Contribution à l’étude du culte des morts à l’époque contemporaine


Il semble bien que, au Moyen Age chrétien et pendant de longs siècles, les morts n’aient pas causé de grandes difficultés aux vivants. Il ne nous est pas toujours facile aujourd’hui d’imaginer avec précision les pratiques funéraires de ce temps, et d’en pénétrer le sens. Les textes doivent être recherchés dans les collections canoniques, les visites des évêques, les statuts des confréries ; ils ne laissent pas bien voir comment les choses se passaient vraiment. Mais ce silence est aussi significatif. Il semble bien que la société était alors satisfaite de sa conduite envers les morts, qu’elle n’avait aucune raison de la modifier et par conséquent de la décrire. On ne parle pas des choses si familières qu’on ne les aperçoit plus.

Ce silence, à peine interrompu au moment des guerres de religion pour interdire aux réformés les cimetières catholiques, cesse soudain au milieu du XVIIIe siècle. C’est alors un grand mouvement de contestation : de nombreuses publications, des mémoires, des pétitions, des enquêtes traitent des inhumations et des cimetières, et révèlent, par leur quantité et leur sérieux, combien désormais l’opinion était devenue troublée, et troublée en profondeur, par des pratiques funéraires qui avaient laissé insensible pendant des siècles. Voici que maintenant les morts faisaient question.

Pour comprendre l’inquiétude nouvelle du XVIIIe siècle, il faut savoir quel était alors « l’état des cimetières » (l’expression est de l’époque), et leur place dans les sensibilités et les mentalités du Moyen Age.

Nous dirons, pour aller vite, qu’au Moyen Age on enterrait ad sanctos, soit le plus près possible des tombeaux des saints ou de leurs reliques, dans un espace sacré qui comprenait à la fois l’église, son cloître, ses dépendances. Le mot de coemeterium ne désignait pas nécessairement le lieu réservé aux inhumations mais l’azylus circum ecclesiam, tout l’enclos qui entourait l’église et qui bénéficiait du droit d’asile. On enterrait partout dans cet enclos, dans l’église et autour de l’église, dans les cours, atrium, dans les cloîtres qui prirent le nom de charniers et devinrent les cimetières au sens restreint que nous avons conservé aujourd’hui. Chacun précisait dans son testament, dont c’était l’un des objets, le lieu qu’il avait choisi pour sa dernière demeure, selon ses dévotions personnelles : dans la nef de l’église des Cordeliers, près de la chapelle de la Vierge, ou « entre le grand autel et l’uis du revestiaire », au cimetière des Chartreux de Paris entre les deux croix de pierre qui y sont, au cimetière des Innocents près de la croix Notre-Dame… Les sites les plus recherchés étaient les plus proches des saintes reliques et des autels où on célébrait l’office divin. Les plus pauvres ou les plus humbles étaient relégués dans ce qui est devenu le cimetière, c’est-à-dire le plus loin possible de l’église et de ses murs, au bout de l’enclos, au milieu du cloître, dans de profondes fosses communes. On a peine à imaginer l’entassement des cadavres qu’abritèrent pendant des siècles nos églises et leurs cloîtres ! Périodiquement, afin de faire de la place, on retirait du sol des églises et des cimetières les os à peine secs et on les empilait dans les galeries des charniers, dans les greniers de l’église, sous les reins des voûtes, ou encore on les enfouissait dans des trous inutilisables, contre murs et piliers.

Ainsi visiteurs de l’église, chalands des boutiques du cimetière — car les galeries des cimetières servaient souvent de marchés — risquaient à chaque fois de rencontrer quelque déchet humain tombé d’un ossuaire ou oublié par un fossoyeur. Voilà qui en dit long sur les mentalités médiévales.

L’antiquité gréco-romaine avait interdit d’enterrer à l’intérieur du pomerium : les tombes étaient disposées le long des routes qui quittaient la ville. Le christianisme primitif n’admettait pas non plus l’enterrement dans les églises, sauf des exceptions précises. Mais le sentiment a été plus fort que les interdictions canoniques et il a transformé les églises et leurs dépendances en une incroyable concentration de cadavres et d’ossements.

