X
COMME UNE JOURNÉE BIEN REMPLIE
Amor omnia vincit Et nos cedamus amori.
VIRGILE (cité par Léonard
2.
Léonard a quitté Florence, vers 1482, laissant inachevés le
Saint Jérôme et
l'Adoration des Mages ; il s'en éloigne de nouveau, vingt-quatre ans plus tard, sans avoir mené à terme ni la
Sainte Anne ni la
Bataille d'Anghiari — ni aucun des travaux qu'il y a entrepris à partir de 1500. La cité de sa jeunesse, dirait-on, d'une certaine façon, l'entraîne dans des dispositions malheureuses qui annihilent ses élans.
La Seigneurie prend très mal l'annonce de son départ ; elle y consent, en mai 1506, parce qu'elle ne peut faire autrement, se trouvant trop engagée sous la bannière de la France (son alliée dans la guerre contre Pise) pour ne pas céder au désir du gouverneur du Milanais, le puissant lieutenant général du roi Louis XII, Charles d'Amboise, comte de Chaumont, qui réclame instamment la présence de l'artiste à sa cour. On n'accorde cependant à Léonard qu'un congé de trois mois ; et avec cette clause particulière : en cas de retard, il sera taxé d'une lourde amende de cent cinquante florins.
Léonard accepte les conditions qu'on lui impose — en haussant les épaules, j'imagine. Désormais, il n'agit plus qu'à sa guise ; son nouveau protecteur, qu'il appelle gran maestro, l'y incite et l'y aide. Le 18 août, Charles d'Amboise prie aimablement la Seigneurie de prolonger le congé du peintre — jusqu'à la fin du mois de septembre pour le moins. Le gonfalonier Soderini répond avec colère que le Vinci ne s'est pas conduit envers la République florentine comme il eût dû le faire : « Il a reçu une grosse somme d'argent et n'a donné qu'un petit commencement au grand ouvrage qu'il était chargé d'exécuter (la Bataille). Nous désirons qu'on ne sollicite pas pour lui de délai supplémentaire, car son ouvrage doit satisfaire les citoyens de notre ville ; nous ne pourrions le dispenser de ses obligations — ayant engagé notre responsabilité dans cette affaire — sans nous exposer à de graves dommages. »
Léonard fait la sourde oreille. On ne peut pas le forcer à
achever, sous la menace, une fresque qui ne lui a apporté qu'amertume et déception. Il se sent bien à Milan, il s'y est toujours plu, il y a des amis, de l'ouvrage à foison — il n'a nulle envie d'en bouger. Ambrogio de Predis a résolu enfin le conflit qui les opposait tous deux, depuis 1483, à la Confrérie de l'Immaculée Conception : ensemble, ils peignent alors, ou achèvent de peindre, une seconde version de la
Vierge aux rochers (celle de Londres), la première étant peut-être vendue au roi de France. Permission leur est donnée de retirer le tableau original de l'église San Francesco Grande pour en faire une réplique ; en août 1507 et octobre 1508, Ambrogio va toucher cent lires pour cette peinture, Léonard ratifiant les paiements par un acte notarié
1, 3. Charles d'Amboise a commandé au Vinci, d'autre part, les plans d'un grand palais qu'il veut bâtir du côté de la Porta Venezia. Quelques dessins et notes nous restent, qui concernent ce projet — en particulier la description d'un jardin digne des Mille et Une Nuits : les ailes d'un moulin à aubes donneront une brise artificielle durant l'été, prévoit Léonard ; une eau murmurante et poissonneuse, « où l'on mettra du vin à rafraîchir », circulera parmi des orangers, des citronniers, des cédratiers et autres arbres odoriférants ; au parfum des fleurs répondront les chants mélodieux des nombreux oiseaux qu'abritera une immense volière en fils de cuivre tressés ; des instruments de musique joueront seuls, à volonté, par l'action du moulin ; il y aura enfin des « passages où l'eau pourra jaillir en mouillant les promeneurs ; par exemple, lorsqu'on voudra par plaisanterie arroser les robes des femmes
4 » — car le bouillant Charles d'Amboise est « l'ami de Vénus autant que de Bacchus », selon le chroniqueur Prato... On charge également le Vinci d'organiser des fêtes, des spectacles
5 dans le goût de ceux qu'il réglait pour le More — il semble qu'on ne se soit jamais diverti davantage au château de Milan qu'à cette époque ; ce sont les fastes utiles des temps d'occupation. Le vieux maître est au centre de cette ronde de plaisirs ; il entend ne pas s'en écarter, d'autant qu'on le traite avec des égards princiers, qu'on lui verse une pension plus qu'honorable, qu'on lui rend la terre plantée de vignes que lui avait offerte le More. Loin de l'enfermer dans une tâche unique, on le consulte sur les points les plus divers, il redevient l'arbitre des élégances qu'il était sous les Sforza ; on se dispute sa compagnie comme ses services — pour les Français, il incarne comme nul autre ces splendeurs de la Renaissance dont l'attrait les a amenés à guerroyer en Italie. Chaque
personnage important de la cour désire un tableau de sa main ; on lui demande peut-être les plans d'une église
6. Enfin, comme il doit en manifester le souhait, on le laisse s'occuper de problèmes hydrauliques ; il améliore le système des écluses et des barrages lombards ; il s'y emploie si bien qu'on lui promet une rente — un droit sur « douze onces d'eau » du Naviglio San Cristoforo (dont il supervise probablement l'aménagement), d'un rapport enviable.
Une nouvelle lettre de Charles d'Amboise à la Seigneurie florentine, datée du 16 décembre 1506, donne un aperçu des travaux qu'on lui confie et de l'estime sans mélange dans laquelle le tiennent les Français : « Les ouvrages excellents accomplis en Italie et surtout à Milan par maître Léonard de Vinci, votre concitoyen, ont porté tous ceux qui les ont vus à aimer singulièrement leur auteur, même sans l'avoir jamais approché. Quant à nous, nous avouons l'avoir aimé avant de l'avoir rencontré personnellement. Mais, maintenant que nous l'avons pratiqué, parlant d'expérience de ses talents si variés, nous voyons en vérité que son nom, célèbre en peinture, demeure relativement obscur, quand on songe aux louanges qu'il mérite pour les autres dons qu'il possède et qui sont d'une force extraordinaire ; il nous faut dire que, par la façon dont il a répondu à tous nos désirs, dessins d'architecture ou autres choses dont nous avions besoin, il nous a satisfait de telle sorte que nous avons conçu de l'admiration pour lui. [...] S'il convient de recommander un homme aux talents si riches à ses concitoyens, nous vous le recommandons de notre mieux, vous assurant que tout ce que vous ferez pour augmenter, soit sa fortune et son bien-être, soit les honneurs auxquels il a droit, nous apportera autant qu'à lui le plaisir le plus vif, et nous vous en serons très obligé. »
Geoffroy Carles (ou jofredus Karoli), vice-chancelier de Milan, poète, homme de science et amateur d'art éclairé, intervient à son tour pour que Soderini cesse
d'importuner Léonard. Le roi de France lui-même s'en mêle. A Blois, où il se trouve depuis un an, Louis XII informe un envoyé florentin que, émerveillé par un petit tableau du Vinci qui vient de lui être montré (la
Madone au fuseau peinte pour Florimond Robertet ?), il souhaite ardemment que l'artiste demeure à Milan, car il désire en obtenir quelques œuvres. Comme si cela ne suffisait pas, il fait écrire par Robertet au gonfalonier et aux prieurs de la Seigneurie, en janvier 1507 : « Loys, par la grâce de Dieu Roy de France, duc de Milan, seigneur de Gennes, etc. Très chiers et grands amys, [...] Nous avons nécessairement abesognes de Maistre Léonard a Vince, painctre de votre cité de Fleurance. [...] Escripvez-lui de sorte qu'il ne se parte de la dite ville (Milan) infines à notre venue, ainsi que j'ay dit à votre
Ambassadeur. » Léonard devient l'enjeu d'un véritable conflit diplomatique. Les Florentins ne doivent pas comprendre qu'on fasse tant de cas d'un
artiste. A contrecœur, le tatillon Soderini s'incline devant la volonté du souverain. Il s'obstine toutefois à réclamer, s'appuyant sur le contrat signé par le Vinci, le remboursement des sommes que la République a dépensées pour la
Bataille. Forcé de retourner à Florence, en 1507, à cause d'un problème d'héritage, Léonard, pour en finir, achète peut-être sa liberté en restituant l'argent : en juin 1507, on le voit en tout cas solder son compte à Santa Maria Novella.
Un double problème d'héritage l'oppose alors à ses demi-frères et demi-sœurs. Ser Piero est mort intestat : les enfants nés du quatrième mariage se liguent contre ceux nés du troisième pour obtenir la meilleure part de la succession ; et tous s'entendent pour spolier le fils illégitime du notaire. Le 30 avril 1506, une commission d'hommes de loi parvient à un arrangement provisoire d'où Léonard est exclu. Là-dessus, quelques mois plus tard, l'oncle Francesco meurt à son tour, sans enfants, léguant l'intégralité de ses biens — comme pour réparer une injustice — à son neveu préféré. La famille conteste le testament
7. Léonard entend ne pas abandonner ses droits cette fois, d'autant qu'il semble avoir prêté quelque argent à Francesco, peu avant son décès ; comme sa belle-famille le traite en étranger
(alienissimo, dit-il), il en fait une affaire de principe, sinon de sentiments. On trouve dans ses carnets des textes fragmentaires et confus, se rapportant à cette succession : « Vous souhaitiez le plus grand mal à Francesco, écrit-il à Florence, parmi des notes sur le vol des oiseaux, et vous l'avez laissé jouir de vos propriétés durant sa vie ; à mes yeux, vous souhaitiez le plus grand mal... » La suite est plus nébuleuse encore, car rédigée sous la forme d'un débat imaginaire entre des participants difficilement identifiables (lui-même, ses demi-frères, l'oncle Francesco) : « Celui-ci veut mon argent, après mon décès, de sorte que je ne puisse plus en disposer à ma guise ; et il sait que je ne peux répudier mon légataire. [...] As-tu donné cet argent à Léonard ? Oh ! pourquoi dirait-il que vous l'avez poussé dans un piège, réel ou feint, sinon parce qu'il veut s'emparer de son argent ? Bien, je ne lui dirai plus rien aussi longtemps qu'il vivra... » Et dans la marge : « Oh ! pourquoi ne pas lui en laisser la jouissance durant sa vie, puisque cela finira par revenir à vos enfants
8... ? »
Une petite propriété du nom de
Il Broto semble au cœur du litige. Ser Giuliano, le cadet des fils légitimes de ser Piero, homme de loi depuis peu, prend les choses en main
9 : sûr de l'appui des juges, ses commensaux, et misant sur l'animosité générale de la
Seigneurie à l'égard du peintre, il se fait fort d'invalider le testament de leur oncle en un tour de main.
De son côté, Léonard compte sur l'intervention de ses protecteurs. Il parvient à mettre l'influence du roi dans la balance ; n'a-t-il pas orchestré brillamment son entrée solennelle à Milan, en mai 1507, quelques semaines avant de revenir à Florence — avec arcs de triomphe, chars à l'antique et machineries
10 ? Louis XII prend de nouveau la plume pour l'artiste qu'il a élevé au rang de peintre et ingénieur de sa maison et qu'il appelle maintenant « notre chier et bien amé Léonard da Vincy ». Il écrit à la Seigneurie : « Nous désirons singulièrement que fin soit mise audit procès en la meilleure et plus brefve expédiction de justice que faire se pourra : à ceste cause, nous en avons bien voulu escripre. » Charles d'Amboise écrit aussi dans ce sens aux magistrats : que le jugement tombe vite, dit-il, car le roi a grand besoin de son peintre. Mais les Français sont loin, il s'agit d'une affaire privée, et l'on sait toutes les lenteurs dont sont capables les tribunaux. Les choses n'avancent pas. L'issue demeure incertaine. De sorte que Léonard doit solliciter l'aide également du cardinal Hyppolite d'Este qui l'honore de sa bienveillance et dont il connaît les liens avec ser Raphaello Hyeronimo, le prieur chargé du procès. On a retrouvé sa lettre aux Archives d'Etat de Modène ; elle n'est pas de la main de Léonard, car, doutant de son écriture ou de son style, il en a confié la rédaction à un ami, comme il l'avait fait pour sa demande d'emploi à Ludovic le More ; le document est signé de son nom cependant :
Leonardus Vincius pictor ; c'est l'unique lettre de lui dont on peut dire avec certitude qu'elle a été envoyée, les autres n'étant que des brouillons dans ses carnets. « Bien que le droit soit de mon côté, explique Léonard, je ne veux pas me manquer à moi-même dans une affaire à laquelle je tiens beaucoup. [...] Je conjure Votre Altesse d'envoyer à ser Raphaello quelques mots, dans cette manière habile et affectueuse qui vous est propre, pour recommander votre plus humble serviteur, pour toujours, Léonard de Vinci. »
Le jugement ne tombera pas avant longtemps. Contraint de demeurer à Florence pour plaider sa cause, le Vinci habite, avec Salaï, la maison (ou
les maisons, comme on dit alors) du riche mécène Piero di Braccio Martelli, mathématicien de valeur dont un parent protégeait Donatello, et qui héberge déjà le sculpteur Giovan Francesco Rustici. Léonard aurait beaucoup de tendresse pour ce dernier. Rustici, la trentaine environ, est un ancien de la
bottega de Verrocchio ; son atelier ressemble à l'arche de Noé, dit Vasari — on y trouve un aigle, un corbeau « qui parle aussi bien qu'un homme », des serpents, un porc-épic dressé comme un chien, qui a la mauvaise
habitude de piquer les jambes des convives sous les tables. Alchimiste du dimanche, nécromant à l'occasion, il appartient, avec Andréa del Sarto, Aristote de Sangallo et d'autres artistes de sa génération, à une confrérie burlesque baptisée « Compagnie du Chaudron » ; ensemble, ils donnent, à l'intérieur d'un grand chaudron, ou d'une cuve, des banquets bruyants et excentriques, pour lesquels chacun s'amuse, par exemple, à composer un tableau — portrait, paysage ou scène mythologique — en utilisant, en guise de peinture, des poulets, de la gélatine, des saucisses, des lasagnes, du parmesan, des tranches de rôti et autres choses bonnes à manger — ces « compositions » auraient pu servir de modèles à Arcimboldo. On ignore jusqu'où vont ses relations avec Rustici, mais Léonard, très porté lui-même aux facéties de toutes sortes et qui a peut-être lancé chez les artistes la mode de posséder beaucoup d'animaux, doit se sentir spécialement à son aise dans l'atmosphère libre et joyeuse de la
casa Martelli. Si l'on en juge par les gens qu'il fréquente alors, ses goûts n'ont pas changé en la matière : il s'attache volontiers aux êtres les plus singuliers. Il paraît avoir eu pour disciple, à Milan, l'extravagant Sodoma, dont le surnom parle pour lui-même, et qui vit également au milieu d'une véritable ménagerie (il a un singe, des ânes nains...) ; le solitaire Piero di Cosimo, qui parfois l'imite dans ses œuvres, compte également parmi ses fidèles — celui-là se comporte « en sauvage », les bizarreries de la nature le ravissent plus que tout le monde, il peint un monstre dans le style de Léonard, il tient des propos étranges qui font mourir de rire ses proches, dit Vasari — avant d'ajouter que, par la su)te, devenu vieux, Piero sombrera « dans un délire insupportable ».
Au mois de mars, Léonard profite de ses loisirs pour mettre de l'ordre dans ses carnets
11 ; il doute d'y parvenir. Se relisant, il est effrayé par l'aspect chaotique de ses notes et le nombre des répétitions qu'il rencontre - il devine déjà, probablement, qu'il ne réussira pas à donner forme à la grande
comédie de la connaissance qu'il projetait autrefois. Elle lui échappe ; il en a perdu la maîtrise. Ne devrait-il pas se limiter à quelques traités seulement (sur l'eau, sur la peinture, sur l'anatomie), s'il veut en voir un jour la publication ?
En manière de récréation, lorsqu'il ne poursuit pas des études de mathématiques et d'anatomie, il aide Rustici à modeler un
Saint Jean-Baptiste prêchant à un lévite et un pharisien, groupe grandeur nature destiné au Baptistère, que la Corporation des Marchands a commandé à ce dernier. Vasari raconte que, tout le temps que le sculpteur travaille à cet ouvrage, il ne tolère aucune présence autour de lui, sinon celle de Léonard, et cela jusqu'au moment du moulage
et de la fonte, de sorte que l'on présume que le maître n'est pas étranger à l'exécution de l'œuvre. Si le
Saint Jean-Baptiste pointe l'index vers le ciel, dans un geste vaguement léonardien, il présente tout à fait la manière ordinaire, un peu fruste, de Rustici. Les admirables personnages qui l'entourent, en revanche, dépassent en qualité tout ce que cet artiste fera jamais. Les trois statues de bronze dominent toujours la porte nord du Baptistère ; l'une d'elles rappelle le vieillard méditatif de l'
Adoration des Mages ; ce sont, à mon sens, les seules sculptures existant encore où se reconnaît avec quelque certitude la main du Vinci
12.
Les Français s'impatientent de voir leur peintre et ingénieur s'attarder à Florence ; il semble qu'en peu de temps il leur soit devenu indispensable. Léonard, qui fait peut-être un ou deux aller et retour entre la Toscane et la Lombardie pendant l'année que dure son procès, écrit à son protecteur, dans les premiers mois de 1508, pour lui annoncer que l'affaire touche à sa fin et qu'il pense revenir à Milan avant Pâques, porteur de « deux tableaux de Notre-Dame » qu'il a peints, de dimensions différentes, pour le roi ou toute autre personne à qui on trouvera bon de les donner. Dans cette lettre, qu'il envoie par Salaï, il s'inquiète de l'endroit où il sera logé, car il souhaite ne plus déranger le gouverneur du Milanais (ce qui paraît indiquer qu'il en était l'hôte jusqu'alors), ainsi que du versement de sa pension et de la rente sur l'eau qu'on lui a promise mais non versée
13. Une autre lettre, adressée au surintendant des canaux, qu'il appelle « Magnifique Président », concerne plus précisément ces « douze onces d'eau » que lui a accordées le roi : « Votre Seigneurie sait que je ne suis pas entré en leur possession, dit Léonard, car, à l'époque où elles me furent octroyées, il y avait une grande pénurie d'eau dans le canal, en partie à cause de la sécheresse qui régnait alors, et en partie parce que le réglage des ouvertures n'était pas terminé. Mais Votre Excellence m'a assuré que, le réglage effectué, mon espoir serait réalisé ; ayant appris que le canal était régularisé, je vous ai écrit plusieurs fois, ainsi qu'à messer Gerolamo da Cusano, qui conserve l'acte de donation, [...] mais sans recevoir de réponse. Je vous envoie comme porteur de cette lettre Salaï, mon élève, à qui Votre Seigneurie pourra dire de vive voix tout ce qui s'est passé à propos de la chose pour laquelle je sollicite Votre Excellence
14. »
Enfin, le verdict tombe ; les prieurs déboutent le cadet de ser Piero, déclarant valide le testament de l'oncle Francesco — on est parvenu du moins à un arrangement ; satisfait, Léonard reprend avec hâte le chemin de Milan, durant l'été 1508, semble-t-il
15.
Il reviendra encore plusieurs fois à Florence — en 1509, 1511, 1514, 1515, 1516 — mais pour des séjours relativement brefs.
