La relation entre la mort et la richesse ou la pauvreté peut être considérée de deux manières. L’une, celle de la démographie, est l’inégalité devant la maladie, et surtout la peste. L’autre, la seule qui nous retiendra ici, est la différence des attitudes existentielles du riche et du pauvre devant la mort. Éliminons tout de suite une interprétation anachronique qui consisterait à opposer la résignation de l’un à la révolte de l’autre. Le mauvais riche n’est pas plus effrayé que le pauvre Lazare, le paysan de la danse macabre n’est pas moins surpris que l’empereur ! C’est seulement à partir du XIXe siècle et au XXe que le refus ou l’horreur de la mort envahira des plages entières de la civilisation occidentale. Auparavant, les facteurs de changement sont d’un autre ordre : ils tiennent à la conscience qu’on prend de son individualité ou, au contraire, au sentiment auquel on s’abandonne d’un fatum collectif.
Dans la première moitié du Moyen Age, un rituel de la mort s’est fixé à partir d’éléments beaucoup plus anciens. Il a pu ensuite subir de grands changements, surtout dans les classes supérieures, il ne transparaît pas moins longtemps après avoir été partiellement recouvert, et on le retrouve dans des fables de La Fontaine ou dans des récits de Tolstoï.
Ce rituel dit d’abord comment il faut mourir. Cela commence par le pressentiment. Roland « sait que son temps est fini » et le laboureur de La Fontaine sent sa mort prochaine. Alors, le blessé ou le malade se couche, il gît par terre ou au lit, entouré de ses amis, de ses compagnons, de ses parents, de ses voisins. C’est le premier acte de cette liturgie publique. L’usage lui laisse alors le temps d’un regret de la vie, pourvu qu’il soit bref et discret. Il n’y reviendra pas plus tard : le temps du congé est terminé.
Il doit ensuite s’acquitter de certains devoirs : il demande pardon à son entourage, ordonne réparation des torts qu’il a faits, recommande à Dieu les survivants qu’il aime, et enfin, parfois, élit sa sépulture ; on reconnaît dans la liste de ces prescriptions le plan des testaments : il prononce à haute voix et en public ce qu’à partir du XIIe siècle il fera écrire par un curé ou un notaire. C’est le second acte, le plus long, le plus important.
A l’adieu au monde succède l’oraison. Le mourant commence par dire sa coulpe, avec le geste des pénitents : les deux mains jointes et levées vers le ciel. Puis il récite une très vieille prière que l’Église a héritée de la Synagogue, et à laquelle elle a donné le beau nom de commendacio animae. Si un prêtre est présent, il donne l’absolutio, sous forme d’un signe de croix et d’une aspersion d’eau bénite (asperges me cum hysopo et mundabor, dit le rite absolutoire qui a longtemps chez nous précédé la grand-messe). Enfin, on prendra l’habitude de donner aussi au mourant le Corpus Christi, mais non pas l’extrême-onction. Le troisième et dernier acte est terminé, il ne reste plus à l’agonisant qu’à attendre une mort en général rapide.
Les liturgistes, comme l’évêque de Mende, Durand, prescrivent que le mourant soit étendu sur le dos et la tête tournée vers l’Est : c’est pourquoi il est exposé sur un lit démontable, facilement orientable, qui est sans doute la civière sur laquelle il sera transporté : la bière.
Dès que le défunt a rendu le dernier soupir, commencent les obsèques. Ces cérémonies de l’après-mort sont les seules qui subsistent aujourd’hui, mais, pendant longtemps, la scène ritualisée de la mort proprement dite a été aussi importante.
Les obsèques comportaient quatre parties inégales. La première, la plus spectaculaire et la seule de tout le rituel de la mort qui fut dramatique, était le deuil. Les manifestations les plus violentes de la douleur (même mot que deuil) éclataient aussitôt après la mort. Les assistants déchiraient leurs vêtements, arrachaient leur barbe et leurs cheveux, écorchaient leurs joues, baisaient passionnément le cadavre, tombaient évanouis, et, dans l’intervalle de leurs transes, ils disaient l’éloge du défunt, l’une des origines de l’oraison funèbre.
La seconde partie est la seule qui soit religieuse. Elle était réduite à une répétition de l’absolution dite sur le mourant tant qu’il vivait encore. Quand on a voulu la distinguer de l’absolution sacramentelle du vivant, on l’a appelée absoute. C’est elle qui est représentée par la sculpture : autour du lit ou du sarcophage, le célébrant et ses acolytes sont rassemblés, l’un porte la croix, l’autre tient l’antiphonaire, d’autres portent le vase d’eau bénite, l’encensoir et les cierges.
La troisième partie est le convoi. Après l’absoute, quand les manifestations de deuil s’étaient calmées, on enveloppait le corps dans le drap ou linceul, en laissant souvent la figure découverte, et on l’emmenait, toujours couché sur la bière, à l’endroit où il devait être mis en terre ou en sarcophage, accompagné de quelques-uns de ses amis. A moins qu’il ne fût clerc, il n’y avait ni prêtre ni religieux dans le convoi. La cérémonie était laïque, héritée d’un passé païen. Elle a longtemps conservé son importance dans le folklore : le convoi y était soumis à des règles : un certain itinéraire, certains arrêts ou stations.