L’inhumation dans l’église ou près de l’église répondait à l’origine au désir de bénéficier de la protection du saint au sanctuaire de qui on confiait son corps mort. Ensuite, les clercs, gênés par les allures superstitieuses de cette dévotion, entreprirent de la justifier autrement. On enterrait les morts dans un lieu à la fois de culte et de passage comme l’église, afin que les vivants se souvinssent d’eux dans leurs prières et se rappellassent que, comme eux, ils deviendraient cendres. L’enterrement ad sanctos était considéré comme un moyen pastoral de faire penser à la mort et d’intercéder pour les morts.

A partir du XVIe siècle et surtout au XVIIe, sous l’influence de la Réforme catholique, une évolution nouvelle apparaît. Les auteurs religieux n’hésitent plus à condamner carrément la fausse piété funéraire du Moyen Age. Un célèbre éducateur du règne de Louis XIV, le père Porée, un jésuite, écrivait : « Les peuples s’imaginaient que leurs âmes auraient plus de part aux prières et aux sacrifices lorsque leurs corps seront plus près des autels et des prêtres. De là leur empressement à être mis dans les églises et jusque dans le sanctuaire, persuadés que les suffrages agissaient sur eux avec plus d’efficacité et à raison des distances. C’est ainsi qu’on donnait une sphère d’activité à des prières et à des cérémonies dont l’effet immédiat est tout moral. »

Une dévotion plus spirituelle, mais attentive aux signes physiques, invitait donc à négliger la destination terrestre du corps. Certes, il arrivait, depuis longtemps, depuis toujours, que par humilité, des personnes pieuses aient renoncé aux privilèges de l’enterrement à l’église auprès de leurs ancêtres ou de leurs époux. On abandonnait le choix de sa sépulture à son exécuteur testamentaire, on demandait d’être enterré là où on mourrait, parfois même au milieu des pauvres dans une fosse commune. Mais c’était par humilité chrétienne. Ces clauses testamentaires vont devenir plus fréquentes, elles vont aussi changer de sens ; elles ne témoigneront pas seulement d’un sentiment traditionnel d’humilité mais encore du peu de cas qu’on faisait désormais de son corps.

La religion ne donne donc plus autant d’importance au tombeau, ni à sa place près des saints, ni à son rôle de supplication des vivants. Au contraire elle recommande plutôt l’indifférence à l’égard de la sépulture. Le cimetière représente moins dans la sensibilité religieuse. Quoiqu’il demeure terre d’église, il se sécularise insensiblement.

Au XVIIe siècle, à Paris, plusieurs églises s’agrandirent pour répondre aux besoins liturgiques ou pastoraux de la Contre-Réforme. On construisit une chapelle de la communion, ou une salle pour le catéchisme, sur l’emplacement du vieux cimetière mitoyen, et la fabrique acheta pour le remplacer un terrain qu’on voulait le moins loin possible, mais qui n’était plus contigu à l’église. C’est ainsi que, souvent, dans les grandes villes et pour les besoins du culte plutôt que pour des nécessités démographiques, le lien physique entre le cimetière et l’église a été rompu. Le lien moral s’est aussi relâché et le cimetière tendait à se laïciser. Les juridictions temporelles y intervenaient plus souvent, et on admettait qu’y fussent enterrés, quoique sans cérémonie, des excommuniés, des pécheurs publics, à qui l’Église avait refusé des funérailles religieuses.

Il est remarquable que cette évolution s’est faite insensiblement, dans un silence qui ressemble beaucoup à de l’indifférence. Or cette indifférence ne s’explique pas toute par des motifs religieux. Je dirai plutôt qu’il y a deux sortes d’indifférence : une indifférence religieuse dont nous venons de parler, et une indifférence d’origine naturaliste. On a bien l’impression que le christianisme médiéval n’avait pas eu raison d’un vieux fonds de naturalisme primitif. Des historiens actuels du Moyen Age montrent comment il resurgit à chaque fois que fléchissent les contraintes disciplinaires de l’Église ou des princes. Dans le cas des morts, il avait été longtemps masqué par un fort sentiment eschatologique transmis au christianisme depuis de très anciennes croyances : vénération pour le lieu où le corps repose ad sanctos, foi dans la vertu des prières pourvu qu’elles soient nombreuses, surtout rapides : elles devaient commencer juste au dernier soupir, afin d’arriver à la cour céleste à temps, avant le jugement.