« J'apporterai avec moi deux tableaux de Notre-Dame. » On ne sait pas quelles sont ces deux
Madones, de dimensions différentes, que Léonard, dans sa lettre à Charles d'Amboise, dit avoir peintes « à ses moments perdus », et avoir achevées
(condotte in assai bon porto).
Elles ont disparu, ou bien ce sont des tableaux qu'il a ébauchés, puis confiés à des élèves ; il se résout de plus en plus volontiers à ce parti, dès lors qu'une œuvre ne lui paraît pas très importante — qu'elle ne pose pas un problème assez complexe pour exciter son imagination, son intelligence, ou, ce qui revient au même, qu'au cours de son élaboration il en a extrait tout le suc, de sorte que son exécution ne présente guère d'intérêt à ses yeux. On ne tire aucun profit, affirme-t-il, d'une nourriture mangée sans appétit ; cela nuirait plutôt à la santé. Les Madones ne manquent pas, brossées par des disciples sur ses indications, ou d'après une oeuvre, un carton, un dessin de lui : Vierge jouant avec l'Enfant, Vierge à la balance, Vierge au lys... — on a l'embarras du choix : n'importe laquelle de ces compositions d'après Léonard, comme les désignent parfois les catalogues d'exposition, pourrait correspondre à l'un et l'autre des tableaux, prétendument perdus, qu'il apporte à Milan.
On pourrait croire que Léonard, à cette époque, « excédé par le pinceau », comme disait fra Pietro da Novellara, le correspondant de la marquise d'Este, découragé, de surcroît, par l'échec de la Bataille d'Anghiari, très absorbé toujours par des recherches mathématiques, par des études d'anatomie, de géologie, accaparé enfin par les différents travaux d'hydraulique ou d'architecture dont le chargent les Français, n'ait plus le goût de peindre. Or, tout au contraire, c'est dans ces années-là (entre 1505 et 1515, semble-t-il) qu'il donne à la fois la Léda, la Joconde, le Saint Jean-Baptiste, les deux derniers (au moins) étant indiscutablement de sa main — de sa main seule.
Il n'existe aucun document permettant de dater ces tableaux avec quelque précision ; on ignore quels en ont été les commanditaires — s'ils ont même été commandés par quelqu'un. Faire leur historique consiste en vérité à aligner des hypothèses. A peine peut-on les classer chronologiquement : on croit seulement que la
Joconde a précédé la
Léda, et que le
Saint Jean-Baptiste (annoncé par le
Bacchus conservé au Louvre, œuvre d'atelier) est la dernière chose jamais peinte par Léonard. Leurs exécutions se chevauchent vraisemblablement dans le temps. De l'une à l'autre, il y a en tout
cas une continuité ; il faut en retrouver le fil conducteur, si l'on souhaite les comprendre.
Raphaël a fait à Florence une étude au crayon d'après la Joconde ou le carton de ce tableau. Son dessin (au Louvre) montre la pose célèbre, de trois quarts, les mains croisées, doucement appuyées sur le rebord d'un meuble ou d'une balustrade, et l'amorce d'un sourire, un embryon de paysage. La formule (que Raphaël va utiliser à de nombreuses reprises : dans sa Dame à la licorne, son portrait de Maddalena Doni, de la Fornarina, voir de son ami Baldassare Castiglione, et qui donne le modèle du portrait classique) est si nouvelle que Raphaël n'a pu l'emprunter à Léonard qu'à l'époque où tous deux se trouvaient en Toscane — aux alentours de 1505.
Vasari dit : « Léonard se chargea, pour Francesco del Giocondo, du portrait de monna Lisa, son épouse, mais, après quatre ans d'efforts, il le laissa inachevé ; il est actuellement au roi de France. » On a cherché qui était ce couple : les archives toscanes présentent Francesco di Bartolomeo di Zanobi del Giocondo comme un homme fortuné, enrichi dans le commerce de la soie, qui atteint à certaines charges publiques, et dont la famille apprécie les arts — plusieurs de ses parents commandent des tableaux à des artistes de qualité. Déjà veuf deux fois, il a épousé, en 1495, une jeune fille, issue d'un milieu plus modeste, Lisa di Gherardini. Ils ont eu un enfant, mort en bas âge. On ne sait rien de plus, sinon que, en 1505, monna Lisa doit avoir vingt-six, vingt-sept ans. Ces informations ne contredisent pas le récit de Vasari (ni la peinture), de sorte que le tableau — que Léonard n'a pas titré, bien entendu — a reçu le nom de La Gioconda en Italie, de la Joconde en France et de Mona Lisa dans les pays anglo-saxons.
L'Anonyme Gaddiano parle, cependant, d'un portrait de Francesco del Giocondo, non de son épouse. Par ailleurs, le cardinal d'Aragon a vu, quelques mois avant la mort de Léonard, en France, « le portrait d'une Florentine, peinte jadis au naturel sur l'ordre de feu le Magnifique Julien de Médicis » (fils de Laurent, grand amateur de dames et protecteur de Léonard), qui paraît correspondre au tableau que nous appelons la Joconde. Lomazzo penche, quant à lui, pour un modèle napolitain. Enfin, les premiers inventaires royaux dans lesquels l'œuvre est mentionnée s'en tiennent à « une courtizene in voil de gaze », puis, à l'inverse, à « une vertueuse dame italienne » (c'est ce que dit le père Dan, conservateur des peintures du roi, au XVIIe siècle).
Vasari fait une description détaillée de la
Joconde ; mais il n'a jamais approché le tableau qu'il connaît par ouï-dire, l'œuvre se
trouvant en France lorsqu'il prépare ses Vies, comme il l'avoue lui-même. Aucun témoignage ou texte ancien ne corrobore son récit ; lui seul cite le nom de monna Lisa ; si bien que de nombreux historiens l'ont mis en doute — ils se sont lancés sur d'autres pistes : on compte aujourd'hui une bonne dizaine d'identifications du modèle, plus ou moins défendables. Ce pourrait être la favorite de Julien de Médicis, donc, une certaine Pacifica Brandano ou une « signora Gualanda
16 » ; ou une des maîtresses de Charles d'Amboise ; ou bien Isabelle d'Este, la marquise de Mantoue, à qui le peintre aurait finalement cédé ; ou encore la duchesse de Francavilla, Costanza d'Avelos, car un poème évoque un portrait (inconnu) qu'aurait fait d'elle le Vinci
17 ; certains supposent qu'il n'y aurait pas de modèle du tout : Léonard aurait peint une femme idéale ; la thèse la plus fantaisiste soutient que le tableau serait le portrait d'un homme, voire un autoportrait de l'artiste : celui-ci se serait montré lui-même, sans ride ni barbe, sous une apparence féminine... Léonard, il est vrai, n'a pas peint son modèle comme on fait d'ordinaire le portrait d'une bourgeoise : il l'a représenté, avec beaucoup d'art et de soin, à la façon d'une Vierge ou d'une princesse, lui donnant une stature monumentale. Mais, au bout du compte, comme aucun chercheur n'apporte la preuve incontestable qui nous rangerait à son opinion, faute de mieux, on en revient à Vasari — on continue de dire : la
Joconde.
S'il s'agit bien d'un portrait, on doit se demander — et c'est un des problèmes importants que soulèvent les historiens — pourquoi Léonard n'a pas livré le tableau à son commanditaire. Suivant Vasari, on peut admettre que l'inachèvement de l'œuvre qu'il signale, après quatre années de travail, au moment où Léonard abandonne Florence pour Milan, explique raisonnablement pourquoi l'artiste conserve le tableau jusque dans les dernières années de sa vie, l'emportant avec lui en France, comme la
Sainte Anne. La peinture du Louvre paraît pourtant tout à fait achevée ; si le Vinci la termine à Milan, ou à Rome, pourquoi ne l'envoie-t-il pas à Francesco del Giocondo, comme il devrait le faire, pour en toucher le prix ? Serait-ce à cause de la mort de monna Lisa (on ne connaît pas la date de son décès), entre-temps ? Ou bien — hypothèse romantique — parce qu'il serait tombé amoureux de son œuvre ? Ou encore parce que la touche finale ne serait posée qu'en France ? Si l'on penche pour une maîtresse de Julien de Médicis, version qui ne manque pas d'arguments, on peut dire que celui-ci refuse de prendre livraison de l'œuvre, souvenir d'un passé dissolu, lorsqu'il épouse Philiberte de Savoie, en 1515. On se souvient que Raphaël a fait une esquisse d'après le tableau vers 1505 — Léonard aurait donc
passé dix ans sur cette commande, qu'un revirement moral aurait en quelque sorte annulée. Pour mieux embrouiller les choses, certains historiens suggèrent que la commande du libertin Julien de Médicis portait plutôt sur une « Joconde » nue, si l'on peut dire, qui a dû exister, car on en connaît des copies (celle du musée Condé, à Chantilly, par exemple) ; ou bien ils font intervenir d'autres tableaux ou cartons, proches de la
Joconde mais antérieurs à elle, à présent disparus ; ou bien encore ils imaginent, très gratuitement, pour concilier les partis, que l'épouse de Francesco del Giocondo serait cette maîtresse de Julien de Médicis, plutôt que Pacifica Brandano ou la signora Gualanda... Autre cas de figure envisageable, Léonard ne se serait jamais défait du tableau, parce qu'il ne s'agit pas d'un portrait mais de la représentation d'un être de rêve, devant un paysage fantasmatique, qu'il aurait peint pour lui-même, par plaisir (d'où le fait qu'il se soit passé cette fois de collaborateurs), en y mettant un sourire qui lui rappellerait celui de sa mère (selon Freud) et toutes les qualités et vertus qu'il attend d'une femme — douceur, compréhension, indulgence, patience, immuabilité ; la
Joconde serait alors le premier tableau au monde parfaitement
pur d'intention.
On dit que la Joconde ressemble à son auteur. Pourquoi ne s'agirait-il pas tout bonnement d'un portrait posthume de sa mère — Léonard n'aurait alors jamais révélé l'identité du modèle, ou aurait orienté ses contemporains sur de fausses pistes, s'étant toujours montré très discret sur Caterina... ?
Des générations d'historiens de l'art se sont penchées en vain sur ce casse-tête. Pas la moindre allusion à cette peinture, ou à son éventuel commanditaire, dans tous les écrits de l'artiste ; pas même un dessin préparatoire dans ses cartons. Force est de reconnaître que le mystère demeure intact. A vrai dire, le brouillard épais qui pèse sur sa genèse convient à merveille à la sibylline Joconde. Léonard emploie le sfumato aussi bien en peinture que dans ses écrits et dans la façon qu'il a d'obscurcir à volonté, dirait-on, certaines circonstances de sa vie ; il déroule derrière lui un voile de fumée ; c'est là son style, sa manière — son tour d'esprit.
Léonard connaît combien les choses sont plus belles quand elles sont indistinctes ; il a savamment noué les fils de son énigme — énigme qui constitue en réalité son véritable sujet. En usant de la lumière d'abord. « Observe dans les rues, dit-il dans son traité de peinture, quand le soir tombe, par mauvais temps, sur les visages des hommes et des femmes, quelle délicatesse et grâce se remarquent
18. » Les ombres mordorées du crépuscule modèlent le sourire de la
Joconde. « Tu peux peindre ton tableau à la fin du jour, poursuit Léonard, quand il y a des nuages ou du brouillard, et cette
atmosphère est parfaite. » Comme il n'est guère pratique de travailler à cette heure, il a inventé une méthode pour créer un crépuscule artificiel : « Tu auras donc, ô peintre, une cour spécialement aménagée avec des murs teints en noir et un toit qui fait un peu saillie au-dessus de ce mur ; que cette cour soit large de dix brasses et longue de vingt et haute de dix ; et, lorsqu'il fait soleil, tu auras soin de la couvrir d'une toile. » Ailleurs, il parle d'une « atmosphère libre de toute luminosité solaire », de ces rues prises entre des murs si élevés que, même en plein midi, les joues « ne reflètent que l'obscurité qui les entoure », tandis que seule la partie frontale des visages est éclairée ; « à ceci s'ajoute la grâce des ombres qui, exemptes de tout contour trop dur, s'estompent harmonieusement
19 ».
La Joconde suit cette idée d'une clarté avare, d'une éclipse, d'une atmosphère brumeuse, humide, d'une heure extrême de la journée où les formes émergent miraculeusement d'un « sombre dégradé ». On se dit en même temps : le jour s'éteint, dans un instant la nuit va supprimer cette douceur ; et pourtant cette femme sourit. Vasari dit que Léonard obtient ce sourire de monna Lisa, en l'entourant de chanteurs, de musiciens et de bouffons. C'est un sourire éphémère, qui ne doit rien au bonheur. Il n'est pas question non plus de séduction. On pense : cette femme sourit, tandis que le reste de la peinture parle d'un anéantissement — le soleil disparu, le paysage inhabité et grandiose que menacent les ténèbres, aussi bien que le vêtement sombre, le voile noir qui enserre les cheveux et que l'on dirait de deuil. (S'il s'agit de monna Lisa, elle pourrait porter encore le deuil de l'enfant qu'elle a perdu ; mais, selon Venturi, la duchesse de Francavilla de son côté était veuve.) « Sa tête, écrit Oscar Wilde, est celle sur quoi toutes les fins du monde se sont rassemblées ; et ses paupières sont un peu lasses » (Intentions, 1891). Elle n'est plus jeune (du moins pour l'époque). Elle sourit du sourire de l'épouse, de la mère éternelle, qui a vécu tous les plaisirs, toutes les peines, et qui, jusque dans la douleur, omnisciente, pleine de compassion, tel un équivalent féminin du Christ, les mains sagement croisées, défie paisiblement le temps, « consumateur de toutes choses ». Léonard a compris très tôt le parti qu'on peut tirer de telles oppositions ; il a déjà usé d'un jeu de contrastes dans la Vierge aux rochers, comme dans le Portrait de Ginevra Benci, sorte de prototype de la Joconde. La beauté, le prodige permanent de la vie, semble-t-il dire (et cela sous-entend toute une philosophie), ne possèdent jamais plus d'éclat, plus d'attrait, que présentés sur un écrin mouvant, constellé de signes funestes.
Comme la plupart des peintures du Vinci, la
Joconde a mal
traversé les siècles. Le panneau a été amputé, à droite et à gauche, d'une bande de sept centimètres environ : on n'aperçoit plus les deux colonnes qui encadraient le paysage et que montrent d'anciennes copies et le dessin de Raphaël. Il y a des repeints. Un vernis glauque a remplacé les glacis légers qui coloraient le visage. Vasari, qui s'en était sûrement procuré une bonne description, dit que les « yeux limpides avaient la brillance de la vie ; cernés de nuances rougeâtres et plombées, ils étaient bordés de cils dont le rendu suppose la plus grande délicatesse. Les sourcils, avec leur implantation par endroits plus épaisse ou plus rare suivant la disposition des pores, ne pouvaient être plus vrais. Le nez, aux ravissantes narines roses et délicates, était la vie même. Le modelé de la bouche avec le passage fondu du rouge des lèvres à l'incarnat du visage n'était pas fait de couleurs mais véritablement de chair. Au creux de la gorge, le spectateur attentif saisissait le battement des veines ». L'extraordinaire impression de vie demeure ; mais les chairs ont à présent un vilain reflet verdâtre, il ne subsiste rien de ces rouges, de ces incarnats, de ces veines, de ces sourcils délicats dont parle Vasari : ils étaient sans doute dans les glacis effacés par quelque restaurateur.
Ce ne sont pourtant pas ces accidents qu'a subis le tableau qui empêchent aujourd'hui certains esprits par trop éclairés d'estimer la
Joconde à sa juste valeur : le tableau souffre surtout de sa trop grande célébrité, d'avoir figuré sur trop de cartes postales, trop d'assiettes-souvenir, trop de boîtes de chocolat — d'être imposé avec trop d'insistance à l'admiration des foules. Il est de bon ton de le dénigrer. Comment le regarder encore avec un regard neuf ? Un poète chinois de l'époque Ming, Li-Chi-Lai, remarquait que les trois choses les plus déplorables au monde sont de voir la jeunesse gâtée par une mauvaise éducation, de voir gaspiller du bon thé par d'imparfaites manipulations, de voir enfin une magnifique peinture dégradée par l'ébahissement du vulgaire. La Joconde paraît sans conteste un sommet de l'art ; mais la gloire insupportable dont on l'accable — pour des motifs souvent fort éloignés de ses qualités propres
20 — oblige désormais à faire un effort sur soi pour en apercevoir la grandeur.
A Milan, dans le même temps qu'il peint la
Joconde (si l'on tient compte des quatre années dont parle Vasari, et des montagnes du tableau, plus lombardes que toscanes), tout en travaillant à la
Léda (et à la
Sainte Anne, qu'il ne faut pas oublier), Léonard reprend ses activités d'ingénieur hydraulicien. Il finissait sa lettre à Charles d'Amboise en disant qu'il espérait construire, dès son retour, « des
instruments et autres choses qui plairont beaucoup à Sa Majesté Très Chrétienne ». Il s'agit probablement d'appareils pour mesurer le débit de l'eau : le gouvernement, qui a le monopole de l'eau, la vend « à l'once » — quantité que l'on calcule jusque-là avec beaucoup d'approximation : on trouve dans les carnets de Léonard diverses notes et schémas
21 pour la mise au point d'un « compteur » hydraulique, d'un modèle totalement inconnu auparavant. Mais il ne s'en tient pas là ; développant son étude de « la science des mouvements de l'eau » d'un point de vue théorique
22 cherchant toujours à améliorer les écluses et barrages existants, il songe au creusement du grand canal qui parachèverait le réseau navigable lombard : il voit une digue de trente mètres, un long tunnel dans la montagne, une immense et unique écluse entre la vallée de l'Adda et Milan
23 — projet formidable, qui sera réalisé, mais à une échelle plus modeste, à la fin du XVI
e siècle (on appellera ce canal « la machine française »).
Il a déjà parcouru la région, pour faire des relevés topographiques ; il a été sensible, je suppose, aux paysages qu'il y a rencontrés — ce sont des collines escarpées, dont une végétation très verte marque les sinuosités et entre lesquelles roulent des torrents ; les pentes les plus douces sont plantées de vergers d'où émergent de fortes maisons aux toits de tuiles rouges ; on aperçoit au loin les contreforts bleutés des Alpes. Ces déplacements l'ont mis en relation, en 1506 ou 1507, avec un jeune homme d'une quinzaine d'années, qui appartient à l'aristocratie lombarde, Francesco Melzi, dont les parents possèdent un domaine à Vaprio, sur les bords de l'Adda.