La quatrième partie, enfin, était l’inhumation proprement dite ; elle était très brève et sans solennité. Il arrivait cependant qu’on redise sur le sarcophage une nouvelle absolution ou plutôt une nouvelle absoute.
Tout porte à croire que ce rituel était commun aux riches et aux pauvres. Tel que nous le devinons d’après les poèmes chevaleresques ou dans la sculpture au Moyen Age, nous le retrouvons toujours dans les enterrements de village aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces usages de la mort forment un ensemble cohérent et appartiennent à une culture homogène.
Sans doute les sarcophages des grands étaient-ils de marbre, leurs convois suivis de chevaliers richement vêtus (on ne portait pas encore le noir), leurs absoutes célébrées avec plus de cierges, plus de clercs, plus de pompe, leurs linceuls taillés dans un tissu précieux. Mais ces signes de la fortune ne faisaient pas si grande différence. Les gestes étaient les mêmes, ils traduisaient la même résignation, le même abandon au destin, la même volonté de ne pas dramatiser.
Au cours du second Moyen Age, cette identité devant la mort a cessé. Les plus puissants par la naissance, la richesse, la culture ont surchargé le modèle commun de traits nouveaux qui traduisent un grand changement de mentalité.
En quoi consistent les changements intervenus ? La première partie de l’action, la mort, paraît inchangée jusqu’à la fin du XIXe siècle, même dans les classes supérieures où elle a conservé son caractère public et rituel. En fait, au second Moyen Age, elle a été subtilement altérée sous l’effet de considérations nouvelles, celles du Jugement particulier. Au chevet du malade se rassemblent bien toujours les parents et amis. Mais ils sont comme absents, le mourant a cessé de les voir, il est tout entier ravi par un spectacle que son entourage ne soupçonne pas. Le ciel et l’enfer sont descendus dans la chambre d’un côté le Christ, la Vierge et tous les saints, de l’autre les démons, tenant parfois le livre de comptes où sont enregistrées les bonnes et les mauvaises actions. C’est l’iconographie des artes moriendi du XIVe au XVIe siècle. Le jugement n’a plus lieu dans un espace interplanétaire, mais au pied du lit, et il commence quand l’accusé garde un peu de souffle. C’est encore vivant qu’il s’adresse à son avocat : « Je ai en vos mise m’esperanche, Vierge Marie de Dieu mère… » Derrière le lit, le diable réclame son dû : « Je requiers avoir à me part/par justice selon droiture / l’âme qui de ce cors se part / qui est pleine de grand ordure. » La Vierge découvre son sein, le Christ montre ses plaies. Alors Dieu accorde sa grâce : « Six raisons est que ta resqueste / Soit exaucée plainement. »
Mais il arrive alors que Dieu soit moins juge rendant sentence, comme dans cette scène de 1340, qu’arbitre de la dernière épreuve proposée à l’homme juste avant sa mort. C’est l’homme libre qui est devenu lui-même son propre juge. Le ciel et l’enfer assistent en témoins au combat de l’homme et du mal : le mourant a le pouvoir, au moment de mourir, de tout gagner ou de tout perdre.
Cette épreuve consiste en deux genres de tentations. Dans la première, il est sollicité par le désespoir ou la satisfaction. Dans la seconde, la seule qui nous intéresse ici, le démon expose à la vue du mourant tout ce que la mort menace de lui ravir, qu’il a possédé et follement aimé pendant sa vie. Acceptera-t-il d’y renoncer, et il sera sauvé, ou bien voudra-t-il les emporter dans l’au-delà, et il sera damné. Ces biens temporels qui l’attachent au monde, omnia temporalia, seront aussi bien des choses, omnia alia ejus mundi desiderabilia, que des êtres humains, femme, enfants, parents très chers. L’amour des uns ou des autres s’appelle l’avaritia qui n’est pas le désir d’accumuler ou la répugnance à dépenser, ce qu’exprime notre mot avarice. Elle est passion avide de la vie, des êtres comme des choses, et même des êtres que nous estimons aujourd’hui mériter un attachement illimité, mais qui passaient alors pour détourner de Dieu. Deux siècles avant les textes que nous analysons, saint Bernard opposait déjà les vani et les avari aux simplices et aux devoti. Les vani cherchaient la vaine gloire d’eux-mêmes, opposés aux humbles. Les avari aimaient la vie et le monde, opposés à ceux qui se consacraient à Dieu.
Le mourant souhaitait emporter ses biens avec lui. L’Église ne le détrompait pas tellement, mais elle l’avertissait qu’il les accompagnerait en enfer : dans l’imagerie des jugements derniers, l’avare tient sa bourse à son cou au milieu des suppliciés ; il garde dans l’éternité l’amour des richesses temporelles. Dans une toile de Jérôme Bosch, le démon soulève avec peine, tant il est lourd, un gros sac d’écus, le tire d’un coffre et le dépose sur le lit de l’agonisant afin que celui-ci l’ait à sa portée à l’heure du trépas.
