La mort de toi


Dans les deux précédents exposés, nous avons illustré deux attitudes devant la mort. La première, à la fois la plus ancienne, la plus longue et la plus commune, est résignation familière au destin collectif de l’espèce et peut se résumer dans cette formule : Et moriemur, nous mourrons tous. La deuxième, qui apparaît au XIIe siècle, traduit l’importance reconnue pendant toute la durée des temps modernes à sa propre existence et peut se traduire par cette autre formule : la mort de soi.

A partir du XVIIIe siècle, l’homme des sociétés occidentales tend à donner à la mort un sens nouveau. Il l’exalte, la dramatise, la veut impressionnante et accaparante. Mais, en même temps, il est déjà moins occupé de sa propre mort, et la mort romantique, rhétorique, est d’abord la mort de l’autre ; l’autre dont le regret et le souvenir inspirent au XIXe et au XXe siècle le culte nouveau des tombeaux et des cimetières.

 

Un grand phénomène s’est passé entre le XVIe et le XVIIIe siècle, qu’il faut évoquer ici même si nous n’avons pas le temps de l’analyser en détail. Il ne s’est pas passé dans le monde des faits réels, agis, facilement repérables et mesurables pour l’historien. Il s’est passé dans le monde obscur et extravagant des fantasmes, dans le monde de l’imaginaire, et l’historien devrait se faire ici psychanalyste.

A partir du XVIe siècle, et même à la fin du XVe, nous voyons les thèmes de la mort se charger d’un sens érotique. Ainsi dans les danses macabres les plus anciennes, c’est à peine si la mort touchait le vif pour l’avertir et le désigner. Dans la nouvelle iconographie du XVIe siècle, elle le viole1. Du XVIe au XVIIIe siècle, d’innombrables scènes ou motifs, dans l’art et dans la littérature, associent la mort à l’amour, Thanatos à Éros : thèmes érotico-macabres, ou thèmes simplement morbides, qui témoignent d’une complaisance extrême aux spectacles de la mort, de la souffrance, des supplices. Des bourreaux athlétiques et nus arrachent la peau de saint Barthélemy. Quand le Bernin représente l’union mystique de sainte Thérèse et de Dieu, il rapproche inconsciemment les images de l’agonie et celles de la transe amoureuse. Le théâtre baroque installe ses amoureux dans des tombeaux, comme celui des Capulet2. La littérature noire du XVIIIe siècle unit le jeune moine à la belle morte qu’il veille3.

Comme l’acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l’homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. Comme l’acte sexuel chez le marquis de Sade, la mort est une rupture. Or, notons-le bien, cette idée de rupture est tout à fait nouvelle. Dans nos précédents exposés nous avons voulu au contraire insister sur la familiarité avec la mort et avec les morts. Cette familiarité n’avait pas été affectée, même chez les riches et les puissants, par la montée de la conscience individuelle depuis le XIIe siècle. La mort était devenue un événement de plus de conséquence ; il convenait d’y penser plus particulièrement. Mais elle n’était devenue ni effrayante, ni obsédante. Elle restait familière, apprivoisée.

Désormais, elle est une rupture4.

Cette notion de rupture est née et s’est développée dans le monde des fantasmes érotiques. Elle passera dans le monde des faits réels et agis.

Bien entendu, elle perdra alors ses caractères érotiques, ou du moins ceux-ci seront sublimés, et réduits dans la Beauté. Le mort ne sera pas désirable, comme dans les romans noirs, mais il sera admirable par sa beauté : c’est la mort que nous appellerons romantique, de Lamartine en France, de la famille Brontë en Angleterre, de Mark Twain en Amérique.

Nous avons beaucoup de témoignages littéraires. Les Méditations de Lamartine sont des méditations sur la mort. Mais nous avons aussi beaucoup de mémoires et de lettres. Pendant les années 1840, une famille française, les La Ferronays, a été décimée par la tuberculose5. Une survivante, Pauline Craven, a publié les journaux intimes et la correspondance de ses frères, sœurs et parents, qui sont, pour la plus grande partie, des récits de maladies, d’agonies et de morts, et des réflexions sur la mort.