L’épuration de la piété au XVIIe siècle a évacué de l’eschatologie traditionnelle ce qu’elle avait de quelque peu enfantin. Elle n’a laissé subsister qu’une eschatologie savante, étrangère à la religion des laïcs et même de la plupart des clercs. Le naturalisme populaire s’est trouvé alors débarrassé des croyances qui le recouvraient, et qui étaient devenues superstitions. Tout se passe comme si le spiritualisme ascétique et théologique des dévots l’avait libéré.

Déjà la coexistence au même endroit, dans le cimetière médiéval, des inhumations et, à la fois, des réunions publiques, des foires ou des commerces, des danses et des jeux mal famés, indiquait qu’on ne marquait pas aux morts le respect que nous croyons leur devoir aujourd’hui : on vivait avec eux dans une familiarité qui nous paraît aujourd’hui presque indécente. La religion ne permettait pas cependant qu’on oubliât tout à fait que le cimetière était aussi un lieu saint, source de vie surnaturelle pour les morts aussi bien que pour les vivants. Si la religion négligeait les sépultures par purisme théologique, au XVIIIe siècle et surtout pendant la Révolution, faute de prêtres, les corps des défunts risquaient d’être souvent traités grossièrement, comme de simples déchets de voirie.

Telle était la situation au milieu du XVIIIe siècle, du moins est-ce ainsi que la décrivent les auteurs de la seconde moitié du siècle, sans que nous sachions très bien si leur indignation est due à une indécence réelle récente, ou s’ils n’ont plus pu supporter un état de choses très ancien, accepté pendant des siècles.

Toujours est-il qu’un seuil de tolérance a été franchi alors avec éclat. L’état des cimetières devint subitement un sujet d’actualité qui passionnait l’opinion. Les habitants voisins des cimetières commencèrent à se plaindre, à rédiger des pétitions, à poursuivre en justice les fabriques qu’ils rendaient responsables de l’insalubrité de leur résidence. Des médecins, des chimistes célèbres publièrent dans le même temps leurs observations de savants sur les dangers mortels des enterrements dans les églises : ils racontaient des cas effrayants d’enfants du catéchisme décimés après l’ouverture d’un caveau, de fossoyeurs foudroyés en éventrant maladroitement un cadavre. Magistrats et ecclésiastiques éclairés apportaient au débat le concours de leur érudition et de leur sagesse, ils montraient que l’enterrement dans les églises était contraire au droit romain comme au droit canon, un effet tardif des superstitions médiévales. De son côté, la Cour du Parlement, interprète de l’émotion générale, avait décidé de se saisir de la question et ordonné en 1763 une enquête sur l’état des cimetières parisiens et leur transfert hors de la ville.

Un sentiment domine cette abondante littérature de mémoires, de factums, de rapports : ce n’est pas encore tout à fait le scandale devant l’indécence d’une excessive familiarité des vivants et des morts, devant l’absence de respect des morts, quoique ce sentiment y fût déjà caché. C’est d’abord l’horreur et la crainte des corps décomposés, de leur redoutable chimie. On pensait que leur corruption s’étendait à toute la nature : elle atteignait les germes de la vie et les tuait. Les voisins des cimetières, dans leurs plaintes, signalaient qu’ils ne pouvaient conserver ni nourriture ni boisson. Les métaux même s’altéraient : « L’acier, nous dit un médecin, l’argent, le galon [le galon des passementeries] y perd [aient] facilement leur brillant. » On confondit alors sous une même épithète les odeurs de la pesté et celles de la mort : les odeurs dites désormais pestilentielles.

