre lieu solitaire à l'abri de ta perfidie71. » A qui songe-t-il en composant cette phrase — au Fils de l'homme ou à lui-même ?
 
Léonard commence la Cène vers 1495. La légende (ou, si l'on préfère, Vasari) veut qu'il la peigne avec d'infinies lenteurs et qu'il ne finisse pas la tête du Christ. En réalité, l'œuvre semble tout à fait achevée deux ou trois ans plus tard (à en croire le témoignage de Luca Pacioli), bien que Léonard emploie une grande partie de ces années à des besognes nombreuses et diverses : tout compte fait, le peintre ne s'attarde guère en chemin.
Comme il oeuvre directement sur le mur du réfectoire de Santa Maria delle Grazie, non dans le secret de son atelier, il peut difficilement dissimuler son ouvrage aux curieux — parmi lesquels on compte des nobles, des « personnalités ». Il ne dédaigne pas d'ailleurs ce public qu'il encourage à exprimer des avis. Grâce à quoi nous possédons les relations de plusieurs témoins oculaires sur sa façon de travailler : celle de Giovanni Battista Giraldi, celle du conteur Matteo Bandello, neveu du prieur du couvent, en particulier.
Dans une de ses nouvelles (Lucques, 1554), Bandello raconte comment, alors qu'il était adolescent, il voyait le peintre arriver au réfectoire de bonne heure, le matin, pour se hisser sur son échafaudage (la Cène se trouve à deux bons mètres du sol) et se mettre à la tâche aussitôt. « Il lui arrivait de demeurer là depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil, ne posant jamais son pinceau, oubliant le manger et le boire, peignant sans relâche. Parfois il restait aussi deux, trois ou quatre jours sans toucher un pinceau, bien qu'il passât quotidiennement plusieurs heures à considérer son œuvre, debout, les bras croisés, examinant et critiquant en lui-même les figures. Je l'ai vu également, poussé par quelque subite fantaisie, à midi, lorsque le soleil était au zénith, quitter la Corte Vecchia où il travaillait à son merveilleux cheval d'argile pour venir tout droit à Santa Maria delle Grazie, sans chercher l'abri de l'ombre, et escalader l'échafaudage, saisir un pinceau, poser deux ou trois touches, puis s'en aller. »
Vers quelle tâche se dirige-t-il alors, sans craindre le soleil de midi ? Retourne-t-il à son cavallo (auquel il n'aurait pas renoncé, selon Bandello) ? Est-il pressé de finir quelque autre chose commandée par le duc ? Se hâte-t-il vers sa fabrica où l'attend une expérience, une machine ingénieuse autour de laquelle s'active son équipe ? Ou bien a-t-il commencé parallèlement le portrait de Lucrezia Crivelli, l'actuelle maîtresse du More72 ? A-t-il en chantier un char, des déguisements de carnaval ou pour un tournoi73, dont il veut surveiller la réalisation ?
Nous savons qu'il conçoit les décors et la mise en scène d'une Danaë, œuvre du poète et chancelier ducal Baldassare Taccone, représentée le 31 janvier 1496, dans le palais du frère aîné de Galeazzo de Sanseverino, le comte de Caiazzo. Quelques notes et études pour ce spectacle nous sont parvenues ; elles montrent un décor urbain en trompe-l'oeil qui anticipe celui du Teatro Olimpico de Palladio, à Vicence, un ciel animé comme dans la Fête du Paradis, une machine théâtrale cylindrique au sommet de laquelle peut surgir un acteur, tandis que se déploie autour de lui une sorte de nimbe en amande tout enflammée74...
Léonard participe peut-être à la décoration du riche palais que se fait alors construire Cecilia Gallerani (achevé en 1498), comme au perpétuel réaménagement du château Sforza ; ou encore il donne les plans d'une maison (pour un commanditaire inconnu) ainsi que d'une ou plusieurs villas : il nous reste des indications, des esquisses, des notes de cette époque concernant l'édification de diverses habitations, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de Milan - qui pourraient représenter également l'ébauche d'un traité d'architecture civile75.
Pour la duchesse Béatrice, nous savons qu'il fait un petit pavillon de jardin, en bois, démontable, au centre d'un labyrinthe de verdure76, et qu'il décore plusieurs pièces (ou camerini) de son appartement au château. C'est l'occasion de l'un des rares éclats de Léonard : « Le peintre qui travaille aux camerini a fait aujourd'hui un certain scandale, à la suite de quoi il est parti », écrit le secrétaire de Ludovic, le 8 juin 1496, sans plus de précision. On menace Léonard de le remplacer par le Pérugin (qui ne vient pas), comme on l'a menacé d'appeler un sculpteur florentin pour le cavallo. Un problème d'argent, de paiement en retard doit être à l'origine de ce coup de tête ; les caisses ducales sont vides, les artistes sont alors les derniers fournisseurs qu'on songe à rétribuer - comme les tailleurs, au XIXe siècle. Léonard réclame plus ou moins énergiquement son dû : « Je regrette d'être dans le besoin, dit-il dans le brouillon d'une lettre à Ludovic, et je déplore plus encore que cela m'empêche de me conformer à mon désir qui a toujours été d'obéir à Votre Seigneurie. » Il poursuit : « Je regrette beaucoup que, m'ayant convoqué, vous m'ayez trouvé dans le besoin, et que le fait d'avoir à assurer ma subsistance m'ait empêché de... » Ne trouvant pas ses mots, il reprend, plus loin : « Je regrette beaucoup que le fait d'avoir à assurer ma subsistance m'ait obligé à m'occuper de bagatelles au lieu de continuer la tâche que Votre Seigneurie m'a confiée ; mais j'espère avoir bientôt gagné suffisamment pour pouvoir, l'esprit en paix, satisfaire Votre Excellence, à qui je me recommande ; et si Votre Seigneurie pensait que j'avais de l'argent, elle se trompait ; j'ai dû nourrir 6 personnes pendant 56 mois, et je n'avais reçu que 50 ducats77. »
Le brouillon d'une autre supplique au More existe également — malheureusement déchiré en deux, verticalement, de sorte qu'on n'en possède que des bribes — dans lequel le Vinci parle du cavallo, de « changer son art », de gloire éternelle, de son dénuement présent et de la décoration des camerini de la duchesse78.
Ces fragments de lettres sont à peu près contemporains de la mort de Caterina et de la mise en garde contre l'individu à « l'âme vile » qui ne songerait qu'à lui causer du tort ; cela permet de mieux comprendre le tourment de l'artiste.
On ignore si messer Gualtieri, le trésorier du château, reçoit finalement des instructions pour payer Léonard et si celui-ci — qui entretient six personnes, dit-il — est aussi privé de moyens qu'il le prétend. Il a sûrement plusieurs sources de revenus. Il se répand d'ailleurs beaucoup moins en doléances que Bramante ou Bellincioni (et « qui ne connaît les jérémiades propres aux artistes et aux humanistes de la première Renaissance ? » écrit Müntz). Bandello assure d'autre part qu'il touche 2 000 ducats par an pour la Cène, sans compter divers dons et cadeaux que lui ferait le More.
Quoi qu'il en soit, Léonard nous apprend par ces textes qu'il n'a pu se rendre à une convocation du duc parce qu'il était pris par des « bagatelles » (alcuni piccoli) et qu'il espère bientôt « gagner suffisamment » pour retourner sereinement à sa tâche.
Ces bagatelles très rémunératrices peuvent être soit les portes de bronze de la cathédrale de Piacenza, soit une peinture pour le maître-autel de l'église San Francesco de Brescia79, soit, plus probablement, quelque invention dont Léonard espère vendre les plans : son métier à tisser, sa machine à fabriquer des aiguilles, son laminoir80, voire sa machine à voler. Car, bien entendu, tout en travaillant à la Cène et aux camerini (ainsi qu'à l'achèvement du cheval, si Bandello ne se trompe pas), il n'interrompt à aucun instant ses recherches scientifiques et techniques.
« Demain matin, note-t-il, second jour de janvier 1496, je ferai la courroie et l'essai81. » Serait-ce un premier essai de vol ?
L'idée de voler occupe Léonard depuis ses années florentines — voire depuis son adolescence. Elle apparaît pour la première fois dans une page de dessins (conservée aux Offices) qui date de l'époque où il peignait l'Adoration des Mages — on se rappelle aussi le soin particulier avec lequel il a conçu les ailes de l'ange de l'Annonciation. A partir de 1482, en Lombardie, ses carnets définissent plus avant la possibilité pour l'homme de s'élever et planer dans les airs comme un grand rapace. Au début des années 90, il multiplie les observations sur les oiseaux, il établit une sorte de théorie du vol (fondée sur la « force » de l'air), il trace les plans de diverses machines à voler : « L'oiseau, écrit-il, est un instrument qui fonctionne suivant des lois mathématiques et l'homme a le pouvoir de reproduire un tel instrument avec tous ses mouvements 82 . » A présent, en 1495-1496, il semble qu'il passe à la pratique, qu'il tente l'expérience : il dit lui-même que le toit de la Corte Vecchia où il a sa fabrica est l'endroit « le plus indiqué d'Italie » pour essayer son engin - et qu'en se plaçant « à l'abri derrière la tour », les ouvriers qui finissent de construire le tiburio du Dôme ne pourront l'apercevoir : il entend que l'expérience demeure secrète83.