Bellissimo fanciullo — il est joli garçon, selon Vasari. Un portrait attribué à Boltrafio (disciple de Léonard) montre un visage ovale, très clair, aux yeux en amande, qu'encadre une épaisse chevelure tombant jusqu'aux épaules. L'adolescent et le vieil artiste ont dû se plaire d'emblée, puis beaucoup se voir, car Léonard, au moment du procès qui l'opposait à ses frères, a écrit à Francesco, de Florence, une lettre dont le ton suggère qu'une grande intimité régnait déjà entre eux. Il y appelait son jeune ami « messer Francesco », en raison de sa haute naissance, mais s'exclamait, sitôt expédiée la formule de politesse : « Pourquoi, au nom de Dieu, n'avez-vous répondu à aucune des lettres que je vous ai envoyées ? Attendez mon retour, et, par Dieu, je vous ferai écrire à vous en rendre presque malade
24. »
Comme cette lettre (ou plutôt son brouillon) suit dans les papiers de Léonard celle adressée au surintendant des canaux de Lombardie, il y a fort à penser que Salaï a été chargé de la remettre également en main propre à son destinataire. Salaï doit avoir alors
vingt-sept, vingt-huit ans. Je me demande de quel œil il voit les relations qu'entretient son maître avec ce jeune homme aimable, bien élevé, fortuné — aussi différent de lui que le jour de la nuit. Il ne doit pas s'en accommoder facilement ; il n'a pas dû apprécier non plus de cohabiter à Florence avec Rustici ; c'est en tout cas dans ces années (vers 1508) que Léonard écrit après quelque scène, au bas d'une liste de commissions, qu'il souhaite signer la paix avec lui : « Plus jamais la guerre, supplie-t-il, car je capitule. »
Plus difficiles à comprendre sont les réactions de la famille Melzi. L'adolescent annonce bientôt qu'il désire suivre le Vinci, du moins son enseignement : il aimerait s'initier à la peinture. Comment ses parents — le père, Girolamo Melzi, est capitaine de Louis XII — prennent-ils la chose ? On n'a encore jamais vu en Lombardie un fils de famille salir ses mains avec des couleurs. Esprits libéraux sans doute, en marge des règles, ils s'y résignent curieusement, sans soulever de difficultés : eux aussi doivent être sous le charme du vieux maître. Francesco Melzi ne va plus quitter Léonard, il s'occupera de lui jusqu'au bout, le soignant quand il sera malade, se chargeant (mieux que Salaï) des problèmes de l'atelier, prenant toutes sortes de notes sous sa dictée ; et il s'efforcera ensuite de donner forme à ses écrits. Il ne se montrera pas maladroit en peinture : on lui attribue divers dessins et tableaux (des copies surtout d'oeuvres de Léonard, mais aussi, si les experts ne se trompent pas, des tableaux plus personnels, comme la Pomone du Staatliche Museen, à Berlin, et la Flore de l'Ermitage, à Leningrad) qui prouvent qu'il aura su assimiler avec talent la manière particulière du maître.
A cette époque, le modèle d'argile du
cavallo, que Léonard n'a pu fondre en bronze, est sans doute irrémédiablement abîmé. En septembre 1501, Hercule d'Este, duc de Ferrare (le père de la marquise de Mantoue), a tenté de l'acheter aux Français, pour en faire une statue à la gloire de sa propre maison ; il a écrit en ce sens à son mandataire à Milan ; nous possédons sa lettre
25, ainsi que la réponse qu'il a reçue, en décembre de la même année : le gouverneur du Milanais lui a fait dire qu'il y eût volontiers consenti, mais qu'il ne pouvait prendre sur lui d'accéder à sa demande : il fallait en référer d'abord au roi (reparti pour Blois) qui trouvait la statue à son goût. On ne sait pas si les tractations portaient sur le modèle d'argile ou sur les moules préparés pour la fonte — selon Sabba de Castiglione (et Vasari), le
cavallo aurait été détruit lors de l'entrée des Français à Milan, des archers gascons l'ayant pris pour cible.
Quoi qu'il en soit, les choses en sont restées là, le roi n'a pas donné suite à la requête d'Hercule de Ferrare, semble-t-il : on ne reparlera plus de la colossale statue commandée par les Sforza.
En 1507 ou 1508, en revanche, le maréchal Jean-Jacques Trivulce, un des principaux généraux de Louis XII, qui a sûrement admiré le cavallo avant qu'on le détruise ou qu'il se délabre, demande à Léonard de lui élever, dans une chapelle de San Nazaro
26 , un tombeau surmonté d'une statue équestre grandeur nature : voilà le Vinci reparti dans des études de chevaux — cabrés, piétinant un ennemi à terre, au trot, au pas
27... A la différence de ses esquisses pour le monument Sforza, ses dessins montrent cette fois le cavalier, en armure, ou jeune et nu, brandissant un bâton de commandement (ce n'est pas là, assurément, le portrait du maréchal Trivulce, homme trapu et laid, mais la représentation idéale d'un chef de guerre) ; Léonard trace également plusieurs projets pour le haut socle de la statue, en forme d'arc de triomphe ou de temple antique, contenant le sarcophage et flanqué d'esclaves enchaînés assez proches dans leur principe de ceux prévus par Michel-Ange pour le tombeau de Jules II.
On lui offre une deuxième chance de s'illustrer par une grande œuvre en bronze ; il entend ne pas la laisser passer. Il établit un devis — au centime près — pour son commanditaire : il calcule le prix du métal, du modèle en argile, des moules et de leur armature, de la construction d'un four, du charbon de bois pour l'alimenter ; il compte le salaire des ouvriers qui poliront le bronze et de ceux qui tailleront le marbre du socle ; il additionne à cela le coût de la pierre, pour les piédestaux, les colonnes, la frise et l'architrave, les corniches, et celui de la dalle sur laquelle reposera le gisant. Il note, d'une écriture résolue : « Et pour équarrir et encadrer les piédestaux, au nombre de huit, à deux ducats pièce : 16 ducats ; et pour six tables avec figures et trophées, à 25 ducats pièce : 150 ducats ; et pour faire les corniches de la pierre qui est sous le gisant : 40 ducats ; et pour faire le gisant,
pour le faire bien : 100 ducats ; pour faire six harpies porteuses de chandeliers, à 25 ducats chacune : 150 ducats
28... » Le devis emplit une grande page. Léonard serre son budget au plus juste, imaginant de récupérer la cire après la fonte pour la revendre
29, fixant pour lui-même un salaire très modeste ; il arrive de la sorte à un total de trois mille quarante-six ducats, somme tout à fait dans les moyens du maréchal Trivulce.
Ainsi, comme dans le passé, à près de soixante ans, il se trouve pris dans un réseau d'obligations, de commandes, de recherches personnelles — il s'y enferme instinctivement, avec bonheur : une activité plurielle lui est d'une certaine façon nécessaire, son esprit ne
fonctionne jamais mieux que sollicité en même temps par les tâches les plus diverses, les plus nombreuses : s'enchevêtrant, se complétant, s'épaulant l'une l'autre comme les branches de la Sala delle Asse, elles le portent dans un état de parfait équilibre Peinture, sculpture, architecture, travaux d'hydraulique, études des mathématiques (encore la quadrature du cercle
30, de la terre et du ciel — il ne voit là toujours qu'un champ d'investigation unique. Tout se
correspond, se répond, se confond devant lui, à la manière des longs échos du poème de Baudelaire, « dans une ténébreuse et profonde unité ».
Le lundi 21 octobre 1510, Léonard est consulté par la Fabrique du Dôme de Milan pour la construction des stalles du chœur, avec d'autres ingénieurs éminents, tels Andrea da Fusina, Giovanni Antonio Amadeo, Cristoforo Solari. Quoiqu'il ne s'agisse que d'ouvrages de menuiserie, il ne se dérobe pas — cela doit lui rappeler l'époque du concours pour le
tiburio. Quelques mois plus tard, il s'intéresse à une carrière de pierres blanches, « aussi dures que du porphyre » — son ami le sculpteur Benedetto Briosco a promis de lui en apporter des échantillons
31. Il n'a pas renoncé non plus à l'idée de faire fortune en commercialisant ses inventions ; il envisage depuis longtemps, par exemple, de créer diverses substances artificielles : il indique une recette pour fabriquer une matière imitant l'ambre dépoli (avec de la peau de boudin bouillie dans du blanc d'œuf)
32 ; une autre pour faire des perles « de la dimension que tu voudras » (à partir de nacre dissoute dans du jus de citron)
33 Il parle à présent d'une
matière plastique («
vetro pannjchulato — le verre plastique que j'ai inventé », dit-il
34, obtenue en cuisant ensemble des œufs, de la colle et des colorants végétaux : du safran, de la poudre de coquelicots, des fleurs de lys entières (il doit omettre certains ingrédients de sa misstura, la formule ne paraît pas complète : il tient à en préserver le secret) ; il explique brièvement comment modeler, racler et polir (avec une dent de chien ?) ce matériau qui ressemble à l'en croire à de l'agate, du jaspe ou autre pierre dure, et il donne une liste d'applications possibles : poignées de couteau, pièces de jeu d'échecs, salières, porte-plume, boîtes, vases dans le goût antique, colliers, lampes, bougeoirs, coffrets à bijoux « avec incrustations »
35...
On pourrait croire que ces différentes occupations suffisent à remplir ses journées. Il n'en est rien. Léonard, à cette époque, avec un enthousiasme de jeune homme, poursuit parallèlement les travaux d'anatomie qu'il a commencés quelque vingt ans plus tôt. Il est passé peu a peu du mécanique à l'organique : il s'intéresse chaque jour davantage à la vie. Méthodiquement, bravant les préjugés de
son temps, il a scié des os, des crânes, il a écorché des corps pour analyser le jeu des nerfs et des muscles. A Florence, quand il préparait le carton de la
Bataille d'Anghiari, ayant son atelier à l'hôpital Santa Maria Novella, il a eu l'occasion de voir et de pratiquer différentes dissections. Il y a autopsié notamment un vieillard et un enfant de deux ans, comme il le raconte lui-même : « Quelques heures avant sa fin, ce vieillard me dit qu'il avait vécu cent ans et qu'il ne ressentait aucun mal physique autre que la faiblesse ; et ainsi, assis sur un lit de l'hôpital Santa Maria Novella, sans aucun mouvement ni symptôme de malaise, il passa doucement de vie à trépas. Je pratiquai l'autopsie pour vérifier la cause d'une mort si douce, et je découvris qu'elle était consécutive à la faiblesse produite par la défaillance du sang et de l'artère qui nourrit le cœur et les autres membres inférieurs que je trouvai tout parcheminés, ratatinés et flétris. [...] L'autre autopsie fut faite sur un enfant de deux ans, et là je découvris que le cas était exactement à l'opposé de celui du vieillard
36. » Il fait ainsi le premier exposé de l'artériosclérose de l'histoire de la médecine. Je me demande ce qu'on ressent, lorsqu'on n'a pas été formé à cela, en enfonçant une lame dans le thorax d'un homme à qui l'on vient de parler ou dans les chairs d'un petit enfant mort. Ailleurs, il dit avoir dépouillé « le cadavre d'un homme qui avait tant maigri à la suite d'une maladie (un cancer ?) que ses muscles étaient consumés et comme réduits à l'état d'une mince pellicule
37 ». Et aussi le cadavre d'un pendu dont le membre viril était gorgé de sang. Naturellement, ses notes accompagnent des dessins.
Ses premières études concernaient d'abord
l'architecture et la
mécanique du corps humain (son aspect, ses mouvements, ses fonctions). Stimulé peut-être par la rencontre du jeune et brillant médecin Marcantonio della Torre
38, il se fixe un programme plus vaste et ambitieux. Il étend ses recherches aux animaux — ours, singes, vaches, grenouilles, oiseaux
39 — afin de comparer leur anatomie à celle de l'homme ; il désire comprendre surtout, jusque dans son essence intime, la nature même des corps animés, connaître la relation de chaque partie avec le tout, le développement de chaque membre, chaque organe, depuis la formation du fœtus jusqu'à l'âge adulte, et révéler enfin à ses semblables « l'origine de la première et peut-être de la seconde cause de leur existence » (l'origine humaine, le sperme que produisent les testicules, et l'origine « divine », l'âme que transmet la moelle épinière selon Hippocrate)
40 : on est alors très loin de
l'anatomie artistique que pratiquent certains de ses confrères, par exemple Michel-Ange. « Je veux faire des miracles ! » s'exclame Léonard — quitte à finir dans une grande pauvreté, tel
l'alchimiste aveuglé par le mirage de l'or, ceux qui s'épuisent dans la vaine quête du mouvement perpétuel, ou les nécromants et les magiciens
41.
A lire ses notes, on le sent gagné par la fièvre, emporté par la joie de la découverte, gonflé d'orgueil par ce qu'il accomplit et, à mesure qu'il découpe et examine plus de poumons, de cœurs (« noyaux d'où pousse l'arbre des veines »), de cerveaux, de foies, d'intestins, de cous et de visages, de plus en plus fasciné, stupéfait, émerveillé par l'œuvre subtile du créateur « qui ne crée rien de superflu ou d'imparfait
42 ». C'est pourtant à une besogne bien répugnante qu'il s'adonne ; il avoue, s'adressant à un élève imaginaire que tenterait la dissection : « Si tu as l'amour de cette chose, tu en seras peut-être empêché par un dégoût de l'estomac ; et si cela ne t'en détourne pas, peut-être auras-tu peur de veiller la nuit en compagnie de cadavres tailladés et lacérés, horribles à voir
43. » Les cadavres, explique-t-il, ne durent pas ; ils se, décomposent en moins de temps qu'il en faut pour les examiner et les dessiner en détail ; et souvent plusieurs corps sont nécessaires « pour découvrir les différences ». Lorsqu'il expose son programme, il prévoit que l'enchevêtrement sanglant des chairs, des viscères et des muscles à l'intérieur des corps est tel qu'il devra faire au moins trois dissections « pour bien connaître les veines et artères, en détruisant tout le reste ; trois pour les membranes ; trois pour les tendons, muscles et ligaments ; trois pour les os et cartilages ; trois pour l'anatomie des os, qu'il faut scier afin de montrer lesquels sont creux et lesquels ne le sont pas, lesquels sont pleins de moelle et lesquels sont spongieux », etc. En outre, dit-il, trois dissections « pour la femme qui recèle
un grand mystère, c'est-à-dire la matrice et son fœtus ». Et chaque membre sera montré enfin sous trois angles différents — « comme si tu le tenais dans ta main, le tournant et le retournant
44 ».
Une fois que le couteau et la scie ont rempli leur office, veillant à ne pas abîmer les éléments qu'il aura mis à nu, les ayant lavés à l'eau courante ou à l'eau de chaux, ou leur ayant injecté de la cire liquide à l'aide d'une seringue afin d'en reproduire la forme interne
45, Léonard dessine exactement ce qu'il voit, sur-le-champ, au crayon et à la plume. De là, plus de deux cents planches (pour le seul corps humain), dont on ne sait pas s'il faut admirer davantage la beauté plastique ou la valeur scientifique — car personne avant lui n'a rien réalisé de semblable, et il ne sera pas égalé avant la fin du XVIII
e siècle. Il commet des erreurs ; mais il ne faut pas oublier que chacune des découvertes auxquelles il aboutit — en ostéologie, myologie, cardiologie, neurologie, etc. — se fait contre les conceptions
des Anciens, des Arabes et de son temps (qui croit par exemple que le foie gouverne le système vasculaire) ; et également à quel point il doit lui être difficile de se procurer des cadavres humains : il réussit à obtenir celui d'un foetus d'environ sept mois, mais il semble qu'il n'ait jamais la chance de tomber sur celui d'une femme enceinte, et que toutes ses études d'embryologie soient réalisées à partir d'utérus de vaches.
Avec la circulation sanguine, dont il entrevoit vaguement le principe, les fonctions génito-urinaires et le développement du fœtus sont pourtant, au bout du compte, les domaines dont Léonard aimerait le plus percer les secrets : ils contiennent les clés de la vie, du
grand mystère. Alors qu'il en est à représenter les muscles et tendons des membres, il note : « Au cours de l'hiver 1510, j'espère terminer toute cette anatomie. » En fait, il va poursuivre ses travaux qui touchent à l'âme, à l'élan vital, à l'origine même de l'existence, durant plusieurs années encore, tant qu'il en aura la force et les moyens, conjointement à ceux sur l'eau et la terre. Qu'espère-t-il trouver ? Ses dernières observations anatomiques concerneront (plus modestement ?) le système respiratoire et l'appareil vocal. On le sent, peu à peu, inquiet des retards qu'il prend sur son programme, et comme désappointé dans son attente. Il dit : « Je ne me suis laissé arrêter ni par l'avarice ni par la négligence, mais seulement par le temps. Adieu (
vale) ! » Il soupire : « J'ai gaspillé mes heures
46. » Il dessine sommairement des dominos qui se renversent l'un l'autre et écrit en regard : « Ils se chassent l'un l'autre ; ces rectangles symbolisent la vie et les études des hommes
47. »
Il se proposait d'« écrire ce qu'est l'âme » ; il abandonne à présent la question « aux religieux, pères des peuples, eux qui saisissent tous les secrets
par inspiration divine 48 ». Le doute s'est insinué dans son esprit : il existe un seuil que l'intellect ne peut franchir. Lui qui estimait que l'expérience, mère de la sagesse, n'est jamais en défaut, qui escomptait tout comprendre par le truchement de l'expérience, admet un jour que « la nature est pleine de causes infinies que l'expérience n'a jamais démontrées
49 ». Il succombe sous le poids de la nécessité : elle est la règle et le frein de toutes choses
50. Il n'avancera pas plus loin à l'intérieur de la sombre caverne ; alors, délaissant le scalpel, le compas et la plume, à la fois dépassé et, comme il le répète, « émerveillé » par les mystères qu'il contemple mais ne peut pénétrer, s'inclinant devant la grandeur divine, il se contente de l'énoncer — il reprend le pinceau. iLa
Sainte Anne, la
Joconde, la
Léda et le
Saint Jean-Baptiste, dont les sourires s'efforcent d'exprimer l'indicible — les vérités
parmi lesquelles le savant trébuche — sont des oeuvres contemporaines de la conclusion de ses travaux d'anatomie, d'hydraulique et de géologie ; il semble que Léonard y ait mis aussi bien sa science que sa métaphysique, au sens premier du mot — ce qui se trouve au-delà des frontières des sciences naturelles.
La
Léda, par exemple, résume, continue et complète d'une certaine façon son approche de la reproduction « animale » et de l'embryologie. Selon la légende, Zeus se transforma en cygne pour séduire Léda, épouse de Tyndare, roi de Sparte ; résultat de cette union illégitime et contre nature, dont la bizarrerie au moins ne peut manquer de séduire Léonard, Léda pondit deux œufs d'où sortirent deux couples jumeaux, Castor et Pollux et Clytemnestre et Hélène — qui fut ensuite le prétexte de la guerre de Troie. Y aurait-il un rapport entre le cygne olympien et la
montagne du Cygne d'où Léonard comptait s'envoler sur son grand oiseau ? Le peintre, on l'a vu, paraissait assimiler d'autre part l'image de sa mère à celle d'Hélène vieillissante, « doublement enlevée »... Ces conjonctions ont peut-être joué dans le choix de cette
maternité païenne si étrangère par ailleurs à ses thèmes ordinaires : la
Léda est le seul nu féminin qu'on puisse attribuer avec certitude à Léonard et — comme il s'y était toujours refusé — sa première peinture inspirée d'un mythe antique. (Il n'est pas impossible que le poète érudit Antonio Segni
51, pour qui il a fait le projet d'une fontaine de Neptune, à l'époque de la
Bataille d'Anghiari, l'ait incité à emprunter ce sujet aux Anciens ; mais il a très bien pu y être conduit par ses propres lectures — on sait combien il apprécie les
Métamorphoses d'Ovide.)