La santé publique était donc menacée : les chairs mal consumées étaient dénoncées comme l’une des sources des épidémies que des « miasmes » transportaient le long des ruelles étroites, resserrées. Des chimistes interrogeaient la terre gorgée des églises et des cimetières et y suivaient comme au laboratoire les étapes monstrueuses de la décomposition.

D’étranges curiosités percent sous les apparences raisonnables, utilitaires, de ces recherches. C’est que le siècle des Lumières est aussi obsédé, ou fasciné, par la mort physique, le mystère des corps privés de vie. On voit resurgir l’image du squelette, de la momie que la fin du Moyen Age, l’époque des danses macabres, avait multipliée, dans un autre esprit cependant, qui n’est plus peur de l’au-delà, mais vertige devant le court espace de temps, plein de mystères connaissables, qui sépare la fin de la vie et le début de la décomposition. Pour des raisons qui ne sont pas toutes scientifiques, on dissèque dans les antichambres des hôtels ou des châteaux des cadavres souvent volés, on se passionne pour les cas de mort apparente, pour les ambiguïtés parfois érotiques de la vie et de la mort.

Ce sentiment macabre recouvrait beaucoup d’autres choses qui se révéleront par la suite ; il était au fond prise de conscience de la présence des morts au milieu des vivants, des corps morts et non plus seulement de l’enveloppe d’une âme immortelle, ou de son double. Mais il fallait d’abord se débarrasser de l’horreur diffuse qui masquait tout le reste. Cette horreur s’est fixée sur le cimetière. Pour le procureur général de 1763 le cimetière n’apparaît pas comme un lieu de vénération et de piété. Il le deviendra sans doute plus tard, mais pour l’instant il est un foyer de pourriture et de contagion, ou, comme il dit, « demeure infecte des morts au milieu des habitations des vivants ». Il faut la détruire, il faut défoncer son sol à la charrue, le herser, lui arracher chairs et os pour les enfouir dans d’obscurs souterrains, dérobés à la vue des hommes et à la lumière du jour, assainir l’air par le feu des torches, raser enfin ce lieu affreux afin qu’aucun souvenir n’y persiste.

C’est exactement ce qu’on fit pendant deux hivers consécutifs, de 1785 à 1787, dans le vieux cimetière des Innocents, d’où on retira « plus de 10 pieds de terre infectée de débris de cadavre », où on « ouvrit 40 ou 50 fosses communes desquelles on avait exhumé plus de 20 000 cadavres avec leurs bières », d’où on transporta aux carrières de Paris, baptisées catacombes pour la circonstance, plus de 1 000 carrioles d’ossements. Imaginons cela, huit à neuf siècles de morts enlevés à une sépulture que beaucoup avaient pieusement choisie à leur dernière heure, emportés la nuit à la lueur des torches et des brasiers, en présence des prêtres, je veux bien ; mais leur présence n’atténue guère le malaise dont personne aujourd’hui ne peut se défendre en lisant ces descriptions, et ce malaise est d’ailleurs à lui seul un important indice de changement des mentalités.

La destruction des cimetières intra muros, décidée sous le règne de Louis XVI, fut interrompue par la Révolution, et reprise après Thermidor. Le gouvernement du Consulat après une enquête de l’Institut sur laquelle nous reviendrons, décida leur remplacement définitif par les célèbres nécropoles aujourd’hui encore familières aux habitants et aux visiteurs de Paris : les cimetières du Père-Lachaise, de Montmartre, de Montparnasse.

Notons bien que, à l’époque de leur création, ces cimetières étaient situés hors de la ville. Leur éloignement répondait donc aux soucis prophylactiques des parlementaires des années 1760. Mais les administrateurs du Consulat n’avaient pas prévu qu’en quelques dizaines d’années l’agglomération parisienne rejoindrait les cimetières qu’on avait voulu extérieurs, et les annexerait dans ses nouvelles limites, celles du Paris haussmannien des vingt arrondissements.

