Des recherches en cours sur les attitudes devant la mort m’ont amené à relire, longtemps hélas après la première découverte, au temps ancien de mes études, le Déclin du Moyen Age, et j’ai été surpris par sa merveilleuse fraîcheur. Il faut se rappeler que ce livre a paru en France il y a quarante ans, en 1932, à une époque où l’histoire événementielle ou historisante n’avait pas capitulé et où la nouvelle histoire, celle d’aujourd’hui, se voulait d’abord, malgré quelques grands livres pionniers, économique et sociale : rappelons-nous le premier titre des Annales de Lucien Febvre et de M. Bloch. C’est seulement depuis une décennie que l’histoire des mentalités, fondée justement par Huizinga, Febvre, Bloch, auquel j’ajouterai Mario Praz1, a recruté bon an mal an un contingent de chercheurs et de « thésards » suffisant pour faire bonne figure scientifique. C’est pourtant alors, en pleine innovation de l’histoire économico-sociale, que Huizinga dénonçait ses insuffisances — ou sa suffisance : « Les historiens modernes qui, dans les documents, essayent de suivre le développement des faits et des situations à la fin du Moyen Age accordent en général peu d’importance aux idées chevaleresques, qu’ils considèrent comme un monde sans valeur réelle. » Le but de l’historien socio-économique n’aurait-il pas dû être justement de chercher, par-dessous des apparences jugées insignifiantes, les motivations profondes ? Certes, reconnaît Huizinga, « les hommes qui firent l’histoire de ces temps-là, princes, nobles, prélats ou bourgeois, ne furent pas des rêveurs, mais des hommes publics et des marchands froids et calculateurs ». Au XVe siècle, « la puissance commerciale de la bourgeoisie étayait la puissance monétaire des princes ». Toutefois, il ajoute : « Sans doute, mais l’histoire de la civilisation doit s’occuper aussi bien des rêves de beauté et de l’illusion romanesque que des chiffres de la population et des impôts. » Et en 1930 l’histoire démographique n’avait pas encore envahi nos bibliothèques ! Pour la connaissance de la civilisation d’une époque, ajoute-t-il enfin, « l’illusion même dans laquelle ont vécu les contemporains a la valeur d’une vérité2 ». Phrase qu’on dirait d’aujourd’hui, qui revendique le droit d’écrire l’histoire des illusions, des choses inaperçues, imaginaires : l’histoire dite aujourd’hui « des mentalités ».
C’est l’une de ces « illusions », l’illusion macabre, que je voudrais étudier ici, en restant fidèle à l’esprit de Huizinga, même quand je m’écarte un peu de sa lettre, et en hommage à sa mémoire. Les données macabres des XIVe-XVe siècles, Huizinga les a situées dans une série de faits constitués de données synchroniques, c’est-à-dire datées toutes d’une même époque, du XIVe au XVIe siècle. Dans une telle série, dans le corpus ainsi formé, les données macabres étaient des éléments parmi d’autres, comme les allégories, la sensibilité aux couleurs, l’émotivité, etc. Le but de Huizinga était en effet de saisir les caractères originaux de cette époque, prise dans sa totalité et considérée comme une totalité homogène. On sait qu’il est parvenu à une représentation dramatique, pathétique de cette époque. Aujourd’hui cette version noire est toujours admise. Michel Mollat et Jean Glénisson trouvent même dans les grandes pestes et dans les crises économiques sa confirmation3. D’autres historiens au contraire, comme J. Heers4, contestent ce caractère de catastrophe : grammatici certant. De plus savants feront mieux que moi le point de ce débat. Qu’il suffise ici de constater que les faits macabres sont situés par Huizinga et par les auteurs qui le suivent dans une perspective de crise.
De nos jours, Alberto Tenenti a de son côté apporté une autre contribution5. Il n’est pas facile de ramener à une formulation trop simple la diversité des analyses de Tenenti. Est-ce que je le trahis beaucoup en balisant dans son œuvre les deux directions suivantes ? D’une part, l’opposition d’un Moyen Age finissant, où la vie terrestre est considérée comme l’antichambre de l’éternité, et d’une Renaissance où la mort n’est plus l’épreuve qu’il faut gagner à tout prix, et n’est même plus toujours le début d’une vie nouvelle. D’autre part, l’opposition d’un amour passionné du monde d’ici-bas et du sentiment amer et désespéré de sa fragilité, que traduisent les signes de la mort physique. Dans tous ces systèmes de pensée, les données macabres sont situées dans leur temps et reliées aux autres données de leur temps, afin d’atteindre une meilleure compréhension de ce temps.