Certes, bien des traits rappellent les anciennes coutumes. Le cérémonial de la mort au lit, présidé par le gisant entouré d’une foule de parents et d’amis, persiste et constitue toujours le cadre de la mise en scène. Cependant il paraît tout de suite qu’il y a quelque chose de changé.

La mort au lit d’autrefois avait la solennité, mais aussi la banalité des cérémonies saisonnières. On s’y attendait et on se prêtait alors aux rites prévus par la coutume. Or, au XIXe siècle, une passion nouvelle s’est emparée des assistants. L’émotion les agite, ils pleurent, prient, gesticulent. Ils ne refusent pas les gestes dictés par l’usage, bien au contraire, mais ils les accomplissent en leur enlevant leur caractère banal et coutumier. On les décrit désormais comme s’ils étaient inventés pour la première fois, spontanés, inspirés par une douleur passionnée, unique en son genre.

Certes, l’expression de la douleur des survivants est due à une intolérance nouvelle à la séparation. Mais ce n’est pas seulement au chevet des agonisants ou au souvenir des disparus qu’on est troublé. La seule idée de la mort émeut.

Une petite fille La Ferronays, une « teenager » de l’époque romantique, écrivait très naturellement des pensées de ce genre : « Mourir est une récompense, puisque c’est le ciel… L’idée favorite de toute ma vie [d’enfant est] la mort qui m’a toujours fait sourire… Rien n’a jamais pu rendre pour moi le mot de mort lugubre. »

Deux fiancés de cette même famille, qui n’ont pas vingt ans, se promènent à Rome dans les merveilleux jardins de la Villa Pamphili. « Nous causons, note le garçon dans son journal intime, pendant une heure, de religion, d’immortalité et de mort qui serait douce, disions-nous, dans ces beaux jardins. » Il ajoutait : « Je meurs jeune, je l’ai toujours désiré. » Il allait être exaucé. Quelques mois après son mariage, le mal du siècle, la tuberculose, l’emportait. Sa femme, une Allemande protestante, raconte ainsi son dernier soupir : « Ses yeux, déjà fixes, s’étaient tournés vers moi… et moi, sa femme, je sentis ce que je n’aurais jamais imaginé, je sentis que la mort était le bonheur. » On ose à peine lire un tel texte dans l’Amérique d’aujourd’hui. Comme la famille La Ferronays doit lui paraître « morbide » !

Et, pourtant, les choses étaient-elles si différentes dans l’Amérique de 1830 ? La jeune fille de quinze ans, contemporaine de la petite La Ferronays, que Mark Twain décrit dans Huckleberry Finn, vivait aussi dans la même obsession. Elle peignait des mourning pictures, des femmes pleurant sur des tombes ou lisant la lettre qui rapporte la triste nouvelle. Elle tenait aussi un journal intime, où elle recopiait le nom des morts et les accidents mortels qu’elle lisait dans le Presbyterian Observer, et elle ajoutait les poèmes que lui inspiraient tous ces malheurs. Elle était inépuisable : « Elle pouvait écrire à propos de n’importe quoi pourvu que ce fût triste », remarque Mark Twain en riant sous cape6.

On sera tenté d’expliquer ce débordement d’affectivité macabre par la religion, la religion émotive du catholicisme romantique et du piétisme, du méthodisme protestant. Certes, la religion n’y est pas étrangère, mais la fascination morbide de la mort exprime, sous une forme religieuse, la sublimation des fantasmes érotico-macabres de la période précédente.

Tel est le premier grand changement qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle et qui est devenu l’un des traits du romantisme : la complaisance à l’idée de la mort.

Le second grand changement concerne le rapport entre le mourant et sa famille.