La
Léda a disparu. Elle aurait été détruite par un ministre de Louis XIII ; ou bien, comme on brûle les sorcières, elle aurait été livrée au feu, vers 1700, par Mme de Maintenon, induite en bigoterie par les malheurs et le grand âge
52. Vasari ignore l'existence de cette œuvre. L'Anonyme Gaddiano hésite : il la cite, pour barrer ensuite son nom (et la remplacer par un
Adam et Eve de jeunesse). Lomazzo la connaît, en revanche, et la décrit : « Une Léda toute nue, enlaçant le cygne, les yeux timidement baissés. » Le commandeur Cassiano del Pozzo, ami de Rubens et de Poussin, affirme quant à lui l'avoir vue à Fontainebleau, en 1625 : « Léda debout, presque entièrement nue, a le cygne à ses pieds ainsi que deux œufs brisés dont les coquilles laissent échapper quatre bambins. Cette peinture, malgré une certaine sécheresse dans la composition, est d'une admirable finition, surtout la poitrine de la jeune femme ; quant au reste — le paysage et le décor végétal — il est rendu avec le plus grand soin. Le tableau est malheureusement en mauvais état,
car il comporte trois longs panneaux qui se sont crevassés aux jointures, en abîmant assez fortement la peinture. » Les catalogues royaux en font état également, en 1692 et 1694 — l'attribuant au Vinci. Les inventaires suivants l'ignorent. Elle aurait donc « disparu » dans les premières années du XVIII
e siècle — mais était-ce l'original de Léonard ou quelque copie ? Léonard, au fait, a-t-il jamais achevé de sa main cette peinture dont la trace surgit et se résorbe si étrangement ?
On peut se faire aujourd'hui une idée de la
Léda grâce aux nombreuses reproductions qu'en ont données des disciples et des suiveurs du maître (italiens et flamands) — celles de la collection Spiridon et de la galerie Borghèse, à Rome, et bien d'autre encore, de qualités diverses, pour la plupart dans des collections privées — ainsi qu'à un dessin de Raphaël, à Windsor. De Léonard même, il ne reste que des croquis préparatoires, datant des années de la
Bataille d'Anghiari et des premiers temps du retour à Milan, où Léda apparaît d'abord agenouillée, puis debout
53 ; plusieurs ne concernent que la tête, voire la chevelure uniquement, aux tresses savamment nouées, formant des entrelacs, développant de complexes spirales
54 — ce sont encore des
fantasie dei vinci.
Le thème, introduit par le Vinci, va inspirer nombre d'artistes, peintres et sculpteurs, au cours du XVI
e siècle. Michel-Ange va peindre une
Léda (elle aussi disparue), mais plus proche de l'antique que celle de Léonard : la sienne montre l'accouplement monstrueux du cygne et de la reine de Sparte, comme un marbre grec conservé à Venise (avec cette différence toutefois que la reine semble très consentante chez Michel-Ange, tandis qu'elle résiste dans la statue hellénistique) ; l'œuvre figure la passion, la volupté de l'étreinte, non une allégorie de la fécondité triomphante. Les courbes souples, les formes pleines que combine Léonard dans les corps de la chaste jeune femme et de son cygne au cou phallique, alliées aux sinuosités de l'ondoyante et riche végétation que reprennent de façon géométrique les méandres et les vrilles de la coiffure, n'évoquent nullement, en revanche, le désir ou l'extase amoureuse. Les gros oeufs brisés choquent l'imagination : on songe à la ponte et se demande comment, dans quelles souffrances, ils ont été
mis au monde. La
Léda n'invite pas davantage à l'ivresse des sens que la
Joconde : elle parle des mécanismes obscurs de l'enfantement, d'une aberration génétique, de la poussée impétueuse et primitive de la vie dans les entrailles du corps et les abysses de la terre. Certains critiques avouent trouver quelque chose de terrifiant dans cette œuvre. On perçoit trop bien devant elle la science transcendée — on sent instinctivement comment le peintre, pour concevoir son tableau, a
étudié la croissance obstinée des plantes et les tourbillons de l'eau, comment il a ouvert surtout des abdomens et découpé des viscères puants à la lumière tremblante des bougies ; on devine enfin l'état d'envoûtement, de malaise, d'angoisse irraisonnée dans lequel le plongent lui-même l'hideuse procréation et le « grand mystère » que constitue la femme. Si sa Léda finit dans les flammes, sur ordre de la vieille Mme de Maintenon, ce ne fut pas en raison de son caractère lascif mais parce qu'elle outrageait, plus que la vertu, la raison chrétienne par son naturalisme idolâtre et tourmenté.
Le cardinal Georges d'Amboise, l'oncle du gouverneur du Milanais, Premier ministre du roi et candidat obstiné autant que malheureux à la papauté, propose à Léonard de travailler à l'aménagement de son château de Gaillon, non loin de Paris. La cour réclame sans doute l'artiste, également, sur les bords de la Loire. Léonard décline ces invitations
55. Il veut bien finir ses jours, studieusement, au service des Français — mais à condition de demeurer dans sa chère Lombardie. Andrea Solario, un de ses meilleurs disciples, part à sa place.
Le Vinci est entré cependant dans cet âge douloureux où l'on ne dénombre plus autour de soi que des décès. Il a perdu son père et son oncle ; Ludovic Sforza meurt en captivité ; en 1510, il apprend que Botticelli s'est éteint à Florence (et le jeune Giorgione à Venise) ; la même année, le cardinal d'Amboise est emporté par une épidémie que les médecins du temps qualifient évasivement de coqueluche ; l'année suivante, le 10 mars très exactement, Charles d'Amboise succombe, dit-on, au chagrin d'avoir été excommunié par le pape (contre qui la France est entrée en guerre) — en réalité aux attaques d'une fièvre paludéenne ; Marcantonio della Torre, le professeur de médecine qui a aidé Léonard dans ses travaux d'anatomie, est, lui, victime de la peste ; le nouveau gouverneur du Milanais, enfin, Gaston de Foix, neveu de Louis XII, est tué à Ravenne, en 1512, le jour de Pâques ; avec ce prince, dit Guichardin, périt toute la vigueur de l'armée française. Comment s'étonner de voir Léonard s'inquiéter alors du sort de ses proches et se demander dans ses carnets, avec appréhension, si messer Alessandro Amadori, son oncle par alliance, le chanoine de Fiesole, est « vivant ou mort
56 » ?
La France s'essaie alors, avec beaucoup de candeur, à une politique expansionniste à
l'italienne. Elle a signé le traité de Cambrai avec le Vatican, l'Empire germanique et l'Espagne, dans l'espoir d'annexer la majeure partie du territoire vénitien — les
Turcs fournissent, comme toujours, un prétexte commode. Il ne suffit pas d'envahir un pays pour en assimiler l'esprit : le Roi Très Chrétien a la naïveté de croire en la parole donnée (en l'occurrence, un mensonge commun). Ses chevaliers, parmi lesquels le valeureux Bayard, font merveille lors de la bataille d'Agnadel, à quelques kilomètres de Vaprio, où s'élève la villa des Melzi ; ils massacrent ensuite une ou deux garnisons, pour l'exemple ; mais, dans cette partie en plusieurs manches, les démonstrations de force, de bravoure ou de cruauté, si elles impressionnent sur le moment, comptent moins pour finir que l'habileté des chefs. En Italie, il faut savoir jouer sur deux tableaux à la fois — trois de préférence ; sinon, ce qu'on gagne d'une main, à moins de se montrer extrêmement rapide, on le perd obligatoirement de l'autre ; or les Français frappent à l'aveuglette, accumulent les victoires (sur le terrain) et commettent l'erreur d'attendre poliment le coup suivant pour lancer de nouveau leur cavalerie et leurs canons. En face d'eux, ils ont le pape Jules II qui manie avec une égale adresse l'épée, la ruse et l'excommunication, la République vénitienne à qui profitent des siècles d'expérience en la matière, et l'Allemagne et l'Espagne qui n'ont rien à perdre et se contentent de donner le change tout en avançant insensiblement leurs pions. Louis XII ne comprend pas que la vraie partie se déroule en coulisse : alors même qu'on ceint son front de lauriers, Venise dépêche des ambassadeurs en Espagne, à Rome, et cède ce qu'il faut céder ; de sorte que le pape lève l'interdit dont il a frappé cette ville et retourne les foudres divines (toujours efficaces) contre ceux qu'il appelait l'instant d'avant ses alliés ; quoique malade, ayant obtenu les terres et les places qu'il convoitait, il constitue alors une Sainte Alliance pour chasser les
barbari français hors de la péninsule.
La politique, les urgences qu'elle crée interrompent une fois encore les grands travaux entrepris par Léonard. Il ne construira pas la demeure princière de la Porta Venezia, ni la volière et le moulin dont il voulait doter ses jardins enchanteurs. Il n'élèvera pas non plus la statue équestre du maréchal Trivulce ; les travaux de la chapelle commencent en 1511, sous la direction de Bramantino, mais le Vinci ne reçoit même pas, quant à lui, les blocs de marbre qui lui sont nécessaires ; on tarde également à le payer, puisqu'il note : « Même si je ne dois pas recevoir le marbre avant dix ans, je n'ai pas l'intention d'attendre qu'on diffère encore le paiement de ce qui m'est dû pour mon travail
57. » Les ouvrages hydrauliques auxquels il rêvait ne verront pas non plus le jour de son vivant.
S'il suit un moment le roi ou ses généraux dans les premières campagnes contre les Vénitiens, il ne participe d'aucune manière aux
opérations ; ses ambitions d'ingénieur militaire se sont définitivement éteintes : les notes qu'il prend en chemin ne parlent que rivières, canaux, écluses et pompes, ou alors géologie, atmosphère. (J'ai l'impression d'ailleurs, comme il n'a pratiquement rien fait pour Charles d'Amboise, qui l'avait pourtant convié à Milan et défendu contre le gonfalonier Soderini, qu'il s'est assez vite éloigné de ce protecteur, homme de guerre et administrateur aux méthodes discutables.)
Les premiers signes de la débâcle française sont bientôt perceptibles. En y mettant le prix, le pape réussit à exciter les Suisses, soldats redoutables, contre Louis XII. Ce sont les mercenaires de l'Europe ; leurs montagnes pauvres ne suffisent pas à les nourrir : ils n'ont à exporter que leurs muscles, leur sang, une longue pratique des armes et une discipline « à la romaine » devant laquelle tout le monde tremble et s'extasie. Jules II leur fait miroiter de fructueux pillages, sinon de belles
compensations. Ils descendent de leurs cantons jusqu'à Varèse ; ils parviennent l'année suivante aux portes de Milan. Léonard note à la craie rouge : « Le 10 décembre, à neuf heures du matin, un incendie a été allumé. » Puis : « Le 18 décembre 1511, à la même heure, un second incendie a été allumé par les Suisses, en un endroit appelé Desio (un faubourg de Milan)
58. »
Les Suisses et l'empereur poussent en avant sur l'échiquier italien le jeune et malléable Maximilien Sforza, fils légitime de Ludovic le More. Un premier coup leur donne l'avantage ; ils le perdent, puis le récupèrent, avec l'aide de Venise, au cours des mois suivants : cette fois, Maximilien monte fermement sur le trône ducal qu'occupait son père — les Français ont été joués sur toute la ligne : ils repassent les Alpes, tête basse.
Durant ces événements, Léonard s'est prudemment éloigné de la capitale lombarde, assourdie par le bruit du canon et où les vivres commençaient à manquer. Il s'est retiré à Vaprio, chez les Melzi, les parents de son jeune ami. Il passe là la majeure partie de l'année 1513
59. Il aide peut-être à fortifier le château de Trezzo dont on peut toujours voir les ruines. Il se promène dans les hauteurs avoisinantes, il dessine le paysage accidenté de la vallée de l'Adda, il trace pour ses hôtes un projet d'agrandissement et d'embellissement de leur villa
60, il complète ses travaux d'anatomie, disséquant des animaux, en l'absence de tout
matériau humain. Sur un même feuillet (daté du 9 janvier 1513), on voit des plans d'architecture (« la chambre de la tour de Vaprio ») et différentes études du diaphragme et des organes de la digestion et de la respiration — inscrites dans
l'ovale d'un thorax schématique, on dirait un décor de théâtre taillé dans un cartouche ou gravé sur un camée
61.
Enfin, ne pouvant rester plus longtemps sans autre activité, ayant besoin de servir un protecteur puissant et stable, il boucle ses malles (qu'alourdissent plusieurs tableaux et les milliers de pages de ses manuscrits), et se remet en route. Sur un nouveau carnet, il écrit avec son laconisme habituel : « Le 24 septembre, je suis parti de Milan pour Rome, en compagnie de Giovan Francesco Melzi, Salaï, Lorenzo (l'élève qu'il a pris en 1505, à l'époque de la Bataille d'Anghiari) et le Fanfoia » (probablement un serviteur)
62. Il a soixante et un ans. C'est probablement à cette époque — dans ces circonstances — qu'il dessine à la sanguine l'autoportrait conservé à Turin.
L'année 1513 est particulièrement féconde en changements politiques. Tandis que les Français évacuent la Lombardie, Jules II meurt à Rome ; le fils cadet de Laurent le Magnifique est élu pape sous le nom de Léon X, ce qui permet aux Médicis, forts de la puissance séculière du Vatican et de l'appui des Espagnols, de reprendre (après vingt ans de disgrâce) le pouvoir à Florence : la République tombe, le gonfalonier Soderini est contraint à l'exil.
Le nouveau Vicaire du Christ est un homme débonnaire, gras, aux lèvres gourmandes, aux mains délicates. Son père lui conseillait, dans sa jeunesse, de moins manger et de prendre « beaucoup d'exercice » ; il l'a écouté trop tard, une fois sa santé (et sa bourse) entamée par des festins dignes de Lucullus ; souffrant de l'estomac, il est à présent glouton par procuration : il aime voir ses courtisans dévorer ce qui lui est devenu interdit. Il tire également ses plaisirs de la chasse, des cartes et des dés, de la musique et de la compagnie de bouffons — il leur demande, dit-on, de débattre à sa table de l'immortalité de l'âme ; il élève à la dignité d'archevêque le chanteur Gabriel Merino — il ne s'illustrera pas par la religion. Ayant beaucoup lu et voyagé, ayant connu l'exil, les horreurs de la guerre et la captivité (il a été prisonnier des Français), Léon X va conduire cependant avec modération et sagesse les affaires (temporelles) de Rome. Grand esthète enfin, curieux de tout, il encourage les arts, les sciences et les lettres — au moins autant que ses prédécesseurs. Sa prodigalité attire en tout cas dans la Ville éternelle une profusion d'artistes : les flatteurs affirment que, grâce à lui, au règne de Mars a succédé celui d'Apollon — que l'âge de fer s'est mué en âge d'or.
Ce n'est pas toutefois l'idée de faire partie de l'étincelante cour de Léon X qui incite Léonard à prendre le chemin de Rome : il y est convié par le frère du Saint-Père, Julien de Médicis, commandant
général des milices pontificales — pour certains, le commanditaire de la
Joconde. Esprit inquiet, maladif, rongé de mélancolie autant qu'usé par les débauches, celui-ci a les traits d'un vieil homme las, quoiqu'il n'ait pas quarante-cinq ans. Il a composé un sonnet en faveur du suicide ; Vasari dit qu'il s'intéresse aux sciences naturelles et à la chimie. On ignore où l'artiste a fait la connaissance de ce nouveau protecteur — peut-être lors d'un précédent voyage à Rome, avec César Borgia, ou, plus simplement, à la cour de Milan ; il ne faut pas oublier cependant que Léonard entretient depuis longtemps des liens, à travers les Martelli, par exemple, avec la famille Médicis (avec Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis notamment,
il Popolano, mort en 1503, qui employait dans sa banque Amerigo Vespucci, d'après qui a été nommé, par erreur, le continent découvert par Christophe Colomb
63.
Il semble que Léonard et les siens rejoignent Julien à Florence, en octobre 1513 (l'artiste dépose alors ses économies à sa banque — 300 florins), et qu'ils fassent ensemble le reste de la route.
Un assistant de Bramante, Giuliano Leno, prépare pour le maître et ses élèves un appartement au Belvédère, villa du Vatican, voisine du palais pontifical. On a retrouvé sa facture ; elle porte sur la réparation des planchers et des plafonds, l'installation de parois, l'élargissement des fenêtres, l'aménagement de plusieurs chambres, d'une cuisine et d'un atelier, ainsi que sur l'achat de meubles — armoires, banquettes, coffres, escabeaux, tables, dont une « pour broyer les couleurs ».
Léonard revoit ses anciens amis, le chanteur Atalante Migliorotti, devenu intendant des Fabriques pontificales, et Donato Bramante (qui n'a plus que quelques mois à vivre). Il retrouve le Sodoma également, les ingénieurs fra Giocondo et Giuliano da Sangallo, le pieux fra Bartolomeo, ainsi que Raphaël, maintenant au sommet de la gloire, qui lui a rendu hommage, trois ou quatre ans plus tôt, en le représentant sous les traits de Platon, au centre de l'Ecole d'Athènes, dans la chambre de la Signature — c'est l'artiste préféré du pape. Le Vinci ne peut manquer de croiser en outre Luca Signorelli, le médailleur Caradosso, ancien protégé des Sforza, et Michel-Ange qui a fini le plafond de la Sixtine et qui s'impatiente de ne pouvoir réaliser comme il le projetait le tombeau de Jules II.
La plupart de ses biographes estiment que Léonard vit les années les plus malheureuses de son existence à Rome, ville que Laurent le Magnifique qualifiait de « rendez-vous de tous les vices ». Il ne serait
plus à la mode ; ce ne serait plus, avec sa longue barbe blanche, qu'un ancêtre vénérable : un des derniers survivants des temps héroïques ; on le laisserait végéter, sombre et solitaire,
dans les corridors du Vatican. Sa réputation pâlit auprès de celle de ses jeunes confrères, rapides, pleins de zèle, débordés de besogne. En regard des sommes exorbitantes dont on gratifie autour de lui peintres, poètes et musiciens, les trente-trois ducats mensuels qu'on lui verse paraissent presque insultants (Raphaël touche douze mille ducats pour chacune des
stanze). Il ne saurait se tailler une place dans cet univers vénal, peuplé de parasites, où de grands génies cèdent le pas à des bouffons — il n'a jamais eu l'esprit de compétition, ni l'esprit courtisan, ou bien il l'a perdu : les Français qui l'adulaient ne lui opposaient guère de rival sérieux à Milan. Plus grave, l'âge aurait amoindri ses facultés créatrices — il ne donnerait aucune œuvre importante. Il souffrirait enfin du tumulte et des cabales de la cour.
Comme preuve de son amertume, résultat de cette situation, on cite souvent ces mots qu'il inscrit alors dans ses carnets :
i medici me crearono edesstrussono64, que beaucoup traduisent, comme le Vinci ne met pratiquement jamais de majuscule aux noms propres, par : « Les Médicis m'ont créé et ils m'ont détruit. » En vérité, on ne voit pas comment les Médicis, qui ne l'ont guère aidé dans sa jeunesse, auraient pu le
créer, et maintenant qu'ils le protègent (le philosophe florentin Benedetto Varchi dit que Julien traite le peintre « comme un frère »), de quelle façon ils pourraient lui nuire.