Dès lors, la situation jugée désastreuse au XVIIIe siècle se trouvait reconstituée, il est vrai, avec plus de décence et d’hygiène, mais des administrateurs scrupuleux et actifs devaient-ils se satisfaire d’apparences sans doute trompeuses ? Haussmann et ses collaborateurs avaient en effet hérité des parlementaires du XVIIIe siècle leurs idées sur les dangers des enterrements dans les villes. On comprend qu’ils se soient inquiétés du retour des foyers réputés d’infection et d’épidémie. C’est pourquoi Haussmann proposa de fermer les cimetières réunis à Paris, et déjà surpeuplés, comme le Parlement avait jadis décidé de supprimer les Innocents, et pour les mêmes motifs. Toutefois il prit des précautions que les parlementaires du XVIIIe siècle avaient négligées, signe de la différence des temps. Il n’était plus question de raser le Père-Lachaise, comme on avait rasé les Innocents. On se contenterait d’y suspendre les inhumations et de créer loin de Paris agrandi une vaste et magnifique nécropole. Il avait choisi Méry-sur-Oise, dans la direction de Pontoise, persuadé que la ville n’irait jamais jusque-là. Le progrès, les merveilles de la machine à vapeur permettaient, sans inconvénient pour des familles, de tenir moins compte qu’auparavant de la distance : une ligne spéciale relierait la nécropole à la capitale, ligne que les Parisiens ont eu vite fait d’appeler le chemin de fer des morts.

Mais un événement remarquable se produisit : si les administrations préfectorales du second Empire, puis du début de la IIIe République avaient adopté les doctrines du XVIIIe siècle sur la nocivité des cimetières, l’opinion publique ne les suivait plus. Les projets d’Haussmann, puis du préfet Duval en 1881 soulevèrent une opposition si générale et si forte qu’il fallut les abandonner : la question ne sera reprise qu’après la guerre de 1914 et dans d’autres conditions géographiques et morales.

Qu’est-ce à dire ? L’horreur du XVIIIe siècle avait survécu comme doctrine dans les bureaux, mais elle avait été exorcisée, et l’opinion ne la comprenait plus. Des publications scientifiques démontraient au contraire que les cimetières n’ont jamais été insalubres, que les cas extraordinaires cités par les auteurs du XVIIIe siècle étaient légendaires ou mal interprétés, faute d’une connaissance véritable des phénomènes. Mieux encore : non seulement le voisinage des cimetières n’inquiète plus, mais les habitants des villes tiennent à leur présence parmi eux, ils les estiment tutélaires. Ils donnent leurs raisons : « L’homme prolonge au-delà de la mort ceux qui ont succombé avant lui… il institue pour leur mémoire un culte [nous y voilà : un culte] où son cœur et son esprit s’efforcent de leur assurer la perpétuité. » Ce culte des morts et des tombeaux qui en sont le signe est « un élément constitutif de l’ordre humain », « un lien spontané des générations pour la société comme pour la famille ». Le préfet Haussmann veut fermer les cimetières de Paris, il tuera le culte des morts, Paris sans cimetières ne sera plus une ville et la France sera décapitée.

Dans ces citations du livre du Dr Robinet : Paris sans cimetières, paru en 1869, on reconnaît sans peine le vocabulaire et les idées d’Auguste Comte. Mais il est important de bien observer qu’il ne s’agit pas là du commentaire d’un philosophe isolé, ou d’un intellectuel peu engagé. Ici le positivisme exprime les sentiments d’une masse populaire, des artisans et des petits commerçants qui composaient encore le peuple de Paris entre 1860 et 1880, le Paris de la Commune. Voici une adresse au conseil municipal du 29 mai 1881. Elle est signée de Laffitte, « directeur du positivisme », et aussi de Magnin, ouvrier mécanicien, de Bernard, comptable, de Gazé, président du Cercle d’études sociales et professionnelles des cuisiniers de Paris. « Pour la seconde fois, disent les auteurs, le conseil municipal de Paris va être appelé à voter sur une des questions les plus graves qui puissent être soumises à ses délibérations [ils ne minimisaient pas le sujet !], celle de l’établissement d’une nécropole définitive pour la capitale à Méry-sur-Oise, hors du département de la Seine, à 7 lieues du centre de la ville. Pour la deuxième fois aussi, les soussignés, appartenant au groupe positiviste, viennent adjurer les représentants des intérêts de la cité de lui conserver ses lieux de sépulture. » Ce sont en effet les milieux positivistes qui ont pris alors la tête de l’opposition. « Le culte des morts, ainsi que l’établissement de la tombe et des lieux de sépulture qui seuls le caractérisent vraiment, faisait partie des institutions mères propres à toute population civilisée ; il faut admettre comme un principe politique fondamental que le cimetière, autant au moins que la maison commune, l’école ou le temple, est un des éléments intégrants de l’agrégation des familles et des municipalités, et qu’il ne saurait y avoir par conséquent de cités sans cimetières. »