Jusqu’au XVIIIe siècle, la mort était l’affaire de celui qu’elle menaçait, et de lui seul. Aussi appartenait-il à chacun d’exprimer lui-même ses idées, ses sentiments, ses volontés. Pour cela, il disposait d’un instrument, le testament. Du XIIIe au XVIIIe siècle, le testament a été le moyen pour chacun d’exprimer, souvent de manière très personnelle, ses pensées profondes, sa foi religieuse, son attachement aux choses, aux êtres qu’il aimait, à Dieu, les décisions qu’il avait prises pour assurer le salut de son âme, le repos de son corps. Le testament était alors un moyen pour chaque homme d’affirmer ses pensées profondes et ses convictions, autant et plus qu’un acte de droit privé pour la transmission d’un héritage.

Le but des clauses pieuses, qui constituaient parfois la plus grande partie du testament, était d’engager publiquement l’exécuteur testamentaire, la fabrique et le curé de la paroisse ou les moines du couvent, et de les obliger à respecter les volontés du défunt.

En fait, le testament, sous cette forme, témoignait d’une méfiance, ou du moins d’une indifférence, à l’égard des héritiers, des proches parents, de la fabrique et du clergé. Par un acte déposé chez un notaire, le plus souvent signé par des témoins, le testateur forçait la volonté de son entourage, ce qui signifiait qu’il aurait, autrement, craint de n’être ni écouté ni obéi. C’est dans le même but qu’il faisait graver dans l’église, sur la pierre ou le métal, l’extrait de son testament concernant les services religieux et les legs qui les finançaient. Ces inscriptions perpétuelles sur le mur et le pilier de l’église étaient une défense contre l’oubli ou la négligence de la paroisse comme de la famille. Aussi avaient-elles plus d’importance que le « ci-gît ».

Or, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un changement considérable intervint dans la rédaction des testaments. On peut admettre que ce changement a été général dans tout l’Occident chrétien, protestant ou catholique. Les clauses pieuses, les élections de sépulture, les fondations de messes et de services religieux, les aumônes disparurent, et le testament a été réduit à ce qu’il est aujourd’hui, un acte légal de distribution des fortunes. C’est un très important événement dans l’histoire des mentalités, auquel un historien français, M. Vovelle, a donné l’attention qu’il mérite7.

Le testament a donc été complètement laïcisé au XVIIIe siècle. Comment expliquer ce phénomène ? On a pensé (et c’est la thèse de M. Vovelle) que cette laïcisation était l’un des signes de la déchristianisation de la société.

Je proposerai une autre explication : le testataire a séparé ses volontés concernant la dévolution de sa fortune de celles que lui inspiraient sa sensibilité, sa piété, ses affections. Les premières étaient toujours consignées dans le testament. Les autres furent désormais communiquées oralement aux proches, à la famille, conjoint ou enfants. On ne doit pas oublier les grandes transformations de la famille qui ont abouti alors au XVIIIe siècle à des relations nouvelles fondées sur le sentiment, l’affection. Désormais, le « gisant au lit, malade » témoignait à l’égard de ses proches d’une confiance qu’il leur avait généralement refusée jusqu’à la fin du XVIIe siècle ! Il n’était plus nécessaire désormais de les lier par un acte juridique.

Nous voici donc à un moment très important de l’histoire des attitudes devant la mort. En faisant confiance à ses proches, le mourant leur déléguait une partie des pouvoirs qu’il avait jalousement exercés jusqu’alors. Certes, il conservait encore l’initiative dans les cérémonies de sa mort. Il est resté, dans les récits romantiques, le principal personnage apparent d’une action qu’il présidait, et il en sera ainsi jusqu’au premier tiers du XXe siècle. Bien plus, comme nous venons de le dire, la complaisance romantique ajoute alors de l’emphase aux paroles et aux gestes du mourant. Mais c’est l’attitude des assistants qui a le plus changé. Si le mourant a gardé le rôle principal, les assistants ne sont plus les figurants de jadis, passifs, réfugiés dans la prière et qui en tout cas, du XIIIe au XVIIIe siècle, ne manifestaient plus les grandes douleurs de Charlemagne ou du roi Arthur. Depuis le XIIe siècle environ, le deuil excessif du Haut Moyen Age s’était en effet ritualisé. Il commençait seulement après la constatation de la mort et il se traduisait par un habit et des habitudes, par une durée aussi, fixés avec précision par la coutume.

