Inconscient collectif et idées claires


Serait-ce qu’interdite dans les mœurs quotidiennes de la société postindustrielle la mort devient banale chez les intellectuels (clergé exclu) ? Les articles, les livres, les enquêtes se succèdent sur un sujet hier encore honteux et réservé aux Églises. La revue américaine Psychology Today a soumis à ses lecteurs un questionnaire sur la mort : elle a reçu 30 000 réponses, dépassant de 10 000 ses meilleurs records. La plus récente de ces manifestations est le colloque pluridisciplinaire organisé à Strasbourg au début d’octobre par le Centre de sociologie protestante de l’université, et son directeur Roger Mehls : « L’évolution de l’image de la mort dans la société et le discours religieux des Églises ». Le mot « évolution » traduit le désir des organisateurs de situer les phénomènes contemporains dans une série historique. D’où l’intervention des historiens1. En effet, comme d’autres intellectuels, ceux-ci subissent les séductions nouvelles de la mort : jusqu’à présent, ils avaient surtout retenu de la mort son aspect démographique : la mortalité. Depuis quelques années, plusieurs, sans s’être concertés, ont fait converger leurs recherches sur l’attitude devant la mort : citons, entre d’autres, M. Vovelle, F. Lebrun, P. Chaunu, E. Le Roy Ladurie… Quelques-uns étaient à Strasbourg. Leur débat n’a pas été sans doute le moment le plus fort du colloque. Son principal enseignement a plutôt porté sur les réactions d’intolérance à cet interdit de la mort qui s’est étendu dans la société postindustrielle depuis une vingtaine d’années (par exemple, le comportement actuel des vieillards étudié par Hélène Reboul). Toutefois, dans cette revue d’historiens et d’historiens en liberté, je retiendrai le problème général de méthode et d’interprétation historique posé par M. Vovelle. Dans l’étude de la mort, M. Vovelle et moi-même nous avons suivi des voies très proches mais indépendantes. Nous cheminons chacun de notre côté, sûrs de nous rencontrer aux carrefours, et alors nous nous interrogeons sur les raisons de nos temporaires divergences. L’un et l’autre, nous pensons que la mort a changé, et a changé plusieurs fois, que la mission des historiens est de situer ces changements et, entre ces changements, les longues périodes d’immobilité structurale. Dans ce but, ils doivent rassembler un ample corpus de données de toutes sortes, qu’il faut compter quand on le peut, comparer, organiser et, après, interpréter. La différence qui nous sépare parfois apparaît, non pas dans la méthode, mais dans la nature générale de l’interprétation, telle qu’elle se traduit spontanément dans nos périodisations. J’ai tendance à dévaluer l’influence des systèmes religieux et culturels : ni la Renaissance, ni les Lumières n’apparaissent dans ma périodisation comme des pics décisifs. L’Église m’intéresse plutôt comme indicateur et révélateur de sentiments inaperçus que comme groupe de pression qui aurait commandé les sentiments à leurs sources. Selon moi, les grandes dérives qui entraînent les mentalités — attitudes devant la vie et la mort — dépendent de moteurs plus secrets, plus enfouis, à la limite du biologique et du culturel, c’est-à-dire de l’inconscient collectif. Il anime des forces psychologiques élémentaires qui sont conscience de soi, désir d’être plus, ou au contraire sens du destin collectif, sociabilité, etc. M. Vovelle admet aussi l’importance de l’inconscient collectif mais il tend à reconnaître, comme il l’a montré dans son beau Mourir autrefois, plus de poids sur les mœurs que je n’en ai accordé à ce que nous avons appelé dans notre trop court débat les idées claires : doctrines religieuses, philosophies morales et politiques, effets psychologiques des progrès scientifiques et techniques et des systèmes socio-économiques. A Strasbourg, nous avons pu seulement montrer qu’il y avait problème : un problème qui apparaîtra peut-être théorique ou spéculatif ! Il détermine en fait la pratique historienne, car comment distinguer les choses, et ensuite les organiser, sans une hypothèse classificatrice ? et comment établir cette hypothèse sans une conception d’ensemble, avouée ou non2 ?


1.

P. Ariès, « Les grandes étapes et le sens de l’évolution de nos attitudes devant la mort », Colloque sur l’évolution de l’image de la mort dans la société et le discours religieux des Églises, Strasbourg, oct. 1974 ; M. Vovelle, « L’état actuel des méthodes et des problèmes et de leur interprétation », ibid. ; B. Vogler, « Attitudes devant la mort dans les Églises protestantes… », ibid. ; D. Ligou, « L’évolution des cimetières… », ibid. Ces communications sont à paraître dans les Archives des sciences sociales des religions (CNRS), n° 1, 1975.

2.

Anthinea, n° 8, août-sept. 1975, p. 3-4.