Le but que je vous propose ici sera différent de celui recherché par Huizinga ou Tenenti. Ces mêmes données macabres, je tenterai de les situer dans une série de faits organisés autrement. La série de Huizinga était synchronique, la mienne sera diachronique, c’est-à-dire constituée de données ressemblant aux données macabres du XVe siècle, mais les unes antérieures, les autres postérieures. Disons plus simplement que je voudrais esquisser une histoire comparée des thèmes macabres dans une longue durée, du XIIIe au XVIIIe siècle. Nous partirons néanmoins toujours du XVe siècle. Quand on parle de thèmes macabres, on se reporte spontanément au XVe siècle, un peu avant, un peu après, parce que c’est à cette époque que les historiens les ont repérés et analysés, c’est pour comprendre cette époque qu’ils les ont interprétés. Il suffira donc de rappeler brièvement les éléments du corpus déjà réuni par les historiens. Nous le compléterons ensuite en amont vers le XIIIe siècle, en aval vers les XVIIe-XVIIIe siècles, avant de revenir au XVe siècle pour présenter un essai d’explication, et enfin nous nous reporterons au début du XIXe siècle pour saisir l’évolution à son terme.
Le corpus de base a été constitué à partir de deux sortes de sources : les sources iconographiques et les sources littéraires. Les sources iconographiques sont d’abord les plus connues, quoique peut-être pas les plus significatives : les tombeaux à transis, où les défunts sont représentés mangés par les vers, en cours de décomposition. Notons, cela est important, que de tels monuments sont peu nombreux et assez localisés. La majorité des tombeaux suivaient d’autres modèles, d’autres canons. Ensuite, les danses macabres et les triomphes de la mort : des fresques destinées à la décoration des charniers, c’est-à-dire des cimetières. Elles ont été très étudiées. Enfin, les illustrations de l’office des morts, dans les « Heures ». On rattachera à ces peintures de manuscrits souvent très frappantes, les gravures de bois des artes moriendi, manuels de préparation dévote à la bonne mort.
Après les sources iconographiques, les sources littéraires. Sermons et poèmes comme ceux de Deschamps, de Chastellain, de Villon jusqu’à Ronsard. Parmi ces poètes, les uns pourraient être considérés comme des illustrateurs de l’iconographie macabre, car ils ne lui ajoutent rien. D’autres vont plus loin parce qu’ils établissent une relation impressionnante entre la décomposition du corps après la mort et les conditions les plus habituelles de la vie. Ils montrent, sous la peau du vivant qui se croit en bonne santé, les organes horribles, les liquides infects, les « puces et cirons » qui, le jour de la mort, triompheront du corps et le feront disparaître. Ces poètes donnent une importance particulière aux descriptions de la maladie et de l’agonie.
Mais il est remarquable qu’ils ne seront pas suivis, ni imités, par les artistes, peintres ou sculpteurs. Ceux-ci hésitent au contraire à représenter les signes extrêmes de la souffrance et de l’agonie. Le gisant au lit malade des artes moriendi ne montre pas qu’il est à la dernière extrémité. Ce n’est donc pas l’homme en train de mourir que retient d’une manière générale l’imagerie du XVe siècle. Le caractère original qui est commun à toutes ses manifestations, iconographiques et littéraires, et qui est essentiel, est la décomposition. C’est-à-dire qu’on veut alors montrer ce qui ne se voit pas, ce qui se passe sous la terre et qui est le plus souvent caché aux vivants. Bien entendu les écrivains spirituels des XIIe et XIIIe siècles, les auteurs ascétiques du contemptus mundi n’avaient pas manqué d’évoquer la destruction à laquelle étaient destinés les corps les plus beaux, les carrières les plus glorieuses : ubi sunt… Mais jamais encore l’image du « sac d’excréments » n’avait eu un tel retentissement dans la sensibilité. La thématique, à l’origine pieuse, a changé de caractère ; Huizinga reconnaît qu’elle est « très éloignée d’une véritable aspiration religieuse ». Il est donc hors de doute que nous nous trouvons alors devant un trait nouveau de mentalité : « profond découragement causé par l’humaine misère », écrit Huizinga. Il nous met sur la voie ; nous y reviendrons après avoir comparé les données macabres du XVe siècle à celles qui l’ont précédé et suivi. D’abord à celles qui l’ont précédé.