On disait au XVIIIe siècle : pas de villes avec des cimetières. On dira à la fin du XIXe siècle : pas de cités sans cimetières. Entre les deux attitudes il y a toute la distance de l’horreur des morts conjurée et d’une religion nouvelle inventée dans l’intervalle, la nôtre, telle qu’elle règne dans nos cimetières d’aujourd’hui où elle amène les foules de novembre et les pieux visiteurs en deuil de chaque jour. Le germe de ce sentiment religieux se trouvait sans doute déjà caché au fond de l’horreur qu’inspirait aux hommes du XVIIIe siècle l’attitude médiévale à l’égard des morts. Aussi le voit-on apparaître tout de suite, dès que la crainte des effets physiques de la décomposition a été apaisée, quand elle s’est exprimée, défoulée.

Ceci nous amène à revenir un peu en arrière, aux dernières années du XVIIIe siècle, quand les régimes postrévolutionnaires voulurent remettre de l’ordre dans une société, dans des mœurs qu’ils croyaient ébranlées. C’est ainsi que, en 1799, le ministre de l’Intérieur du Consulat, Lucien Bonaparte, demanda à l’Institut national de France, récemment rétabli, d’ouvrir un concours sur la question des sépultures. L’Institut reçu quarante mémoires, ce qui donne une idée de l’intérêt qu’on accordait au sujet. Les auteurs des mémoires imprimés sont unanimes à constater le triste état des cimetières et des sépultures. Ils l’attribuent aux excès de la Révolution, alors qu’il est, à mon avis, plus ancien et dû à l’indifférence populaire.

Ils se demandent comment on pourra sortir du matérialisme révolutionnaire et rétablir l’usage des funérailles (le mot y est) sans revenir aux superstitions presque aussi redoutables du catholicisme. La solution leur apparaît, selon les termes de l’un des concurrents du concours, dans l’établissement du « culte des tombeaux ». « Si l’on peut s’exprimer ainsi », ajoute-t-il, mais, malgré cette prudence de langage, le mot culte est bien employé dans le sens qui sera celui du positivisme, dans le sens moderne.

Un autre candidat au même concours décrit les champs des morts comme il les souhaite, et on reconnaîtra dans ces images un mélange de notre Père-Lachaise, des cimetières romantiques et même des cimetières américains d’aujourd’hui ; j’y ai pensé à Forest Lawn, le fameux cimetière de Los Angeles : « Domaine où l’on ménagera des sentiers, où la mélancolie ira promener ses rêveries. » Ils seront situés dans la nature.

C’est en effet l’autre sens qu’on donne alors à l’établissement des cimetières hors des villes. Leur éloignement ne joue plus seulement en faveur de la ville qu’il débarrasse d’une source de pollution. Il enlève aussi le cimetière à la corruption de la ville, aux vices et aux misères de la ville, pour les rendre à la nature, à l’innocence et à la pureté de la nature.

