Cet article propose quelques réflexions sur la naissance du sentiment moderne de la famille, inspirées par les clauses pieuses des testaments et par les tombeaux.
Mais, d’abord, de quelle « famille » s’agit-il ? Il ne s’agit ni de la famille patriarcale, étendue à plusieurs ménages ou à plusieurs générations, et qui n’a peut-être existé qu’exceptionnellement, ni de la famille nucléaire contemporaine, réduite aux parents et aux enfants encore dépendants.
Une fable de La Fontaine (livre IV, 22) dit bien ce qu’on entendait par famille dans les années 1660 où elle fut composée.
L’alouette a fait son nid dans les blés un peu tard dans la saison et elle guette le jour de la moisson pour « déloger tous sans trompette ». Elle charge les oisillons de bien écouter les propos du maître du champ, quand il fait le tour du propriétaire avec son fils :
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Les blés sont mûrs, dit-il, allez chez nos amis
Les prier que, chacun apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.
Le groupe des amis est le premier qui est invité. Il est trop lointain et trop indifférent :
L’aube du jour arrive et d’amis point du tout.
Le maître a compris qu’il ne pouvait pas compter sur ses amis. Cependant, l’amitié jouait alors dans les vies un rôle plus grand que de nos jours, et dans les testaments on témoignait aux amis une considération égale à celle due aux parents. Un testateur de 1646 prie sa femme et ses enfants « de prendre l’advis et conseil [pour la sépulture et l’enterrement] en toute l’affaire de Messieurs [illisible], ses bons amis, lesquels il supplie très humblement, comme ils luy ont fait l’honneur de l’aymer vivant, qu’après sa mort ils ayent agréable de continuer cette affection envers les siens… ».
La négligence des amis était faute grave et pas commune. Le maître doit passer outre :
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose.
Il est clair que ces parents n’habitent pas avec le maître et son fils (« allez chez nos parents »), mais ils peuvent être très proches par le sang ou l’alliance. Aussi comprend-on l’épouvante des petits oiseaux : « Il a dit : ses parents. » Mais les parents non plus ne sont pas venus. Le maître alors tire la morale et dit à son fils qui l’accompagne toujours :
Il n’est meilleur ami ni parent que soi-même
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu’il faut faire ? Il faut qu’avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun notre faucille…
Le texte est clair. La famille, dans ce cas, exclut les « parents » qui vivent ailleurs, mais comprend tous ceux qui habitent sous le même toit, fils et serviteurs compris, qui dépendent du même « maître » : « notre famille ». Le maître de la famille est aussi celui du champ. Pendant longtemps on n’a pas distingué les notions, aujourd’hui bien séparées, de paternité et de propriété, de famille et de patrimoine. La Fontaine au XVIIe siècle faisait la même confusion que saint Jérome au IVe. Celui-ci traduisait par pater familias le mot grec oikodespotes, littéralement maître de la maison. Le pater familias de la Vulgate n’est pas nécessairement un père de famille, au sens d’aujourd’hui, mais un possesseur d’hommes et de biens : le maître de la vigne. Il faut en conclure qu’un pauvre ne pouvait être pater familias.
Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le style et le ton des testaments ont changé, et aussi leur fonction : ce changement est en relation avec le sentiment de famille.
Jusqu’au début du XVIIIe siècle, cette fonction était ce qu’elle n’avait pas cessé d’être depuis le Moyen Age : religieuse. Le but du testament était de contraindre l’homme à penser à la mort quand il était encore temps. Sans doute, au XVIIe siècle, le testament n’était plus enregistré par les curés, on ne le considérait plus tout à fait comme un suffisant « passeport pour le ciel1 », et on n’interdisait plus la terre d’Église au mort intestat, comme à un excommunié. Mais, si le testament n’était plus un acte presque sacramental, il restait toujours un acte religieux où le testateur exprimait, par des formalités plus spontanées qu’on ne le croit, sa foi, sa confiance dans l’intercession de « la Cour céleste », et disposait de ce qui lui était encore le plus cher : son corps et son âme. La plus longue partie du texte est toujours ad pias causas : la profession de foi, la confession des péchés et la réparation des torts, l’élection de sépulture et, enfin, les nombreuses dispositions en faveur de l’âme : messes, prières, qui commençaient dès l’agonie et étaient distribuées à dates fixes, à perpétuité. On est frappé par la minutie des détails : le testateur ne laissait rien ni au hasard ni à l’affection des siens. Tout se passe comme s’il n’avait plus confiance en personne. Certes son lit de malade était entouré de parents, d’amis « spirituels » et « charnels ». La chambre d’un mourant était un lieu public. Mais parents, amis devenaient étrangers au drame qui se passait là, et qu’ils ne voyaient pas ; ce drame mettait aux prises le mourant, le Juge divin, les accusateurs diaboliques, les saints avocats. Le mourant était bien seul. A lui seul de prendre ses garanties pour son salut, par assurance de droit, selon les clauses de ce contrat de salut qu’était le testament. Il ne peut compter que sur lui, il doit imposer ses volontés à ses héritiers, femme ou enfants, monastère ou fabrique. Avec l’âpreté du procédurier qu’était tout homme de l’Ancien Régime, il ne fait grâce d’aucun détail : ni d’un gramme de cire ni d’un De profundis. Il prescrit que les legs pieux et leur destination soient affichés dans l’église sur une matière impérissable, pierre ou laiton, pour forcer l’oubli des générations futures. Rarement le testateur s’en remet à la discrétion d’un époux, d’un ami, et, quand il le fait, c’est plutôt par volonté d’humilité et de simplicité que par confiance absolue.