Depuis toujours le projet le hante - quelques années plus tard, vers 1505, de plus en plus passionné, il soutiendra être en quelque sorte prédestiné à l'étude du vol en relatant son fameux souvenir d'enfance, point de départ de l'étude de Freud : « Il me semble que lorsque j'étais au berceau un milan vint et m'ouvrit la bouche de sa queue... »
En réalité, l'ambition de donner des ailes à l'homme remonte à l'Antiquité — Florence se souvient si bien du mythe d'Icare que Giotto et Andrea Pisano l'ont mis en bas-relief, aux côtés de la Justice, dans un des octogones de marbre qui décorent le Campanile. Ce rêve s'est perpétué chez les ingénieurs médiévaux, chrétiens et arabes. Au XIIIe siècle, dans son Epistola de secretis operibus, le philosophe anglais Roger Bacon, établissant une sorte de programme de recherches techniques, parle de grands navires sans rameurs que dirige un seul homme, de voitures automobiles « incroyablement rapides », de grues aux capacités immenses, de ponts jetés par-dessus les rivières sans cordes ni supports, d'appareils pour explorer le fond des mers - ainsi que d'une « machine volante au milieu de laquelle un homme assis fait tourner un moteur actionnant des ailes artificielles qui battent l'air comme celles d'un oiseau en vol. » Bacon conclut : « Toutes ces machines ont été construites dans l'Antiquité, et elles ont certainement été réalisées de notre temps, à l'exception peut-être de la machine volante que je n'ai pas vue, et je ne connais personne qui l'ait vue, mais je sais un expert qui a mis au point la façon d'en fabriquer une. »
Léonard n'ignore pas les écrits du philosophe anglais qu'il appelle Rugieri Bachô (il note qu'ils sont ou doivent être imprimés84. Il n'a pas besoin de les lire, toutefois, pour les connaître : ses amis professeurs à l'université de Pavie n'ont pu manquer de les évoquer devant lui. Les maîtres artisans qu'il fréquente doivent avoir aussi leur lot d'histoires de machines volantes. D'autres ingénieurs italiens essaient alors de voler — par exemple Giovan Battista Danti de Pérouse, dont l'appareil se fracassera sur un toit d'église, en 1503.
Léonard part sans doute, une fois encore, de machines ou de la description de machines existantes. On trouve dans les carnets de l'ingénieur médiéval Villard de Honnecourt le croquis d'un oiseau articulé, pouvant battre des ailes, et, dans un manuscrit de la British Library, à Londres, le dessin d'un parachute très semblable à celui du Vinci — et tout aussi inefficace : celui qui se risquerait à sauter du haut d'une falaise en s'y fiant se romprait les os à coup sûr — leur envergure est par trop insuffisante pour le poids d'un homme85. Cet oiseau articulé, ce parachute peuvent cependant « fonctionner » à merveille à une échelle réduite, en tant que jouets. C'est sans doute ainsi que Léonard expérimente d'abord les divers engins liés au vol qu'il conçoit. Lorsqu'il décrit son hélicoptère (« si cet instrument en forme de vis est bien fait, c'est-à-dire en toile de lin, ses pores bouchés avec de l'amidon, et si on le fait tourner rapidement, il se trouve que cette vis fait son écrou dans l'air et monte très haut »), il précise bien qu'il envisage d'en faire en premier l'essai avec « un petit modèle en papier dont l'axe sera formé d'une fine lamelle d'acier soumise avec force à un mouvement de torsion, et quand on la relâchera, elle fera tourner l'hélice86 ». De même pour l'appareil qu'il compte lancer secrètement du toit de la Corte Vecchia : « Barricader la salle du haut, commence-t-il par écrire, et faire un modèle grand et haut87. »
Ces premiers essais sont peut-être couronnés de succès. Rien ne s'oppose en effet à ce qu'il fasse voler de petits appareils mus par un ressort (comme la lame d'acier de son hélicoptère) ou un planeur en osier et soie : même lestés d'un pantin, ceux-ci sont assez légers pour s'élever ou se maintenir un instant en l'air. Léonard tient à les adapter cependant aux proportions — au poids — d'un homme. Pour l'hélicoptère, il prévoit une spirale en toile de près de dix mètres de diamètre ; ses schémas d'« avions » (il dit : ornitottero) montrent des ailes qui ne sont pas moins grandes (l'une d'elles mesure vingt braccia, soit douze mètres environ). Comment espère-t-il propulser de tels engins, dépassant sûrement les cent kilos avec leur charge — comment se procurer la « force » soutenue que nécessite un vol humain ?
Ce problème l'amène à étudier le rapport envergure-poids chez les oiseaux. Il lui semble qu'il n'existe pas de règle fixe, puisque certains gros oiseaux, comme le pélican, sont munis d'ailes relativement courtes, tandis que les chauves-souris en ont de très longues en regard de leur taille. Jugeant ses calculs trop approximatifs, il tente alors des expériences grandeur nature : sur un dessin du manuscrit B88, on voit un homme mouvoir au moyen d'un levier une grande aile, ressemblant à celle d'une chauve-souris, à laquelle est attachée une pièce de bois pesant deux cents livres (une livre égale à peu près 380 grammes) : Léonard en déduit un seuil de portance.
S'inspirant de l'anatomie d'animaux volants, qu'il dissèque, il envisage tour à tour différents types d'ailes dont les plus sophistiquées sont articulées : grâce à un système de poulies et de ficelles, elles se replient, elles s'orientent, elles battent de façon à s'élever ou avancer horizontalement89. Il recherche aussi les matériaux les plus légers, les plus souples, les plus solides : du bois de sapin renforcé par du tilleul, du taffetas amidonné, de la toile couverte de plumes, du cuir traité à l'alun ou enduit de graisse (pour les lanières et courroies), de la soie grège, des branches de jeune pin et du jonc (pour l'ossature), de l'acier et de la corne (pour les ressorts). Il lui reste enfin à résoudre des questions d'équilibre, de statique. Le « pilote » doit-il se tenir assis, couché ou debout dans sa machine ? Comment faire, d'autre part, pour qu'il puisse se servir utilement de ses quatre membres à la fois afin de propulser et diriger l'appareil ?
Sous la plume de Léonard, l'ornitittoro prend successivement la forme d'une pirogue à balancier, d'une machine à ramer d'appartement, d'un gros coléoptère (à quatre ailes), d'une calebasse mâtinée de moulin à vent. Il s'équipe à mesure de pédales, d'un gouvernail, d'étriers, d'une voile, de manivelles, d'un harnais, d'une nacelle, de plates-formes, de câbles directionnels, d'un train d'atterrissage rentrant, constitué par des échelles, d'amortisseurs90...
Léonard, plein de foi, consacre un temps infini à son « invention » ; si d'autres ont tenté de voler avant lui, personne n'a poursuivi encore ce rêve avec autant de patience, d'ingéniosité, d'audace, d'acharnement.
Il me semble qu'il renonce, tout bien considéré, à s'élancer du haut de la Corte Vecchia (pour atterrir sur la place du Dôme ?) ; il n'a peut-être utilisé le toit du bâtiment que pour vérifier la portance de ses ailes ou essayer des maquettes. Il décide plus prudemment : « Tu expérimenteras cet appareil au-dessus d'un lac et tu porteras, attachée à la ceinture, une longue outre (en guise de bouée), de sorte que si tu tombes tu ne te noies pas91. »
De nombreux historiens doutent qu'il se soit jamais risqué dans les airs. Telle n'est pas mon opinion. Il n'est pas impossible toutefois, comme il change dix fois de solution, qu'il finisse par tenter l'aventure dans l'espèce de cerf-volant ou planeur (assez proche de nos modernes deltaplanes) que décrit une page du manuscrit de Madrid92, plutôt que dans un engin muni d'ailes mobiles : cet appareil paraît le plus susceptible de ne pas tomber comme une pierre. Une phrase de Jérôme Cardan, dont le père (messer Fazio Cardano) est alors assez lié avec Léonard, révèle qu'une tentative de vol a bien lieu, en tout cas, et qu'elle se solde par un échec, comme c'était prévisible : Vincius tentavit et frustra (De subtilitate, 1550).
Léonard confirme à mon sens l'entreprise et son insuccès, lorsqu'il écrit, dans les dernières années du siècle, au centre de sa longue prophétie sur la cruauté des hommes : « A cause de leur superbe, certains voudront s'élever vers le ciel, mais le poids excessif de leurs membres les retiendra en bas93. » Là, il avoue son orgueil, la vanité de sa prétention ; quand on connaît ses espoirs et la peine qu'il a prise, on l'imagine déçu, humilié, découragé ; il l'est un moment — cela ne dure pas : quelques années plus tard, de retour à Florence, il se remet de plus belle à ses machines volantes.
 

Toujours en 1496, deux personnages importants, l'un déjà célèbre, l'autre en passe de le devenir, arrivent à Milan : le moine franciscain Luca Pacioli et le jeune Baldassare Castiglione.
Fra Luca Pacioli, né à Borgo San Sepolcro, en Toscane, de quelques années plus âgé que Léonard (il doit avoir cinquante ans), disciple d'Alberti et de Piero della Francesca, a vécu des mathématiques à Pérouse, Rome, Florence, Venise où il a fait publier une Summa de arithmetica geometria proportioni et proportionalita qui lui a bâti une grande réputation : le duc Ludovic l'a invité à enseigner à Milan. Castiglione, qui n'est encore que poète, vient de Mantoue. Tous deux poursuivent une fin semblable, quoique dans des domaines différents ; ils sont compilateurs éclairés, vulgarisateurs de talent : Pacioli (dont Vasari dit « qu'il s'est fait beau » en se parant d'anciens écrits savants94 entend exposer tout le savoir mathématique, d'Euclide à Regimontanus, du carré de l'hypoténuse à la comptabilité commerciale, tandis que Castiglione va donner un recueil complet de bonnes manières, de savoir-vivre, de nobles principes, de belles opinions — son Cortegiano (le Parfait Courtisan) dans lequel il fera converser Raphaël, le cardinal Bembo et autres gloires de l'époque.