Medico signifie médecin en italien, et je pense que ce sont plutôt les médecins, qu'il appelle ailleurs « destructeurs de vies »
(destruttore di vite65, qu'incrimine ici Léonard. Il ne les aime guère : « Tâche de te maintenir en bonne santé, écrit-il ; tu y réussiras d'autant mieux que tu éviteras les médecins, car leurs drogues sont une sorte d'alchimie qui n'a pas moins suscité de livres que de remèdes
66. » Ils l'ont mis au monde mais, incapables de le soigner, ils lui prescrivent un traitement qui l'épuise — tel doit être le sens de sa phrase. Plusieurs notes de ses carnets donnent à penser qu'il est en effet malade : au-dessus de la phrase sur les medici, on lit des conseils d'hygiène qui se terminent par une mise en garde contre les potions des apothicaires ; Léonard répète aussi de bien se couvrir la nuit, comme s'il avait des rhumatismes (à Milan, il se rappelait l'achat d' « un gilet de fourrure »
67, ou qu'il avait attrapé un refroidissement. Sur une autre page, une main étrangère a inscrit pour lui le nom et l'adresse d'un médecin romain
68. Enfin, il dit lui-même, durant l'été 1515, dans le brouillon d'une lettre à Julien de Médicis, qu'il est « quasiment remis de sa maladie
» (io quasi ho /
riavuto la sanità mia /
sono all'ultimo del mio male). On ne sait pas exactement quelle est la nature de son affection, mais il est certain que sa santé décline dans ces années. Il doit souffrir également des yeux ; il
parlait déjà de lunettes à l'époque de son retour à Florence, puis lorsqu'il était au service de César Borgia ; on trouve mentionnés à présent, dans un mémorandum, des « verres bleus
» (ochiali azurri) 69 — son autoportrait montrait des paupières lourdes, mi-closes, comme si la moindre clarté blessait ses prunelles.
Ce serait pourtant une erreur de croire qu'une déchéance physique le contraigne désormais à une certaine inactivité, ou même amoindrisse ses capacités : Léonard poursuit toujours les travaux les plus divers avec une énergie et une puissance d'invention qui n'ont pas faibli.
A peine installé dans ses appartements du Belvédère, il reprend le fil de ses études — études inlassables du mouvement, des percussions, de la pesanteur, de l'air, de la géométrie, des mathématiques
70, de la botanique (le Vatican possède un jardin plein d'espèces exotiques), de l'anatomie, en particulier des poumons — il compare le rythme de la respiration à celui du flux et du reflux de la mer
71 — et de l'émission des sons par le larynx, car il prépare un traité sur la voix. Il donne bientôt les plans de machines pour tresser les cordes
72 pour battre la monnaie
73. Il s'occupe surtout, durant les trois années qu'il va passer au service de Julien de Médicis, de construire des miroirs, d'architecture et d'hydraulique.
Le pape, dès son élection, a émis le désir d'assainir la vaste zone marécageuse, très insalubre, où germe « la mort pesteuse », qui s'étend de part et d'autre de la via Appia — les marais Pontins. En 1514, il confie cette tâche difficile à son frère, « à ses risques et périls », précise un document, en échange de quoi une partie des terres asséchées revient au promoteur. Un maître Domenico de Juvenibus prépare le projet, conseillé apparemment par Léonard qui dresse une carte de la région avec l'aide de Melzi
74. Le Vinci a déjà réfléchi au problème de l'assèchement de marais, à Piombino, en 1503. Il s'agit toujours de creuser des canaux susceptibles de drainer les eaux marécageuses jusqu'à la mer. Sa carte montre bien comment il suggère de procéder. Les travaux commencent quelques mois plus tard, sous la direction du moine Giovanni Scotti, de Côme ; mais une étrange fatalité pèse sur tous les grands ouvrages auxquels Léonard s'associe : les travaux seront interrompus après quelques années, pour n'être repris avec succès qu'à la fin du XIX
e siècle.
Comme la fortune des Médicis (et de Florence) repose pour une grande part sur l'industrie textile (d'où les machines à tresser des cordes), Léonard propose à son maître de faire bouillir l'eau des chaudières des teinturiers en employant l'énergie solaire que capterait un immense miroir parabolique de son invention. On ne sait pas grand-chose de ces travaux sur les miroirs, en verre ou en
métal poli, sinon qu'ils l'occupent longtemps et qu'ils lui sont bientôt une source de désagréments. Dans les années 1480, il a déjà imaginé différentes machines capables de produire des miroirs concaves
75 — peut-être des miroirs ardents destinés à des opérations de soudure, et d'autres pour laminer et faire briller le métal. Cette fois, il espère fabriquer d'énormes réflecteurs qui pourraient lui permettre également de bien observer les étoiles
76.
On lui a attribué deux assistants allemands, un ferron et un miroitier, maître Giorgio et maître Giovanni des Miroirs, comme il les appelle, aux gages de sept ducats par mois chacun
77. Il ne s'entend guère avec eux ; très vite, il s'en plaint même beaucoup : il craint que ces hommes ne cherchent à lui voler ses inventions ; de plus, l'un est paresseux, insolent, tandis que l'autre, qui ne songe qu'à manger, le calomnie. On connaît par le menu tout ce que ces « vauriens allemands » lui font endurer grâce aux brouillons de la lettre à Julien de Médicis (parti pour Bologne) où il évoque des problèmes de santé
78. Tremblant d'indignation et de rage, il a griffonné six ébauches de lettre, noircies de ratures, d'ajouts, de corrections. Lui-même, précise-t-il, s'est toujours honnêtement comporté envers maître Giorgio, le payant « avant terme », comme il peut le prouver par des reçus signés « devant l'interprète ». Au début, il l'a convié à sa table et l'a prié de « travailler à ses limes » auprès de lui : c'eût été économique, profitable, cela eût permis en outre à celui-ci d'apprendre l'italien, de façon à « s'exprimer sans truchement ». Le fourbe
(ingannatore) s'est contenté de critiquer les ouvrages accomplis, et il s'en est allé déjeuner avec les Suisses de la garde pontificale, « où abonde la gent fainéante », puis il s'est amusé en leur compagnie à tirer des oiseaux à l'escopette, jusqu'au soir. Ce massacre d'oiseaux, dans les ruines de la Rome antique, semble particulièrement odieux à Léonard. Et cela dure maintenant depuis deux mois. Il lui a envoyé un jour Lorenzo, son élève, pour le rappeler à la besogne ; l'Allemand a prétendu être occupé par la garde-robe (l'armurerie) de Son Excellence ; Léonard s'est renseigné ; il n'en est rien : maître Giorgio, lorsqu'il travaille, travaille en réalité pour son compte ou celui de maître Giovanni des Miroirs, son compatriote, qui a investi sa chambre et tient boutique n'importe où au palais, allant jusqu'à vendre à la foire le produit de leur industrie. Tout est la faute de ce miroitier allemand, affirme Léonard. Maître Giovanni est jaloux des faveurs dont l'a comblé Son Excellence à son arrivée ; il ne tolère pas de concurrent à la cour ; il voudrait surtout lui ravir ses secrets (celui d'un appareil qu'il nomme
la mia cientina, notamment) — il est sans cesse dans le dos de l'artiste, à l'espionner : « il veut voir et connaître ce qui se
fait dans l'atelier pour le divulguer ou le dénigrer à l'extérieur ». Il a incité maître Giorgio à réclamer des modèles en bois des appareils qui doivent être réalisés en métal, « afin de les emporter dans son pays » — Léonard s'y refuse absolument, il ne confie plus à son assistant que des schémas « indiquant la largeur, la hauteur, l'épaisseur et le contour de ce qu'il est censé faire ». Le Vinci n'ose même plus désigner clairement les composants des alliages qu'il met au point : il use d'un langage chiffré, ou bien emprunte son vocabulaire à l'alchimie, parlant de Jupiter, Vénus ou Mercure
79, disant d'un métal qu'il doit être « rendu au sein de sa mère » pour signifier qu'il faut le remettre au feu ; de sorte qu'on ne sait presque rien du moule, ou de la forme
(sagoma), d'où devrait sortir son énorme miroir parabolique
80. Mais il y a pis : pour le discréditer au Vatican, maître Giovanni l'a accusé de se livrer à la nécromancie ; on interdit désormais à Léonard de poursuivre les travaux d'anatomie qu'il menait à l'hôpital San Spirito...
Le grand réflecteur solaire ne verra pas le jour : Léonard n'a sans doute pas le temps de l'achever : il est souvent sur les routes, il va à Parme, à Plaisance, à Milan
81, à Florence où le réclame son protecteur (ou le neveu de ce dernier, Lorenzo di Piero de Médicis, nouveau gouverneur de la Cité du Lys).
On le consulte alors sur différents projets d'urbanisme et d'architecture. On lui a peut-être proposé d'abord de prendre la succession de Bramante, mort le 11 avril 1514, et d'achever à la place de son ami l'aménagement du port de Civitavecchia
82. En 1515, il semble qu'il participe à un concours pour la façade de San Lorenzo
83, à Florence ; dans la capitale toscane, il donne, parallèlement, des plans pour la restructuration du quartier médicéen, ainsi que ceux d'un nouveau palais pour les Médicis, via Larga ; on ne tiendra compte apparemment que de son projet d'écuries — où peuvent tenir cent vingt-huit chevaux — qui reprend celui des écuries modèles, conçu à Milan, à l'époque du
cavallo ; le bâtiment existe encore : c'est aujourd'hui le siège de l'Istituto Geografico Militare
84.
Si l'on devine, à travers les tâches dont il le charge, l'estime que Julien de Médicis porte au Vinci, on ne connaît guère en revanche le sentiment du pape à son égard. Léonard doit amuser Léon X, toujours avide de divertissements nouveaux, en jouant aux courtisans du Vatican certains tours de sa façon. Vasari — informé sans doute par Jove, présent à Rome à cette époque — raconte que l'artiste fixe au dos d'un gros lézard que lui a apporté un vigneron du Belvédère des ailes faites d'écailles arrachées à d'autres reptiles et enduites de vif-argent ; il affuble l'animal de gros yeux, de cornes et
d'une barbe ; l'ayant apprivoisé, il le transporte avec lui dans une boîte : les gens s'enfuient en hurlant lorsqu'il lâche sur eux ce dragon. Il modèle également dans une pâte à base de cire « des animaux creux et très légers » qui s'envolent quand il souffle dedans. Une autre fois, il dégraisse et nettoie des boyaux de mouton avec un tel soin qu'il les rend assez minces pour tenir au creux de sa paume ; il adapte les extrémités des boyaux ainsi préparés à des soufflets de forge qu'il dissimule dans une pièce voisine de la sienne ; lorsque des visiteurs se présentent, il actionne le soufflet et les boyaux enflent monstrueusement, au point d'emplir toute la chambre, « pourtant très grande », forçant les gens à se réfugier dans les coins. Léonard, selon Vasari, comparerait « ces objets transparents et pleins de vent », qui occupent « si peu de place au début et tant à la fin », à la
virtù personnelle. Cela suffit-il pour forcer l'admiration du pape ? Toujours d'après Vasari, le Vinci peindrait pour un notaire pontifical, Baldassare Turini, de Brescia, une
Vierge à l'Enfant et le portrait d'un jeune garçon, œuvres qualifiées de « parfaites » mais jamais identifiées ; quand Léon X lui commande un tableau à son tour, Léonard aurait le tort cependant de vouloir distiller d'abord des huiles et des plantes pour le vernis, de sorte que le Saint-Père s'écrierait : « En voilà un, hélas ! qui ne fera jamais rien, puisqu'il pense à l'achèvement de son ouvrage avant de l'avoir commencé ! » De tels propos arrivent-ils aux oreilles du vieux maître ? Pour lui cependant, après la déconfiture de la
Bataille, ce n'était que prudence. Telle est aussi sa méthode — quelques années plus tôt, il a écrit comme des sortes de devises : « Réfléchis bien à la fin. Considère d'abord la fin
85. »
Lorsque Julien s'absente de Rome, s'il ne le suit pas dans ses voyages, Léonard, en vérité, doit se trouver assez désemparé. Les boyaux démesurément gonflés et le lézard travesti, plaisanteries agressives, ne parlent pas d'une âme sereine. Il ne compte pas beaucoup d'amis et de défenseurs au Vatican ; il a reçu une fois, en décembre 1514, la visite de son demi-frère, le notaire, ser Giuliano, avec qui il s'est réconcilié ; celui-ci lui a montré une lettre qu'il avait reçue de Florence ; dans le post-scriptum, sa famille le chargeait de la rappeler au bon souvenir de l'artiste, « homme excellent et très singulier », et elle lui apprenait que sa femme, Alessandra, était en train de devenir folle
(la lesandra a perduto el cervello). Léonard conserve cette lettre, au verso de laquelle il dessine des études géométriques et note qu'il a confié un livre (il ne dit pas lequel — peut-être un traité de sa main) à Monsignor Branconio dell'Aquila, « camérier secret du pape »
86. Je ne sais pas si la visite de ser Giuliano l'a réjoui, mais il a dû être touché par l'état de sa belle-sœur.
Son propre désarroi en a sans doute été aggravé. Privé de la protection de son maître qui est à présent, lui aussi, très malade (Julien est atteint de tuberculose — serait-ce la raison pour laquelle le Vinci s'interroge sur le fonctionnement des poumons ?), n'ayant que le jeune Melzi et Salaï pour le réconforter, banni des salles de dissection par la faute du miroitier allemand, ses travaux d'anatomie interrompus, diminué physiquement, sa beauté envolée, contemplant derrière lui les heures perdues, les projets manqués, voyant sa carrière gâtée par les circonstances ou sa faute et ses amis disparus (Luca Pacioli s'éteint également en 1514), sa pensée reprend un cours morbide, les démons de son enfance refont surface et l'emportent à nouveau dans des fictions très noires : il appelle de toutes ses forces d'effroyables fléaux.
Il a souvent écrit, comme pour exorciser ses cauchemars, sur les tremblements de terre, les inondations (on se souvient du géant de Syrie), les volcans crachant de la lave. Il a déjà dessiné sur le vif des vagues en furie et un gros orage qui éclate sur une vallée des Alpes
87 ; il a imaginé aussi, à la cour des Sforza, une pluie surréaliste d'ustensiles divers : des râteaux, des chaudrons, des tabourets, des compas, des lanternes, des casques, des fouets tombant à verse d'un magma de nuages sombres
88. Comme s'il était pénétré, lui aussi, des prophéties millénaristes de Savonarole (s'il ne les a pas entendus déclamés en chaire, il a très bien pu lire les sermons du dominicain, publiés à plusieurs milliers d'exemplaires), il a dépeint à diverses reprises, par jeu, misanthropie ou angoisse, de grands cataclysmes. Cette fois, se libérant d'un coup des visions qui l'obsèdent, en les définissant plus précisément — étant méthodiquement remonté à leur source — il va décrire la fin du monde telle qu'il l'entrevoit : il va raconter et dessiner le Déluge, comme on se figure Hiroshima. Il songe peut-être à une grande fresque (qu'il pourrait opposer aux peintures de Michel-Ange ?), car son texte, rappelant celui sur la façon de peindre une bataille, s'intitule :
Du Déluge, et de sa représentation en peinture. Un metteur en scène de cinéma pourrait suivre son scénario tel quel : il y trouverait une progression dramatique, un découpage et des mouvements de caméra exemplaires. « On verra, dit Léonard, l'air obscur et nébuleux combattu par les vents contraires qui tourbillonnent en pluie incessante mêlée de grêle, où une infinité de branches arrachées s'enchevêtrent à des feuilles sans nombre. Alentour, on verra d'antiques arbres déracinés, que la fureur des rafales a mis en pièces. On verra des quartiers de montagne, déjà dénudés par les torrents impétueux, s'écrouler, engorger les vallées et faire monter le niveau des eaux captives dont le déferlement recouvrira les vastes plaines et leurs habitants. » Le
décor planté, de façon très scientifique, car Léonard raisonne en géologue et maître hydraulicien, après cette introduction, l'élément animal et humain est introduit : « En outre, sur maintes cimes, on verra toutes sortes d'animaux terrifiés et réduits à l'état domestique, ainsi que des hommes qui s'y sont réfugiés avec femmes et enfants. » On entre alors dans le détail de l'action : « Les champs submergés montreront leurs ondes chargées de tables, lits, canots et autres radeaux improvisés, tant par nécessité que crainte de la mort ; dessus, hommes, femmes et enfants entassés crient et se lamentent, épouvantés par la tornade furieuse qui roule les vagues et, avec elles, les cadavres des noyés ; pas un objet ne flotte qui ne soit couvert d'animaux divers rapprochés par une trêve, peureusement blottis l'un contre l'autre — loups, renards, serpents et créatures de toutes espèces fuyant la mort. Les ondes heurtent leurs flancs et les frappent à coups répétés avec les corps des noyés, et ces chocs achèvent ceux en qui palpitait un dernier souffle de vie. » Du général, Léonard passe ensuite au particulier, s'ingéniant à inventer des scènes atroces : « Tu verras quelques groupes d'hommes, l'arme à la main, défendre le refuge qui leur reste contre les lions, loups et bêtes sauvages venus là chercher leur salut. [...] O combien de gens pourras-tu voir se boucher les oreilles des mains pour ne pas entendre l'immense grondement dont la violence des vents mêlés à la pluie, au tonnerre du ciel et à la fureur de la foudre emplit l'air obscurci ! Certains, non contents de fermer les yeux, y posent aussi les mains, l'une sur l'autre, pour les mieux couvrir et les soustraire au spectacle du carnage implacable auquel la colère de Dieu livre l'espèce humaine. [...] D'autres, pris de démence, se suicident, désespérant de pouvoir supporter pareille torture ; les uns se jettent du haut des récifs ; d'autres s'étranglent de leurs propres mains ; d'autres encore, saisissant leurs enfants, les abattent d'un coup. [...] O combien de mères, les bras au ciel, pleurent les fils noyés qu'elles tiennent sur leurs genoux et hurlent des imprécations contre la colère des dieux ! » Le récit, dont Léonard compose plusieurs versions
89, se poursuit de la sorte sur deux ou trois pages. On y voit des animaux pris de panique se fouler aux pieds et s'entre-tuer, des oiseaux épuisés se percher sur le crâne des hommes, faute de découvrir une parcelle de terre libre, les eaux monter encore, la faim causer ses ravages, des navires brisés, battus contre des écueils, des cadavres ballottés en tous sens comme des paquets d'algues... Les montagnes, la végétation, les animaux, l'humanité, rien ne résiste à la folie des éléments. Léonard s'est sans doute inspiré des Ecritures (il a réfuté sur une page de ses carnets, au nom de la logique scientifique, les explications et les chiffres avancés dans la Bible
90 ) ;
mais comme dans
l'Enfer de Dante, où l'on entre en
abandonnant toute espérance, nul ne doit survivre ici aux tourbillons déchaînés des eaux : Léonard n'a pas prévu d'arche de Noé dans son Déluge — il envisage un anéantissement total.
Une dizaine d'extraordinaires dessins à la pierre noire, parfois rehaussés d'encre, de lavis, répond à ces descriptions littéraires : ils montrent pareillement des arbres et des cavaliers emportés par la violence des vents, de grandes vagues qui engloutissent des navires et des équipages, d'autres s'écrasant contre des récifs, une eau tumultueuse qui s'engouffre dans une vallée, renversant des pans de montagnes, des villes submergées, de vastes édifices qui s'écroulent comme des châteaux de cartes
91... Léonard, dirait-on, voudrait précipiter l'univers entier dans l'abîme où il se sent lui-même aspiré.
Pourtant, à la même époque qu'il élabore cette série de visions apocalyptiques (mais sans que l'on puisse déterminer laquelle de ces œuvres engendre ou conclut l'autre), il achève de peindre le souriant
Saint Jean-Baptiste du Louvre
92 : l'annonce de la venue du Rédempteur.
