Au train dont vont les choses, il est sûr que tout se passe comme si nous oubliions comment on mourait il y a encore quelque trente ans. Dans nos pays de civilisation occidentale cela se passait très simplement. D’abord, le sentiment (plutôt que le pressentiment) que l’heure était venue : « Un riche laboureur sentant sa mort prochaine… » Ou bien un vieillard : « Enfin se sentant près de terminer ses jours… » Un sentiment qui ne trompait jamais : chacun était soi-même le premier averti de sa mort. Le premier acte d’un rituel familier. Le second était rempli par la cérémonie publique des adieux, que le mourant devait présider : « Fit venir ses enfants, leur parla sans témoin… » ou, au contraire, devant témoin : l’essentiel était qu’il dît quelque chose, qu’il fît son testament, qu’il réparât ses torts, demandât pardon, exprimât ses dernières volontés et enfin prît congé. « Il prend à tous les mains, il meurt. »
C’est tout. Voilà comment cela se passait normalement. Il convenait que le mourant mourût sans hâte, mais aussi sans lenteur, pour que la scène des adieux ne fût ni escamotée, ni prolongée. La physiologie et la médecine respectaient le plus souvent la durée moyenne réclamée par l’usage. Celui-ci n’était donc dérangé que dans des cas exceptionnels : la mort subite et « improvisée » (a subitanea et improvisa morte, libera nos, Domine) ; la tricherie du mourant qui refusait de reconnaître les signes toujours clairs de la fin (pratique dénoncée et ridiculisée par les moralistes ou les satiriques) ; une irrégularité de la nature, quand le mourant n’en finissait pas de mourir.
On s’aperçoit aujourd’hui que ces cas, jadis rares et aberrants, sont devenus désormais des modèles. On doit mourir comme autrefois il ne fallait pas mourir. Mais qui décide de la coutume ? Premièrement, les maîtres du nouveau domaine de la mort et de ses mouvantes frontières, le personnel de l’hôpital, médecins et infirmières, toujours assurés de la complicité de la famille et de la société.
Comment convient-il donc de mourir dans notre société ? C’est ce qu’une équipe de sociologues américains recherche dans la pratique quotidienne des hôpitaux des deux mondes et surtout du nouveau (Californie) : B. G. Glaser et A. L. Strauss. Dans un précédent livre déjà cité : Awareness of Dying, ces auteurs avaient montré comment, dans les sociétés industrielles, le mourant ne sentait plus la mort venir : il n’était plus le premier à déchiffrer les signes, ceux-ci lui étaient désormais cachés ; médecins et infirmières, qui seuls savaient, ne l’avertissaient pas, sauf cas exceptionnels dont on discute. Le mourant est devenu celui qui ne doit pas savoir.
Mais saurait-il qu’il va mourir, ni lui ni parfois les médecins ne savent quand, ni dans combien de temps ; le moment peut être déjà presque arrivé — coma après un accident de la route : mors subitanea et improvisa — ou prévu dans plusieurs jours, plusieurs semaines. Le temps du mourir : Time for Dying, est le sujet de l’autre livre de Glaser et Strauss.
L’attitude devant la mort a été changée non seulement par l’aliénation du mourant, mais par la variabilité de la durée de la mort ; celle-ci n’a plus sa belle régularité d’autrefois : les quelques heures qui séparaient les premiers avertissements des derniers adieux. Les progrès de la médecine ne cessent de l’allonger. Dans certaines limites, on peut d’ailleurs la raccourcir ou l’étendre : cela dépend de la volonté du médecin, de l’équipement de l’hôpital, de la richesse de la famille ou de l’État.
Mors certa, hora incerta, croyait-on jadis ; aujourd’hui, l’homme assuré d’une bonne santé vit réellement comme s’il n’était pas mortel : Caïus sans doute, mais pas lui. En revanche s’il tombe malade, le personnel hospitalier le situe par rapport à sa mort, quand celle-ci est certaine. Le malade est entretenu dans l’illusion de la mors incerta, mais le personnel hospitalier prévoit bien l’heure certaine, et il établit, à la suite du diagnostic, la dying trajectory, comme disent les auteurs. Si la dying trajectory a été bien définie, il suffit au malade de s’y conformer, et alors tout ira bien, c’est-à-dire que l’équilibre moral du milieu hospitalier ne sera pas troublé. Il y aura au contraire état de crise, c’est-à-dire émotion perturbatrice à l’hôpital, si le malade a la mauvaise grâce de mourir autrement qu’il a été prévu, soit par une ruse de la nature, soit par sa faute quand il trompe la surveillance et détruit volontairement l’appareil savant qui le prolonge contre son gré.
Cependant, les auteurs reconnaissent que, même si la dying trajectory est scrupuleusement observée, la mort n’arrive pas à l’heure prévue — hora certa — sans compromettre la dignité du mourant, pauvre chose hérissée de tubes, sans heurter la sensibilité d’une famille épuisée par l’attente, et, à la fin, sans démoraliser infirmiers et médecins. Le mourant n’est plus qu’un objet privé de volonté et souvent de conscience mais un objet bouleversant, et d’autant plus bouleversant que l’émotion n’est pas avouée. Car si le personnel hospitalier sait bien l’heure de la mort, il ne la dit pas. D’après nos auteurs, médecins et infirmiers n’en parleraient entre eux qu’à demi-mot, par allusion, comme s’ils avaient peur d’être compris : hora certa, sed tacita.
La mort a reculé et elle a quitté la maison pour l’hôpital : elle est absente du monde familier de chaque jour. L’homme d’aujourd’hui, faute de la voir assez souvent et de près, l’a oubliée : elle est devenue sauvage, et, malgré l’appareil scientifique qui l’habille, elle trouble plus l’hôpital, lieu de raison et de technique, que la chambre de la maison, lieu des habitudes de la vie quotidienne.
Une meilleure information psychosociologique permettra-t-elle au personnel médical de domestiquer la mort, de l’enfermer dans un nouveau rituel, inspiré par le progrès des sciences humaines ? Les auteurs le pensent très sérieusement.
B. G. Glaser et A. L. Strauss, Time for Dying, Chicago, Aldine, 1968 ; nous avons rendu compte de cet ouvrage dans la Revue française de sociologie, 10 (3), 1969.