Ainsi, depuis la fin du Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle, le deuil avait-il une double finalité. D’une part, il contraignait la famille du défunt à manifester, au moins pendant un certain temps, une peine qu’elle n’éprouvait pas toujours. Ce temps pouvait être réduit au minimum par un remariage pressé, il n’était jamais aboli. D’autre part, le deuil avait aussi pour effet de défendre le survivant sincèrement éprouvé contre les excès de sa peine. Il lui imposait un certain type de vie sociale, les visites des parents, des voisins, des amis, qui lui étaient dues et au cours desquelles la peine pouvait se libérer, sans cependant que son expression dépassât un seuil fixé par les convenances. Or, et cela est très important, au XIXe siècle, ce seuil n’a plus été respecté, le deuil s’est déployé avec ostentation au-delà des usages. Il a même affecté de ne pas obéir à une obligation mondaine, et d’être l’expression la plus spontanée et la plus insurmontable d’une très grave blessure : on pleure, on s’évanouit, on languit, on jeûne, comme jadis les compagnons de Roland ou de Lancelot. C’est comme un retour aux démonstrations excessives et spontanées — au moins en apparence — du Haut Moyen Age, par-dessus sept siècles de sobriété. Le XIXe siècle est l’époque des deuils que le psychologue d’aujourd’hui appelle hystériques : et il est vrai qu’ils confinent parfois à la folie, comme dans ce conte de Mark Twain, The Californian’s Tale, daté de 1893, où un homme qui n’a jamais accepté la mort de sa femme, depuis dix-neuf ans, passe le jour anniversaire de cette mort à attendre l’impossible retour en compagnie d’amis compatissants, qui l’aident à entretenir son illusion.

Cette exagération du deuil au XIXe siècle a bien une signification. Elle veut dire que les survivants acceptent plus difficilement qu’autrefois la mort de l’autre. La mort redoutée n’est donc pas la mort de soi, mais la mort de l’autre, la mort de toi.

 

Ce sentiment est à l’origine du culte moderne des tombeaux et des cimetières, qu’il nous faut maintenant analyser. Il s’agit d’un phénomène de caractère religieux, propre à l’époque contemporaine. Son importance pourrait passer inaperçue aux Américains d’aujourd’hui, comme aux habitants de l’Europe industrielle — et protestante — du Nord-Ouest, parce qu’ils le croiraient étranger à leur culture : un Anglais ou un Américain ne manquent pas de marquer leurs distances à l’égard des excès baroques de nos architectures funéraires de France ou d’Italie. Toutefois, le phénomène, s’il est vrai qu’il s’est moins développé chez eux, ne les a pas complètement épargnés. Nous y reviendrons. Ce qu’ils ont accepté et ce qu’ils ont refusé d’une religion des morts qui s’est donné libre cours dans l’Europe catholique, orthodoxe, est intéressant à connaître.

Disons d’abord que le culte des tombeaux du XIXe et du XXe siècle n’a rien à voir avec les cultes antiques, préchrétiens, des morts, ni avec les survivances de ces pratiques dans le folklore. Rappelons ce que nous avons déjà dit du Moyen Age, de l’enterrement ad sanctos dans les églises ou contre les églises. Il y a eu une grande rupture entre les attitudes mentales de l’Antiquité envers les morts et celles du Moyen Age. Au Moyen Age les morts étaient confiés ou plutôt abandonnés à l’Église, et peu importait le lieu exact de leur sépulture qui, le plus souvent, n’était indiqué ni par un monument ni même par une simple inscription. Certes, depuis le XIVe siècle et surtout depuis le XVIIe, on observe un souci plus vif et plus fréquent de localiser la sépulture, et cette tendance témoigne bien d’un sentiment nouveau qui s’exprime de plus en plus, sans pouvoir s’imposer tout à fait. La visite pieuse ou mélancolique au tombeau d’un être cher était un acte inconnu.