Ainsi la famille ne participe-t-elle pas aux dispositions que prend le testateur pour le repos de son âme et le choix de sa sépulture. On en vient même à se demander si elle assistait toujours au service et à l’enterrement. Le deuil contraignait la veuve à rester à la maison. Pourquoi le testateur doit-il, dans certains cas, exiger la présence de ses enfants, comme si elle n’allait pas de soi ?
Quoiqu’il en soit, la famille est absente, sinon des cérémonies funéraires, du moins des clauses religieuses du testament (sauf de l’élection de sépulture, comme on verra plus loin).
Que se passe-t-il au XVIIIe siècle ? La famille n’est pas devenue apparemment beaucoup plus présente, mais son silence a un autre sens, car la fonction et le but du testament ont changé, et la famille s’est substituée au testament pour l’accomplissement des vœux pieux.
On remarque en effet que les clauses religieuses ont été expédiées en quelques phrases conventionnelles, quand elles n’ont pas disparu. Le testament n’est plus que ce qu’il est resté jusqu’à nos jours, un acte de droit privé, pour la répartition des biens du défunt.
Comment expliquer ce changement ? On pense tout de suite au progrès de l’indifférence religieuse à l’époque des Lumières. Mais nous savons que la pratique religieuse n’était alors pas moins répandue qu’au XVIIe siècle, et qu’elle l’était probablement plus qu’au XVe ou au XVIe. Les fondations religieuses restaient en effet importantes. D’autre part, il existe, en particulier dans la France méridionale, des signes indiscutables de la fidélité du XVIIIe siècle aux dévotions de la mort : presque chaque église a une chapelle de la bonne mort ou des âmes du Purgatoire, et une iconographie nouvelle du Purgatoire a été créée à cette époque2.
On ne peut donc expliquer la disparition des clauses pieuses du testament par une laïcisation anachronique du sentiment religieux.
C’est la relation entre l’homme et les siens qui a changé : l’homme qui sait sa mort prochaine a cessé d’être seul devant son destin. Les parents, la famille, qui étaient autrefois tenus à l’écart de la scène finale, ont accompagné le mourant jusqu’à son dernier réduit, et, de son côté, le mourant a accepté de partager avec eux le moment qu’il réservait autrefois à Dieu ou à soi-même. Sans doute a-t-il fallu alors un changement de l’eschatologie commune, une crainte diminuée du Jugement et de l’Enfer, ou de l’Au-delà, mais il a fallu surtout, chez le dévot comme chez l’incroyant, un changement du sentiment familial. Le mourant n’a plus la même attitude de méfiance à l’égard de ses proches : il n’a plus besoin de garanties légales, de témoins, de notaire, pour assurer le respect de ses dernières volontés, du moins de celles qui concernent son corps et son âme (pour ses biens, les anciennes précautions sont toujours légitimes !). Il suffisait que ses volontés aient été oralement exprimées pour qu’elles engageassent les chers survivants. Une confiance affectueuse avait succédé à la méfiance. Dans l’ancienne société le mourant affirmait à la fois son indépendance à l’égard des siens et la dépendance des siens à son égard. Depuis le XVIIIe siècle, le mourant s’est abandonné, corps et âme, à sa famille. La disparition des clauses sentimentales et spirituelles du testament est le signe du consentement du malade ou du mourant à son effacement et à sa prise en charge par sa famille.