Certaines analogies formelles rattachent ce tableau aux dessins du Déluge : la spirale, qui part des lèvres du saint, se continue dans la tête inclinée, puis se développe dans l'arrondi du bras, jusqu'à l'index levé qui désigne le ciel, évoque les tourbillons qui hantent Léonard — seulement, il s'agit cette fois d'un mouvement contrôlé, maîtrisé, d'une force parfaitement soumise à une intention : l'esprit a triomphé ici de la matière. De même, les lignes hélicoïdales que forment les longs cheveux torsadés (difficilement visibles aujourd'hui, car un épais vernis noircit la peinture) rappellent la façon dont Léonard représente habituellement les courants qui agitent l'eau. Parallèle chronologique, enfin : tout comme l'idée première du Déluge est venue à Léonard à l'époque où il dessinait les paysages heurtés de la vallée de l'Adda (quand il était chez les Melzi, à Vaprio), le Saint Jean-Baptiste est en quelque sorte le prolongement, l'aboutissement d'une réflexion commencée à Milan, avec le Bacchus que conserve le Louvre.
Ce
Bacchus est une oeuvre d'atelier ; il a dû être exécuté par des élèves (Melzi, Marco d'Oggione, Cesare da Sesto, Bernazzone ?) d'après un carton ou un projet de Léonard (peut-être le dessin du Museo del Sacromonte, de Varèse), vers 1510. Il n'est pas facile d'en suivre la trace dans les collections royales françaises (où il a dû entrer très tôt), car il est tantôt désigné dans les inventaires sous le titre
Bacchus dans un paysage, tantôt comme un
Saint Jean dans le désert. C'est, il est vrai, une figure ambiguë : un visage délicat, presque féminin, sur un grand corps d'homme nu ; l'œuvre
« n'inspire pas la dévotion », dit Cassiano del Pozzo qui explique ainsi le peu de cas qu'on en fait en son temps (vers 1625). On y aurait d'abord vu un saint ; le jugeant peu édifiant, à la fin du XVII
e siècle, on aurait ceint le personnage d'une peau de panthère, on l'aurait couronné de vigne et aurait transformé en thyrse la croix qu'il aurait tenue au côté et désignée de l'index, afin d'en accentuer carrément l'aspect païen. Ce n'est pas prouvé. Léonard, dont on connaît le goût pour les prophéties et dont la plupart des peintures tournent autour du thème de la naissance et de la prédestination, a très bien pu confondre délibérément le dieu du vin et de l'extase libératrice et le saint précurseur ; son époque s'efforce de concilier l'Antiquité et la religion chrétienne. Dante plaçait déjà au purgatoire, non en enfer, les âmes des philosophes et des poètes antiques qu'il admirait ; le prêtre Ficin cherchait le Christ dans Platon ; or, dans son
Ovide moralisé, publié avec succès en 1509, Pierre Bersuire présente le mythe de Bacchus comme une préfiguration de la Passion : le vin constitue un des deux éléments de l'Eucharistie, et, à l'instar de Jésus, le fils de Jupiter et de Sémélé, né de la cuisse de son père, que l'on refusa d'abord de suivre, fut tué et ressuscité... Ainsi, il serait, au même titre que le Baptiste, ayant de plus erré comme lui loin des hommes dans la solitude des déserts, l'annonciateur du Sauveur. Ses amis français, ou l'érudit Antonio Segni, ont pu mettre
l'Ovide moralisé entre les mains de Léonard. Le peintre s'est en tout cas emparé de cette nouvelle
correspondance, peu orthodoxe mais admise en son temps (puis incomprise au XVII
e siècle où le livre de Bersuire est depuis longtemps oublié), qui l'aura conforté dans son idée de l'unité et de la permanence des vérités.
Lorsqu'il peint ensuite son
Saint Jean-Baptiste, Léonard reprend des éléments du
Bacchus (que l'on peut appeler, si l'on veut, un
Bacchus «
moralisé ») : il couvre l'une de ses épaules d'une peau de panthère, il lui donne la beauté androgyne des dieux païens. Cependant, il réduit plus que jamais l'anecdote, les accessoires — un fond noir remplace le paysage, nulle couleur sinon l'or transparent de la lumière ; on peut aimer ce tableau sans qu'il soit nécessaire de le décrypter — la beauté, le sourire et le geste soulèvent d'emblée l'émotion. Il n'y a rien à
lire ; plus rien n'évoque l'existence terrestre du saint qui vivait en ermite sur les bords du Jourdain et qu'on représente d'ordinaire maigre et sauvage — l'œuvre ne demande qu'à être ressentie. Léonard a découvert très tôt, en composant
l'Adoration des Mages, la puissance expressive de ce geste : l'index pointé vers le ciel — vers un objet extérieur au cadre, du moins ; il en a souvent usé. Le sourire en revanche apparaît tard dans son oeuvre, non pas après la mort de son père comme l'ont soutenu les
psychanalystes, mais quelques années avant, avec le carton de Sainte Anne (peut-être même est-il ébauché sur les lèvres de Jean, dans la Cène ?) ; on le retrouve ensuite, toujours plus accentué, dans la Joconde, la Léda, le Bacchus ; il atteint pleinement son rayonnement et son sens, comme la manière du peintre s'affine et s'assombrit à l'extrême, dans le visage charmeur de
Saint Jean-Baptiste — le « témoin de la lumière », le « messager de Dieu », comme disent les Evangiles.
On a beaucoup écrit sur ce sourire, le comparant à celui de l'ange de la cathédrale de Reims ou de divinités khmères ; l'éthique bouddhique n'aurait pas déplu à Léonard, il aurait souscrit volontiers à des thèses telles que : « Seul l'amour peut arrêter la haine », ou bien : « Si dans une bataille un homme vainquait mille hommes, il remporterait une moindre victoire que celui qui se vainc lui-même. » Ses personnages toutefois ne sourient pas d'un paisible sourire intérieur, à la différence des avatars du Bouddha, mais comme pour ensorceler ; Michelet dit très justement du
Bacchus-Saint Jean : « Cette toile m'attire, m'appelle, m'envahit, m'absorbe ; je vais à elle malgré moi, comme l'oiseau va au serpent. » C'est l'objet de la peinture, répond Léonard, de remuer ainsi le spectateur. Il ne faut pas s'étonner de voir jusqu'à quels excès vont les réactions : les tableaux du Vinci sont les plus sujets au vandalisme de l'histoire de l'art ; on les attaque à coups de pierres, de couteau (d'où les vitres blindées qui les protègent) ; récemment encore, on a tiré au revolver sur la
Sainte Anne de Londres ; un gardien du Louvre tomba amoureux d'autre part de la
Joconde qu'il était chargé de surveiller : il lui parlait, il était jaloux des touristes qui l'approchaient de trop près, il prétendait qu'elle leur rendait parfois leur sourire — on anticipa sa retraite. Léonard veut avant tout troubler, susciter des émotions ; il a épuré sa syntaxe tout au long de sa carrière afin de parvenir à l'émotion suprême qui contient toutes les autres — comme il s'y mêle un peu de sa sexualité déviée, la raison ne résiste pas toujours à l'éblouissement qu'il provoque. Le
Saint Jean-Baptiste peut induire à toutes les tentations. Il me plaît de penser que c'est là la dernière œuvre de l'artiste — en quelque sorte son testament. Il a atteint aux limites humaines du savoir ; il montre du doigt la source de ce qui l'émerveille et ne peut saisir ; il cesse alors d'être une « voix qui crie dans le désert », il sourit pour exprimer qu'à chaque instant, pour qui est attentif, le miracle se reproduit — que les temps sont en train de s'accomplir. Mais le Vinci donne en même temps la suite terrible des dessins du Déluge : on ignore en vérité quel est son ultime message. Il est probablement
double. La peur et le désir éprouvés ensemble devant la sombre caverne doivent partager l'esprit de Léonard jusqu'au bout.
« Julien de Médicis le Magnifique, note Léonard, est parti de Rome le neuvième jour de janvier 1515, à la pointe du jour, pour aller prendre femme en Savoie. Ce même jour nous est parvenue la nouvelle de la mort du roi de France
93. »
Tandis que le protecteur du Vinci, malgré le mal qui le ronge, obéit à la raison d'Etat en allant épouser Philiberte de Savoie, François Ier monte sur le trône laissé vacant par son beau-père Louis XII ; comme celui-ci dans les mêmes circonstances, sa première pensée est pour le duché de Milan : il n'a pas plutôt ceint la couronne que l'armée française franchit de nouveau les Alpes ; en juillet, à Marignan, son artillerie massacre les Suisses de Maximilien Sforza ; quelques jours plus tard, il fait son entrée triomphale dans la capitale lombarde.
Très grand — six pieds de haut : un géant pour l'époque — des épaules de lutteur, de petits yeux qui rient, le nez fort, de belles lèvres vermillon au milieu d'une barbe courte, François Ier, qui n'a pas vingt ans, dans son armure dorée, fait aux Italiens l'effet d'un héros de roman de chevalerie. Sa mère, Louise de Savoie, et sa sœur très lettrée, Marguerite d'Angoulême, qui l'idolâtrent, l'ont formé dans ce sens. Le preux Bayard l'a armé chevalier, il se veut à son image — « sans peur et sans reproche ». Il aime tant la guerre qu'il combat avec ses gentilshommes à la pointe de ses troupes : il s'élance dans les batailles, le plumet au vent, comme s'il courait une lance ; cela lui vaudra d'être capturé à Pavie. Et là-dessus, aussi magnanime que superbe : il pensionne Maximilien Sforza, au lieu de l'enfermer dans un donjon, et l'accueille à sa cour — en cousin. Les affaires politiques, dit-on, ne l'occupent jamais au-delà de midi ; on lui lit les auteurs antiques quand il déjeune ; il consacre le reste du jour à la chasse, et les soirées aux délassements mondains, à la danse, à la poésie, c'est-à-dire essentiellement aux femmes : il plaît beaucoup et, semble-t-il, pas seulement parce qu'il est le roi.
Le pape Léon X se trouve autant embarrassé par cette personnalité hors du commun, qui enlève tous les coeurs (« le souverain a tant d'attrait qu'il est impossible de lui résister », écrit l'ambassadeur de Venise), que par la victoire française de Marignan : inquiet des sentiments du roi à l'endroit de l'Eglise, il a placé des troupes à lui dans la bataille — dans le mauvais camp. On prépare une conciliation. Elle a lieu à Bologne, en octobre 1515. Léonard est sans doute du voyage — ce doit être là qu'il rencontre
celui qui sera son dernier protecteur. Selon Vasari, le Vinci construirait un lion automate, capable de faire plusieurs pas et dont la poitrine, en s'ouvrant, montre à la place du cœur un bouquet de lys. Ce lion, symbole de Florence (le
marzocco), exprimerait de façon grandiose l'attachement à la France de Florence et des Médicis. Lomazzo confirme que Léonard a fabriqué plusieurs animaux articulés, des lions, des oiseaux, mus par un système de « roues » (probablement une sorte de mécanisme d'horlogerie, à ressort) ; certaines notes des carnets de l'artiste évoquent même un projet de robot. Si personne ne conteste l'invention, on ignore dans quelles circonstances elle est présentée au monarque — à Lyon, en juillet 1515, à Bologne, en décembre de la même année, ou bien à Argentan, en octobre 1517
94 ? Peut-être s'en est-on servi plusieurs fois ; sans doute améliorée, elle reparaîtra en 1600, lors des noces de Catherine de Médicis. Ce ne doit pas être une machine très complexe (elle n'avance que de quelques pas — Léonard l'a conçue à la hâte, pressé par les événements) ; elle produit cependant son effet : elle dépasse tout ce qu'on a jamais réalisé dans le genre.
Quelques offres qu'on ait pu lui faire alors, lui réitérer plutôt, car on l'a déjà invité en France au temps de Louis XII, l'artiste n'entre pas encore au service de François Ier ; il demeure fidèle à Julien de Médicis (ou bien il veut finir d'abord son grand miroir parabolique, ou les plans d'architecture qu'on lui a demandés) : il ne se résout à s'expatrier qu'après la mort de son protecteur, à Florence, le 17 mars 1516.
En août, il est toujours à Rome où il relève les mesures de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs
95. Ne voyant enfin aucun prince italien à qui s'adresser, comme Raphaël règne sur le Vatican, Michel-Ange sur Florence et Titien sur Venise, et connaissant par expérience l'instabilité politique de Milan, il règle ses affaires et prépare une fois de plus ses bagages ; puis il s'en va achever ses jours de l'autre côté des Alpes, là où on l'apprécie le mieux, sur les bords de la Loire qu'a regagnés le roi.
Il quitte l'Italie durant l'automne 1516 ou au printemps de l'année suivante — lorsque les cols sont praticables. Il passe par Florence, Milan, la vallée du Mont-Genèvre, Grenoble, Lyon. Il doit ensuite prendre la route de Vierzon et suivre le Cher. Il arrive à Amboise après un voyage d'environ trois mois. L'accompagnent Salaï, Melzi et un nouveau serviteur : Battista de Villanis. Le convoi comprend plusieurs mules chargées de caisses, de malles, car le Vinci
n'a rien laissé derrière lui : il emporte en France, sachant qu'il n'en repartira pas, tous ses objets, tableaux, dessins et manuscrits.
François I
er installe flatteusement Léonard et sa suite dans le petit manoir de Cloux
96, appartenant à sa mère, au pied de son château d'Amboise ; un couloir souterrain relie cette demeure — où ont séjourné Marguerite d'Angoulême et Louis de Ligny — à celle du roi ; celui-ci peut ainsi rendre visite à son « premier peinctre et ingénieur et architecte », quand il le désire — assez souvent, selon Cellini, car il prendrait « grand plaisir à l'entendre converser ». Il lui attribue en outre des appointements exceptionnels : une pension annuelle de mille « écus soleil », plus quatre cents écus ordinaires pour Melzi (« l'Italien gentilhomme qui se tient avec ledit maître Lyenard », précisent les registres) et cent écus « versés en une fois à Salay, serviteur de maître Lyenard de Vince » (les fonctionnaires français arrangent à leur guise les noms étrangers).
Léonard inspecte son domaine qui couvre près de deux arpents et demi : des jardins, des prés en pente et une vigne ; un colombier, de beaux arbres, un cours d'eau poissonneux ; la maison, que forment à l'époque deux corps de bâtiment en équerre, l'un flanqué d'une chapelle, consiste en un rez-de-chaussée, un étage et des combles ; la grande salle du bas peut servir d'atelier ; un escalier à vis, dans la tourelle centrale, mène aux chambres ; la tradition veut que Léonard fasse sienne la plus vaste ; elle a une belle cheminée de pierre ; les fenêtres ouvrent sur la colline verdoyante où s'élève le château du roi ; Melzi dessine la vue qu'on a de là : elle a peu changé
97. Une femme de la région, Mathurine, est engagée pour la cuisine et le ménage. Léonard ne pouvait rêver plus confortable et indépendante retraite. Il va en profiter un peu moins de trois ans.
L'unique témoignage qui nous soit parvenu sur son existence à Amboise se trouve dans le journal de voyage de don Antonio de Beatis, secrétaire du cardinal d'Aragon. Le prélat, sur le chemin de Blois, rend visite au peintre « très célèbre », dans la première semaine d'octobre 1517. Léonard, qui paraît âgé de « plus de soixante-dix ans » — quand il en a soixante-cinq — montre d'abord à ses hôtes trois tableaux « exécutés avec une grande perfection » : « le portrait d'une certaine dame florentine », qui devrait être la
Joconde, le
Saint Jean-Baptiste 98 et la
Sainte Anne.
Aussi maigres et approximatifs soient-ils, ces renseignements sont pour nous d'une importance capitale. Désormais l'artiste ne peint plus, dit Beatis, on ne peut plus attendre de lui « d'autres belles choses », car il est atteint d'une paralysie du bras droit, « mais il a fort bien instruit un élève venu de Milan qui travaille excellemment sous sa direction. Et quoique le maître ne puisse plus
colorier avec la douceur qui lui était particulière, du moins s'occupe-t-il à faire des dessins et à surveiller le travail des autres ». L'élève ne peut être que Melzi ; Salaï ne travaille pas « excellemment ». La paralysie serait-elle le mal dont le Vinci souffrait déjà à Rome et qui l'obligeait à bien se couvrir ? Le secrétaire se trompe de bras, en tout cas ; le gauche doit être invalide, pour que l'artiste ne soit plus en mesure de manier le pinceau.
Léonard ouvre ensuite certains de ses cartons. Le prélat s'avoue très impressionné par le contenu des feuillets que Melzi doit tourner religieusement devant lui. Don Antonio de Beatis, qui qualifie Léonard de gentilhomo, tant le vieil artiste a grand air, écrit qu'il « a composé un ouvrage sur l'anatomie appliquée spécialement à l'étude de la peinture, aussi bien des membres que des muscles, des nerfs, des veines, des jointures, des intestins et tout ce qui peut s'expliquer, aussi bien sur le corps des hommes que sur celui des femmes ; on n'en a encore jamais fait de semblable. Il nous l'a montré et nous a dit, en outre, qu'il avait fait la dissection de plus de trente corps d'hommes et de femmes de tout âge ». Les mots « tout ce qui se peut expliquer » me paraissent très justes — Léonard, avant Kant, a buté en pleine conscience contre les limites de la raison humaine.
Le secrétaire du cardinal poursuit : « Messire Léonard a écrit également une quantité de volumes sur la nature des eaux, les diverses machines, et sur d'autres sujets qu'il nous a indiqués ; tous ces livres, écrits en italien, seront une source d'agrément et de profit lorsqu'ils viendront au jour. » C'est donc qu'on pense à leur publication et s'y emploie. L'artiste, d'autre part, a
indiqué — il n'a pas déballé pour ses visiteurs toutes les notes qu'il s'évertue à compléter et recopier en ordre ; il n'a pas permis qu'on examine en détail son livre des inventions utiles, ses traités d'hydraulique, son livre « de la transformation d'un corps en un autre, sans diminution ou augmentation de matière », ses traités de la voix, du cheval, du vol des oiseaux, de l' œil et de la vision, ses traités de balistique, de la dégradation des édifices, de l'air, des astres, son traité de la peinture ou celui de la fonte — pour la bonne raison qu'ils ne sont pas présentables. Les plans ambitieux de ces ouvrages ont été rarement tenus ; Léonard s'est fixé de vastes programmes, il a distingué par avance des chapitres ; il n'a jamais rédigé jusqu'au bout les « sommes » promises : ses carnets renferment seulement des ébauches de textes, des brouillons épars, produits de recherches incomplètes, inconstantes, éléments inutilisables en l'état, enfouis dans la grande masse absconse des manuscrits ; Léonard n'a pas plus conduit à terme ses écrits scientifiques, techniques et littéraires, qu'il n'a achevé le
cavallo, l'Adoration des Mages ou la
Bataille d'Anghiari ; il a avoué lui-même, dans un moment de détresse : « Tout comme un royaume en se divisant court à sa perte, l'esprit qui se consacre à des sujets trop divers s'embrouille et s'affaiblit
99. »
On peut se demander ce qu'attend alors François I
er de ce vieillard, engagé à prix d'or sur sa réputation, qui est atteint de parésie, qui ne peint pas, peut encore moins sculpter et a pratiquement abandonné, si l'on en juge par ses cahiers, ses travaux technologiques. Le roi prend plaisir à sa conversation, car il le juge l'homme le plus cultivé de la terre et « grand philosophe », selon les témoignages déjà cités de Benvenuto Cellini et Geoffroy Tory. Se contente-t-il d'oeuvres exécutées par Melzi, d'ersatz de son art, et de l'écouter discourir ? (En quelle langue d'ailleurs dialoguent-ils ? Léonard a-t-il appris le français à la cour de Charles d'Amboise, ou bien le roi entend-il l'italien, comme beaucoup de ses ministres et sa sœur Marguerite d'Angoulême ?) François I
er peut se satisfaire généreusement de la simple présence à sa cour du Vinci : celui-ci en est le fleuron. Je ne crois pas cependant que Léonard tolère de ne plus se rendre utile. « Le fer se rouille faute de servir, dit-il ; l'eau stagnante perd sa pureté et se glace par le froid ; de même l'inaction sape la vigueur de l'esprit
100. » Il peut encore dessiner, dit Beatis ; il peut surtout réfléchir, conseiller, dicter, diriger, faire profiter les autres de son goût, de son expérience. Sur le coin d'une page, vers 1518, il inscrit ce mot formidable : « Je continuerai
101. » Il n'abdiquera jamais ; durant les mois qu'il lui reste à vivre, il va être le Merlin du jeune roi-chevalier.