La vérité est que l’homme de la fin du Moyen Age et du début des temps modernes a follement aimé les choses de la vie. Le moment de la mort provoque un paroxysme de la passion que traduisent les images des artes moriendi et, mieux encore, leurs commentaires.
La représentation collective de la mort s’est éloignée du modèle calme et résigné de la Chanson de Roland. Elle est devenue dramatique et exprime désormais une relation nouvelle aux richesses.
Les richesses ne sont pas toutes temporelles. On a, en effet, appris à reconnaître dans les moyens d’obtenir des grâces divines, des richesses, sans doute spirituelles et rivales des temporelles, mais au fond de nature pas très différente.
Dans le premier millénaire de l’histoire du sentiment chrétien, le fidèle qui avait remis son corps ad sanctos était lui-même, par contagion, un saint. La Vulgate dit « saint » là où nous traduisons aujourd’hui « fidèle » ou « croyant ». L’inquiétude du salut ne troublait pas le saint promis à la vie éternelle et qui dormait dans l’attente du jour du retour et de la résurrection. Au second Moyen Age, au contraire, nul n’était plus assuré du salut, ni les clercs, ni les moines, ni les papes qui bouillaient dans la marmite de l’enfer. Il fallait s’assurer les ressources du trésor de prières et de grâces entretenu par l’Église. Ce besoin d’assurance a dû naître d’abord chez les moines à l’époque carolingienne. C’est alors que se sont développées des fraternités de prières autour des abbayes ou des cathédrales. Nous les connaissons par les rouleaux des morts et les obituaires : commémorations à la prière du chapitre des défunts inscrits sur les listes, ou messes pour les morts comme à Cluny.
A partir du XIIIe siècle, et, sans doute, grâce aux frères mendiants qui jouèrent un grand rôle dans les choses de la mort jusqu’au XVIIIe siècle, des pratiques qui étaient à l’origine seulement cléricales et monastiques s’étendirent au monde plus nombreux des laïcs urbanisés. Sous la pression de l’Église, et dans la crainte de l’au-delà, l’homme qui sentait la mort venir voulut se prémunir par des garanties spirituelles.
Nous venons de voir qu’il était alors dans cette alternative : ou garder son amour des temporalia et perdre son âme, ou y renoncer au profit de la béatitude céleste. L’idée vint alors d’une sorte de compromis qui lui permettrait de sauver son âme sans sacrifier tout à fait les temporalia, grâce à la garantie des aeterna. Le testament a été le moyen religieux et quasi sacramental d’associer les richesses à l’œuvre personnelle du salut et, au fond, de garder l’amour des choses de la terre tout en s’en détachant. Une telle conception montre bien l’ambiguïté de l’attitude médiévale face aux mondes de l’en-deçà et de l’au-delà.
Le testament est un contrat d’assurances conclu entre le testateur et l’Église, vicaire de Dieu. Un contrat à deux fins : d’abord, « passeport pour le ciel » — selon le mot de J. Le Goff1, il garantissait les liens de l’éternité et les primes étaient payées en monnaie temporelle : les legs pieux — ; mais aussi laissez-passer sur la terre, pour la jouissance, ainsi légitimée, des biens acquis pendant la vie, et les primes de cette garantie étaient, cette fois, payées en monnaie spirituelle, en messes, en prières, en actes de charité.
Les cas les plus extrêmes et les plus frappants sont ceux, souvent cités, des riches marchands qui abandonnent la plus grande partie de leur fortune au monastère où ils s’enferment pour y mourir. L’usage resta longtemps de revêtir l’habit monastique avant la mort. Des testateurs du XVIIe siècle rappellent encore qu’ils appartiennent à un tiers-ordre et ont droit, à ce titre, aux prières spéciales des communautés.
Dans d’autres cas, plus fréquents, les dévolutions prévues par les testaments se feront post mortem.
De toute manière, une partie seulement du patrimoine passera aux héritiers. Les historiens ont exprimé leur stupéfaction « devant le dépouillement de tout l’effort d’une vie cupide… qui… manifeste, fût-ce in extremis, combien les plus avides des biens terrestres du Moyen Age finissent par mépriser toujours le monde2 ». Le noble du XIVe siècle « appauvrit ses héritiers par ses fondations pieuses et charitables : legs aux pauvres, aux hôpitaux, aux églises et ordres religieux, messes pour le repos de son âme que l’on compte par centaines et par milliers3 ». Les marchands avaient les mêmes habitudes. Un texte souvent cité de Sapori à propos des Bardi souligne « le contraste entre la vie quotidienne de ces hommes audacieux et tenaces, créateurs de fortunes immenses, et la terreur où ils étaient du châtiment éternel pour avoir accumulé les richesses avec des moyens douteux ».
