Un caractère significatif des sociétés les plus industrialisées est que la mort y a pris la place de la sexualité comme interdit majeur. C’est un phénomène récent et très récemment découvert.
Jusqu’au début du XXe siècle, la place reconnue à la mort, l’attitude devant la mort, étaient à peu près les mêmes dans toute l’étendue de la civilisation occidentale. Cette unité a été rompue après la Première Guerre mondiale. Les attitudes traditionnelles ont été abandonnées par les États-Unis et par l’Europe industrielle du Nord-Ouest ; elles ont été remplacées par un modèle nouveau d’où la mort avait été comme évacuée. En revanche, les pays à prépondérance rurale, qui étaient aussi souvent catholiques, leur sont restés fidèles. Depuis une décennie, nous voyons le modèle nouveau s’étendre à la France, en commençant par la classe intellectuelle et la bourgeoisie : il est en train de gagner les classes moyennes, malgré des résistances venues des couches populaires2.
On aurait donc pu, il y a quelques années, prévoir que le mouvement était irrésistible, commandé par les progrès de l’industrialisation, de l’urbanisation, de la rationalité. L’interdit de la mort paraissait solidaire de la modernité. On en doute aujourd’hui, ou tout au moins il apparaît que l’évolution est moins simple, qu’elle est compliquée par la conscience même qu’on commence à en prendre.
Cette prise de conscience s’est fait attendre. Pendant le dernier demi-siècle, les historiens, les spécialistes des nouvelles sciences de l’homme ont été complices de leur propre société : ils se sont dérobés, autant que l’homme quelconque, à une réflexion sur la mort. Le silence a été rompu pour la première fois, avec éclat, par l’ethnologue Geoffrey Gorer dans une étude au titre provoquant3, puis dans un livre4 qui révélait au public l’existence d’un trait profond, et jusqu’alors soigneusement caché, de la culture moderne.
En réalité, l’œuvre de Gorer était aussi le signe d’un changement dans cette culture. Tant que l’interdit de la mort avait été spontanément accepté, il avait aussi échappé à l’observation des hommes de science, des ethnologues, des sociologues, des psychologues, comme s’il allait de soi, comme une banalité qui ne valait pas qu’on lui fasse un sort. Sans doute est-il devenu un sujet d’étude juste au moment où il commençait à faire question.
L’œuvre de Gorer est à l’origine d’une littérature abondante, à laquelle appartient The Dying Patient : ce livre collectif contient d’ailleurs in fine une bibliographie de 340 titres postérieurs à 1955 et surtout à 1959, date du livre pionnier de H. Feifel5. Cette bibliographie, qui se limite aux publications de langue anglaise de sociologie, de psychologie, d’ethnologie et de psychiatrie, et qui laisse de côté tout ce qui concerne les funérailles, les cimetières, le deuil, le suicide, sera peut-être utile au chercheur français. Elle est d’abord un témoignage à la fois de l’intérêt porté désormais en Amérique au problème de la mort et d’une certaine contestation d’un modèle qu’on croyait imposé par la modernité.
Nous serions bien en peine d’en faire autant pour les publications de langue française, malgré l’avance de l’historiographie française dans les études de mentalité : on en aurait vite fini avec quelques titres6, et cette pénurie est, elle aussi, significative. Sans doute sommes-nous encore au creux de l’interdit. La contestation a donc commencé aux États-Unis et par les intellectuels : des ethnologues, des psychologues, des sociologues et même des médecins. On remarquera le double silence des hommes d’Église, qui avaient autrefois le quasi-monopole de la mort et du discours sur la mort, et des hommes politiques.
Nous savons cependant qu’aux États-Unis cette contestation n’est plus limitée aux intellectuels. Passe encore pour le livre d’humeur de Jessica Mitford, The American Way of Death, qui peut être interprété comme une réaction d’intellectuel contre le « rêve de l’Amérique ». Mais nous apprenons aujourd’hui que le président Nixon a reçu à la Maison Blanche une délégation venue défendre le droit pour chaque homme de choisir sa propre mort, à partir d’un certain âge. Il y a quelque chose de changé. Les signes anciens de la mort, squelettes hideux ou gisants sereins, avaient été une bonne fois chassés du monde moderne. Mais voici que la mort reparaît sous l’aspect aussi insolite du grabataire hérissé de tubes et d’aiguilles, condamné à des mois et des années d’une vie inférieure.
The Dying Patient est un recueil de quatorze études inégales, dont aucune ne va vraiment au fond. Son but est de sensibiliser le monde des hôpitaux, des asiles, des médecins, à la grande misère des morts solitaires et négligés : un but pratique. Sa valeur sociologique et scientifique me paraît plutôt mince, faute d’un effort suffisant pour élargir le sujet et en proposer une théorie. En revanche, sa valeur de document est grande : un excellent témoignage sur l’attitude actuelle, devant la mort, de la société américaine, ou, du moins, de sa classe intellectuelle : un document qu’il faut lire en prenant garde à ce qu’il écarte autant qu’à ce qu’il retient.