Laissons de côté les précurseurs religieux anciens du contemptus mundi, du memento mori, et attachons-nous plutôt à la représentation habituelle de la mort et au réalisme de cette représentation. Deux observations s’imposent. La première est suggérée par un grand changement de la coutume funéraire qui doit se situer vers le XIIIe siècle et un peu avant. Jusqu’au XIIe siècle, et encore longtemps après dans les pays méditerranéens comme la France méridionale et l’Italie, le mort était transporté directement au sarcophage de pierre où il sera déposé, le visage découvert, même si, quand il était riche et puissant, il était enveloppé dans un tissu précieux. Or, à partir du XIIIe siècle, le visage du mort est dérobé aux regards, soit que le corps soit cousu dans le linceul, soit qu’il soit enfermé dans un « sarceu » de bois ou de plomb : un cercueil. On prit l’habitude, prévue depuis déjà longtemps dans les rituels, mais certainement rarement suivie dans la pratique commune, de déposer le corps devant l’autel pendant au moins une des trois hautes messes prévues pour le salut de son âme. Le cercueil déjà fermé était encore dissimulé sous un tissu ou pallium (poêle) et, en outre, sous un échafaud de bois qui n’a guère changé jusqu’à nos jours et que depuis le XVIIe siècle nous appelons catafalque (de l’italien catafalco), mais qu’on appelait auparavant ou chapelle ou plus souvent représentation. Chapelle, parce qu’il était entouré d’un luminaire comme l’autel d’une chapelle. Représentation, parce qu’il avait été, dans le cas des grands de ce monde, surmonté d’une statue de bois et de cire qui représentait le défunt à la place de son cadavre. La statue est restée en usage jusqu’au début du XVIIe siècle, lors des funérailles royales. Ailleurs, dans les funérailles plus simples, le catafalque en tenait lieu, et encore à la fin du XVIIe siècle le mot « représentation » est utilisé dans les testaments ou dans les textes de fondations pieuses comme synonyme de catafalque.
On a donc, autour du XIIIe siècle, reculé devant la vue du cadavre et devant l’exposition du cadavre dans l’église. Notons en passant que les pays où le corps est resté longtemps découvert, comme l’Italie, ont été aussi les plus réfractaires aux courants macabres du XVe siècle, c’est-à-dire à la représentation du transi ou de la momie.
La seconde observation est suggérée par la pratique des masques mortuaires qui apparaît au XIIIe siècle. Elle est d’ailleurs liée à celle de la représentation. On prélève le masque sur le visage du mort pour que la représentation soit tout à fait ressemblante. Il servait aussi à obtenir la ressemblance du portrait du défunt sur son tombeau. Après la mort de Saint Louis, pendant le retour en France des croisés, la reine Isabelle d’Aragon mourut d’un accident de cheval en Calabre. Sur son tombeau de chair (ses os furent transportés à Saint-Denis), elle est représentée en priante, à genoux, les mains jointes, aux pieds de la Vierge ; quoique son attitude appartienne à la vie, sa figure est celle d’une morte, laide, la joue déchirée par la chute et mal raccommodée par un point de suture parfaitement visible, les yeux fermés. Cette œuvre montre à l’évidence que les traits cadavériques n’étaient pas reproduits pour faire peur, comme un objet d’horreur, un memento mori, mais qu’ils étaient reproduits comme la photographie instantanée et réaliste du personnage. Nous disons encore aujourd’hui qu’un portrait est pris sur le vif. On le prenait alors sur le mort et on ne voyait pas de différence : c’était toujours pour faire vivant.