Dans la seconde moitié du XVIIIIe siècle, les choses ont changé ; j’ai pu étudier en France cette évolution8.

L’accumulation sur place des morts dans les églises ou dans les petites cours des églises devint tout d’un coup intolérable, au moins aux esprits « éclairés » des années 1760. Ce qui durait depuis près d’un millénaire sans soulever aucune réserve, n’était plus supporté et devenait l’objet de critiques véhémentes. Toute une littérature en fait état. D’une part, la santé publique était compromise par les émanations pestilentielles, les odeurs infectes provenant des fosses. D’autre part, le sol des églises, la terre saturée de cadavres des cimetières, l’exhibition des charniers violaient en permanence la dignité des morts. On reprochait à l’Église d’avoir tout fait pour l’âme et rien pour le corps, de prendre l’argent des messes et de se désintéresser des tombeaux. On rappelait l’exemple des anciens, leur piété pour les morts, attestée par les restes de leurs tombeaux, par l’éloquence de leur épigraphie funéraire. Les morts ne devaient plus empoisonner les vivants, et les vivants devaient témoigner aux morts, par un véritable culte laïque, leur vénération. Leurs tombeaux devenaient le signe de leur présence au-delà de la mort. Une présence qui ne supposait pas nécessairement l’immortalité des religions de salut comme le christianisme. Cette présence était une réponse à l’affection des survivants et à leur répugnance nouvelle à accepter la disparition de l’être cher. On se raccrochait à ses restes. On alla même jusqu’à les conserver à vue dans de grands bocaux d’alcool, comme Necker et sa femme, les parents de Mme de Staël. Certes, de telles pratiques, si elles ont été préconisées par certains auteurs de projets utopiques sur les sépultures, n’ont pas été adoptées de manière générale. Mais l’opinion commune a voulu ou bien conserver ses morts chez soi en les enterrant dans la propriété de famille, ou bien pouvoir les visiter s’ils étaient inhumés dans un cimetière public. Et pour pouvoir les visiter, ils devaient être chez eux, ce qui n’était pas le cas dans la pratique funéraire traditionnelle, où ils étaient à l’Église. On était autrefois enterré devant l’image de Notre-Dame, ou dans la chapelle du Saint-Sacrement. On voulait maintenant se rendre au lieu exact où le corps avait été déposé et on voulait que ce lieu appartienne en toute propriété au défunt et à sa famille. C’est alors que la concession de sépulture est devenue une certaine forme de propriété, soustraite au commerce, mais assurée de la perpétuité. C’est une très grande innovation. On va donc visiter le tombeau d’un être cher comme on va chez un parent ou dans une maison à soi, pleine de souvenirs. Le souvenir confère au mort une sorte d’immortalité, étrangère au début au christianisme. Dès la fin du XVIIIe siècle, mais encore en plein XIXe et XXe siècles français, anticléricaux et agnostiques, les incroyants seront les visiteurs les plus assidus des tombes de leurs parents. La visite au cimetière a été — et est encore — en France et en Italie le grand acte permanent de religion. Ceux qui ne vont pas à l’église vont toujours au cimetière où on a pris l’habitude de fleurir les tombes. Ils s’y recueillent, c’est-à-dire qu’ils évoquent le mort et cultivent son souvenir.