Castiglione cite le Vinci dans son livre. Léonard n'en parle pas — il semble l'ignorer tout à fait, alors que les occasions ne leur manquent pas de se rencontrer, à Milan, puis à Mantoue ou à Rome. En revanche, le moine mathématicien séduit d'emblée l'artiste : Léonard étudie son traité (qu'il achète avec une Bible et une Chronique, pour 119 soldi, et dont il recopie de nombreuses pages95, il le mentionne à plusieurs reprises dans ses notes, l'appelant maestro Luca : c'est vite entre eux une histoire d'amitié.
Le Museo Nazionale di Capodimonto, à Naples, conserve un magnifique portrait de Pacioli en compagnie de son élève Guidobaldo di Montefeltro (attribué autrefois à Jacopo de Barbari). Sur le vert d'un tapis de table, devant le moine en habit, on aperçoit une ardoise montrant une figure d'Euclide, un manuscrit de géométrie, un pentaèdre sur un gros livre fermé et un compas, une équerre, un encrier portatif pareils à ceux dont doit user Léonard : le lourd cylindre où sont rangées les plumes permet au réservoir d'encre de pendre, ouvert, contre le rebord de la table, au bout des ficelles qui servent à son transport96. Un large volume régulier, qu'on dirait de verre, paraît flotter dans le vide, dans le côté gauche du tableau.
Le frère a le visage grand et fort, l'œil assuré, docte, persuasif — l'air de qui sait convaincre, en imposer. Il en impose assurément à Léonard. On peut s'en étonner, quand on songe au mépris que voue celui-ci aux « trompeteurs et récitateurs des oeuvres d'autrui » (lui-même n'emprunte que pour redécouvrir) ; mais il faut considérer que ses propres connaissances mathématiques ne sont guère étendues, quoiqu'il ne cesse de se réclamer de cette science. Si Léonard déclare : « Que nul ne me lise qui n'est pas mathématicien97 », il met principalement dans ce mot des notions de rigueur, de cohérence, de logique. Il entend à la perfection la géométrie pratique — obligatoirement — comme la plupart des peintres, architectes et ingénieurs de son temps ; pour la théorie, il ne peut se passer d'un guide, de conseils, d'explications, de se faire montrer, pour reprendre ses termes, telle ou telle chose par un universitaire — Fazio Cardano ou les Marliani. L'algèbre surtout lui demeure hermétique : il maîtrise mal les chiffres, on le voit régulièrement s'empêtrer dans ses calculs, se tromper jusque dans de simples additions (par distraction ?) — quand il fait l'inventaire de ses écrits, en 1504, il compte 48 carnets, alors qu'il en a 50 (« 25 petits livres, 2 livres plus grands, 16 livres plus grands encore, 6 livres reliés en vélin, 1 livre recouvert de chamois vert / total : 48 »)98.
Pacioli lui semble le gardien d'un incommensurable savoir. Rien de plus abscons qu'une abstraction dont on n'a pas la clé. L'amitié prometteuse de cet homme va stimuler l'appétit naturel de Léonard pour les mathématiques ; à partir de 1496, il noircit soudain ses carnets, fiévreusement, de la même façon qu'il les a emplis de vocables italiens et latins, d'extractions de racines carrées, de multiplications, de fractions, de chiffres vertigineux, comme il élève de grands nombres à la troisième, à la quatrième puissance, de postulats, d'axiomes, de théorèmes qui le grisent, de « jeux géométriques99 » pleins d'enthousiasme où entrent et se conjuguent le triangle, le carré, l'hexagone, ainsi que le cercle et la sphère, bien entendu, décomposés, scindés, transformés à l'infini.
Entre Pacioli et Léonard la fascination est réciproque. Tandis que l'un explique Euclide, Archimède, l'autre montre ses réalisations, il ouvre ses carnets, il expose sa mécanique, ses vues sur l'art, sa conception personnelle des proportions, de l'harmonie — applicables selon lui à toutes les parties de l'univers100.
Le projet naît bientôt d'un livre, le De Divina Proportione, écrit par Pacioli et illustré par Léonard. L'ouvrage sera publié en 1509, à Venise ; une splendide version manuscrite en est offerte auparavant au duc Ludovic, et une autre à Galeazzo de Sanseverino, en 1498101. Dans sa préface, Pacioli rend hommage à son ami, « le plus digne des peintres, perspectivistes, architectes et musiciens, l'homme doué de toutes les vertus, Léonard de Vinci le Florentin » dont « l'ineffable main gauche » a dessiné les cinq corps réguliers définis par Platon, en volumes pleins (solidi) et en « squelettes » (vacui) : le tétraèdre, l'hexaèdre, l'octaèdre, le dodécaèdre, l'icosaèdre, ainsi que leurs dérivés (en tout, plus de soixante illustrations, dont de nombreuses lettrines)102.
Vasari accuse Pacioli d'avoir plagié les traités de Piero della Francesca dans sa Summa ; le Français Geoffroy Tory, imprimeur de François Ier, de n'avoir pas moins pillé Léonard pour le De Divina Proportione : « J'ai entendu que tout ce qu'il en faict, il a prins secrètement de feu messire Léonard Vince qui estoit grant Mathématicien, paintre et imageur. » C'est sans doute exagéré ; Léonard ne sera jamais « grant Mathématicien » ; il s'illustre le mieux par la construction d'instruments de mathématiques : compas proportionnels, paraboliques, elliptiques — dont il laisse les schémas103. Les deux hommes s'épaulent, s'enrichissent plutôt l'un l'autre (Pacioli met une sorte de touche finale à l'éducation scientifique de son ami). Leurs vues se rejoignent, se mêlent — comme se sont unies celles de Léonard et Bramante en architecture. Il reste cependant que nombre de propositions émises par fra Luca (celles qui concernent l'art, en particulier) semblent un écho de la voix du peintre — Léonard, si je puis dire, a trouvé en Pacioli un mentor autant qu'un porte-parole.
 
Cette collaboration fructueuse entre l'artiste et le mathématicien a de probables répercussions sur la composition de la Cène. L'œuvre, toutefois, ne se nourrit pas que de géométrie : elle développe un véritable discours sur les passions. Le poète dramatique Giovanni Battista Giraldi, dans un texte publié en 1554, assure que les auteurs de romans et comédies eux-mêmes devraient s'inspirer de la façon dont Léonard élabore ses figures. « Ce grand peintre, dit-il, quand il lui fallait introduire quelque personnage dans l'un de ses tableaux, s'enquérait d'abord en lui-même de la qualité de ce personnage : s'il devait être du genre noble ou vulgaire, d'une humeur joyeuse ou sévère, dans un moment d'inquiétude ou de sérénité. [...] Après avoir, par de longues méditations, répondu à ces questions, il allait dans les lieux où se réunissent d'ordinaire les gens d'un caractère analogue. Il observait attentivement leurs mouvements coutumiers, leur physionomie, l'ensemble de leurs manières ; et, toutes les fois qu'il trouvait le moindre trait qui pût servir à son objet, il le crayonnait dans le petit livre qu'il portait toujours sur lui. Lorsque, après bien des courses, il croyait avoir recueilli des matériaux suffisants, il prenait enfin les pinceaux. »
Giraldi tient ses informations de son père, qui allait souvent regarder le Vinci au travail, à Santa Maria delle Grazie. Les carnets de l'artiste renseignent mieux sur l'habitude qu'il a de dénicher ses modèles dans certains « lieux » de Milan — de croquer des caractères sur le vif, pour composer un personnage. « Va chaque samedi aux bains publics (alla stufa), note Léonard sur la couverture du manuscrit F, tu y verras des nus. » Il écrit : « Cristofano da Casti, qui est à la Pietà, a une belle tête » ; « Giovannina a un visage fantastique ; elle se trouve à l'hôpital Santa Catarina 104 ». Il se rend aussi — apparemment pour la même raison : découvrir des physiques « intéressants » — dans des tavernes, des endroits malfamés, au bordel (malnido, dit-il ; et il trace, en passant, les plans d'une maison close idéale où trois entrées, des escaliers et des couloirs indépendants les uns des autres assurent au client le maximum de discrétion105. Quelques années plus tard, il indique également que, du côté de la porte Vercellina, « les femmes de messer Jacomo Alfeo » (le patron d'un lupanar ?) pourraient servir de modèle pour sa Léda106.
Il arrive, raconte Vasari, que Léonard suive durant une journée entière un individu aux traits singuliers, pour l'étudier. Selon Bandello, il va dessiner aussi les mimiques de condamnés au moment du supplice. Les figures monstrueuses, les corps difformes, les membres amputés l'intriguent spécialement : « Le médecin Giuliano de Maria, indique-t-il, a un assistant sans mains107. » Souvent, il note d'un trait rapide, caricatural, les pauvres visages qui retiennent son attention : au milieu de ses réflexions les plus graves apparaissent ainsi des vieillards obèses, des têtes grimaçantes, édentées, comme rongées par la lèpre, des faciès ahuris ou bouffons, une vieille toute flétrie et pomponnée que ne renierait pas Goya108... Ces caricatures plairont beaucoup aux XVIIIe et XIXe siècles : les collectionneurs les rechercheront avidement, des graveurs en éditeront des recueils (De Caylus, Mantelli, Hollar, Lasinio). On explique diversement cette curiosité morbide de Léonard. Pour certains, elle contrebalancerait sa poursuite de la perfection — Victor Hugo soutient dans sa préface de Cromwell qu'on se lasse de tout, même du beau ; d'autres estiment qu'il ne s'agit là que de passe-temps : les malheurs et les tares physiques de ses contemporains distrairaient le beau Léonard de ses occupations ordinaires. Personnellement, il me semble que cet intérêt obéit d'abord aux goûts de l'époque (on sait, par exemple, que le More, amateur de formes rares, a importé à grands frais un nain de Chio) ; par ailleurs, les figures d'exception, échappant à la règle, aux proportions que le Vinci cherche à établir, entrent dans son programme universel : ils n'en appartiennent pas moins à la réalité ; enfin, les grotesques soulignent en les exagérant des expressions communes, propres à tous les hommes. Léonard dit : « Le bon peintre a essentiellement deux choses à représenter : un personnage et l'état de son esprit. La première est facile, la seconde malaisée, car il faut y arriver au moyen des gestes et mouvements des membres ; et cela peut être appris chez les muets qui le font mieux que les autres hommes. » Devant un faible d'esprit, il doit découvrir les composantes caractéristiques de l'ahurissement, devant un forcené, celles de la colère ou du désespoir, et ainsi de suite. Montre-t-il ensuite ses croquis autour de lui pour vérifier qu'il est capable d'effrayer, de susciter la pitié ou le rire, comme il le souhaite 109 ?