L’époque dite macabre des XIVe-XVe siècles n’a rien changé à cette pratique. Il existait à Saint-Sernin de Toulouse des statues de terre cuite représentant les anciens comtes de Toulouse. Elles dataient du début du XVIe siècle, et les figures étaient obtenues à partir de masques mortuaires. On les appelait « les momies des comtes », mais, en pleine période de danses macabres et de transis, elles ne sont pas destinées à faire peur, seulement à rappeler le souvenir des anciens bienfaiteurs de l’Église. Il en a été de même dans les siècles suivants : ni les macabres des XVe-XVIe siècles ni les baroques du XVIIe siècle, auteurs de pompes funèbres emphatiques, n’ont cherché à revenir sur le parti adopté au XIIIe siècle d’enfermer le corps dans une boîte et de le dérober aux regards. Il n’existe peut-être pas autant de contradiction qu’on croirait entre le refus de voir le cadavre réel et la volonté de représenter le vivant avec les traits de ce même cadavre, car ce n’est pas le cadavre qu’on reconstitue, mais le vivant à l’aide des traits du mort, et enfin on demande à l’art de se substituer à la réalité brute.
Complétons maintenant notre corpus avec les données macabres postérieures au XVe siècle. Disons d’abord qu’un grand fait apparaît tout de suite : cette évocation de la mort réaliste et vraie, cette présence du cadavre lui-même, que le Moyen Age, même à son automne macabre, n’a pas tolérée, la période suivante, du XVIe au XVIIIe siècle, va les rechercher avec délectation. Elle ne les cherchera ni dans les funérailles ni dans les tombeaux. Les tombeaux ont suivi une évolution vers le dépouillement et la « néantisation », qui a un autre sens et que nous laisserons ici de côté. C’est plutôt dans le monde des fantasmes, des « illusions romanesques » comme disait Huizinga, qu’elle s’est exprimée. La mort est devenue alors, alors et non pas au XVe siècle, un objet de fascination, et les documents à ce sujet sont très nombreux et significatifs. Je ne pourrai ici que les caractériser brièvement ; ils se ramènent à deux grandes catégories, apparentées d’ailleurs l’une à l’autre, celle de l’érotisme macabre et celle du morbide.
Du XVIe au XVIIIe siècle, il s’est opéré un rapprochement nouveau dans notre culture occidentale entre Thanatos et Éros. Les sujets macabres du XVe siècle ne présentaient aucune trace d’érotisme. Voici que, dès la fin du siècle et au XVIe, ils se chargent de sens érotiques. La maigreur squelettique du cheval du cavalier de l’Apocalypse de Dürer, qui est la Mort, a laissé intacte sa capacité génitale, qu’il ne nous est pas permis d’ignorer. La Mort ne se contente pas de toucher discrètement le vif, comme dans les danses macabres, elle le viole. La Mort de Baldung Grien s’empare d’une jeune fille avec les attouchements les plus provocants. Le théâtre baroque multiplie les scènes d’amour dans les cimetières et les tombeaux. On en trouvera quelques-unes analysées dans la Littérature de l’âge baroque de Jean Rousset6. Mais il suffira d’en rappeler une plus illustre et connue de tous, l’amour et la mort de Roméo et de Juliette dans le tombeau des Capulet.
Au XVIIIe siècle, on raconte des histoires assez semblables de jeune moine couchant avec la belle morte qu’il veille, et qui, quelquefois, n’est qu’en état de mort apparente. Aussi cette union macabre risque-t-elle de ne pas être sans fruits.
Les exemples qui précèdent appartiennent au monde des choses qu’on disait alors « galantes ». Mais l’érotisme pénètre même l’art religieux, à l’insu des moralistes rigoureux qu’étaient les contre-réformateurs. Les deux saintes romaines du Bernin, sainte Thérèse et sainte Ludovica Albertoni, sont représentées au moment où elles sont ravies par l’union mystique avec Dieu, mais leur extase mortelle a toutes les apparences exquises et cruelles de la transe amoureuse. Depuis le président de Brosses, on ne peut plus s’y tromper, même si le Bernin et ses clients pontificaux étaient bien réellement dupes7.
De ces thèmes érotico-macabres, il faut rapprocher les scènes de violence et de torture que la Réforme tridentine a multipliées avec une complaisance que les contemporains ne soupçonnaient pas, mais dont l’ambiguïté nous paraît aujourd’hui flagrante, informés comme nous sommes de la psychologie des profondeurs : saint Barthélemy écorché vif par des bourreaux athlétiques et dénudés, sainte Agathe et les vierges martyres dont on « découpe menu les mamelles pendantes ». La littérature édifiante du bon évêque Camus n’hésite pas à accumuler les morts violentes et les supplices effrayants, dont il cherche, je veux bien, à tirer des leçons morales. L’un des livres de cet auteur intitulé Spectacles d’horreur est un recueil de récits noirs8. Ces quelques exemples suffiront à caractériser l’érotisme macabre.