Ne faut-il pas reconnaître dans une telle redistribution des revenus un caractère très général aux sociétés préindustrielles où la richesse était thésaurisée ? Évergétisme des sociétés antiques, fondations religieuses et charitables dans l’Occident chrétien du XIIIe au XVIIe siècle. La question a été bien posée par P. Veyne4 : « C’est depuis la révolution industrielle que le surplus annuel peut être investi en capital productif, machines, chemins de fer, etc. ; auparavant, ce surplus, même dans des civilisations assez primitives, prenait ordinairement la forme d’édifices publics ou religieux » et, ajouterai-je, de trésors, collections d’orfèvrerie et d’œuvres d’art, de beaux objets : omnia temporalia. « Autrefois, quand ils ne mangeaient pas leur revenu, les riches le thésaurisaient. Mais il faut bien que tout trésor soit dé-thésaurisé un jour ; ce jour-là, on hésiterait moins que nous ne ferions à l’employer à faire bâtir un temple ou une église ou à des fondations pieuses ou charitables, car ce n’était pas un manque à gagner. Évergètes et fondateurs pieux ou charitables ont représenté un type d’homo œconomicus très répandu avant la révolution industrielle… »
« Il faut bien que tout trésor soit dé-thésaurisé. » Mais le jour choisi pour la dé-thésaurisation n’est pas égal : dans l’Antiquité, il dépendait des aléas de la carrière du donateur. Au contraire, depuis le milieu du Moyen Age et pendant toute l’époque moderne, il a coïncidé avec le moment de la mort, ou l’idée que ce moment était proche. Un rapport s’est établi, inconnu de l’Antiquité comme des périodes industrielles, entre les attitudes devant la richesse et les attitudes devant la mort. C’est là l’une des principales originalités de cette société si homogène qui va du milieu du Moyen Age au milieu du XVIIe siècle.
Max Weber a opposé au capitaliste qui ne tire aucune jouissance directe de sa richesse, mais conçoit le profit et l’accumulation de ces richesses comme une fin en soi, le précapitaliste, satisfait par le seul fait d’avoir : avidité ou avaritia. Il écrit cependant : « Qu’un être humain puisse choisir pour tâche, pour but unique de la vie, l’idée de descendre dans la tombe chargé d’or et de richesses, ne s’explique pour lui (l’homme précapitaliste) que par l’intervention d’un instinct pervers, l’auri sacra fames. » En fait, c’est le contraire qui parait vrai, c’est bien l’homme précapitaliste qui voulait « descendre dans la tombe chargé d’or et de richesses » et ne se résignait pas à « laisser maison et vergers et jardins ». En revanche, il y a peu d’exemples, depuis le père Goriot, personnage bifrons entre deux âges, qu’un homme d’affaires du XIXe siècle ait manifesté un tel attachement à ses entreprises ou à son portefeuille de valeurs. La conception contemporaine de la richesse ne laisse pas à la mort la place qu’elle lui réservait au Moyen Age et jusqu’au XVIIIe siècle, sans doute parce qu’elle est moins hédoniste et viscérale, plus métaphysique et morale.
Aussi les moines avaient-ils un sentiment particulier, fait de gratitude envers le fondateur, de désir que son exemple soit suivi, mais aussi de respect de la richesse et de la réussite séculière chez ces novices de la dernière heure. Ils leur consacraient des tombeaux visibles — ce qui est exceptionnel et contraire à la règle — et des épitaphes élogieuses. On connaît celle que les moines de Saint-Vaast composèrent pour Baude Crespin, un riche bourgeois d’Arras, au début du XIVe siècle. Il ne fut pas, reconnaît l’inscription, un moine comme les autres :
Jamais on n’en verra de semblable
De lui vivaient à grand’honneur plus de gens que d’autres cent.
A l’abbaye de Longpont, on lisait l’épitaphe, relevée par Gaignières5, de Grégoire, vidame de Plaisance au XIIIe siècle :
Il laissa par miracle ses enfants, amis et ses possessions (omnia temporalia) pour Dieu servir humblement et persévéra en ces lieux moyne en la piété de l’ordre en grande ferveur et en grande religion et rendit à Dieu son esprit saintement et joieusement.
Felix avaritia ! Puisque la grandeur de la faute avait permis la grandeur de la réparation, puisqu’elle était à l’origine de conversions aussi exemplaires et de transferts aussi bénéfiques. Mais ce n’est pas seulement par leur destination dernière : églises, hôpitaux, objets de culte, que les richesses étaient justifiées. Une thèse apparaît aussi dans les testaments qui, à certaines conditions, lève des scrupules et légitime un certain usage de la richesse :
Des biens que Dieu mon créateur m’a envoiez et prestes, je en veuil ordoner et departir par manière de testament ou de dernière volonté par la manière qui s’ensuit. (1314) Voulans et désirans distribuer de moy et de mes biens que Mgr Jesus Christ m’a prestés au profict et salut de l’âme de moy. (1399)
Voulant distribuer pour honneur et révérence de Dieu des biens et choses à lui prestées en ce monde par son doubs sauveur Jésus-Christ. (1401)
Pourveoir au salut et remède de son âme et disposer et ordonner de soi même et de ses biens que Dieu lui avait donnez et administrez. (1413)
Ces arguments sont restés dans les testaments du XVIe et du XVIIe siècle. Il est vrai que, à partir du milieu du XVIIe siècle environ, une idée nouvelle s’y est ajoutée : « Par ce moyen, nourrir paix, amitié et concorde entre ses enfants » (1652). Au terme de cette évolution, la disposition des biens est devenue un devoir de conscience qui s’impose même aux pauvres gens.