Léonard trouve probablement les traits des apôtres de la Cène (et leurs attitudes respectives) dans les rues de la ville, autour de lui — on songe aux soins apportés par Fellini à ses castings. Le Cristofano da Casti, cité plus haut, lui inspire peut-être la tête de saint Jean ou d'un autre disciple ; un certain comte Giovanni, de la suite du cardinal de Mortaro, paraît prêter, quant à lui, son image au Christ (dont une main serait peinte d'après celle d'un certain Alessandro de Parme)110.
Giraldi raconte, tout comme Vasari, que Léonard, vers 1497, ayant achevé les onze apôtres et le corps de Judas, ne parvenait pas à trouver un modèle satisfaisant pour ce dernier : la tête du traître manquait encore. « Le prieur du couvent, dit Giraldi, impatienté de voir son réfectoire encombré de l'attirail du peintre, alla se plaindre au duc Ludovic, qui payait très noblement Léonard pour cet ouvrage. Le duc fit appeler celui-ci et lui dit qu'il s'étonnait de tant de retard. Le Vinci répondit qu'il avait lieu de s'étonner à son tour des paroles de Son Excellence, puisque la vérité était qu'il ne se passait pas de jour qu'il ne travaillât deux heures entières à ce tableau. » (Un document que conservent les archives lombardes, à la suite d'une lettre du More, rend compte de ces démarches : « Presser Léonard le Florentin de terminer l'ouvrage auquel il travaille dans le réfectoire de Santa Maria delle Grazie, afin qu'il puisse se mettre à l'ouvrage sur l'autre mur du réfectoire111. Sinon, les accords signés antérieurement par lui, concernant son achèvement en un temps donné, seront annulés. »)
Malgré l'avertissement, l'œuvre n'avance pas. De sorte que le prieur s'en retourne auprès du duc. « Il ne reste plus à faire que la tête de Judas, répète-t-il, et il y a plus d'un an à présent que non seulement Léonard n'a touché au tableau, mais qu'il n'est venu le voir une seule fois. » Le More s'irrite ; il convoque de nouveau le peintre. Léonard déclare que les pères n'entendent rien à l'art, et qu'un peintre ne progresse pas comme l'ouvrier qui manie une pioche. Il avoue n'avoir pas mis les pieds au couvent depuis longtemps ; il réaffirme en revanche qu'il travaille à la Cène chaque jour, au moins deux heures. « Comment cela, demande le duc, si tu n'y vas pas ? » Léonard répond, selon Giraldi : « Votre Excellence n'ignore pas qu'il ne me reste plus à faire que la tête de Judas, lequel a été cet insigne coquin que tout le monde sait. Il convient donc de lui donner une physionomie accordée à sa scélératesse : pour cela, il y a un an, et peut-être plus, que tous les jours, soir et matin, je me rends au Borghetto, où Votre Excellence sait bien qu'habite toute la canaille de sa capitale ; mais je n'ai pu trouver encore un visage de scélérat qui satisfasse à ce que j'ai dans l'idée. Une fois ce visage trouvé, en un jour je finirai le tableau. Si cependant mes recherches demeurent vaines, je prendrai les traits de ce père prieur qui vint se plaindre de moi à Votre Excellence, et qui d'ailleurs remplit parfaitement mon objet. Mais j'hésitais depuis longtemps à le tourner en ridicule dans son propre couvent. » (Dans sa version, Vasari met en outre ces mots caractéristiques dans la bouche du Vinci : « C'est au moment où ils travaillent le moins que les esprits élevés en font le plus ; ils sont alors mentalement à la recherche de l'inédit et trouvent la forme parfaite des idées qu'ils expriment ensuite en traçant de leurs mains ce qu'ils ont conçu en esprit. »)
La réponse mit le More en joie ; il donna raison à Léonard, conclut Giraldi. Le peintre finit par rencontrer le visage infâme qu'il voulait, il le combina aux traits qu'il avait déjà recueillis (au nombre desquels, sans doute, ceux de l'« être inique » qui, disait-il, le persécutait) et il termina rapidement son œuvre.
On ne se rend pas bien compte aujourd'hui, tant la peinture de la Cène s'est détériorée, de l'extraordinaire jeu de physionomies du Christ et des apôtres : il faut regarder les dessins préparatoires des visages, à la sanguine pour la plupart, si l'on veut s'en faire une idée112. On est toujours emporté par le rythme de la composition, stupéfié par l'ingénieuse perspective, l'expressivité des gestes, mais les figures de ce tableau que Prud'hon, dans une lettre aux Goncourt, juge « le plus beau tableau du monde et le chef-d'œuvre de toute la peinture » ont perdu leurs contours, elles sont tout écaillées, moisies, érodées, comme noyées dans le mur — « l'ombre d'une ombre », dit Henry James (Italian hours, 1870).
La Cène a commencé de se dégrader dès le XVIe siècle. A l'époque de Vasari, elle n'est plus, dit-on, qu'« une tache éblouissante ». En 1624, d'après le chartreux Sanèse, « il n'y en a presque rien à voir ». Une porte menant aux cuisines est alors ouverte dans le mur, qui entame la peinture, nous privant définitivement des pieds du Christ et d'un bout de nappe. Au XVIIIe siècle, à deux reprises, on s'évertue à la restaurer ; les restaurateurs, un certain Belloti en particulier, font plus de dégâts que de bien : ils arrachent les morceaux abîmés et repeignent à leur façon des pans entiers de l'œuvre. En 1796, des soldats français, malgré l'ordre exprès du général Bonaparte, entassent le fourrage de leurs bêtes dans le réfectoire désaffecté ; les dragons de la République s'amuseraient aussi à lancer des briques à la tête des apôtres. La Cène est de nouveau restaurée (trois fois entre 1820 et 1908). Une bombe, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tombe sur le toit du réfectoire : l'œuvre de Léonard, protégée par des sacs de sable, est à peu près épargnée. On la restaure une nouvelle fois, entre 1946 et 1953, essayant de la rendre à son état d'origine ; le rouge vif de la robe du Christ, couleur symbolique de la Passion, reparaît enfin. Une dernière restauration, bénéficiant des méthodes scientifiques les plus modernes, est entreprise de nos jours par l'Istituto Centrale del Restauro.
On sait que la fresque a subi les dommages d'au moins deux inondations, en 1500 et 1800 — où l'eau, selon Goethe, emplit le réfectoire jusqu'à une hauteur de soixante centimètres. Cela suffit-il à expliquer les malheurs de cette peinture ? On dit également que les murs du couvent, élevés à la hâte, étaient constitués de moellons poreux, conservant l'humidité et les sels, les acides qu'exsude la chaux. Mais pourquoi la Crucifixion de Montofarno, qui fait face à la Cène, n'a-t-elle pas tant souffert ? Il semble qu'une technique inusitée, employée là par Léonard (tempera forte sur un double enduit de plâtre), soit en partie responsable de la dégradation de l'œuvre.
Ce n'est d'ailleurs pas une fresque au sens propre du mot : elle n'a pas été exécutée al fresco, sur de la chaux fraîche, avec des couleurs diluées à l'eau. Ce procédé, qui donne des peintures durables, exige beaucoup « de vigueur, de sûreté, de promptitude dans la décision », comme le souligne Vasari (Giotto achevait ses fresques en une dizaine de jours ou giornate) ; Léonard ne pouvait s'en satisfaire, lui qui revient sans cesse sur ses figures et aime à s'accorder le temps de la réflexion. Il a sans doute eu le tort d'inaugurer une technique intermédiaire entre la détrempe traditionnelle et l'huile ; il est vrai qu'on faisait de tout dans l'atelier de Verrocchio, excepté de grandes peintures murales : il fallut à l'élève inventer ce que ne lui avait pas enseigné son maître. Le Vinci eût-il connu la recette de « la peinture à l'huile sur mur sec » que donne Vasari dans son introduction aux Vies, il y a fort à parier que la Cène eût mieux traversé les siècles.
Si elle n'est plus aujourd'hui qu'un « malade illustre » (Henry James), les innombrables copies113 qu'on en a faites au XVIe siècle, certaines par des disciples directs du Vinci (Boltraffio, Marco d'Oggiono, Cesare Magni), permettant de deviner plus ou moins ce qu'elle était à l'origine (notamment pour ce qui est des détails, des couleurs) et, en même temps, d'apprécier son incroyable rayonnement : l'art de la peinture prend un nouveau cours — les artistes ne s'y trompent pas — avec cette œuvre de Léonard.
 
Ni Vasari, ni Giraldi, ni Bandello — ni Léonard lui-même — ne précisent pourquoi Ludovic le More paraît si pressé, en juin 1497, de voir menés à terme la Cène et d'autres travaux entrepris à Santa Maria delle Grazie. La raison pourtant en est simple : la duchesse Béatrice, son épouse, est morte au cours de l'hiver ; il veut que tout soit prêt dans le couvent pour accueillir le double tombeau qu'il a commandé à Cristoforo Solari, afin que, dit-il, « s'il plaît à Dieu, nous puissions reposer ensemble jusqu'au moment de la résurrection114 ».