La seconde catégorie de thèmes correspond à ce que nous entendons aujourd’hui par morbide. Nous appelons morbide un goût plus ou moins pervers, mais dont la perversité n’est ni avouée ni consciente, pour le spectacle physique de la mort et de la souffrance. Du XVIe au XVIIIe siècle, le corps mort et nu est devenu à la fois un objet de curiosité scientifique et de délectation morbide. Il est difficile de faire le partage de la science froide, de l’art sublimé (le nu chaste) et de la morbidité. Le cadavre est le sujet complaisant des leçons d’anatomie, l’objet de recherches sur les couleurs du début de la décomposition, qui ne sont pas horribles ni répugnantes, mais qui sont des verts subtils et précieux, chez Rubens, Poussin et combien d’autres.
Sur les tombeaux où subsistent des corps nus le cadavre n’est plus le premier état de la décomposition : il est une image de la beauté. Les beaux nus d’Henri II et de Catherine de Médicis par Germain Pilon ont remplacé les transis rongés de vers.
Les planches d’anatomie n’étaient pas réservées à une clientèle médicale ; elles étaient recherchées par les amateurs de beaux livres. De même la dissection était-elle pratiquée en dehors des amphithéâtres. Des amateurs avaient des cabinets de dissection, où ils collectionnaient des hommes en veines, en muscles. Le marquis de Sade raconte, dans un livre tout à fait décent, inspiré par un fait divers, comment la marquise de Ganges, séquestrée dans un château, parvint à s’évader de sa chambre, la nuit, et comment elle tomba par hasard sur un cadavre ouvert. Au temps de Diderot, on se plaignait dans la grande Encyclopédie que les cadavres disponibles étaient accaparés par ces riches amateurs et qu’il n’en restait plus pour les usages médicaux.
Cette fascination du corps mort, si frappante au XVIe siècle, puis à l’âge baroque, plus discrète à la fin du XVIIe siècle, s’exprime au XVIIIe siècle avec l’insistance d’une obsession. Les cadavres deviennent l’objet de manipulations étranges. A l’Escorial pour les infants d’Espagne, mais aussi aux Capucins de Toulouse, pour les trépassés ordinaires, les cadavres sont changés de place pour être séchés, momifiés, conservés. On pense, malgré toutes les énormes différences, aux retournements des morts à Madagascar. A Toulouse, les cadavres retirés des cercueils séjournaient un certain temps au premier étage du clocher, et un narrateur complaisant raconte comment il a vu des moines les descendre sur le dos. Ainsi momifiés, les morts pouvaient être exposés à la vue dans des cimetières décorés à la manière des rocailles, mais avec des os. Les lustres, les ornements y étaient composés avec de petits os. On peut encore voir de tels spectacles au cimetière de l’église des Capucins et à Santa Maria della Morte à Rome, ou aux catacombes de Palerme.
Après ce rapide examen du corpus macabre de la période moderne, on peut se demander ce qu’aurait pensé un Freud un siècle plus tôt. Mais, en fait, ce Freud-là a existé, il s’appelle le marquis de Sade, et la simple citation de son nom suffit à montrer où nous a conduit l’enchaînement des faits éroticomacabres et morbides. La mort a alors cessé d’être considérée comme un événement sans doute redoutable, mais trop inséparable du monde de tous les jours pour ne pas être familière et acceptée. Quoique toujours familière et acceptée dans la pratique quotidienne de la vie, elle a cessé de l’être dans le monde de l’imaginaire où se préparaient les grands changements de la sensibilité.
Ainsi que l’a montré l’un de nos écrivains maudits, Georges Bataille9, la littérature érotique du XVIIIe siècle, et j’y ajouterai celle du XVIIe siècle, a rapproché deux transgressions de la vie régulière et ordonnée en société : l’orgasme et la mort.
La débauche et la mort sont deux aimables filles
Et la bière et l’alcove en blasphèmes fécondes
Vous offrent tour à tour, comme de bonnes sœurs,
De terribles plaisirs et d’affreuses douceurs.