A l’ambiguïté de l’avaritia, qu’exprimaient les testaments, correspond un autre volet de la psychologie médiévale, l’ambiguïté de la fama ou de la gloria, que révèlent les tombeaux visibles et les épitaphes. On séparait mal l’immortalité céleste de la renommée terrestre.
Cette confusion est sans doute un héritage des religions antiques. Elle apparaît dans des inscriptions gallo-romaines qui, bien que chrétiennes, demeuraient fidèles à une tradition païenne et pythagoricienne selon laquelle la vie éternelle était comme une image de la célébrité acquise sur la terre. Nymphius, dont l’épitaphe est conservée aux Augustins de Toulouse, était un notable évergète, bienfaiteur de sa cité que sa mort a mis en deuil. Sa gloire (gloria) survivra (vigebit) dans les générations futures qui ne cesseront de le louer. Et, d’autre part, cette renommée (fama) gagnée par ses vertus assurera son immortalité dans le Ciel : Te tua pro meritis virtutis ad astra vehebat intuleratque alto debita fama polo : immortalis eris.
L’épitaphe composée par le pape Damase à la mémoire de Grégoire le Grand était encore assez populaire au XIIIe siècle pour que la Légende dorée la citât. Détachons-en ce vers : qui innumeris semper vivit ubique bonis. Les immenses bienfaits du saint pape étaient d’une nature plus spirituelle que les merita virtutis du notable Nymphius : ils ne le faisaient pas moins vivre sur la terre, autant qu’ils avaient procuré le ciel à son âme : spiritus astra petit.
L’épitaphe de l’abbé Begon de Sainte-Foy de Conques date du début du XIIe siècle. Elle traduit la même ambiguïté. Elle énumère les qualités de l’abbé, les raisons qu’avait la communauté de garder sa mémoire : il était expert en théologie, il avait construit le cloître. Hic est laudandus in saecula par des générations de moines, et parallèlement, dans l’éternité, le saint louera le roi des cieux : vir venerandus vivat in aeternum Regem laudando supernum.
Si la gloire du ciel est sans doute « la plus durable », comme elle est appelée dans la Vie de saint Alexis, elle ne diffère de l’autre, de celle de la terre, que par sa durée et sa qualité. Dans la Chanson de Roland, les bienheureux sont appelés glorieux : « en pareis, entre les glorius » (v. 2899). Est-ce la gloire du Ciel, ou celle de la terre, ou plutôt l’une et l’autre ensemble ?
Pétrarque, dans le Secretum, comparait la relation entre la renommée et l’immortalité à celle d’un corps et de son ombre : virtutem fama, ceu solidum corpus umbra consequitur.
Vers 1480, on prêtait au dominicain Spagnoli ces considérations sur le Paradis6 : le bonheur du Paradis a deux causes : d’abord, bien entendu, la vision béatifique, mais aussi, premio accidentale, le souvenir du bien fait sur la terre.
Un grand seigneur, Frédéric de Montefeltre, confiait aux marqueteries de son studio, à Urbin, la même confiance dans une immortalité à la fois terrestre et céleste : virtutibus itur ad astra.
C’est seulement au XVIe siècle que l’idée religieuse de survie a été séparée de celle de renommée et qu’on a moins toléré leur confusion.
Pendant cette longue période, on notera deux expressions différentes de l’ambivalence de l’immortalité. Dans l’épitaphe de saint Grégoire comme dans celle de Begon de Conques, le rayonnement sur la terre provenait du ciel, de la sainteté du défunt. Au contraire, dans l’épitaphe gallo-romaine de Nymphius, et après plusieurs siècles, à la fin du Moyen Age, l’immortalité céleste dépendait d’actions temporelles.
Le tombeau visible, qui était devenu très rare pendant le Haut Moyen Age, reparaît au XIIe siècle : il était en effet un moyen d’assurer la permanence du défunt, à la fois au ciel et sur la terre. Son ostentation, qui a augmenté du XIIe au XVIe siècle pour diminuer ensuite (et cette courbe est très suggestive), traduit la volonté de proclamer aux hommes de la terre la gloire immortelle du défunt, gloire qui provient autant de la prouesse chevaleresque, de l’érudition humaniste que de la pratique des vertus chrétiennes ou de la grâce divine.
Les effigies des tombes plates du XVe et du XVIe siècle étaient fabriquées en série par des artisans spécialisés d’après des modèles socio-économiques ; elles devaient confirmer le prestige des morts ainsi illustrés, dans ce monde et dans l’autre. Les grands monuments dynastiques, les tombes royales des Angevins à Naples ou des Valois à Saint-Denis, ont la même signification. Beaucoup de « lames » ou de « tableaux » comportaient des épitaphes qui, de simples indications d’état à l’origine, sont devenues de véritables notices biographiques, et, à partir du XVIIe siècle, les inscriptions ont été l’élément important du tombeau, plutôt que l’effigie, et parfois à sa place.