Béatrice est morte comme elle a vécu : enceinte de plusieurs mois, le 2 janvier 1497, elle ne résista pas à l'attrait d'un bal, elle dansa à la Rochetta, jusqu'au moment où des douleurs la saisirent : elle accoucha d'un enfant mort, avant d'expirer elle-même, au milieu de la nuit.
Elle avait vingt-deux ans. Ses traits poupins s'étaient empâtés, elle commençait de ressembler, dit-on, à la duchesse mère et ne portait plus que des robes à rayures, pour amincir sa silhouette. Ludovic, lassé de ses charmes, avait pris une maîtresse — Lucrezia Crivelli ; mais Béatrice demeurait une alliée très précieuse, il l'associait à toutes ses affaires, ne la consultant pas moins que ses astrologues. A sa mort, il se met à l'adorer. La lettre au marquis de Mantoue dans laquelle il annonce son deuil trahit une douleur, un désarroi véritables (il faut dire que cette disparition s'ajoute à celle de sa fille naturelle, Bianca, mariée toute jeune à Galeazzo de Sanseverino, qu'une passione de stomacho emporta l'année précédente : le superstitieux Ludovic sent la chance l'abandonner). Des obsèques grandioses sont célébrées, dont les ambassadeurs à Milan nous font le récit : « Il y avait tant de torches de cire, s'exclame l'envoyé des Este, que c'était merveille à voir ! »
On consulte sans doute Léonard pour la cérémonie funèbre ; on lui commande quelque ouvrage pieux (peut-être une Assomption pour le portail de Santa Maria delle Grazie, aujourd'hui disparue), ainsi que la décoration, au château, d'une « pièce noire » (saletta negra) consacrée à la mémoire de la défunte.
Le duc devient dévot ; il jeûne ; il offre aux dominicains des bijoux, de l'argenterie, ses terres de Vigevano. « La cour, qui était un paradis divin, n'est plus qu'un enfer sinistre », écrit le secrétaire de la duchesse. Ludovic ne peut cependant se laisser aller longtemps à son affliction. Il retourne à ses habitudes, six mois plus tard, quand Lucrezia Crivelli, enceinte en même temps que Béatrice, accouche d'un garçon ; d'autre part, les événements l'obligent à relancer bientôt sa ruineuse et complexe diplomatie ; à partir d'avril 1498, il resserre ses alliances, il ourdit d'urgentes et vaines intrigues à Venise, à Pise, à Florence, en Allemagne, en Turquie même ; Charles VIII est mort d'avoir heurté de la tête le linteau d'une porte, son cousin Louis d'Orléans lui a succédé sous le nom de Louis XII, il se déclare duc de Milan et réclame l'héritage de sa grand-mère Visconti : l'armée française, que Ludovic avait appelée contre Naples, s'apprête cette fois à conquérir la Lombardie.
Le ballet des délégations reprend au château Sforza : à nouveau on attelle Léonard à des travaux de décoration. Nous ne saurons jamais à quoi ressemblaient les camerini de la duchesse ou la saletta negra ; mais certaines peintures qu'on lui commande alors ont été mises au jour, en 1901, lorsqu'on débarrassa du plâtre qui la recouvrait la voûte d'une large salle de la tour septentrionale du château : la Sala delle Asse. Mention en est faite dans un document datant du mercredi 23 avril 1498 : on demande que soient retirés les échafaudages qui s'y trouvent (d'où ce nom delle Asse — « des planches » — donné à la pièce) et de n'en conserver qu'un seul, afin que maître Léonard de Florence, ingegniere camerale, finisse son ouvrage avant septembre.
On s'est efforcé de rendre son apparence première à la Sala delle Asse, victime elle aussi du temps autant que d'un restaurateur maladroit et trop zélé (un certain Bassani) — de retrouver du moins, sous les repeints épais, l'intention de l'artiste. C'est un décor de verdure tapissant la grande salle voûtée au sommet de laquelle s'inscrivent les armes des Sforza. Des troncs d'arbres sortent de strates rocheuses que des racines ont disloquées ; ils s'élèvent comme des colonnes et leurs grosses branches, qui se rejoignent et s'emmêlent, masquent les saillies de la maçonnerie en s'y superposant. On aperçoit (ou devait apercevoir) le bleu lumineux du ciel par les trouées du feuillage. La ramure gigantesque, peinte avec un soin de botaniste, forme un inextricable labyrinthe végétal. On est abusé en fait par la luxuriance de cette nature fictive : peu à peu se révèle un ordre, une composition méthodique, un rythme harmonieux — que Léonard qualifierait sans doute de mathématique. Ce rythme est donné (ou souligné) par les méandres d'une corde dorée qui s'entrelace partout avec les branches. On n'en discerne pas les extrémités : elle court, ininterrompue, d'un bout à l'autre du dôme de verdure : Léonard a déroulé et noué patiemment sur les murs de la Sala delle Asse un unique ruban sans fin.
Les arbres, dont le blason ducal constitue en quelque sorte la clé de voûte, symbolisent sans doute le lien puissant qui unit le peuple à son prince 115 (l'arbre appartient aux armes de Ludovic). Le thème n'est pas nouveau ; l'Antiquité comme le Gothique l'ont utilisé ; Bramante a pareillement entrecroisé des branches dans des décorations architecturales ; on verra encore de semblables pergolas en trompe-l'oeil dans des villas vénitiennes du XVIIe siècle, par exemple. Léonard a donné toutefois aux peintures de la Sala delle Asse un sens qui lui est propre — il y a composé à la fois sa propre devise et comme une représentation plastique de sa philosophie.
On a vu la façon dont le siècle fabrique des emblèmes à partir de jeux de mots : Laurent de Médicis se fait représenter par un laurier, Ludovic Mauro Maria Sforza par un mûrier ou une tête de Maure. Les poètes assimilent le nom du Vinci à l'idée de victoire ; mais vinco signifie aussi roseau ou jonc en italien, et vincolare (ou vincere) veut dire lier ; Léonard ne peut ignorer le vers de Dante : che mi legasse con si dolci vinci (qui me liât par des liens si doux — Paradis, XIV). Les nœuds lui sont une manière de signature.
Des entrelacs, que l'on appelle alors fantasie dei vinci, apparaissent plus ou moins sophistiqués dans de nombreux croquis de Léonard : dans des études d'ornements, de motifs de broderie (destinés aux robes de la duchesse Béatrice ?), de parquets, de carreaux de faïence, de décors de stuc ou de marqueterie116 ; on les retrouve sur les manches et dans la résille du Portrait d'une dame milanaise de l'Ambrosienne, dans la chevelure savamment tressée de la Léda117, sur la poignée d'une épée d'apparat ou le rabat d'un sac de dame dont nous sont parvenus les dessins118, voire dans des plans d'architecture, des schémas de machine... Vasari dit : « Léonard perdit même son temps à dessiner des entrelacs de cordes méthodiquement agencés de façon à pouvoir être parcourus de bout en bout à l'intérieur d'un cercle. L'un d'eux, fort beau et compliqué, existe en gravure, avec l'inscription : Leonardus Vinci Accademia. » Ces complexes entrelacs d'une ligne blanche sans fin se déployant en guirlandes et volutes à l'intérieur d'un disque noir appartiennent à une série de planches gravées par Léonard ou, plus probablement, d'après des dessins de lui (il en reste six, conservées à l'Ambrosienne) ; tous portent ces mots, diversement orthographiés, dans un médaillon central ou dans de petits médaillons périphériques : Accademia Leonardi Vinci. Ils ont fait rêver : on a longtemps imaginé que Léonard dirigeait une véritable académie fondée sur le modèle de l'Académie platonicienne de Florence. Dans sa préface au De Divina Proportione, Pacioli évoquait un « excellent concours scientifique » qui s'était tenu au château Sforza, le 19 février 1498, réunissant des membres du clergé, des théologiens, « des architectes et des ingénieurs très habiles, et des inventeurs féconds de choses nouvelles » ; Léonard, disait-il, les avait tous vaincus (vince). Pacioli ne signale que cette seule joute intellectuelle, mais, à partir de son texte, la légende s'établit, dès 1616, avec la Nobilita di Milano, de Borsieri, de réunions régulières présidées par Léonard ; on imagina naïvement qu'il y dirigeait les débats, qu'il y prodiguait un enseignement. En 1904, Joséphin Péladan publia même une plaquette intitulée la Dernière Leçon de Léonard de Vinci en son Académie de Milan ; il y supposait que les planches gravées d'entrelacs étaient des sortes de diplômes ou de bons points que le maître remettait à des élèves méritants — parmi lesquels le peintre Luini (alors qu'il avait environ dix ans, en 1498), Lomazzo (guère plus âgé), des hellénistes, tels Chalcondylas et Lascaris, Pacioli lui-même... L'idée d'une académie léonardienne de cet ordre est aujourd'hui unanimement rejetée ; les académies, dans le sens d'école, ne verront le jour qu'au siècle suivant ; le mystère demeure quant à la fonction exacte des gravures d'entrelacs... On pense qu'elles auraient pu servir de frontispices à une édition jamais entreprise de traités de Léonard. « Académie » pourrait être aussi une appellation pompeuse de l'atelier du Vinci ; dans ce cas, il s'agirait simplement d'études ornementales gravées et vendues (à des brodeurs, des bijoutiers, des marqueteurs) par l'équipe du maître, qui y aurait mis sa marque.