Nous avons dit que dans l’ancienne société, jusqu’au XVIIe siècle, l’homme devenait seul à l’approche, ou à l’idée, de la mort. C’était en vérité l’âme qui était seule. Pendant le premier millénaire, on ne concevait pas la mort comme une séparation de l’âme et du corps, mais comme un sommeil mystérieux de l’être indivisible. C’est pourquoi il importait essentiellement de choisir un lieu sûr pour y attendre in parce le jour de la résurrection. Depuis le XIIe siècle, on a cru que, à la mort, l’âme avait quitté le corps, qu’elle subissait aussitôt un jugement particulier, sans attendre la fin des temps : la solitude de l’homme devant la mort est l’espace où celui-ci prend conscience de son individualité, et les clauses pieuses du testament sont les moyens de sauver cette individualité de la destruction temporelle et de l’étendre au-delà. Les dispositions nouvelles concernant le repos de l’âme s’ajoutaient au souci traditionnel du choix de la sépulture. « Je donne mon âme à Dieu, je laisse mon corps en l’église des Augustins et en la sépulture des miens », écrit, en 1648, dans son testament un conseiller au parlement de Toulouse.
Si l’âme est seule devant la mort, (« je donne »), le corps est « laissé » à la fois à l’Église et à la famille. Au début du Moyen Age, la législation ecclésiastique avait hésité entre la préférence à la famille ou à la paroisse dans le choix de la sépulture : la famille l’a emporté. Du XIVe au XVIIIe siècle, le choix de la sépulture s’inspire donc de deux considérations : la piété religieuse à la paroisse, à un ordre religieux, à un saint, à une confrérie — et la piété familiale : « A l’église Saint-Sernin, sa paroisse, dans la sépulture de ses ancêtres » (1690) ; « dans la cour de l’église Saint-Sernin où sont mes deux sœurs » (1787) ; « au cymetière des Saints-Innocents à l’endroit où sa femme et ses enfants décédéz sont inhumés » (1604).
Si on s’en tenait à la littérature testamentaire, on dirait que le sentiment familial était réservé à la période post mortem. Se tromperait-on ? La famille n’était pas alors destinée à encadrer la vie quotidienne, elle intervenait surtout quand cessait la « quotidienneté », soit dans les grandes crises de la vie, soit à la mort. Depuis le XVIIIe siècle, la famille est entrée dans la « quotidienneté » et l’a presque entièrement occupée.
Aussi le caractère apparemment familial des sépultures, depuis la fin du Moyen Age, est-il le signe d’une solidarité collective traditionnelle plutôt que l’expression d’une affectivité moderne. Il ne faut donc pas lire les clauses testamentaires avec le sentiment d’un homme d’aujourd’hui.
Et d’abord, qu’est-ce que cela voulait dire : être enterré près de ses ancêtres ou de sa femme ?
Oublions un moment ce que l’histoire de l’art nous apprend avec abondance de la sculpture funéraire. Car les tombeaux ainsi matérialisés par un monument furent longtemps rares et réservés aux plus grands de l’Église, de la Noblesse ou de la Robe. La plupart des testaments ne parlent pas de monuments. Ils désignent l’endroit de la sépulture, mais ne se préoccupent pas souvent de la rendre visible. L’endroit de la sépulture demeure anonyme. Quand un testateur choisissait la même sépulture que ses ancêtres, ou son conjoint, cela voulait dire, non pas qu’ils seraient réunis dans un même tombeau, mais que leurs corps seraient dans la même enceinte religieuse, en une zone désignée par les mêmes dévotions, et pas loin l’un de l’autre. On souhaitait seulement : le plus près possible : « En l’église du Val-des-Écoliers en la place ou joignant de feu Madame sa femme » (1401) ; « Aux Saints-Innocents près du lieu où furent sépulturez son père et sa mère, ou autre lieu près d’iceluy » (1407) ; « Le plus près que faire se pourra », dit-on souvent aux XVIe et XVIIe siècles. En revanche, on précisera avec un grand luxe de détails l’endroit, s’il a été choisi à cause d’une dévotion particulière.
Du XIIIe au XVIIe siècle, l’habitude deviendra de plus en plus fréquente de désigner, par une inscription, une image peinte, un monument, l’endroit précis de la sépulture ou seulement sa proximité : ces signes évoqueront la famille, par le blason, par le portrait des défunts et de leurs enfants agenouillés.