La tombe visible n’est donc pas le signe du lieu de l’inhumation : elle est commémoration du défunt, immortel parmi les saints, et célèbre parmi les hommes.
Dans ces conditions, la tombe visible était réservée à une petite minorité de saints et d’illustres : les autres, qu’ils aient été déposés dans la fosse aux pauvres, ou bien à l’endroit de l’église ou de l’aître désigné par eux, restaient anonymes, comme autrefois.
On le comprend : la part prise par l’avaritia et la superbia dans les considérations de l’homme en face de la mort traduit (ou provoque) un changement de la conscience de soi. Sous cette influence, les funérailles ont alors pris un caractère solennel et clérical qu’elles n’avaient pas au premier Moyen Age.
La participation de l’Église était en effet alors, nous l’avons dit, discrète ; elle se réduisait à l’absolution qui suivait la confession de foi, la recommandation de l’âme, et qui pouvait être répétée sur le corps mort. A partir du XIIIe siècle, au contraire, l’absoute, qui n’est plus considérée comme une absolution sacramentelle, passe au second plan et est comme noyée au milieu d’une quantité de prières et d’actions religieuses. Celles-ci, nous les avons rencontrées plus haut : elles sont les indemnités que l’Église a prélevées sur son Trésor et qu’elle redistribue en contrepartie des legs pieux prévus par le défunt dans son indispensable testament : le mort intestat était considéré comme excommunié.
Pendant la courte veillée, à la place des cris de deuil des familiers, des moines récitaient l’office des morts. En outre, de nombreuses messes se succédaient presque sans interruption, parfois dès le début de l’agonie, pendant des heures, des jours, parfois des semaines. Un nombre incroyable de messes faisaient vivre un clergé quasi spécialisé. Certains prêtres jouissaient d’une chapelle, c’est-à-dire des messes quotidiennes, ou hebdomadaires, ou autres, qu’ils devaient célébrer pour le salut d’un testateur : ils recevaient les revenus de fondations.
Ces chaînes de messes se déroulèrent d’abord en dehors des funérailles. Dès le XIVe siècle, elles ne leur furent plus toujours complètement étrangères : c’est un signe de la transformation des funérailles en cérémonies de moins en moins civiles, de plus en plus religieuses. Il arriva alors que certaines messes étaient chantées devant le corps : pratique nouvelle, au moins pour le commun des laïcs et qui est devenue cependant générale au XVIIe siècle. Le corps, au lieu d’être conduit directement à l’endroit de l’inhumation (qui pouvait être dans l’église comme à côté), pouvait être déposé devant l’autel pendant le temps de quelques-unes des « hautes messes » prévues à l’intention du défunt. Dans les cas les plus solennels des funérailles royales, le corps passait la nuit à l’église : c’est-à-dire que la récitation de l’office des morts avait lieu à l’église. En général, il y avait trois hautes messes consécutives : celle du Benoît Saint-Esprit, celle de Notre-Dame (Beata) et, enfin, celle des Trépassés. Aux XVe et XVIe siècles, on a pris l’habitude (sans qu’elle s’imposât encore comme un usage) de faire arriver le corps avant la troisième messe, et c’est seulement au XVIIe siècle que le « service », comme on l’appela désormais, se réduisit à la seule messe des Trépassés, presque toujours en présence du corps, les deux précédentes étant tombées en désuétude. La messe des Trépassés, notre messe d’enterrement, était immédiatement suivie de l’absoute et de la mise au tombeau. Mais le mot d’absoute n’est jamais employé dans les testaments, même de prêtres ; on la désignait sous le nom de Libera, en la complétant d’un choix précis de psaumes, d’antiennes et d’« oraisons accoutumées », avec aspersion d’eau bénite. La part de l’absoute, qui était autrefois la seule cérémonie, était donc minimisée, elle ne paraît pas plus importante que les prières de recommandation de l’âme, les recommendaces, alors très populaires.
Les heures et les jours après la mort sont donc dominés par la récitation des offices et la célébration des messes. Ces exercices réclamaient la participation d’un clergé nombreux. Mais les prêtres assuraient dans les funérailles une autre fonction que celle de célébrant. Ils étaient aussi réclamés — et payés pour leur seule présence : prêtres et moines. A ce clergé surnuméraire s’ajoutait une autre catégorie très significative de participants : les pauvres. Les testateurs avaient bien prévu des distributions d’aumônes, parmi d’autres œuvres, donations à des hôpitaux… Mais il est remarquable qu’on ne se contentait pas de distributions dans les hôpitaux choisis : la présence des pauvres aux obsèques était recherchée pour elle-même, comme celle des moines. Un testament de 1202 demandait l’assistance de centum presbyteri pauperes, et un nombre indéterminé de Domini pauperes. Tel testateur ordonnait « qu’un petit blanc soit donné pour Dieu le jour de son obit à chaque personne qui pour Dieu le vouldrait plaindre » (1403). On prévoyait parfois trente pauvres, autant que d’années dans la vie du Christ.