Les fantasie dei vinci gravées à l'intérieur d'un cercle, comme celles qui se mêlent aux frondaisons de la Sala delle Asse, correspondent cependant à la vérité fondamentale à laquelle est alors parvenu l'homme de science, le philosophe : on peut les rapprocher du pavement de certaines cathédrales gothiques ; symboles à la fois de l'infini et de l'unité du monde, elles proclament qu'il doit exister une règle qui régit chaque chose. Les racines des arbres que peint Léonard à la base des murs bouleversent l'ordonnance des roches entre lesquelles elles s'insinuent ; les troncs gonflés de sève s'élèvent par force vers le ciel où ils éclatent en un dédale de branches et de feuilles ; mais le déferlement chaotique de la vie n'empêche pas de considérer les proportions auxquelles la nature obéit, et par lesquelles l'artiste comme le savant, à l'aide — si je puis dire — de nœuds patients, ont mission de plier la nature, de l'infléchir, la corriger — la dominer. Léonard redoutait autrefois de s'aventurer dans la nuit terrifiante de la caverne ; l'exubérance lumineuse et domestiquée de la Sala delle Asse semble indiquer qu'il a vaincu — provisoirement — ses démons.
1. Pour les notes concernant ce chapitre, voir page 328.
2. Tri17 b.
3. « Fingere nam simillem vivae quam vivere plus est/ Nec sunt facta Dei mira sed artificis. » Ce distique latin, rédigé par une main qui n'est pas celle de Léonard se trouve parmi des études pour la Cène, (Cod. Atl. 298 t. b).
4. Tri41 a.
5. CodAtl. 109 v. a.
6. Les textes cités qui suivent, sauf indication contraire, se trouvent dans le Traité de la peinture de Léonard, compilations d'écrits divers de l'artiste (voir p450), dont la meilleure édition est celle traduite et présentée par André Chastel (Paris, 1987).
7. La phrase célèbre de Léonard (Facil cosa è farsi universale) a été si souvent détournée de son sens qu'il me paraît utile de la redonner dans son contexteLéonard dit seulement, parlant des proportions des corps : « Le peintre doit s'efforcer d'être universel. » Puis : « Pour qui sait représenter l'homme, c'est chose facile de se rendre universel, car tous les animaux terrestres se ressemblent par leurs membres, c'est-à-dire leurs muscles, nerfs et os, et ne diffèrent qu'en longueur ou grosseur, comme il sera montré en anatomie. Il y a aussi les animaux aquatiques dont il existe maintes espèces ; mais pour elles je ne conseille pas au peintre de suivre une règle fixe, car elles varient presque à l'infini ; et il en va de même pour les insectes. » (G 5 v.) Vasari reprend à peu près ces mots dans son introduction aux Vies (« La nature emploie partout les mêmes mesures, etc. »).
8. CodAtl. 1 bis r. a.
9. Dans certains « perspectographes », le cadre ne supporte pas une plaque de verre mais est « divisé en carrés au moyen de fils » ; ce « treillis », comme dit Léonard, donne des repères pour bien établir les proportions du sujet ; on les reporte ensuite sur une feuille pareillement divisée en carrés (Ms 2038 Bibnat. 24 r.). Le sentiment de Léonard à l'égard de ces appareils semble évoluer avec le temps : il s'est enthousiasmé d'abord, avant d'en blâmer l'usage.
10. Certains de ces dessins de Verrocchio, que Vasari mentionne dans la Vie du sculpteur, ont été identifiés : ce sont les Etudes de cheval du Metropolitan de New York et du musée Bonnat de Bayonne, et la Tête de femme du Louvre, très proche du croquis par Léonard, en effet, ou de la Vierge à l'œillet de Munich
11. CodAtl. 109 v. a.
12. Quaderni II 1 r
13. Léonard : « Le peintre qui travaille par routine et au jugé, sans s'expliquer les choses, est comme le miroir qui reforme en soi tout ce qu'il trouve devant lui, sans en prendre connaissance» (Cod. Atl. 76 r.) Refléter, donc, mais en « réfléchissant » à l'image réfléchie, comme dirait Cocteau. Léonard dit encore : « Le peintre qui ne doute pas de lui-même n'acquerra pas grand-chose. »
14. CodAtl. 375 r.
15. Certains dessins de Léonard ont aussi la beauté de diagrammes tantriques : ce sont des « devoirs » de géométrie, des schémas de machines
16. « Le 10 août 1925, écrit Max Ernst, une insupportable obsession visuelle me fit découvrir les moyens techniques qui m'ont permis une très large mise en pratique de cette leçon de Léonard.. Il s'agit de frottis sur des surfaces inégales qui avaient irrésistiblement attiré et retenu l'attention du peintre. » (In Introduction au Traité de la peinture, par André Chastel, op. cit.)
17. Léonard : « La peinture s'étend aux surfaces, couleurs et figures de tout ce qui est créé par la nature ; et la philosophie pénètre à l'intérieur de ces corps, considérant en eux leurs vertus propres ; mais elle n'a pas la récompense de cette vérité qu'atteint le peintre, qui saisit leur vérité première, car l'œil se trompe moins» (Cod. Ur. 4 v.)
18. Léonard raille ici le sculpteur sur pierre ; lui-même semble avoir pratiqué surtout la sculpture en bronze — le modelage, la fonte, qui ne présentent pas au même degré les « inconvénients » qu'il évoqueOn a souvent voulu voir dans ce texte une moquerie visant Michel-Ange qui aimait le marbre par-dessus tout (voir p. 371 et s.).
19. Mantegna ou le Pérugin amassent à cette époque des fortunes autrement considérables que les maigres biens dont dispose LéonardCelui-ci ne s'enrichit guère, il dépense tout ce qu'il gagne, il n'obtient pas de statut particulier ; mais il affiche un grand détachement vis-à-vis de son art, et il adopte en toute chose un comportement très aristocratique (inspiré d'Alberti) auquel ne prétend aucun de ses confrères. (« Qui souhaite s'enrichir en un jour, dit-il, est pendu en un an. » — Windsor 12351 r. ; ou encore : « Pour la propriété et les biens matériels, tu dois toujours les redouter ; souvent ils laissent leur possesseur dans l'ignominie, et, vient-il à les perdre, il est raillé. » Ms. 2038 B. N. 34 v.)
20. Le tableau de Bertini Léonard à la cour de Ludovic le More, aujourd'hui disparu, n'est connu que par une photographie (Civiche Raccolte d'Arte, Milan)Des gravures des XVIIIe et XIXe siècles, comme celles de Cunego (Léonard dans son atelier) ou Gandini (Ludovic Sforza et Léonard), ont répandu pareillement l'image du peintre-grand seigneur.
21. Léonard se méprend cependant sur la façon dont les images se redressent à l'intérieur de l'œil (son erreur ne sera pas corrigée avant Kepler)Il se trompe également sur la forme du cristallin. Pour étudier celui-ci, il lui faut éviter qu'il ne se répande ; aussi, il le « durcit » en faisait bouillir l'œil entier avec du blanc d'œuf, avant de le disséquer (K. 39) ; cette opération modifie l'aspect du cristallin (qui prend la forme d'une boule) et le détache de l'iris ; d'où les erreurs qu'on remarque dans les planches de Léonard.
22. Léonard trouve le principe de la lentille de contact en cherchant à simuler le fonctionnement de l'œil à l'aide d'instruments de verre(D 3 v.)
23. Quaderni IV 16 r; Cod. Arun. 85 v.
24. Plusieurs croquis du folio 22 (recto) du manuscrit C évoquent irrésistiblement le photomètre conçu par Rumford à la fin du XVIIIe siècle
25. CodLeic. 4 r.
26. Léonard, de façon très symptomatique, écrit que la flamme « vit » — et non brûle ou brille (CodAtl. 270 r. a). De même, il parle de la « blessure » de l'eau dans laquelle on jette une pierre ; ou bien il emploie le terme « désir », lorsqu'il évoque l'attraction terrestre. On a l'impression d'une approche psychologique de la nature. Tout son vocabulaire traduit en fait son idée que l'homme et la terre sont faits à la ressemblance l'un de l'autre. « Les Anciens, dit-il à la façon d'un Paracelse, ont appelé l'homme microcosme, et la formule est bien venue puisque l'homme est composé de terre, d'eau, d'air et de feu, et que le corps du monde est analogue. » (A 55 v.)
27. CodAtl. 190 r. a.
28. Léonard dit « Le soleil est immobile » (Quaderni V 25 r). Cette phrase a abusé de nombreux chercheurs — le contexte montre qu'il ne songe nullement à établir la théorie du mouvement héliocentrique des planètes.
29. Léonard, exceptionnellement, cite ici ses sources : « Aristote, dans le troisième volume de l'Ethique.. » (Cod. Atl. 289 v. c)
30. CodAtl. 61 r. Léonard établit dans un autre carnet le parallèle entre les vagues, les ondes sonores et les ondes lumineuses (A 9 v.).
31. Léonard : « Et comment expliqueras-tu le nombre infini d'espèces de feuilles congelées dans les hautes roches de ces montagnes, et parmi elles l'aliga, l'algue qu'on trouve mêlée aux coquilles et au sable ? Et tu verras de même toutes sortes de choses pétrifiées, ainsi que des crabes de l'océan, brisés en morceaux, divisés et mélangés avec leurs coques» (F 80 v.) Léonard semble penser à cette époque que « le niveau de la mer s'abaissa au cours des âges », et non qu'un plissement de l'écorce terrestre forma les montagnes.
32. C 15 r; Quaderni IV 12 v. ; K 120 (40) r.
33. CodAtl. 119 v. Léonard dit encore : « L'oeil, dont l'expérience nous montre si clairement le fonctionnement, a été défini, jusqu'à mon époque, par un grand nombre d'auteurs d'une certaine façon — et moi je trouve qu'il est complètement différent. » (Cod. Atl. 361 v.)