Culte privé donc, mais aussi dès l’origine, culte public. Le culte du souvenir s’est tout de suite étendu de l’individu à la société, à la suite d’un même mouvement de la sensibilité. Les auteurs de projets de cimetière du XVIIIe siècle souhaitent que les cimetières soient à la fois des parcs organisés pour la visite familiale, et aussi des musées d’hommes illustres, comme la cathédrale Saint-Paul à Londres9. Les tombes des héros et des grands hommes y seraient vénérées par l’État. C’est une conception différente de celle des chapelles ou des caveaux dynastiques, comme Saint-Denis, Westminster, l’Escorial ou les Capucins de Vienne. Une représentation nouvelle de la société naît en cette fin du XVIIIe siècle, qui se développera au XIXe, et qui trouvera son expression dans le positivisme d’Auguste Comte, forme savante du nationalisme. On pense, et même on sent, que la société est composée à la fois des morts et des vivants, et que les morts sont aussi significatifs et nécessaires que les vivants. La cité des morts est l’envers de la société des vivants, ou, plutôt que l’envers, son image, et son image intemporelle. Car les morts ont passé le moment du changement et leurs monuments sont les signes visibles de la pérennité de la cité. Ainsi le cimetière a-t-il repris dans la ville une place, à la fois physique et morale, qu’il avait perdue au début du Moyen Age, mais qu’il avait occupée pendant l’Antiquité. Que saurions-nous des civilisations antiques sans les objets, les inscriptions et l’iconographie que les archéologues ont trouvés dans les fouilles des tombeaux ? Nos sépultures sont vides, mais nos cimetières sont devenus éloquents. C’est un fait de civilisation et de mentalité très important.

Depuis le début du XIXe siècle, on envisageait de désaffecter les cimetières parisiens gagnés par l’expansion urbaine et de les transférer hors de la ville. L’administration de Napoléon III voulut mettre à exécution ce projet. Elle pouvait se réclamer d’un précédent : à la fin du règne de Louis XVI, le vieux cimetière des Innocents, qui servait depuis plus de cinq siècles, avait été rasé, labouré, défoncé, reconstruit dans la plus grande indifférence de la population. Mais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les mentalités avaient changé : toute l’opinion se dressa contre les projets sacrilèges de l’administration, une opinion unanime où les catholiques retrouvaient leurs ennemis positivistes. La présence du cimetière paraissait désormais nécessaire à la cité. Le culte des morts est aujourd’hui l’une des formes ou l’une des expressions du patriotisme. Aussi l’anniversaire de la Grande Guerre, de sa conclusion victorieuse est-il en France considéré comme la fête des soldats morts. On la commémore devant le monument aux morts, qui existe dans chaque village français, si petit soit-il. Sans monument aux morts, on ne peut pas célébrer la Victoire. Dans les villes neuves, créées par le développement industriel récent, l’absence de monument aux morts faisait donc question. On s’en tira en annexant moralement celui du petit village voisin, déserté10. C’est que ce monument est bien un tombeau, sans doute vide, mais qui fait mémoire : un monumentum.

 

Nous arrivons maintenant à un moment de cette longue évolution où nous devons faire une pause et introduire un nouveau facteur. Nous avons suivi des variations dans le temps, un temps long, mais tout de même changeant. Nous n’avons guère, sauf sur des points de détail, fait intervenir de variations dans l’espace. On peut dire que les phénomènes que nous étudions ont été à peu près les mêmes dans toute la civilisation occidentale. Or, au cours du XIXe siècle, cette similitude des mentalités s’altère et des différences importantes apparaissent. Nous voyons l’Amérique du Nord, l’Angleterre et une partie de l’Europe du Nord-Ouest se séparer de la France, de l’Allemagne, de l’Italie. En quoi consiste cette différenciation et quel est son sens ?

Au XIXe siècle, et jusqu’à la guerre de 1914 (une grande révolution des mœurs), la différence n’apparaît guère ni dans le protocole des funérailles ni dans les habitudes du deuil. Mais c’est dans les cimetières et l’art des tombeaux qu’on la constate. Nos amis anglais ne manquent pas de nous faire remarquer, à nous autres continentaux, l’extravagance baroque des cimetières, le Campo Santo de Gênes, les cimetières anciens du XIXe siècle de nos grandes villes françaises, aux tombes surmontées de statues qui s’agitent, s’étreignent, se lamentent. Aucun doute qu’une grande différence s’est alors installée.