Il a son modèle : « Alexandre et Aristote, a-t-il écrit un jour, furent les professeurs l'un de l'autre. Alexandre possédait la puissance qui lui permit de conquérir le monde. Aristote possédait une grande science, qui lui permit d'embrasser toute la science acquise par les autres philosophes
102. » On aimerait savoir quels enseignements Léonard dispense au monarque. Il doit lui raconter les fastes de Milan, l'étonner en lui expliquant les pouvoirs de l'eau, le bleu du ciel, les mouvements du sang, l'origine de la terre ; il a vu et étudié tant de choses surprenantes : des monstres siamois qu'un Espagnol exhiba à Florence en octobre 1513, jusqu'aux ossements d'un grand animal marin découverts par des terrassiers — « Que de changements d'états et de circonstances se succédèrent depuis que périt dans un recoin creux et sinueux la forme merveilleuse de ce poisson ! dit-il dans un cahier. A présent détruite par le temps, elle gît patiemment en cet espace restreint, et ses os dépouillés, mis à nu, elle est devenue armature et support de la montagne qui s'érige au-dessus d'elle
103. »
Une note de sa main
104 indique que, peu après son arrivée en France, il va avec le roi à Romorantin. François 1
er veut bâtir un château, pour lui et sa cour, dans cette ville qui se trouve exactement au centre de la France et où vit sa mère. Léonard considère le site, la région, les rivières qui la traversent et les fleuves auxquels on pourrait les rattacher. Il reprend alors les plans de la cité idéale qu'il a imaginée à Milan ; il les développe, les perfectionne, les adapte ; il prévoit d'abord le creusement de différents canaux : de la résidence royale rayonneront comme une étoile des voies d'eau qui rattacheront la nouvelle capitale à tout le pays, de la Manche à la Méditerranée — le roi sera alors véritablement le cœur de la France ; les jardins, le château, construit sur le modèle des camps de César, et la ville alentour seront eux-mêmes quadrillés de canaux qui alimenteront les fontaines et un grand bassin pour des spectacles nautiques ; ils serviront, en outre, à l'arrosage, au nettoyage des allées et des rues, à l'évacuation des ordures. C'est probablement le projet d'urbanisme le plus vaste, le plus révolutionnaire jamais conçu en Europe. Léonard esquisse les plans du château, qu'il faudrait plutôt appeler
palais, car le bâtiment semble plus proche du Versailles de Louis XIV que des habituelles demeures féodales ; il trace des schémas pour la canalisation et l'assainissement de la Sologne ; il dessine un pavillon octogonal pour le parc (l'octogone, à mi-chemin entre le cercle et le carré, lui paraît une forme parfaite : il la donne à ses églises, ses pilastres, son roulement à billes) et d'autres pavillons, démontables, utilisables dans les déplacements de la cour, ainsi que des écuries immenses ; enfin, il revient peut-être à d'anciens croquis d'escaliers ; aura-t-il inspiré celui du château de Blois, celui de Chambord ? — les escaliers (doubles, triples, quadruples...) le fascinent comme les cours d'eau, ou les artères, les veines, et tout ce qui touche à la
circulation : le mouvement n'est-il pas le principe de la vie
105 ?
Il soumet sans doute ses vues aux architectes et entrepreneurs du roi, peut-être à son compatriote Domenico Barnabei da Cortona, dit le Boccador, à qui l'on attribue les premiers plans de Chambord, précisément, et de l'hôtel de ville de Paris. Si l'on suit certaines de ses idées (elles semblent avoir quelque influence sur l'architecture française du XVIe siècle), ce doit être là, et par ce biais, car, en 1519, après plusieurs années de travaux, le chantier de Romorantin est abandonné, une épidémie ayant décimé les ouvriers.
Le Vinci s'occupe encore de fêtes. Quoique aucun document officiel ne mentionne son nom, comme toujours, il règle probablement, ou supervise, un bal à Argentan dans les premiers jours
d'octobre 1517 (où l'on voit reparaître son lion mécanique) ; puis, à Amboise, la double célébration du baptême du Dauphin et du mariage de Lorenzo di Piero de Médicis, gouverneur de Florence et neveu du pape, avec Madeleine de La Tour d'Auvergne (les réjouissances durent du 15 avril au 2 mai 1518 — elles comprennent des joutes, « les plus belles qui furent onques faites en France ni en chrestienté », dit un chroniqueur) ; puis, le 18 juin 1518, il donne une nouvelle version, sous une tente couleur « céleste » éclairée a
giorno, du Bal du Paradis qu'il a mis en scène à Milan, autrefois, pour la duchesse Isabelle.
On ne sait pas quels sont ses amis à Amboise, en dehors de Melzi. Il revoit sans doute Galeazzo de Sanseverino, le gendre et capitaine du More, devenu surintendant des Ecuries royales. Salaï est retourné à Milan, sur un coup de tête ou bien sur son ordre. Les Italiens sont nombreux cependant à la cour, avec qui il peut s'entretenir.
Il s'adonne toujours à ce qu'il appelle justement ses « jeux géométriques » ; il inscrit toutes sortes de figures à l'intérieur de cercles — parfois ces constructions abstraites débouchent sur des études d'architecture, rosaces ou lunettes. Avec l'âge, il semble toutefois apprécier ces
passe-temps à leur juste valeur. Sur une page où il s'échine à diviser des triangles en triangles proportionnellement égaux, il achève un paragraphe de commentaires sur un abrupt « etc. », suivi de ces mots qui expliquent sa hâte d'en finir : « parce que
la minesstra (le potage) se refroidit » ; il reprendra ses
exercices une fois son dîner achevé
106.
Le 23 avril 1519, quelques jours après son soixante-septième anniversaire, « considérant la certitude de la mort et l'incertitude de son heure », selon la formule consacrée, il demande à un notaire d'Amboise, Guillaume Boreau, de recevoir en présence de témoins son testament.
Vasari dit qu'au terme de sa vie, malade depuis de longs mois, Léonard « voulut s'informer scrupuleusement des pratiques catholiques et de sa bonne et sainte religion chrétienne ; puis, après bien des larmes, il se repentit et se confessa. Comme il ne tenait plus debout, il se fit soutenir par ses amis et serviteurs pour recevoir pieusement le saint sacrement hors de son lit ». Le testament paraît confirmer ce retour à la religion : Léonard y recommande son âme à Dieu tout-puissant, à la glorieuse Vierge Marie, à saint Michel, et à tous les anges, saints et saintes du paradis ; les volontés qu'il exprime d'abord concernent de pieuses dispositions pour son enterrement : il souhaite être inhumé à Saint-Florentin d'Amboise ; que sa dépouille soit portée par les chapelains de cette église et suivie par le
prieur, les vicaires, les frères mineurs de ladite église ; que trois grand-messes soient célébrées avec diacre et sous-diacre, plus trente messes basses de saint Grégoire, à Saint-Florentin et à Saint-Denis ; que soixante pauvres, à qui l'on aura fait des aumônes, portent à ses obsèques soixante cierges ; que soient allumées dix grosses bougies lorsqu'on priera pour le repos de son âme ; que soixante-dix sous tournois soient distribués aux pauvres de l'Hôtel-Dieu et de Saint-Lazare d'Amboise... Mais cela peut ne traduire que son souci d'observer les convenances ; Vasari a toujours tendance à
moraliser lourdement les choses ; Léonard ne demande rien en fait qui soit contraire à l'usage : le premier peintre du roi ne saurait avoir de moindres funérailles. En réalité, le Vinci ne dit nulle part s'il croit en une vie après la mort ; la mort constitue pour lui le « mal suprême »
(sommo male) 107 — il écrit simplement de l'âme : « C'est avec une immense répugnance qu'elle se sépare du corps, et je pense que sa douleur et ses lamentations ne sont pas sans cause
108 . » La maladie, les souffrances physiques qu'il a toujours redoutées plus que tout, l'auraient-elles amené à d'autres considérations ? Le plus curieux est qu'il ne donne aucune instruction pour sa sépulture, pour graver une inscription au moins sur sa pierre tombale ; il n'en parle pas — serait-ce l'indice du peu d'importance qu'il accorde à la vie future ? Pourrait-on décider de son épitaphe, on serait tenté de choisir cette phrase qu'il a écrite, une trentaine d'années plus tôt, à Milan : « Comme une journée bien remplie apporte un sommeil heureux, une vie bien employée apporte une heureuse mort
109. » Mais lui correspond-elle encore ?
En raison des bons et gracieux services qu'ils lui ont rendus, Léonard laisse à son serviteur Battista de Villanis le droit de l'eau, que lui a accordé le roi Louis XII, sur le canal San Cristoforo et la moitié de la vigne que lui a offerte le More ; il laisse l'autre moitié à Salaï, ainsi que la maison que celui-ci y a construite et qu'il habite présentement A Mathurine, sa servante, il laisse une robe « en bon drap noir doublé de fourrure, un manteau de drap et deux ducats payables en une fois » ; à ses demi-frères, il laisse les quatre cents écus soleil qu'il possède à son compte, à Santa Maria Novella de Florence, ainsi que la petite terre héritée de l'oncle Francesco
110 ; à messire Francesco Melzi, qu'il nomme son exécuteur testamentaire, il lègue enfin tout le reste, sa pension, son avoir, ses vêtements, ses livres, ses écrits et « tous les instruments et portraits concernant son art et métier de peintre ». On est étonné par la maigre part que reçoit Salaï : soit il est brouillé avec son maître — d'où le fait qu'il le quitte avant la fin ; soit il a été richement gratifié avant son départ — d'où la maison qu'il s'est bâtie.
Ses dernières volontés dictées, ayant recommandé son âme à Dieu — avec ou sans ferveur —, Léonard expire au manoir de Cloux le 2 mai 1519.
Vasari raconte que le roi, « qui avait coutume de lui rendre souvent d'affectueuses visites », entra dans sa chambre comme le prêtre qui avait donné l'extrême-onction en sortait. Léonard trouva alors la force de se redresser sur son lit « avec déférence », d'expliquer à François I
er sa maladie et ses manifestations, puis de reconnaître « combien il avait offensé Dieu en ne travaillant pas dans son art comme il eût dû ». Puis il se tut ; il eut un spasme ; alors le roi s'approcha, lui soutint la tête, lui manifesta sa tendresse, s'efforçant de soulager sa souffrance ; de sorte que Léonard eut l'honneur de s'éteindre quelques instants plus tard dans les bras du souverain. En 1850, Léon de Laborde mit en doute le récit de Vasari : il produisit un acte de François I
er daté du 3 mai et rédigé à Saint-Germain-en-Laye : comme il faut deux bons jours à cheval pour faire le trajet d'Amboise à cette ville, le roi ne pouvait se trouver, la veille, au chevet du peintre. La plupart des historiens modernes se sont rangés à cette opinion ; pourtant, comme le remarqua Aimé Champollion, en 1856, l'acte du 3 mai 1519 n'est pas signé par le roi, mais par son chancelier, en l'absence du souverain : il porte la suscription : « Par le Roy. » Il n'est donc pas impossible que François I
er ait assisté Léonard dans ses derniers instants
111. Personnellement, si je ne crois pas trop que l'artiste se soit repenti d'avoir offensé Dieu en ne se consacrant pas assez à ses pinceaux, je l'imagine très bien cherchant jusqu'à l'ultime seconde à
expliquer son mal au roi et à en analyser les symptômes : eût-il eu sous la main de l'encre et une plume, et la force d'écrire, il eût sûrement noté dans un carnet comment, avec quelle « répugnance » et dans quelles douleurs, une âme se sépare du corps qui l'abrite.
1. Pour les notes concernant ce chapitre, voir page 435.
2. CodAtl. 373 r. a ; Léonard a traduit lui-même le début de ce vers de Virgile qu'il cite (tiré de la
Xe Eglogue) : Amor omni cosa vince (l'amour triomphe de tout) — Cod. Atl. 344 r. b.
3. Cette seconde
Vierge aux rochers (conservée dans l'église San Francesco Grande jusqu'en 1781, arrivée en Angleterre quatre ans plus tard et vendue à la National Gallery de Londres en 1880) divise toujours les historiens de l'art : à quelle époque fut commencée son exécution, pour quelle raison voulut-on une seconde version de l'œuvre (est-ce parce que le roi de France désirait emporter l'original en France ?) et quels en furent exactement les auteurs ? Il semble que Léonard ait aidé Ambrogio de Prédis dans certaines parties du tableau (les visages et les mains, en particulier) ; mais avant 1500, ou bien vers 1507 ? Et quels sont les assistants qui y ont travaillé ? Comment expliquer surtout les différences qu'on remarque entre le tableau de Londres et celui du Louvre ? Aucune réponse définitive n'a été apportée à ces questionsDans le tableau de Londres, les rochers sont brossés d'un pinceau assez dur, l'ange montre un visage maniéré, le petit saint Jean n'a ni le relief ni la grâce de celui du Louvre. C'est également une version assagie de l'œuvre originale : des auréoles brillent cette fois au-dessus des têtes, le Christ enfant porte une croix et l'extraordinaire main au doigt tendu de l'ange Uriel a disparu... Toutes ces raisons donnent à penser que Léonard n'a pas dû beaucoup participer à l'achèvement de la peinture. Plusieurs historiens ne partagent pas cet avis, toutefois.
4. CodAtl. 271 v. a et 231 r. b. Léonard s'est sans doute inspiré pour le jardin du palais de Charles d'Amboise de la fontaine musicale qu'il a admirée à Rimini..., ainsi que des descriptions humanistes de l'Ile de Vénus — dans les dernières années de sa vie il manifeste un intérêt croissant pour l'Antiquité. Les notes concernant le palais proprement dit se limitent aux dimensions de l'entrée et de l'escalier.
5. Léonard paraît notamment avoir réglé pour les Français une représentation de
l'Orphée du PolitienUn de ses carnets, le Codex Arundel, mentionne des notes de frais pour des couleurs et de l'or (227 r.), ainsi que le schéma d'une scène tournante (inspirée de Pline) où une montagne s'entrouvre pour révéler la demeure souterraine du dieu des Enfers (231 v. et 224 r.).
6. En 1507, Charles d'Amboise ordonna la construction, dans la banlieue de Milan, du côté de la Porta Comasina, de l'église Santa Maria alla Fontana (sur l'emplacement d'une fontaine miraculeuse)Léonard donna-t-il les plans de cet édifice — inachevé, mais qui existe toujours ? Des croquis du Codex Δtlanticus (352 r. b) semblent s'y rapporter.
7. On ne connaît pas la date de la mort de l'oncle FrancescoSon testament, rédigé devant le notaire Girolamo Cecchi, le 2 août 1504 (quelques semaines, donc, après que ser Piero fut mort intestat), se trouvait autrefois aux Archives d'Etat de Florence.
9. Léonard dit dans le brouillon d'une lettre, qui n'est pas de sa main mais qu'il a dictée à Milan : « mon frère, ser Giuliano, chef des autres frères
(capo de li altri fratelli) »On ne sait pas à qui est adressée cette lettre (Charles d'Amboise ? le marquis de Mantoue ?) dont le premier paragraphe décrit un lot de pierres semi-précieuses « bonnes pour faire des camées ». (Cod. Atl. 342 v. a.)
10. Le chroniqueur Jean d'Auton a fait le récit de l'entrée triomphale de Louis XII à Milan (le roi venait de mater une rébellion à Gênes) : entre le Dôme et le château, dit-il, le long de « la rue du Mont-de-Piété », s'élevaient des arcs de verdure où se voyaient les armes de la France et de la Bretagne, des images du Seigneur et des saints ; des enfants portaient des flambeaux ; un char triomphal conduisait les Vertus cardinales et le dieu Mars, tenant d'une main une flèche et de l'autre une palme, en signe de victoire..
11. Léonard : « Commencé à Florence en la maison de Pietro di Braccio Martelli, le 22 mars 1508Ceci sera un recueil sans ordre, fait de nombreux feuillets que j'ai copiés avec l'espoir de les classer par la suite dans l'ordre et à la place qui leur conviennent, selon les matières dont ils traitent ; et je crois qu'avant la fin de celui-ci j'aurai à répéter plusieurs fois la même chose ; ainsi, ô lecteur, ne me blâme pas, car les sujets sont multiples et la mémoire ne saurait les retenir ni dire : Je n'écrirai pas ceci parce que je l'ai déjà écrit... » (B. M. 1 r.)
12. Le musée du Bargello, à Florence, possède également un petit groupe en terre cuite de Rustici qui montre une scène de bataille pleine de violence où un cheval piétine des ennemis à terre ; l'œuvre ressemble aux croquis préparatoires de la
Bataille d'Anghiari ; Léonard, qui faisait souvent de petits modèles en relief pour les dessiner, a peut-être aidé son ami à la modeler
13. CodAtl. 310 a ; 944 a. La lettre paraît adressée à Charles d'Amboise, mais le nom d'Anton Maria Pallavicino, gouverneur de Bergame, allié aux Français, figure sur la page.
14. CodAtl. 364 a ; 1138 b. Messer Gerolamo da Cusano est le fils d'un médecin de la cour des Sforza (selon Solmi). Il semble avoir un poste assez important dans l'administration française (en Lombardie).
15. Léonard note : « Rappel de l'argent que j'ai touché du roi, comme salaire, de juillet 1508 à avril 1509D'abord 100
scudi, puis cinquante, puis 20, puis 200 florins à 48
scudi le florin. » (Cod. Atl. 189 a ; 565 a.) Il se trouve donc à Milan avant juillet. Les deux cents florins correspondent sans doute à une œuvre achetée et livrée. Mais laquelle ? En octobre, Léonard prêtera de l'argent à Salaï pour la dot de sa sœur
16. Don Antonio de Beatis, le secrétaire du cardinal d'Aragon, se réfère au « portrait d'une certaine dame florentine peinte jadis au naturel sur l'ordre de feu le Magnifique Julien de Médicis » (que Léonard montre à son maître, à Amboise, en 1517), en disant ensuite : portrait de « la signora Gualanda »(Don Antonio de Beatis, op. cit.) On ne sait rien de cette femme. Beatis aurait-il compris
Gualanda pour
Gioconda ?