Aussi ces nouveaux cimetières seront-ils de beaux jardins anglais, promenades des familles et des poètes. « Ils seront, dit notre auteur, ombragés par des cyprès, des peupliers au feuillage tremblant, par des saules pleureurs…, des ruisseaux murmureront… ; ces lieux deviendront aussi un terrestre Élysée où l’homme fatigué des jardins de la vie va se reposer à l’abri de toutes les atteintes. » Ce jardin anglais sera également une sorte de panthéon, un musée des illustres : des tombes symboliques, des monuments rappelleront le souvenir des grands hommes, car les sépultures individuelles seront au contraire recouvertes par une verte pelouse presque anonyme comme dans les cimetières modernes américains. « Je voudrais, avait écrit Bernardin de Saint-Pierre, qu’on choisît auprès de Paris un lieu que consacrerait la religion pour y recueillir les cendres des hommes qui auraient bien mérité de la Patrie : au milieu des arbres et de la verdure, il y aurait là des monuments de toute espèce distribués selon les différents mérites : des obélisques, des colonnes, des pyramides, des urnes, des bas-reliefs, des médailles, des statues, des colonnes, des socles. » Le cimetière est l’envers de la cité, le signe de la solidarité des vivants, le haut lieu du patriotisme.

Il est enfin l’endroit où l’on viendra se recueillir et penser aux morts, les prolonger dans le souvenir. « L’époux se livrera sans crainte à tout le charme de sa douleur et pourra visiter [notons bien l’usage du mot visiter] l’ombre d’une épouse adorée. Le père, qu’un regret juste et durable rappellera aux lieux où reposeront les cendres de son fils, sera libre de répandre des larmes sur sa tombe. Ceux enfin que des souvenirs chers attacheront à la mémoire de leurs bienfaiteurs trouveront un lieu de paix dans cet asile consacré au recueillement et à la reconnaissance. » Le thème de la visite se retrouve désormais un peu partout :

demande Delille à sa femme dans un poème écrit en guise d’épitaphe,

Quel geste doit nous paraître plus banal que la visite au cimetière, au tombeau de famille ?

Il nous est aujourd’hui si familier que nous sommes disposés à le rattacher à des coutumes immémoriales. Mais il en est également ainsi du culte dont la visite au cimetière est le rite principal.

Nous sommes communément convaincus — je l’ai été moi-même — que ce culte continue des pratiques très anciennes, qu’il exprime l’une des constantes les plus fixes de la nature humaine. Le but de cette communication est de montrer combien en réalité il est récent.

Résumons-nous. Qu’avons-nous observé ? Que les croyances antiques dans la présence et l’intervention des morts n’ont survécu que dans des traditions populaires en voie d’effacement ; qu’au Moyen Age les morts furent d’abord confiés, corps et âmes, aux saints et à l’Église ; puis que les progrès de la conscience religieuse ont mieux distingué ou plutôt même opposé le corps et l’âme des défunts : l’âme immortelle était l’objet d’une sollicitude dont témoignent les fondations pieuses des testaments, le corps au contraire était abandonné à l’anonymat des charniers.

Le culte moderne des morts a d’autres racines et une autre nature. Sans doute peut-on déjà l’apercevoir chez les familles nobles, riches et célèbres de la fin du Moyen Age, qui consacraient à leurs morts des tombeaux considérables et leur affectaient souvent les chapelles latérales des églises. Ce sont bien là les premières concessions perpétuelles, les premiers caveaux de famille. Encore ces monuments étaient-ils relativement peu nombreux, et le souci de la renommée y tenait plus de place que la fidélité du souvenir. Le culte moderne des morts est un culte du souvenir attaché au corps, à l’apparence corporelle. Nous avons vu comment il a surgi au XVIIIe siècle, comment il s’est étendu au XIXe siècle. Sa simplicité sans dogme ni révélation, sans surnaturel et presque sans mystère, fait penser au culte chinois des ancêtres. Assimilé aussi bien par les églises chrétiennes que par les matérialismes athées, le culte des morts est devenu aujourd’hui la seule manifestation religieuse commune aux incroyants et aux croyants de toutes les confessions. Il est né dans le monde des Lumières, il s’est développé dans le monde des techniques industrielles, peu favorables à l’expression religieuse, et pourtant il a été si bien naturalisé qu’on a oublié ses origines récentes. Sans doute est-ce parce qu’il correspondait justement à la situation de l’homme moderne et en particulier à la place prise dans sa sensibilité par la famille et la société nationale1.


1.

Cet article a été publié dans la Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, vol. CIX, 1966, p. 25-34.