On est parti, à la fin du XVIIIe siècle, d’un modèle commun. Le cimetière anglais d’aujourd’hui ressemble beaucoup à ce qu’avait été le cimetière français lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, on interdit d’enterrer dans les églises et même dans les villes, tel que nous le retrouvons intact de ce côté de l’Atlantique, par exemple à Alexandria (Virginie) : un morceau de campagne et de nature, un joli jardin anglais, parfois encore à côté de l’église, mais pas nécessairement, au milieu de l’herbe, de la mousse et des arbres. Les tombes de cette époque étaient une combinaison des deux éléments qui avaient été jusque-là utilisés séparément : la « plate tombe » horizontale, sur le sol, et le « ci-gît » ou le tableau de fondation, destiné à être fixé verticalement à un mur ou à un pilier. En France, dans les quelques cimetières de la fin du XVIIIe siècle qui existent encore, les deux éléments sont juxtaposés. En Angleterre et dans l’Amérique coloniale, l’élément vertical a été le plus souvent le seul conservé, sous forme d’une stèle, et l’élément horizontal était remplacé par un massif de gazon, marquant l’emplacement de la tombe, dont le pied était parfois indiqué par une petite borne de pierre.

L’inscription à la fois biographique et élégiaque était le seul luxe de ces sépultures qui affectaient la simplicité. Celle-ci n’était rompue que dans des cas exceptionnels : défunts illustres dont la destinée était donnée en exemple dans une nécropole nationale, morts dramatiques et extraordinaires. Ce cimetière était l’aboutissement d’une recherche de simplicité qu’on peut suivre, sous des formes diverses, dans toute la civilisation occidentale, même dans la Rome des papes où persistent les habitudes baroques.

Cette simplicité n’impliquait aucune désaffection, au contraire. Elle s’adaptait très bien à la mélancolie du culte romantique des morts. C’est en Angleterre que ce culte a trouvé son premier poète : l’Élégie écrite dans un cimetière de campagne de Thomas Gray : The Elegy ! Elle fut traduite en français, en particulier par André Chénier, et servit de modèle.

C’est en Amérique, à Washington, plus encore qu’au Panthéon de Paris, que nous trouvons les premières manifestations impressionnantes du culte funéraire du héros national. Dans le centre historique de la ville, rempli de monuments commémoratifs tels que ceux de Washington, de Jefferson et de Lincoln, qui sont des tombeaux vides, le visiteur européen d’aujourd’hui rencontre un autre étrange paysage : le cimetière d’Arlington, où le caractère national et public est associé au cadre du jardin privé de la maison de Lee-Custis. Et cependant, si surprenant qu’il apparaisse à l’Européen moderne, le paysage civique et funéraire d’Arlington et du Mall provient du même sentiment qui a multiplié les monuments aux morts dans la France des années 1920.

Donc, le point de départ, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, est le même, quelles que soient les différences entre le catholicisme et le protestantisme.

Les États-Unis et l’Europe du Nord-Ouest resteront plus ou moins fidèles à ce modèle ancien, vers lequel convergeaient les sensibilités du XVIIIe siècle. C’est au contraire l’Europe continentale qui s’en est éloignée et qui a construit pour ses morts des monuments de plus en plus compliqués et figuratifs.

Une coutume américaine, si on l’étudiait avec attention, nous mettrait peut-être sur la voie d’une explication : les mourning pictures. On en voit dans les musées : lithographies ou broderies destinées à orner la maison. Elles jouent l’un des rôles du tombeau, le rôle de mémorial : une sorte de petit tombeau portatif, adapté à la mobilité américaine. De même, au musée du Yorkshire en Angleterre, voit-on des mémentos victoriens qui sont des reproductions de chapelles funéraires néo-gothiques : ces chapelles qui justement ont servi de modèle aux constructeurs français de tombes à la même époque. Comme si Anglais et Américains avaient alors figuré sur le papier ou sur la soie — supports éphémères — ce que les Européens du continent ont représenté sur la pierre des tombeaux.