Mais nous nous attacherons ici à un autre aspect de l’évolution qui enlève les morts à l’anonymat, et les réunit dans ce qui deviendra au XIXe et au XXe siècle en France le « caveau de famille » : c’est l’histoire d’un tombeau collectif et déjà familial : la « chapelle funéraire ». Ce nom de chapelle funéraire, les contemporains ne le connaissaient pas. On disait une chapelle, on fondait ou on concédait une chapelle, ce qui comprenait à la fois l’édifice, le culte qu’on y célébrait à des intentions définies, le prêtre ou chapelain qui recevait un revenu et, enfin, la « cave » voûtée à usage funéraire. Il y avait des chapelles de particuliers, c’est-à-dire de familles, et des chapelles de confréries. Au XVIIe siècle, on ne dit plus seulement une chapelle, et on parle aussi bien de « cave », comme si l’usage funéraire l’emportait. En 1604, les marguilliers de l’église Saint-Jean-en-Grève concèdent à Jérôme Séguier, conseiller d’État, président au Grand Conseil, une « cave » « sous et proche » l’autel de la chapelle construite du côté du cimetière, avec le droit d’y mettre une ou plusieurs épitaphes, « en considération du don fait par le dit Président d’une verrière pour la dite chapelle ». Sans doute, selon l’usage, le président donateur s’était-il fait peindre en priant dans un coin de cette verrière.
Ces signes visibles témoignaient du caractère à la fois funéraire et familial de la chapelle, sans qu’il fût toujours nécessaire d’y ajouter un monument plus explicite : la chapelle entière était le tombeau.
A Saint-Jean-en-Grève, en 1642, les marguilliers accordent aux trois enfants de Jehan de Thimery « de faire transporter le corps de leur père du lieu où il est inhumé dans ladite église [en pleine terre, mais peut-être dans un cercueil de plomb] dans l’une des caves sous la chapelle de la Communion qui est la quatrième et dernière près de la porte donnant accès aux charniers, pour y demeurer à perpétuité et y mettre les corps de sa famille. Dans laquelle chapelle les marguilliers leur ont permis de faire mettre une épitaphe suivant les dispositions du dit défunt. »
A Saint-Gervais, en 1603, le sieur Niceron reçoit de la fabrique le droit de faire bâtir « une chapelle et oratoire à ses dépens », fermant à clé. « La dame Niceron, ses enfants, postérité et ayants cause à toujours » y pourront « ouyr le service divin et y faire une cave de la même largeur quand bon leur semblera et y faire inhumer les corps du dit sieur, enfants et ayants cause ». C’était souvent à l’intérieur de cette chapelle, à des bancs qui leur étaient réservés et au-dessus de leurs morts, que les membres vivants de la famille assistaient à la messe.
Un testament de 1652 montre comment le budget d’une chapelle comportait à la fois la création de la cave et l’entretien d’un chapelain : le testateur veut qu’après sa mort son corps et celui « de ma très chère et bien-aimée jadis épouse » soient « portés ensemble en mon église de Courson et y seront mis l’un et l’autre dans la cave de ma chapelle que j’y ai fait bastir pour cet effet et moyennant donation »… « à la charge qu’il sera pris trois cents livres par chacun an… pour l’entretien d’ung chapelain que je veux et entend qui célèbre tous les jours de l’année à perpétuité la Sainte Messe dans ma chapelle de l’église du dit Courson en memoyre de moy et de feu ma femme ».
Ces chapelles restaient dans la famille. En voici une qui, en 1661, appartenait à la famille Thomas depuis plus d’un siècle. Charles Thomas, procureur au Châtelet, veut être enterré en « l’église des Révérents Pères Carmes de la place Maubert, en la sépulture de ses ancêtres qui est en la chapelle Saint-Joseph, sous une grande tombe [sans doute une grande dalle comme il en existe avec l’inscription : Sépulture de X et des siens]… où sont enterrés Jean Thomas et Nicole Gilles… ses ayeul, et ayeulle, Me Jean Thomas, receveur des Aydes et autres tailles à Nemours, et Pierrette Coussé, sa femme, ses père et mère, Duquel Jean Thomas ayeul il y a en ladite chapelle une épitaphe de cuivre et de marbre [distincte de la “grande tombe” ] lequel épitaphe porte fondation d’une messe pour chacun jour de Vendredy à perpétuité à neuf heures, y ayant plus de cent ans que ladite épitaphe est posée ; en laquelle sépulture sont aussi enterrées Catherine et Marie Thomas ses sœurs ».