BAUDELAIRE
La nouvelle sensibilité érotique du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, dont Mario Praz a été l’historien, a retiré la mort de la vie ordinaire et lui a reconnu un rôle nouveau dans le domaine de l’imaginaire, rôle qui persistera à travers la littérature romantique jusqu’au surréalisme. Ce déplacement vers l’imaginaire a introduit dans les mentalités une distance qui n’existait pas auparavant entre la mort et la vie ordinaire.
Maintenant que nous avons parcouru la longue série des données macabres du XIIe au XVIIIe siècle, nous pouvons revenir à notre point de départ, au XVe siècle et par conséquent aux analyses de Huizinga. Il semble que le macabre du XVe siècle, ainsi mis en situation à l’intérieur d’une très longue durée, nous apparaît sous un éclairage un peu différent de celui de la tradition historiographique. Nous comprenons d’abord, après ce que nous avons dit du XIIe et du XIIIe siècle, qu’il n’est pas l’expression d’une expérience particulièrement forte de la mort, dans une époque de grande mortalité et de grande crise économique. Sans doute l’Église et surtout les ordres mendiants se sont-ils servis des thèmes macabres, devenus populaires pour d’autres raisons, que nous allons voir, et ils les ont détournés dans un but pastoral, afin de provoquer la peur de la damnation.
Peur de la damnation et non pas peur de la mort, comme dit M. Le Goff10. Quoique ces images de la mort et de la décomposition aient été utilisées pour éveiller cette peur, elles lui étaient pourtant à l’origine étrangères. Elles ne signifiaient au fond ni la peur de la mort ni celle de l’au-delà. Elles étaient plutôt le signe d’un amour passionné de la vie et de la conscience douloureuse de sa fragilité, au seuil de la Renaissance : où l’on retrouve l’une des directions de Tenenti.
Pour moi, les thèmes macabres du XVe siècle expriment d’abord le sentiment aigu de l’échec individuel. Huizinga l’a bien saisi quand il écrit : « Est-elle vraiment pieuse la pensée qui s’attache si fort au côté terrestre de la mort ? N’est-elle pas plutôt une réaction contre une excessive sensualité ? » Excessive sensualité, ou plutôt cet amour passionné de la vie dont je parlais à l’instant en me référant à Tenenti. « Est-ce la peur de la vie qui traverse l’époque [plutôt que la peur, je dirais : la conscience de l’échec de la vie], le sentiment de désillusion et de découragement11 ? »
Pour bien comprendre cette notion de désillusion, d’échec, il faut prendre du recul, laisser un moment de côté les documents du passé et la problématique des historiens et nous interroger nous-mêmes, hommes du XXe siècle. Tous les hommes d’aujourd’hui, je crois, éprouvent à un moment de leur vie le sentiment plus ou moins fort, plus ou moins avoué ou refoulé, d’échec : échec familial, échec professionnel… Chacun a entretenu depuis sa jeunesse des ambitions, et il s’aperçoit un jour qu’il ne les réalisera jamais. Il a raté sa vie. Cette découverte, parfois lente, souvent brutale, est une terrible épreuve qu’il ne surmontera pas toujours. Sa désillusion peut le mener à l’alcoolisme, au suicide. Le temps de l’épreuve arrive en général vers la quarantaine, parfois plus tard, et quelquefois maintenant plus tôt, hélas ! Mais il est toujours antérieur aux grandes défaillances physiologiques de l’âge, et à la mort. L’homme d’aujourd’hui se voit un jour comme un raté. Il ne se voit jamais comme un mort. Ce sentiment d’échec n’est pas un trait permanent de la condition humaine. Même dans nos sociétés industrielles il est réservé aux hommes, je veux dire aux mâles, et les femmes ne le connaissent pas encore. Il était inconnu du premier Moyen Age. Il est incontestable qu’il apparaît dans les mentalités au cours du second Moyen Age, à partir du XIIe siècle, d’abord timidement, et il s’impose jusqu’à l’obsession dans le monde avide de richesses et d’honneurs du XIVe au XVe siècle.