34. CodTri, feuillets 12 et 13, recto et verso. Certains auteurs ont soutenu, à tort, que Léonard avait l'intention de composer un véritable dictionnaire (pour le publier) — voire une sorte de traité de philologie...
35. RS. Stites, Sublimations of Leonardo da Vinci, Washington, 1970.
36. Tri4 r. On pourrait penser que ces listes de mots sont destinées à des élèves, à Salaï notamment, dont Léonard doit faire l'éducation. Mais, dans ce cas, les écrirait-il à l'envers ? (Ambidextre, Léonard écrit très bien à l'endroit lorsqu'il le désire.)
37. Quaderni II 16 r
38. Le premier « inventaire » des livres de Léonard comprend 40 titres (CodAtl. 559) ; le second en comprend 116, dont 102 sous l'indication « Liste de livres que j'ai laissés dans un grand coffre fermé », et 14 de livres « dans une caisse au monastère ». (Madrid II 2 b.) Léonard met sans doute sa bibliothèque en dépôt avant de partir en voyage (voir p. 375). Pour la liste complète des titres, voir Richter et les commentaires de Pedretti.
39. Nombre des contes, prophéties et notes sur les animaux (que l'on trouve en particulier dans le manuscrit H) de Léonard viennent tout droit, par exemple, de cette Fior di Virtù que contient sa bibliothèque
40. On trouve dans les carnets de Léonard plusieurs mentions de cet ouvrage d'Archimède que possède l'archevêque de Padoue (BrM. 135 a, c), que possédait le frère de Mgr de Santa Giusta, à Rome — mais il l'a donné à son frère qui vit en Sardaigne (Cod. Atl. 349 v.), etc.
41. Sur l'apprentissage du latin par Léonard, voir l'article d'Augusto Marinoni la Philologie de Léonard de Vinci, in Léonard de Vinci, IG.D.A., Novara, 1958.
42. BriM. (B. B. 1030).
43. Le modèle le plus abouti de char « automobile » de Léonard est sans doute celui du feuillet 296 (verso) du Codex AtlanticusSon système de ressorts ne peut cependant lui permettre d'avancer que sur une très courte distance. De l'avis des spécialistes, les recherches les plus intéressantes de Léonard en mécanique portent sur les moyens de réduire les frottements (Cod. Atl. 209 v.), le roulement à billes (Madrid I 20 v.), les chaînes articulées (Cod. Atl. 357 r. a ; Madrid 110 r.). On ne ré-inventera la chaîne de transmission (que l'on voit, par exemple, sur la bicyclette de Léonard) qu'à la fin du XIXe siècle...
44. Notamment Gd'Adda, P. Duhem, B. Gilles, H. Grothe, A. Chastel, C. Pedretti, A. Marinoni...
45. CodAtl. 119 v. a. Une autre note de Léonard permet de voir qu'il ne croyait guère à cette origine « solaire » de la pigmentation des Noirs : « Les races noires d'Ethiopie, dit-il, ne sont point les produits du soleil..., car si un Noir engrosse une Blanche, le rejeton est gris (sic). Preuve que la race de la mère a autant de pouvoir sur le fœtus que celle du père. » (Quaderni III 8 v.) Est-ce encore une fois pour lui l'occasion de minimiser son hérédité paternelle ?
46. Léonard : « Le bonheur suprême sera la cause de misère, et la perfection de la sapience une occasion de folie» (Cod. Atl. 39 v. c.) Il dit encore : « Ne pas désirer l'impossible. » (E 31 v.)
47. CodAtl. 393 v. a.
48. Léonard cite Anaxagore : « Toute chose naît de toute chose, et toute chose redevient toute chose parce que tout ce qui existe dans les éléments est composé de ces éléments» (Cod. Atl. 385 v. c.)
49. F 2 b
50. CodAtl. 146 v. a.
51. Quaderni IV 167 a
52. H 141 (2 v) r.
53. Léonard : « La nature ne peut pas donner le mouvement aux animaux sans instruments mécaniques, comme je le démontre moi-même dans ce livre, dans les choses relatives au mouvement que la nature a faites chez les animaux ; et pour cette raison j'ai composé les règles des quatre puissances de la nature, sans lesquelles la nature ne peut pas donner le mouvement local aux animaux» (Windsor 19060.)
54. F 5 v
55. I 66 (18) vLe pieux Michel-Ange écrit pareillement du Christ (des crucifix) : « A Rome, on vend jusqu'à sa peau. » (Sonnet v.) Dante disait déjà : « Dans Rome où chaque jour on brade le Christ. »
56. C 19 v
57. Vasari et Lomazzo attribuent cette Crucifixion de Montorfano à LéonardIl est probable qu'elle était déjà achevée, en 1495, lorsque le Vinci commença de peindre la Cène.
58. Goethe, Schriften und Aufsätze zur Kunst (essai sur Joseph Bossi et Léonard), Abendmahl, 1817
59. La perspective de la Cène a été étudiée très en détail par l'architecte Giovanni degl'Innocenti, en particulier (in Pedretti, Léonard de Vinci architecte, opcit.). Plusieurs paragraphes du Traité de la peinture semblent se rapporter directement à la composition de la Cène (éviter la représentation de groupes de figures superposés, tenir compte du point de vue du spectateur, unifier la perspective, la lumière, etc.) ; ils développent et poursuivent en quelque sorte les formules inaugurées par Masaccio.
60. Windsor 12542
61. Le cercle qui commande la composition s'inscrit entre la voûte et (approximativement — mais cet écart était sans doute voulu, pour des raisons d'illusion optique) l'ancien pavement du réfectoire : le sol a été en effet surélevé d'environ 20 cm depuis l'époque de Léonard
62. Forster II 62 vet 63 r.
63. Il faudrait rechercher l'origine précise de cette habitude de placer Judas de l'autre côté de la sainte tableOn la trouve (essentiellement) chez les peintres florentins du Quattrocento : la plupart des primitifs l'ignorent ; elle n'est pas plus suivie par Pietro Lorenzetti que Giotto — Taddeo Gaddi l'observe, en revanche.
64. H 16 v; H 100 (43 v.) r. ; H 48 v.
65. CodAtl. 380 a (1179 b). Les mots donnés entre parenthèses sont rayés.
66. H III 89 a
67. Windsor 19060 rLéonard dit encore : « Qui n'attache pas de prix à la vie ne la mérite pas. » (I 15 r.) Il parle sans doute de sa propre vie autant que de celle d'autrui.
68. Forster III 74 v
69. C 19 v
70. Idem
71. Quaderni III 214 a
72. Nouvelle maîtresse du More, mariée à un bourgeois complaisant, Lucrezia Crivelli est dame d'honneur de la duchesse BéatriceSon portrait par Léonard pourrait être la Belle Ferronnière du Louvre. Le portrait a en tout cas existé : un poète de la cour déclare que la jeune femme a non seulement été comblée par les dieux de tous les dons et qualités, mais qu'elle a la chance, en outre, d'être aimée par le duc Ludovic, « premier d'entre les princes », et d'avoir été peinte par Léonard, « premier d'entre les peintres ».
73. De nombreuses notes et esquisses de Léonard se rapportent à des motifs décoratifs, à la fabrication de trucs scénographiques ou d'étoffes pour des déguisements de carnaval ; je citerai celle-ci : « Pour confectionner un beau costume, prends de la toile fine, enduis-la d'une couche odoriférante de vernis composé d'huile de térébenthine, et glace-la avec de l'écarlate oriental, en ayant soin que le modèle soit perforé et mouillé à l'intérieur, pour éviter qu'il ne colle ; et que ce modèle ait des groupes de nœuds qu'on remplira de millet noir, et le fond de millet blanc» I 49 (1) v.
74. Sur la Danaë dont Léonard assura le décor et la mise en scène, voir le Lieu théâtral à la Renaissance, Paris, 1968
75. Pedretti pense avoir identifié le commanditaire de la maison dont une sorte de cahier des charges figure dans les carnets de Léonard (Madrid I 158 ra) : ce serait Mariolo de Guiscardi, chambellan du More. De toutes les maisons ou villas éventuellement construites ou décorées par Léonard, il semble qu'aucune n'ait échappé aux destructions et transformations qu'a subies Milan au cours des siècles. Il existe cependant des dizaines de pages de l'artiste (dans le Codex Atlanticus, notamment), décrivant en détail des demeures privées, avec des précisions pleines d'originalité sur les escaliers, les cuisines, le quartier des domestiques, la salle de bal, les chambres des invités, les jardins, les façades, etc. (voir Pedretti, Léonard de Vinci architecte, op. cit.).
76. B 12 r
77. CodAtl. 308 b, 939 a.
78. CodAtl. 335 v. Voir note 115, chapitre VII.
79. I 107 (59) rVoir note 98, chapitre VII.
80. CodAtl. 393 v. a ; Cod. Atl. 397 r. a ; Cod. Atl. 318 v. a ; Cod. Atl. 2 r. a ; I f. 48 v. Auprès d'un de ses dessins de laminoir, Léonard écrit que celui-ci « fait des plaques d'étain très fines et régulières ».
81. CodAtl. 318 r. a.
82. CodAtl. 434 r. (161 r. a).
83. CodAtl. 361 v. b.
84. Léonard : Rugieri Bacô fatto in istampa (BrM. 71 r.). Richter note toutefois que la première édition des oeuvres de Bacon est française et postérieure de quarante ans à la mort de Léonard. La phrase correspond-elle à un simple désir ou à une information erronée ?