Ces chapelles étaient les seules tombes de famille qu’ait connues l’Ancien Régime. Il était d’usage que les chapelles latérales des églises appartinssent ainsi à une famille ou à une confrérie. Quand, à Nice, la cathédrale fut reconstruite d’un seul coup au XVIIe siècle dans le quartier bas où la ville avait glissé depuis son acropole médiévale, les chapelles latérales furent bâties soit aux frais des Doria, des Turati, des Torrini, soit par les confréries de maçons, de tailleurs de pierre.
Les chapelles latérales des églises à usage funéraire, même divisées, étaient insuffisantes pour devenir un mode commun de sépulture. Elles appartenaient à des familles aristocratiques et riches. Malgré leur petit nombre, elles correspondirent, au XVIIIe siècle, à une image idéale de la sépulture, car elles servirent de modèle aux tombeaux de l’époque romantique.
On sait que, à la fin du XVIIIe siècle, on interdit en France d’inhumer dans les églises et dans les villes : des cimetières furent créés aux portes de Paris. On y édifia deux sortes de monuments : les uns, petits, destinés à un individu ou à un couple, s’inspiraient de formes antiques et d’un symbolisme traditionnel, stèle, colonne brisée, sarcophage, pyramide… D’autres, plus grands, étaient des copies de chapelles gothiques et étaient destinés à une famille. Au cimetière du Père-Lachaise, la première de ce type, vers 1815, est la « chapelle sépulchrale de la Famille Greffulhe », reproduite dans les guides de l’époque.
Ainsi, pendant la première moitié du XIXe siècle, l’usage de la tombe de famille est devenu commun, et celle-ci a pris la forme de la « chapelle ».
Les premières tombes collectives des nouveaux cimetières ont donc été des imitations à peine diminuées des chapelles latérales des églises. Ensuite, au milieu du siècle, le procédé devint banal, on miniaturisa la chapelle, on la réduisit à un tout petit édicule, mais en conservant ses formes et ses éléments, la grille d’entrée, les vitraux, l’autel, les cierges et le prie-Dieu : Famille X. Dans ces tombes de famille, des dizaines de corps ont été parfois accumulés pendant plus d’un siècle, grâce à des regroupements autorisés par la législation. La forme de la chapelle gothique fut abandonnée à la fin du siècle.
Au XIXe et au début du XXe siècle, et encore aujourd’hui dans les classes populaires, les Français témoignent d’un grand attachement à ces tombes de famille où reposent fréquemment trois ou quatre générations.
Dans un monde changeant, dans une société mobile, la tombe est devenue la vraie maison de famille. Dans une localité de la banlieue parisienne, il y a juste quelques années, une vieille blanchisseuse avait acheté en hâte, de son vivant, son tombeau comme un prince de la Renaissance. Elle destinait ce tombeau aussi à ses enfants. Un jour, elle se brouilla avec son gendre. Alors, pour le punir, elle le chassa du seul lieu qu’elle considérait comme à jamais le sien : « Je lui ai dit qu’il ne serait jamais enterré dans mon tombeau. »
Voilà donc comment on passe des chapelles de donateurs dans les églises du XIVe au XVIIIe siècle, aux caveaux de famille de nos cimetières contemporains.
Dès son origine, la chapelle « privée » a été considérée comme un lieu réservé à la famille et à ses morts. Dans l’un des textes cités ci-dessus, on a remarqué que l’acquéreur d’une chapelle avait fait exhumer le corps de son père pour le transporter dans sa cave, où descendraient à leur tour les autres membres de la famille. L’enterrement dans la « cave » réservée à une famille s’oppose à l’inhumation commune, solitaire et anonyme. Le besoin de réunir à perpétuité, dans un lieu préservé et clos, les morts de la famille correspond à un sentiment nouveau qui s’est ensuite étendu à toutes les classes sociales au XIXe siècle : l’affection qui lie les membres vivants de la famille est reportée sur les morts. Aussi le caveau de famille est-il peut-être le seul lieu qui corresponde à une conception patriarcale de la famille, où sont réunis sous le même toit plusieurs générations et plusieurs ménages3.
L’expression est de J. Le Goff.
G. et M. Vovelle, « La mort et l’au-delà en Provence d’après les autels des âmes du Purgatoire », Annales ESC, 1969, p. 1601-1634. [Cet article a été écrit avant la lecture de Piété baroque et Déchristianisation de M. Vovelle, op. cit.]
Cet article a fait l’objet d’une communication au Colloque sur la famille, Cambridge, Group for Population Studies, sept. 1969.