Dans le modèle que leur présente la société américaine et que caractérise l’interdit de la mort, les auteurs distinguent une part qu’ils acceptent : the death, et une part qu’ils contestent : the dying. Cette distinction est très importante.
Il ne reste donc plus rien chez eux des réserves de Gorer et de Mitford à l’égard de l’American Way of Death. Ils sont satisfaits de la manière dont la société américaine assume la disparition physique des morts : la préparation des corps par les morticians, l’exposition dans les funeral homes, les services religieux pour la consolation des survivants. Il faut reconnaître que la situation américaine est originale : les rites des funérailles y sont un compromis entre, d’une part, les manifestations solennelles et traditionnelles de l’incertitude de la vie, de l’espoir eschatologique, de la douleur (deuil) des survivants, et, d’autre part, l’expédition discrète et sommaire du corps comme elle est maintenant pratiquée dans les sociétés les plus développées de l’Europe industrielle.
Ce compromis conserve l’adieu public des vivants au mort (ailleurs souvent supprimé, en Angleterre, en Hollande…), et, cependant, respecte aussi l’interdit qui pèse sur la mort. Celui qu’on visite dans les funeral parlors n’est pas un vrai mort, qui présente les signes de la mort : il est un presque-vivant, que les morticians ont maquillé et disposé pour qu’il donne encore l’illusion de la vie.
Pour nos auteurs, cette situation est satisfaisante ; ils admettent donc que la société américaine a bien résolu les problèmes psychologiques et sentimentaux soulevés par les funérailles et le deuil, et trouvé des formules qui répondaient aux inquiétudes des hommes d’aujourd’hui et réussissaient à les apaiser. La société dans sa sagesse a produit des moyens efficaces de se protéger des tragédies quotidiennes de la mort, afin d’être libre de poursuivre ses tâches sans émotions ni obstacles.
Une fois mort, tout va donc bien dans le meilleur des mondes. En revanche, il est difficile de mourir. La société prolonge le plus longtemps possible les malades, mais elle ne les aide pas à mourir. A partir du moment où elle ne peut plus les maintenir, elle y renonce — technicalfailure, business lost — ils ne sont plus que les témoins honteux de sa défaite. On essaie d’abord de ne pas les traiter comme des mourants authentiques et reconnus, et ensuite on se dépêche de les oublier — ou de faire semblant.
Certes, il n’a jamais été vraiment facile de mourir, mais les sociétés traditionnelles avaient l’habitude d’entourer le mourant et de recevoir ses communications jusqu’à son dernier souffle. Aujourd’hui, dans les hôpitaux et les cliniques en particulier, on ne communique plus avec le mourant. Il n’est plus écouté comme un être de raison, il est seulement observé comme un sujet clinique, isolé quand on peut, comme un mauvais exemple, et traité comme un enfant irresponsable dont la parole n’a ni sens, ni autorité. Sans doute bénéficie-t-il d’une assistance technique plus efficace que la compagnie fatigante des parents et des voisins. Mais il est devenu, quoique bien soigné et longtemps conservé, une chose solitaire et humiliée.
Les mourants n’ont plus de statut et par conséquent plus de dignité. Ils sont des clandestins, marginal men, dont on commence à deviner la détresse. C’est l’avantage des sciences humaines d’avoir révélé cette détresse malgré le silence des médecins, des ecclésiastiques, des politiques.
Pour expliquer ce changement, nos auteurs font appel à deux séries de faits de mentalité : tout d’abord historiques, ensuite prospectifs.
Le mourant n’a plus de statut parce qu’il n’a plus de valeur sociale : c’est pourquoi les death bed pronouncements ne sont plus pris au sérieux. Autrefois le mourant gardait sa valeur jusqu’au bout et même au-delà puisqu’il l’emportait avec lui dans une vie future à laquelle on croyait. La diminution des croyances religieuses et, dans les religions de salut, l’effacement de l’eschatologie auraient enlevé toute crédibilité aux radotages d’un homme déjà presque annulé. Une telle analyse serait tout à fait convaincante si la seule forme de survie était le Paradis du christianisme ou des religions de salut. En réalité, les choses sont plus compliquées. Déjà, dans la chrétienté du Moyen Age et de la Renaissance, il n’est pas toujours facile de distinguer la survie céleste des bienheureux et la survie assurée sur terre par la gloire, la renommée : l’une et l’autre se mêlent, elles sont solidaires. Or, elles ont ensemble à peu près disparu du monde contemporain : on s’est convaincu de la vanité de la renommée au moment où on a commencé aussi à douter de l’éternité. Mais une autre forme de survie a alors relayé celles qui avaient leur racine dans le vieux passé chrétien et païen : elle s’est manifestée au XIXe siècle par le culte, aussi bien laïque que chrétien, des tombeaux et des cimetières, elle exprime un sentiment nouveau qui avait fleuri dans l’épigraphie funéraire romaine, mais avait été ensuite tout à fait oublié pendant un millénaire : le refus de la séparation définitive, le refus de la mort de l’autre7. Alors il s’est créé une manière de survie sans surnaturel qui a été décrite admirablement par Vercors8. « Tout être cher avec lequel nous avons lié une grande intimité nous imprègne, nous transforme. Sous l’effet d’une émotion particulièrement intense, à la suite d’un décès par exemple, une dichotomie peut se produire, de sorte que le dialogue qui s’instaure alors est bien plus qu’un dialogue illusoire de soi avec soi, mais un vrai dialogue de soi avec l’autre, en tant que l’être aimé… continue de cette façon de vivre et de poursuivre en nous sa vie intellectuelle, affective et sensible, et, pour ainsi dire, de s’y développer encore pour son propre compte. »
En fait l’annulation du mourant s’est faite malgré le désir persistant de conserver sa mémoire et sa présence. Mais ce désir n’est plus reconnu comme légitime et son expression est désormais refusée aux survivants : c’est pourquoi il arrive que leur deuil sans consolation, interdit et refoulé, leur soit mortel.