85. Auprès du dessin de son parachute pyramidal, Léonard écrit : « Si un homme a un pavillon de toile bien clos ayant douze brasses de côté, et douze en hauteur, il pourra se jeter de n'importe quelle hauteur sans se faire de mal» (Cod. Atl. 381 v.) Il me faut signaler que ce « pavillon » est beaucoup plus convaincant que le petit cône du manuscrit de la British Library où l'homme s'agrippe à une armature en bois.
86. B 83 vL'« hélicoptère » de Léonard n'est pas muni de pales mais d'une sorte de grande spirale — ou vis — en toile. Il s'élève cependant dans les airs selon le même principe que notre hélicoptère. L'inexplicable bicyclette de Léonard pourrait n'être également qu'un jouet. La civilisation aztèque ignorait la roue, dit-on ; en réalité, on a trouvé dans des tombes précolombiennes des jouets munis de roues — mais quel autre usage donner à celles-ci, quand on ne possède pas d'animaux de trait, chevaux et boeufs ayant été introduits en Amérique par les Espagnols ? De la même façon, nombre d'« inventions » de Léonard n'avaient sans doute pas, en son temps, d'autre destinée possible.
87. CodAtl. 361 b.
88. B 88 et 89 vIl est curieux de voir que Léonard, qui étudie alors de près la chauve-souris, allant jusqu'à la disséquer, écrit ailleurs de cet animal : « A cause de sa luxure effrénée, la chauve-souris, lorsqu'elle s'accouple, ne suit pas la loi naturelle ; le mâle s'unit au mâle, et la femelle à la femelle, au hasard des rencontres. » (H 12 r.)
89. Léonard a dessiné de nombreuses ailes articulées ; la plus complète se trouve sur le feuillet 341 (recto) du Codex Atlanticus, accompagnée d'un long texte explicatif : il indique par des lettres (A, B, C..) les poignées, mues par le talon et la main, qui permettent de la faire fonctionner, et le système de rotation grâce auquel on peut voler verticalement ou horizontalement.
90. Pour son « train d'atterrissage », Léonard dit s'être inspiré du martinet « incapable de s'élever directement du sol, car il a les membres trop courtsQuand il commence de voler, il replie les échelles de la façon que je décris dans mon dessin ». Léonard imagine en outre de munir ses échelles escamotables de « coins rentrants » qui sont comme des ressorts ou des amortisseurs ; il précise : ceux-ci permettent « d'obtenir le même mouvement élastique qu'une personne qui saute sur la pointe des pieds, évitant ainsi les chocs du sautillement sur les talons ». (B 89 r.)
91. B 74 v
92. Le planeur du manuscrit de Madrid, en forme de fer de lance, supporte une nacelle où peut prendre place un passagerSur la même page, Léonard a imaginé une sphère faite de cerceaux en ormeau et construite selon le principe de la suspension à cardan, dans laquelle un homme peut tenir debout. (Madrid I 64 r.)
93. C 19 v
94. Vasari, dans sa Vie de Piero della Francesca, accuse Luca Pacioli de n'avoir pas publié les essais de son maître (aujourd'hui perdus) et le qualifie de « perfide et impie »
95. CodAtl. 104 r. a. Si la Summa de Pacioli coûte 119 soldi à Léonard, il ne paie que 68 soldi pour la Chronique et 61 pour la Bible (qui lui sert peut-être pour la Cène). Plusieurs pages du manuscrit de Madrid II reprennent mot pour mot des passages de la Summa. Parfois Léonard se lasse cependant : lorsqu'il copie « l'arbre généalogique des proportions » imaginé par Pacioli, il ne reprend que vingt catégories sur quarante (Madrid II 78 r.).
96. Léonard a dessiné un encrier de ce type dans un cartouche où figurent les initiales B et T ; on ignore à qui était destiné cet « emblème » — serait-ce Baldassare Taccone ? (CodAtl. 306 r. a.)
97. Quaderni IV 14 r
98. Madrid II 3 v
99. Léonard se propose (vers 1503) d'écrire un traité intitulé De Ludo Geometrico dans lequel il montrera comment passer d'un cercle ou d'une sphère à toute autre forme ou volume régulier(Cod. Atl. 45 v.)
100. Léonard : « La proportion ne se retrouve pas seulement dans les nombres et les mesures, mais aussi dans les sons, les paysages, les temps et les lieux, et dans toute puissance qui soit» (K 49 r.) Léonard cherchera ainsi, par exemple, à définir une proportion dans la croissance des arbres : il pensera trouver un rapport entre la circonférence du tronc et la longueur des branches issues de ce tronc. Ce n'est qu'une vue de l'esprit (Cod. Ur. 246 r. ; M 78 v.).
101. Luca Pacioli, De Divina Proportione, première édition : Paganinum de Paganinis, Venise, 1509La copie manuscrite dédiée à Ludovic le More est conservée à la Bibliothèque universitaire et publique de Genève ; celle dédiée à Sanseverino, à l'Ambrosienne, à Milan ; une troisième, dédiée à Piero Soderini, est aujourd'hui perdue.
102. On trouve dans le manuscrit M de Léonard le brouillon des cinq solides platoniciens (feuillet 80 verso), accompagné d'un tercet qui s'y rapporte, et que copie Pacioli : « Le doux fruit, si plaisant et raffiné / A déjà poussé les philosophes à chercher / Notre origine, pour nourrir l'esprit» La Divina Proportione est aujourd'hui une lecture indigeste, plus qu'un « doux fruit ». L'ouvrage se proposait, entre autres, par des calculs très compliqués, de définir le nombre « divin » — ce que nous appelons « nombre d'or » : 1,618. Le Corbusier trouva-t-il son identique Modulor dans le traité de Pacioli et Léonard ?
103. H 108 v; Cod. Atl. 394 r. a, 385 r. a, 295 r. a...
104. SK. M. III 94 a ; S. K. M. II 78 b.
105. B 58 r
106. Windsor 12281Léonard ne devait pas avoir grand mal à trouver des modèles masculins — il disposait au moins des garçons de son atelier. Les modèles féminins, en revanche, pour qui souhaitait faire du nu, ne se rencontraient guère que dans les « mauvais lieux ».
107. SK. M. II 22 a.
108. Popham 133 à 140Goya connut-il les « grotesques » de Léonard ? ce n'est pas impossible, beaucoup étaient déjà publiés de son vivant.
109. Lomazzo raconte que Léonard s'amusa un jour à distraire un groupe de paysans dont les physionomies l'intéressaient ; il leur offrit un banquet et les fit rire aux éclats ; revenu chez lui, comme il avait noté en esprit la moindre de leurs expressions, « il les dessina de telle manière que son dessin ne faisait pas moins rire le spectateur qu'il avait fait rire ses modèles pendant le banquet »Ce dessin pourrait être une planche conservée à Windsor (12495 r.).
110. Léonard dit : « Le Christ/comte Giovanni (ou le jeune comte), celui du cardinal de Mortaro » (SM. K. II 786) — et, un peu plus loin : « Alessandro Carissimo de Parme pour la main du Christ. » Pour Lomazzo comme pour Vasari, cependant, Léonard n'aurait pas trouvé de modèle convenable pour la tête du Sauveur. Vasari précise : « Il renonçait à la chercher sur terre, n'espérant plus pouvoir imaginer la beauté et la grâce célestes qui conviennent à l'image de Dieu incarné... Il la laissa inachevée. » Il semble toutefois qu'en 1498 le tableau était parfaitement terminé. Léonard aurait-il eu recours au non finito (ce que paraît suggérer Lomazzo) pour le visage de Jésus ?
111. Léonard aurait représenté au pied de la Crucifixion de Montofarno, sur le mur opposé à la Cène, le duc Ludovic et la duchesse Béatrice, avec leurs enfants, agenouillés, de profilCes peintures se sont détériorées au point qu'il n'en reste plus que les contours.
112. La plupart des études pour le visage des apôtres se trouvent à la Bibliothèque royale de WindsorUn dessin aquarellé de la tête du Christ (peut-être d'un élève de Léonard) est conservé à la Brera, à Milan. Tous révèlent assez tristement combien la Cène a perdu au cours de ses premières restaurations.
113. Stendhal dit avoir connaissance de plus de quarante copies de la Cène Le tableau a été copié très tôt, et dans toute l'Europe. La gravure a commencé de le divulguer dès la fin du XVe siècle. Louis XII, qui aurait voulu détacher la fresque du mur pour l'emporter en France, selon Paul Jove, s'en fit faire une copie. François Ier en offrit une reproduction en tapisserie au pape Clément VII, en 1533. Rembrandt lui-même la dessina au crayon (Metropolitan de New York). A la fin du XIXe siècle, c'est une des œuvres les plus reproduites au monde (en gravure, chromo, bas-relief de plâtre, d'étain, d'argent, etc.). Au Marché aux Puces de Lisbonne, récemment, j'ai été surpris d'en rencontrer plus de trente reproductions, très diverses, en l'espace d'une journée. Clark dit que la Cène « ne nous paraît plus l'œuvre d'un homme, mais celle de la nature ».
114. Le tombeau du More et de la duchesse Béatrice, avec leurs gisants par Solari, se trouve aujourd'hui à Pavie
115. Pour Martin Kemp (opcit.), la Sala delle Asse, avec ses arbres feuillus et ses entrelacs dorés, célébrerait aussi l'union du duc et de la duchesse, par-delà la mort. Il me semble évident, en tout cas, que Léonard a « doublé » l'emblème officiel du sien propre.
116. H 32 vet s. ; Cod. Atl. 358 v. a ; Cod. Atl. 216 r. a ; Cod. Atl. 98 r. c... Il est possible qu'un de ces motifs d'entrelacs ait été destiné au parquet ou pavement de la Sala delle Asse.
117. Windsor 12516
118. CodAtl. 133 r. a et 372 r. b. Léonard tirait peut-être une partie de ses revenus de ces dessins de sacs et de poignées d'épées.