Mais il s’exprime alors autrement qu’aujourd’hui. L’homme d’aujourd’hui n’associe pas son amertume à sa mort. Au contraire l’homme de la fin du Moyen Age identifiait son impuissance à sa destruction physique, à sa mort. Il se voyait en même temps raté et mort, raté parce que mortel et porteur de mort. Les images de la décomposition, de la maladie, traduisent avec conviction un rapprochement nouveau entre les menaces de la décomposition et la fragilité de nos ambitions et de nos attachements. Cette conviction si profonde donne à l’époque ce « sentiment de mélancolie », intense, poignante, qu’évoque si bien Huizinga. La mort était alors chose trop familière, qui n’effrayait pas. Ce n’est pas par elle-même, mais par son rapprochement avec l’échec, qu’elle est devenue émouvante. Cette notion d’échec doit donc retenir toute notre attention.
Qui dit échec dit programme, plan d’avenir. Pour qu’il y ait programme il a fallu considérer une vie individuelle comme l’objet d’une prévision volontaire. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Il n’en était pas encore ainsi au XVe siècle pour la plus grande masse de la société, qui ne possédait rien. Chaque vie de pauvre était toujours un destin imposé, sur lequel il n’avait pas de prise. En revanche, depuis le XIIe siècle environ, nous voyons monter l’idée qu’on possède une biographie à soi, et qu’on peut agir jusqu’au dernier moment sur sa propre biographie. On en écrit la conclusion au moment de sa mort. Et il s’est ainsi créé une relation fondamentale entre l’idée de sa mort et l’idée de sa propre biographie. Toutefois, prenons-y garde sans crainte de nous répéter, la mort ne faisait alors ni peur ni plaisir comme cela arrivera au XVIIe et au XVIIIe siècle. Elle était d’abord très sèchement le moment des comptes, où on fait le bilan (la balance) d’une vie. C’est pourquoi la première manifestation symbolique de la relation entre l’idée de la mort et la conscience de soi a été l’iconographie du jugement, où la vie est pesée et évaluée. Jugement dernier d’abord, et puis jugement particulier dans la chambre même de l’agonisant. Ce sentiment de soi a mûri, et il a abouti à ce fruit d’automne, pour parler comme Huizinga, où l’amour passionné des choses et des êtres, l’avaritia, est rongé et détruit par la certitude de leur brièveté. « Il faut laisser maisons et vergers et jardins »… Ainsi c’est au terme d’une poussée de deux siècles d’individualisme que la mort a cessé d’être finis vitae, liquidation des comptes, et qu’elle est devenue la mort physique, charogne et pourriture, la mort macabre. Elle ne le restera pas longtemps. L’association entre la mort, l’individualité, la pourriture va se relâcher au cours du XVIe siècle.
Il serait facile de montrer comment, à partir du XVIe siècle, les représentations macabres vont perdre leur charge dramatique, devenir banales et presque abstraites. Le transi est remplacé par le squelette, et le squelette lui-même se divise le plus souvent en petits éléments, crânes, tibias, os, ensuite recomposés en une sorte d’algèbre. Cette seconde floraison macabre des XVIIe et XVIIIe siècles traduit un sentiment du néant bien éloigné du douloureux regret d’une vie trop aimée, tel qu’il parait à la fin du Moyen Age. Les mêmes images peuvent avoir des sens différents. C’est que les images de la mort physique ne traduisent pas encore un sentiment profond et tragique de la mort. Elles sont seulement utilisées comme des signes pour exprimer un sens nouveau et exalté de l’individualité, de la conscience de soi.
Il faudra sans doute attendre bien plus tard, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, pour que la mort fasse vraiment peur, et alors on cessera de la représenter. Il serait intéressant, même pour l’intelligence de l’attitude devant la mort au XVe siècle, de comprendre l’originalité de la mort romantique. Elle apparaît suffisamment dans les documents du corpus que nous avons analysés pour que nous puissions, avant de conclure, indiquer quelques-uns de ses traits.
Nous avons fait deux importantes constatations. D’une part, comment le Moyen Age tout entier, même à son terme, vivait dans la familiarité de la mort et des morts. D’autre part, comment, à la fin du XVIIIe siècle, la mort avait été considérée, au même titre que l’acte sexuel, comme une rupture à la fois attirante et terrible de la familiarité quotidienne. C’est un grand changement dans les relations de l’homme et de la mort.