On est évidemment tenté d’attribuer cette différence à celle des religions, à l’opposition du protestantisme et du catholicisme.

Cette explication paraît suspecte à l’historien, au moins au premier examen. En effet, la séparation du concile de Trente est bien antérieure à ce divorce des attitudes funéraires. Pendant tout le XVIIe siècle, on inhumait exactement de la même façon (à la liturgie près, bien entendu) dans l’Angleterre de Samuel Pepys ou dans la Hollande des peintres d’intérieur d’église, et dans nos églises de France et d’Italie. Les attitudes mentales étaient les mêmes.

Il y a cependant quelque chose de vrai dans l’explication par la religion si on constate qu’au cours du XIXe siècle le catholicisme a développé des expressions sentimentales, émouvantes, dont il s’était éloigné au XVIIIe siècle, après la grande rhétorique baroque : une sorte de néo-baroquisme romantique, très différent de la religion réformée et épuratrice des XVIIe et XVIIIe siècles.

Toutefois, nous ne devons pas oublier ce que nous disions tout à l’heure, que le caractère exalté et émouvant du culte des morts n’est pas d’origine chrétienne. Il est d’origine positiviste, et les catholiques s’y sont ensuite ralliés et l’ont d’ailleurs si parfaitement assimilé qu’ils l’ont cru bientôt indigène.

Ne doit-on pas plutôt mettre en cause les caractères de l’évolution socio-économique au XIXe siècle ? Plus que la religion, ce serait alors le taux d’industrialisation et d’urbanisation qui interviendrait. Les attitudes funéraires néobaroques se seraient développées dans des cultures où, même dans les villes et les grandes villes, les influences rurales ont persisté et n’ont pas été effacées par une croissance économique moins rapide. La question reste posée. Il me semble qu’elle devrait intéresser les historiens des mentalités américaines.

En tout cas une ligne de rupture s’est manifestée, et elle va rejouer vers le milieu du XXe siècle ; le grand refus de la mort du XXe siècle est incompréhensible si on n’en tient pas compte, car ce n’est que d’un côté seulement de cette frontière qu’il est né et s’est développé.


1.

Voir notamment les tableaux de Hans Baldung Grien (mort en 1545), le Chevalier, sa fiancée et la Mort, au musée du Louvre, et la Mort et la Jeune Femme, au musée de Bâle.

2.

J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le Paon, Paris, Corti, 1954.

3.

Une anecdote maintes fois citée, racontée par le Dr Louis, « Lettre sur l’incertitude des signes de la mort », 1752, reprise dans l’article de Foederé, « Signes de la mort », pour le Dictionnaire des sciences médicales, Paris, 1818, vol. LI.

4.

G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Éd. de Minuit, 1957.

5.

P. Craven, op. cit.

6.

M. Twain, Les Aventures de Huckleberry Finn, Paris, Stock, 1961.

7.

M. Vovelle, Piété baroque et Déchristianisation, op. cit. Voir aussi, du même auteur (en collaboration avec G. Vovelle), Vision de la mort et de l’au-delà en Provence, Paris, Colin, « Cahiers des Annales », n° 29, 1970, et Mourir autrefois, Paris, Julliard-Gallimard, coll. « Archives », 1974.

8.

P. Ariès, « Contribution à l’étude du culte des morts à l’époque contemporaine », Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, vol. CIX, 1966, p. 25-34 ; voir cet article infra, p. 143.

9.

Projets soumis au procureur général du parlement de Paris après l’édit de 1776 désaffectant les anciens cimetières et ordonnant leur transfert en dehors de la ville ; documents de Joly de Fleury, Bibliothèque nationale, ms. fr. 1209, folios 62-87.

10.

Le cas de Lacq, près de Pau, étudié par H. Lefebvre.