Au service célébré, d’abord le corps absent, ensuite le corps présent, s’ajouta un cortège qui permettait aux prêtres et aux pauvres de se déployer. Le convoi n’était donc plus la simple suite de quelques compagnons et parents, mais une procession solennelle à laquelle participaient des figurants, clercs, religieux et laïcs, porteurs de dizaines, voire de centaines de cierges et de torches. Aussi, le convoi a-t-il remplacé l’absoute dans l’iconographie, comme la scène la plus significative des obsèques.
Le convoi a en effet encore absorbé une autre fonction importante des funérailles, celle du deuil, auparavant assurée par les manifestations spontanées, ou d’apparence spontanée, des familiers. Plus de cris, de gestes, de lamentations — et ceci à l’époque des Pietà, des Mises au tombeau, des Marie-Madeleine, des Vierges tombant évanouies ! Au moins dans les villes, et sauf peut-être dans le Midi méditerranéen. Mais, même en Espagne, des pleureuses professionnelles ont pris la place de la famille et des amis, et on sait que leurs pleurs ne sont pas authentiques. Contre la coutume, le Cid préfère ceux de Chimène :
J’ordonne pour me pleurer
qu’on ne loue point des pleureuses ;
Ceux de Chimène suffisent
sans autres pleurs achetés.
En France, les professionnels du deuil étaient les prêtres, les moines et les pauvres qui suivaient le convoi et portaient le corps, d’abord sur une civière — ou bière —, ensuite dans un sarceu ou cercueil de bois. Le sentiment du deuil était exprimé non plus par des gestes ou des cris, mais par un vêtement et une couleur. La couleur est le noir, qui est général au XVIe siècle. Le vêtement est une grande robe avec un capuchon qui, quand il est rabattu, recouvre une partie du visage (voir, par exemple, les pleurants du tombeau de Philippe Pot). Les pauvres du convoi recevaient souvent une partie de leurs aumônes sous forme de la « robe noire » qu’ils conservaient.
Le convoi fut donc désormais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, composé de pleureurs parmi lesquels les familiers du défunt n’étaient plus les seuls. Plus un défunt était considéré, riche, puissant, plus il y avait de prêtres, de moines et de pauvres à son convoi : la multiplication des pauvres correspondait à celle des messes et des prières. Les moines étaient choisis surtout parmi les mendiants : la présence des « quatre mendiants », c’est-à-dire d’au moins un représentant des dominicains, des capucins, des augustins et des carmes, était usuelle à tous les enterrements. Donc, la richesse ou la puissance conviait au dernier voyage de celui qu’elle avait favorisé, la pauvreté sous deux formes, l’une subie, l’autre volontaire. La pauvreté devait être présente, non seulement pour être secourue et un peu effacée, mais pour être au contraire très visible, comme le spectacle d’une compensation nécessaire.
Depuis le XIIIe siècle, l’ostentation à la fois profane et mystique des pompes funèbres avait rendu les obsèques des riches plus différentes qu’elles n’étaient auparavant de celles des pauvres. Dans les communautés rurales, même les pauvres étaient assurés de la présence des voisins et amis à leur convoi, selon les très anciens usages. Mais dans les villes, dont l’essor fut si grand au second Moyen Age, le pauvre ou l’isolé ne disposait plus, dans les liturgies de la mort, ni de l’ancienne solidarité du groupe, ni de la nouvelle assistance des dispensateurs d’indulgences et de mérites : ni compagnons ou pleureurs, ni non plus prêtres ou pauvres. Pas de convoi. Pas de messe. Une absoute furtive. L’usage traditionnel, détérioré, devenait alors intolérable solitude, abandon de l’âme. C’est pourquoi le grand mouvement de charité de la fin du Moyen Age s’étendit aux enterrements des pauvres gens. On sait l’importance accordée, au Moyen Age, aux œuvres de miséricorde. A l’origine, celles-ci étaient au nombre de six, comme les énumère saint Matthieu dans la prophétie du Jugement dernier (25, 34). Or, voici qu’à celles-ci on a ajouté une septième : mortuus sepellitur, bien étrangère à la sensibilité évangélique (les enterrements que nous devinons dans les Évangiles ressemblent à ceux de la Chanson de Roland et de nos villages). Enterrer les morts a été promu au même niveau de charité que nourrir les affamés, désaltérer ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades et les prisonniers. Le thème nouveau apparaît dans l’iconographie au XIVe siècle, aux bas-reliefs de Giotto du Campanile de Florence.
Les confréries créées pour pratiquer toutes les œuvres de miséricorde en vinrent, aux XVe et XVIe siècles, à considérer l’assistance aux obsèques et leur ordonnance comme l’une de leurs fonctions principales. On devint membre d’une confrérie pour deux motifs : bénéficier des prières des confrères le jour de sa propre mort et ensuite assister de ses propres prières les autres défunts, et en particulier les pauvres qui sont, eux, privés de tout moyen matériel d’acquérir des intercesseurs spirituels.