Sans doute ce changement a-t-il été observé seulement dans le monde de l’imaginaire. Mais il est ensuite passé dans le monde des faits délibérés, non sans d’ailleurs une très grande altération. Il existe en effet un pont entre les deux mondes, c’est la peur d’être enterré vivant et la menace de la mort apparente. Celles-ci apparaissent dans les testaments de la seconde moitié du XVIIe siècle et elles durent jusqu’au milieu du XIXe siècle. On entendait par mort apparente un état très différent de notre coma actuel. C’était un état d’insensibilité qui ressemblait à la mort, mais aussi bien à la vie. La vie et la mort y étaient également apparentes et confondues. Ce mort-là pouvait éveiller le désir, mais ce vivant pouvait aussi être enfermé dans la prison du tombeau et se réveiller dans d’indicibles souffrances. Voilà qui a fait grand-peur, quoique les probabilités de tels accidents dussent être rares. Mais en réalité on trahissait ainsi une angoisse plus fondamentale. Jusqu’alors la société intervenait de toutes ses forces pour maintenir la rassurante familiarité traditionnelle. La peur de la mort apparente a été la première forme avouée, acceptable, de la peur de la mort.
Cette peur de la mort s’est ensuite manifestée par la répugnance à représenter d’abord, à imaginer ensuite le mort et son cadavre. Les fascinations des corps morts et décomposés n’ont pas persisté dans l’art et la littérature romantique et postromantique, sauf quelques exceptions dans la peinture belge et allemande. Mais l’érotisme macabre est bien passé dans la vie ordinaire, non pas certes avec ses caractères troublants et brutaux, mais sous une forme sublimée, peut-être difficile à reconnaître : l’attention donnée à la beauté physique du mort. Cette beauté a été l’un des lieux communs des condoléances, l’un des thèmes des conversations banales devant la mort au XIXe siècle et presque jusqu’à nos jours. Les morts sont devenus beaux dans la vulgate sociale quand ils ont commencé à faire vraiment peur, une peur si profonde qu’elle ne s’exprime pas, sinon par des interdits, c’est-à-dire des silences. Désormais il n’y aura plus de représentations de la mort.
Ainsi les images de la mort traduisent-elles les attitudes des hommes devant la mort dans un langage ni simple ni direct, mais plein de ruses et de détours. Nous pouvons en guise de conclusion résumer leur longue évolution en trois étapes significatives :
1) A la fin du Moyen Age, les images macabres signifiaient, comme l’ont pensé Huizinga et Tenenti, amour passionné de la vie et en même temps, comme je le crois, fin d’une prise de conscience, commencée au XIIe siècle, de l’individualité propre à chaque vie d’homme.
2) Du XVIe au XVIIIe siècle, des images érotiques de la mort attestent la rupture de la familiarité millénaire de l’homme et de la mort. Comme l’a dit La Rochefoucauld, l’homme ne peut plus regarder en face ni le soleil ni la mort.
3) A partir du XIXe siècle, les images de la mort sont de plus en plus rares et elles disparaissent complètement au cours du XXe siècle, et le silence qui s’étend désormais sur la mort signifie que celle-ci a rompu ses chaînes et est devenue une force sauvage et incompréhensible12.
M. Praz, The Romantic Agony, Londres, 1933.
J. Huizinga, op. cit., p. 98.
M. Mollat, Genèse médiévale de la France moderne, XIVe-XVe siècles, Paris, Arthaud, 1970 ; J. Glénisson et al., Textes et Documents d’histoire du Moyen Age, XIVe-XVe siècles. I. Perspectives d’ensemble : les « crises » et leur cadre, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, coll. « Regards sur l’Histoire », 1970.
J. Heers, op. cit., 1970 (3e éd.), p. 118-121, 231-233, 321-326 et passim.
A. Tenenti, La Vie et la Mort à travers l’art du XVe siècle, op. cit. ; du même auteur, Il Senso della morte…, op. cit.
J. Rousset, op. cit.
C. de Brosses, Lettres historiques et critiques sur l’Italie, Paris, an VIII [1799].
R. Godenne, « Les Spectacles d’horreur de J.-P. Camus », XVIIIe siècle, 1971, p. 25-35.
G. Bataille, Le Mort, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971, vol. IV ; du même auteur, l’Érotisme, op. cit.
J. Le Goff, op. cit., p. 397.
J. Huizinga, op. cit., p. 144.
Cet article a été publié dans Bijdragen en mededelingen Betreffende de geschiendenis der Nederlanden, Colloque Huizinga, Gravenhage, 1973, 88 (2), p. 246-257.