17. Un poète de la cour d'Ischia, Enea Irpino, célèbre en vers un portrait que le Vinci aurait peint de sa maîtresse, Costanza d'Avelos, duchesse de Francavilla, veuve de Federico del Balzo — « sous le beau voile noir », dit-ilIl ajoute : « Ce peintre bon et fameux [...] a dépassé l'art et s'est vaincu
[vince] lui-même. » Costanza doit avoir cependant près de quarante-cinq ans à l'époque où Léonard commence de peindre le tableau que nous appelons la
Joconde.
20. La
Joconde connut une célébrité immédiate : on se mit à l'imiter et la copier dès l'époque de sa création, en France, en Italie, dans les Flandres, en Espagne, mêmeOn peut citer des dizaines de copies de cette ceuvre, peintes entre le XVI
e et le XIX
e siècle : sa gloire ne se démentit pratiquement jamais ; Chassériau la reproduisit fidèlement, Corot s'en inspira pour sa
Femme à la perle les symbolistes crurent y puiser l'esprit d'un certain renouveau. Sa gloire fut portée cependant à son comble lorsqu'elle fut volée, en 1911, par un certain Vincenzo Peruggia, peintre en bâtiment, qui voulait, dit-il, que la
Joconde retournât en Italie, sa patrie d'origine. Le vol puis la restitution du tableau au Louvre, trois ans plus tard, furent extraordinairement exploités par la presse (cela distrayait les esprits, à l'approche de la guerre) : la
jocondophilie naquit de cette publicité tapageuse — qu'aggravèrent les réactions des avant-gardes picturales, futuriste et dada : la
Joconde devint le symbole même de la peinture dite de
musée ; et un symbole international lorsqu'elle fut prêtée aux Etats-Unis (1963), puis au Japon et en Union soviétique (1974).
21. CodArundel 241 r. Léonard fabriqua un modèle de son compteur hydraulique pour le riche Florentin Bernardo Rucellai. Peut-être comptait-il en vendre le « brevet » aux Toscans comme aux Français en Lombardie ?
22. Vers 1508, Léonard envisage de nouveau de regrouper ses notes afin de composer un grand traité sur l'eau ; il divise son étude en quinze livres (ou chapitres) : « 1de l'eau en soi ; 2. de la mer ; 3. des sources ; 4. des fleuves ; 5. de la nature des profondeurs ; 6. des obstacles ; 7. des graviers ; 8. de la surface de l'eau ; 9. des choses qui s'y meuvent ; 10. des moyens de réparer les (berges des) fleuves ; 11. des conduits ; 12. des canaux ; 13. des machines actionnées par l'eau ; 14. de la manière de faire monter l'eau ; 15. des choses que détruit l'eau. » (Leic. 15 b.) Léonard ne mettra jamais en forme ce traité (dont le plan est sans cesse modifié ou élargi), mais il y travaillera jusqu'à la fin de sa vie. Une partie de ses notes sera éditée, en 1828, à Rome, par Francesco Cardinali, sous le titre :
De moto et misura dell'acqua.
23. CodAtl. 335 r. a ; 141 v. b.
24. Nous possédons deux brouillons, à la suite l'un de l'autre, de la lettre qu'envoya Léonard à Francesco Melzi en 1507Le second (correspondant sans doute à la lettre expédiée) est à la fois plus long et plus réservé : Léonard n'a pas pour habitude d'extérioriser ses sentiments de la sorte.
25. Lettre d'Hercule I
er d'Este, duc de Ferrare, à Giovanni Valla, datée du 19 septembre 1501 : « Vu qu'il existe à Milan le modèle d'un cheval exécuté par un certain messer Léonard, maître des plus habiles en ce genre de travaux, modèle dont le duc Ludovic a toujours projeté la fonte, nous pensons que s'il nous était possible de faire usage de ce modèle, ce serait chose bonne et souhaitable que de le fondre en bronze[...] Nous prendrions volontiers la peine de le transporter, sachant qu'à Milan ledit modèle se détériore de jour en jour ; car il n'en est pas pris soin. »
26. Le maréchal Trivulce demande (par deux testaments, l'un daté de 1504, l'autre de 1507) qu'une chapelle lui soit bâtie, contre la basilique San Nazaro, hors des murs de Milan, et qu'un monument funéraire y soit élevéLa chapelle sera construite, à partir de 1511, sur des plans de Bramantino — plans auxquels contribue probablement Léonard.
27. Windsor 12353, 12354, 12355, 12356, 12360..
28. Le devis pour « le monument de messer Giovanni Giacomo da Trivulzio » occupe une page entière du Codex Atlanticus (179 vb). Il est écrit à l'envers, ce qui prouve qu'il ne s'agit que d'un brouillon. C'est notre meilleure source d'information sur le détail du projet que Léonard avait en tête.
30. Le dimanche 30 avril 1509, « veille des calendes de mai », à la fin de l'après-midi, Léonard croit avoir résolu cette fois, après y avoir longtemps travaillé, le problème de la quadrature d'un arc de cercle (Windsor 19145)Il reviendra encore sur son imparfaite et complexe solution.
32. Léonard : « Dans une peau de boudin, mets du blanc d'oeuf et fais bouillir ; une fois durcie, recouvre de peinture les taches, puis enduis de nouveau de blanc d'oeuf, et remets dans une peau plus grande» (Forster III 33 v.)
33. Léonard fait d'abord une pâte en laissant macérer de petites perles ou de la nacre dans du jus de citronPuis il élimine le citron en rinçant à l'eau claire. La pâte doit ensuite sécher, être réduite en poudre, puis mélangée avec du blanc d'oeuf. Les perles façonnées dans cette mixture doivent être longuement polies au tour pour avoir de l'éclat (Cod. Atl. 109 v. b).
38. Marcantonio della Torre, né vers 1480, fils d'un professeur de médecine, reprend très jeune, semble-t-il, la chaire de son pèreIl est ensuite nommé à Pavie ; si Léonard se lie avec lui, comme le dit Vasari, ce doit être en Lombardie, vers 1509. Leur collaboration ne peut en tout cas durer longtemps : ce brillant universitaire meurt en 1511.
39. Léonard parle de disséquer le pied de divers animaux (feuillets A 17 r), de décrire « la langue du pivert et la mâchoire du crocodile » (Quaderni 13 v.), d'étudier les intestins de singes, d'oiseaux, du lion (feuillets B 37 r.). Il semble qu'il ait surtout pu examiner des bœufs, des vaches et des chevaux. Il a fait aussi des expériences sur les grenouilles : « La grenouille, dit-il, meurt instantanément lorsqu'on pique sa moelle épinière (avec une aiguille) ; auparavant, elle vivait sans tête, sans boyaux ni entrailles, écorchée : c'est donc là que paraît être le foyer du mouvement et de la vie. » (Quaderni V 21 v.)
45. Léonard : « Fais deux trous d'air dans les cornes du plus grand ventricule (du cerveau) ; prends avec une seringue de la cire fondue, fais une ouverture dans le ventricule de la mémoire et remplis par ce trou les trois ventricules du cerveauDès que la cire s'est solidifiée, dissèque le cerveau et tu verras distinctement la forme des trois ventricules. » (Quaderni V 7 r.)
50. Léonard : « La nécessité est maîtresse et nourrice de la nature ; la nécessité est le thème et la raison d'être de la nature ; elle en est le frein et la règle éternelle » (Forster II 49 a)Est-ce son sentiment ultime ? Pour tenter de rendre compte ici des divers mouvements de la pensée du Vinci, on doit nécessairement les réduire à de grandes lignes schématiques ; en réalité, il s'agit d'incertitudes, d'élans, de retournements, de volte-face successifs, le labyrinthique Léonard tournant et retournant longtemps chaque idée (et son contraire) avant de se résoudre — par à-coups — à une opinion, à une attitude.
51. Antonio Segni était le maître des Monnaies du pape ; ses rapports avec Léonard ne se sont pas limités à la commande de la
Fontaine de Neptune, jamais réalisée — il lui aurait demandé aussi les plans d'une machine pour battre la monnaie et frapper les médaillesErudit, très versé en mythologie, c'est pour lui, et sur ses indications, que Botticelli a peint la
Calomnie d'Apelle.
52. La thèse selon laquelle un ministre de Louis XIII aurait fait détruire la
Léda paraît tout à fait dénuée de fondementD'autre part, Carlo Goldoni signale en 1775 qu'il n'est pas non plus fait mention du tableau dans la liste des œuvres jetées au feu par Mme de Maintenon. De sorte que l'on ignore complètement comment ce tableau a disparu des collections royales.
53. Léda agenouillée : Rotterdam, musée Boymans ; Chatsworth, Devonshire Collection, Windsor 12337La
Léda debout se voit sur de minuscules esquisses parmi des études de géométrie, et, à peine visible, au milieu de croquis d'armes et d'instruments de musique anciens : Cod. Atl. 423 r., Windsor 12642 v., fol. D du manuscrit B. L'étude du Louvre, un moment attribuée à Léonard, est peut-être un dessin de Melzi d'après le tableau ou le carton.
54. Windsor 12515, 12516, 12517, 12518
55. Le cardinal d'Amboise a dû inviter Léonard en France vers 1507On a cru un moment que le peintre s'y était rendu à cette date, car une lettre lui a été adressée avec cette suscription : « Monsieur Lyonnard, peintre du Roy pour Amboyse. » Cette thèse est aujourd'hui rejetée ; mais il n'est pas impossible que Léonard ait envoyé alors en France les plans d'un château.
59. Le 25 mars 1513, Léonard doit être de retour à Milan, car il est de nouveau consulté par la Fabrique du Dôme
60. CodAtl. 395 r. b, 62 r. b, 153 r. d ; 153 r. e ; Windsor 19107 v.
61. Sur une page datée du 9 janvier 1513, on trouve à la fois des études d'anatomie, de la villa Melzi et du château de Trezzo (Windsor 19077 v). Une autre planche montre une aile d'oiseau disséquée, un puits et des plans de bâtiments (Windsor 19107 v.). La villa existe toujours ; il semble que le projet de Léonard ait été partiellement réalisé.
62. E 1 aD'Adda pense que ce Fanfoia n'est pas un serviteur de Léonard, mais le sculpteur Bambaia. On trouve également dans le Codex Atlanticus (400 r.) cette note relative au voyage à Rome : « 13 ducats pour 500 livres, d'ici à Rome ; 120 milles de Florence à Rome ; 180 milles d'ici à Florence. » Il s'agit sans doute de frais de transport.
63. Léonard note dans un mémorandum le nom de Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis (BrM. 191 a). Ce Lorenzo était le gendre du seigneur de Piombino, Jacques IV Appiani, au service duquel Léonard passa quelques mois en 1504. Amerigo Vespucci travailla dans sa jeunesse pour Lorenzo, il lui envoya une relation de son voyage, de Lisbonne. Or c'est un Vespucci, secrétaire de Machiavel, qui fit pour Léonard le récit de la bataille d'Anghiari. Florence, encore une fois, était une petite ville où tout le monde devait se connaître.
66. Feuillet A 2 rLéonard dit encore : « On choisit pour guérisseurs des personnes qui n'entendent rien aux maux qu'elles traitent. » (Br. M. 147 v.)
67. Léonard :
un guardo cuore di pele L 1 b.
70. CodAtl. 90 a. Léonard note auprès de problèmes de mathématiques et de géométrie : « Achevé le 7 juillet, à la vingt-troisième heure, au Belvédère, dans le studio que m'a donné le Magnifique (Julien de Médicis). »
71. Léonard : « Il faut observer le mouvement de la respiration du poumon de l'homme ; le rythme du mouvement de l'eau attirée par la terre au cours de 12 heures, dans son flux et son reflux, pourrait nous faire trouver les dimensions du poumon de la terre.. » (Cod. Atl. 260 r.)
73. G 43 a, 70 b, 71 a, 72 a et b ; CodAtl. 3 r. a. Il ne semble pas que les travaux de Léonard sur la frappe de médailles et monnaies (commandés peut-être au départ par son ami Segni - voir la note 50 de ce chapitre) aient abouti à des solutions très neuves.
74. Windsor 12684 ; CodAtl. 167 v. a, 281 r. a. Sur la carte des marais Pontins, les noms propres sont de la main de Melzi.
75. CodAtl. 17 v, 1057 v.
76. Léonard : « Pour voir la nature des planètes, ouvre le toit et ramène l'image d'une seule planète sur la
base [sur la base d'un miroir concave]Alors l'image de la planète reflétée par la
base montrera la surface de la planète beaucoup plus grande. » (Cod. Arundel 279 v.)
77. Maître Giovanni des Miroirs, selon Léonard, prétend que son salaire mensuel est de huit florins, quand Julien de Médicis ne lui en a promis que septLéonard est tellement échauffé par ses problèmes avec les deux Allemands que l'on ne sait pas toujours duquel il parle
78. Les brouillons de la lettre à Julien de Médicis se trouvent dans le Codex Atlanticus (243 b, 278 a, 729 b, 850 a, 179 b, 541 b)Léonard a autant de mal à raconter ses mésaventures qu'à trouver une formule de politesse correcte.
79. G 46 vLéonard doit prendre aussi ce ton et ce langage d'alchimiste sous l'influence de son maître, versé dans le Grand Art, selon Vasari.
80. Les notes relatives à la mystérieuse
sagoma, de laquelle doit sortir le miroir parabolique, se trouvent essentiellement dans le manuscrit GC'est là que Léonard se rappelle de procéder comme pour la boule de la cathédrale construite par Verrocchio.
81. Le 9 décembre 1515, de Milan, Léonard aurait écrit à Zanobi Boni, son métayer, qui s'occupe de la vigne héritée de l'oncle Francesco, pour se plaindre de la mauvaise qualité du vin pressé à l'automneL'authenticité de cette lettre (achetée en 1822 par un M. Bourdillon à une mystérieuse Florentine) n'est pas prouvée ; le texte est cité
in extenso par Pedretti, dans ses
Commentaires.
82. Plusieurs dessins du projet portuaire de Civitavecchia se trouvent dans le Codex Atlanticus (271 vd, 113 r. b, 12 r. b, 285 r. a). Voir A. Bruschi,
Bramante, Leonardo e Francesco di Giorgio a Civitavecchia, in Studi Bramanteschi, Rome, 1974.
83. Selon Vasari, le concours pour la façade de San Lorenzo, à Florence, aurait été l'occasion d'un nouvel affrontement entre Léonard et Michel-Ange ; Léonard aurait même fui l'Italie pour ne pas avoir à se mesurer avec le sculpteurEn réalité, Michel-Ange commença de travailler à cette façade en 1516, alors que Léonard était encore à Rome.
84. Léonard, d'après ses notes et ses plans, voulait agrandir la place San Lorenzo, en démolissant l'église San Giovannino et en la reconstruisant plus loinIl aurait alors élevé le nouveau palais des Médicis en face de l'ancien, via Larga. (Cod. Atl. 315 r. b.)
90. Léonard, soucieux de saisir comment s'est formé le monde, cherche une explication logique au Déluge ; les chiffres donnés dans la Bible (« un mille, en quarante jours » - CodAtl. 18 v. a.) lui paraissent impossibles. C'est en s'ingéniant à comprendre comment les choses se sont passées, rationnellement, qu'il en vient peu à peu à imaginer, puis à décrire en détail, comme s'il visualisait l'événement, sa version personnelle du Déluge. Comme il emploie tantôt le futur, tantôt le passé, son récit fait autant figure de prophétie que de « reconstitution ».
91. Windsor 12382, 12383, 12378..
92. Le
Saint Jean-Baptiste semble avoir figuré dans les collections de François I
er, puis avoir été échangé par un chamoellan de Louis XIII, à Charles Ie'' d'Angleterre, contre le
Portrait d'Erasme, par Holbein, et une
Sainte Famille, par
Titien ; ce n'est pas prouvé ; Louis XIV l'acheta en tout cas, au milieu de la collection Jabach, avant 1666
93. L'indication du départ de Julien et de la mort de Louis XII se trouve au verso de la couverture du manuscrit G ; au-dessus, Léonard a noté qu'il était descendu à l'auberge de la Cloche, à Parme, en 1514Parme, cité soumise au pape, dépendait alors de Julien de Médicis.
94. On ignore à peu près tout de ce lion mécaniqueVasari pense qu'il a été conçu pour Louis XII. Il semble qu'il ait été présenté pour la première fois à Lyon, par la communauté florentine, à François I
er, en 1515 ; puis qu'on s'en soit resservi. Les chroniques signalent aussi un cœur automate d'où sortait un couple enlacé, offert au roi à Argentan — ce pourrait être une autre invention de Léonard. Ces objets ont disparu.
96. Le manoir de Cloux, qu'on appelle aujourd'hui Clos-Lucé, existe toujours, à AmboiseDe tous les endroits où vécut Léonard, c'est celui qui conserve le mieux son souvenir. La demeure a cependant été considérablement remaniée depuis le XVI
e siècle ; une aile a été rajoutée, l'escalier, déplacé ; le lit qu'on montre dans « sa chambre » n'est absolument pas celui dans lequel il mourut.
97. Le paysage d'Amboise vu de la fenêtre de la chambre de Léonard a été un moment attribué au maître, mais il est sans doute de MelziIl est conservé à Windsor.
98. Beatis parle d'un « Saint Jean-Baptiste
jeune » ; il devait être étonné en fait de ne pas trouver le saint décharné et sévère, tel qu'on le représente d'ordinaire
101. Noté sous l'indication : « Le 24 juin 1518, jour de la Saint-Jean, à Amboise, dans le
palazzo de Cloux» (Cod. Atl. 249 r.)
103. Ce poisson fossile, découvert apparemment lors du creusement d'un canal, a beaucoup frappé Léonard. Il lui a inspiré plusieurs textes, très littéraires. Je citerai cet extrait : « O puissant et jadis vivant instrument de la nature constructive, ta grande force ne t'a pas servi ; et tu as dû abandonner ta vie tranquille pour obéir à la loi que Dieu et le temps ont édictée pour la nature universellement procréatrice. » Léonard, qui semble penser ici à son propre sort, a toujours eu l'idée que les êtres animés devaient mourir pour qu'en soient engendrés d'autres — d'où sa crainte, son horreur devant la procréation, qui s'opère
sur un monceau de cadavres ; de là également, d'une certaine façon, son régime végétarien.
104. Léonard : « Le soir de la Saint-Antoine, je suis rentré de Romorantin à Amboise ; le roi était parti deux jours avant de Romorantin» (Cod. Atl. 249 r.)
105. Sur le projet de Romorantin, voir Pedretti,
Leonardo da Vinci, The Royal Palace at Romorantin, Cambridge, Mass, 1972.
107. Léonard : « Tout mal laisse une tristesse dans la mémoire, hormis le mal suprême, la mort, qui détruit la mémoire en même temps que la vie» (H 33 v.)
110. Léonard ne fait pas allusion dans son testament à cette terre qu'il a héritée de son oncle Francesco, mais on en trouve mention dans une lettre envoyée par Melzi aux demi-frères du Vinci : tel devait être l'arrangement auquel ils étaient parvenus après le procès de 1507 : Léonard conservait la jouissance de cette propriété jusqu'à sa mort, après quoi elle revenait d'office à ses demi-frèresCela explique la phrase citée plus haut : « Oh ! pourquoi ne pas lui en laisser la jouissance durant sa vie, puisque cela finira par revenir à vos enfants ? »
111. Les historiens n'ont jamais tenu compte de la communication d'Aimé Champollion ; elle a pourtant été reprise par Jean Adhémar dans un article paru dans le journal
le Monde, le 25 juillet 1952