La véritable raison est l’interdit lui-même, déjà analysé par Gorer, Feifel, Glaser et Strauss, mais pas encore expliqué au fond, c’est-à-dire le refus de subir l’émotion physique que provoquent la vue ou l’idée de la mort. On note que, au spectacle, on accepte seulement (jusqu’à présent, mais cela est en train de changer aux États-Unis) les formes de mort violente, qu’on peut encore croire différentes de la fin qui nous est naturellement réservée. Il appartient aux malades de ne jamais éveiller chez les médecins et les infirmières l’insupportable émotion de la mort. Ils seront appréciés dans la mesure où ils auront fait oublier à l’entourage médical (à sa sensibilité et non pas à sa raison) qu’ils vont mourir. Ainsi le rôle du malade ne peut-il être que négatif : celui du mourant qui fait semblant de ne pas mourir.
Les raisons historiques analysées ci-dessus ne sont plus tout à fait inédites. Elles commencent même à s’organiser en une sorte de vulgate qui s’ajoute aux autres contestations de la société industrielle. En revanche, des motivations nouvelles apparaissent, inspirées par l’idée qu’on se fait aujourd’hui de l’avenir, et qu’autorisent les greffes d’organe et les victoires probables ou espérées sur le cancer et les maladies de circulation.
Dans cette perspective, qui est plus ou moins admise dès maintenant, il n’y aura plus de morts prématurées. La mort arrivera à la fin d’une longue vie. Mors certa, sans doute, mais non plus hora incerta. Au contraire, hora certa et etiam praescripta.
Alors une alternative : ou bien la prolongation de la vie dans les conditions indignes, humiliantes et honteuses, de la pratique actuelle, ou bien le droit reconnu et réglementé de cesser à un moment cette prolongation. Mais qui décidera, le patient, le médecin ?
Le problème est déjà posé dans les faits. Comme on l’explique dans ce livre, chaque cas est résolu par le médecin en fonction de quatre paramètres : le respect de la vie qui pousse à la prolonger indéfiniment ; l’humanité, qui pousse à abréger la souffrance ; la considération de l’utilité sociale de l’individu (jeune ou vieux, célèbre ou inconnu, digne ou dégradé), l’intérêt scientifique du cas. La décision résulte du conflit entre ces quatre motivations. Elle est toujours prise in petto, sans que le malade y soit associé. La famille elle-même est complice et abandonne, en général, toute volonté entre les mains du médecin-magicien — quitte à se retourner plus tard contre lui.
Il resterait donc à trouver d’une part un statut pour les mourants, d’autre part une règle pour les médecins, maîtres de la vie. On y pense, et ces réflexions amènent peu à peu ceux qui s’y adonnent à retrouver le chemin, pendant un temps effacé, de la mort.
The Dying Patient, ouvrage collectif sous la direction d’Orville G. Brim, New York, Russel Sage Foundation, 1970 ; nous avons rendu compte de cet ouvrage dans la Revue française de sociologie, vol. XIV, n° 1, janv.-mars 1973, p. 125-128, sous le titre « La mort et le mourant dans notre civilisation ».
P. Ariès, « La vie et la mort chez les Français d’aujourd’hui », Ethno-psychologie, mars 1972 (27e année), p. 39-44 ; voir cet article supra, p. 157.
G. Gorer, « The Pornography of Death », loc. cit.
Id., loc. cit.
H. Feifel, op. cit.
Notons la réédition récente de l’ouvrage d’Edgar Morin, l’Homme et la Mort, op. cit., et le livre de J. Potel, Mort à voir, mort à vendre, Paris, Desclée, 1970.
P. Ariès, « Le culte des morts à l’époque moderne », loc. cit. ; voir cet article supra, p. 143.
Vercors, in Belline, La Troisième Oreille, Paris, Laffont, 1972. Résumé par Roland Jaccard dans le Monde, 8 sept. 1972.