Aussi les confréries ont-elles été, en beaucoup d’endroits où il n’y avait pas de corporations de croque-morts, comme les crieurs à Paris, chargés du service des pompes funèbres de la paroisse. L’habit des confrères ressemble d’ailleurs à la robe de deuil : robe longue à capuchon qui se rabat sur la figure. Dans le Midi, il deviendra la fameuse cagoule.
Les tableaux qui ornaient les retables des chapelles des confréries représentaient souvent, parmi les autres œuvres de miséricorde, l’arrivée au cimetière d’un convoi funèbre, formé justement par les membres de la confrérie.
Ainsi, grâce aux confréries, les enterrements du pauvre n’échappaient plus aux honneurs de l’Église qui avait solennisé ceux des riches.
On avait donc pris conscience d’une plus grande différence entre l’opulence des funérailles des uns et le dénuement de celles des autres. Pour qu’on ait tenté d’y remédier, il fallut que cette différence fît question. Et le fait est qu’elle ne faisait pas question seulement pour les autres, mais pour soi-même. Pourquoi ne pas renoncer à cette opulence, comme certains avaient distribué leurs richesses en œuvres pieuses ? Parce que cette opulence-là n’était pas que richesse condamnable, mais signe d’une volonté divine. Dans la société hiérarchisée de la fin du Moyen Age, les rites des obsèques respectaient et prolongeaient l’état que Dieu avait imposé au défunt dès sa naissance. Il appartenait à chacun, comme un devoir, de maintenir pendant sa vie et aussi après sa mort (la différence entre la vie avant et après la mort n’étant pas ressentie dans les sociétés anciennes, chrétiennes ou non chrétiennes, avec la rigueur absolue de nos mentalités industrielles, y compris chrétiennes) le rang ou la dignité à lui dévolu.
Ce sentiment contrariait la recherche d’une plus grande simplicité, voire l’affectation de pauvreté, qui sont aussi anciennes que la tendance à la pompe, et non pas, comme on le dit, contemporaines de la Réforme ou de la Contre-Réforme. Les plus réfléchis essayaient de trouver un équilibre, comme ce testateur de 1399 : « Je veux et ordonne que mon corps soit enterré bien convenablement selon mon estat [pour satisfaire à la conservation de l’ordre voulu par la Providence], à l’ordonnance de mon exécuteur testamentaire [un abandon d’initiative qui a le sens d’une affirmation d’indifférence, dans un acte volontaire comme le testament], sans pompe et le plus simplement que faire se pourra [concession à l’humilité chrétienne]. » Quelques-uns, en revanche, vont aussi loin dans l’humilité que d’autres dans l’ostentation, et demandent qu’on les enterre dans « la fosse aux pauvres ».
Cette tendance à la simplicité n’a jamais cessé : elle s’est même accentuée dans ce XVIIe siècle qui a mis en scène les pompes baroques des funérailles. Nous retrouvons encore ici l’ambiguïté de la notion de richesse que nous avions déjà notée dans l’économie des testaments et des tombeaux.
C’est qu’en vérité il ne s’agissait pas des richesses au sens où nous l’entendons à nos époques et dans nos mentalités capitalistes. Les richesses étaient aussi les apparences merveilleuses d’une vie passionnément aimable que l’instant de la mort ne dénaturait pas.
Les rites élémentaires et laïques des très anciennes funérailles exprimaient l’appartenance à un destin collectif dont l’homme riche ou puissant ne se séparait jamais tout à fait. Au second Moyen Age, au contraire, il lui a succédé un mélange ambigu d’attachement féroce aux choses et aux gens de la terre, et de confiance pathétique dans l’assistance des prêtres, des moines, des pauvres, répartiteurs du trésor spirituel de l’Église. La possession de ces richesses indéterminées, à la fois de la terre et du ciel, donnait à la vie, à chaque vie, un prix nouveau. On peut imaginer ce prix tel que la mort deviendrait alors objet de crainte et d’horreur. Nous ne croyons pas qu’elle le soit devenue, malgré l’interprétation des historiens du macabre, mais ceci exigerait une autre et longue démonstration. En pleine période macabre, on n’avait ni plus ni moins peur de la mort qu’auparavant, mais on considérait l’heure de la mort comme une condensation de la vie tout entière, avec sa masse de richesses tant temporelles que spirituelles. Et c’est là, dans le regard que chaque homme jetait sur sa vie, au seuil de la mort, qu’il a pris conscience de la particularité de sa biographie et par conséquent de sa personnalité7.
J. Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, coll. « Les grandes civilisations », 1964, p. 240.
Ibid., p. 241.
J. Heers, L’Occident au XIVe siècle, Aspects économiques et sociaux, Presses universitaires de France, coll. « Clio », 1966 (2e éd.), p. 96.
P. Veyne, Annales ESC, 1969, p. 805.
B. 2518.
Cité par Tenenti, Il Senso della morte…, op. cit., p. 38.
Cet article a été publié dans Études sur l’histoire de la pauvreté, ouvrage collectif sous la direction de M. Mollat, Paris, Publications de la Sorbonne, série « Études », vol. VIII1 et VIII2, 1974, p. 510-524.