La mort inversée Le changement des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales


Cette étude pourrait s’appeler : la crise contemporaine de la mort, si ce titre n’avait déjà été donné par Edgar Morin à l’un des chapitres de son livre, l’Homme et la Mort devant l’histoire1. Ce sont bien les mêmes mots, et la même chose aussi : « affrontement panique dans un climat d’angoisse, de névrose, de nihilisme », qui prend « figure de véritable crise de l’individualité devant la mort » et, sans doute, nous le verrons in fine, de l’individualité tout court.

Edgar Morin s’était volontairement tenu dans les limites de « la mort livresque » : « la littérature, la poésie, la philosophie, c’est-à-dire […] le secteur de la civilisation non spécialisé, ou plutôt spécialisé dans le général ». La matière était ici bien apparente ; la littérature, la philosophie n’ont jamais cessé tout à fait de parler de morte et mortuis, et il leur est arrivé d’être très bavardes. On sait aujourd’hui comment le discours sur la mort se brouille et devient une forme entre d’autres d’une angoisse diffuse.

Depuis la parution du livre d’Edgar Morin en 1951, une nouvelle littérature est apparue, non plus générale, mais spécialisée, une histoire et une sociologie de la mort, et non plus du discours sur la mort. Il y avait bien eu jadis quelques pages d’Émile Mâle et d’historiens de l’art sur l’iconographie de la mort, le fameux livre de Huizinga sur l’automne du Moyen Age2, l’essai de Roger Caillois sur les attitudes américaines devant la mort3. Il n’existait encore vraiment ni d’histoire ni de sociologie de la mort.

Il est surprenant que les sciences de l’homme, si loquaces quand il s’agissait de la famille, du travail, de la politique, des loisirs, de la religion, de la sexualité, aient été si discrètes sur la mort. Les savants se sont tus comme les hommes qu’ils étaient et comme les hommes qu’ils étudiaient. Leur silence n’est qu’une partie de ce grand silence qui s’est établi dans les mœurs au cours du XXe siècle. Si la littérature a continué son discours sur la mort, par exemple avec la mort sale de Sartre ou de Genet, les hommes quelconques sont devenus muets, ils se comportent comme si la mort n’existait plus. Le décalage entre la mort livresque qui reste bavarde et la mort réelle, honteuse et taisible, est d’ailleurs l’un des caractères étranges mais significatifs de notre temps. Le silence des mœurs est le sujet principal de cet article. On conçoit que, comme le plus souvent le silence, il soit demeuré inaperçu et donc ignoré. Depuis quelques années cependant, voici qu’il fait question.

Une histoire de la mort a commencé avec les deux livres déjà cités d’Alberto Tenenti, l’un paru en 1952, un an après l’essai d’Edgar Morin, la Vie et la Mort à travers l’art du XVe siècle, l’autre paru en 1957, Il Senso della morte e l’amore delle vita nel Rinascimento.

Une sociologie de la mort a commencé avec l’article, où presque tout est déjà dit, de Geoffrey Gorer, « The Pornography of Death », en 19554. Vient ensuite le recueil d’études interdisciplinaires (anthropologie, art, littérature, médecine, philosophie, psychiatrie, religion…) publiées par H. Feifel sous le titre The Meaning of Death. Elles avaient été présentées à un colloque organisé en 1956 par l’American Psychological Association, et la seule idée d’un colloque sur la mort témoigne d’un intérêt nouveau porté à un sujet jusqu’ici interdit.

Il apparaît bien en effet que les sociologues d’aujourd’hui appliquent à la mort et à la défense d’en parler l’exemple que leur a donné Freud à propos du sexe et de ses interdits. Aussi est-ce par un détour chez les hommes de science que le tabou actuel de la mort est menacé. La littérature, elle, demeure conservatrice et continue les thèmes anciens, même quand c’est sous la forme de leurs contraires.

En revanche, la sociologie, la psychologie fournissent les premiers signes de la redécouverte de la mort par l’homme contemporain. La grande presse, les magazines hebdomadaires à grand tirage, loin d’étouffer ces ouvrages savants, les ont largement diffusés. Une littérature d’opinion a suivi, qui a connu le succès avec le livre de Jessica Mitford, The American Way of Death5. Et aujourd’hui il n’est presque pas de mois où la presse française, anglaise ou américaine ne signale un livre curieux, ou quelque étrangeté observée, sur la mort. La mort redevient sous nos yeux ce qu’elle avait cessé d’être depuis la fin extrême du romantisme, un sujet inépuisable d’anecdotes. Cela laisse entendre que le public des lecteurs de journaux commence à s’intéresser à la mort, d’abord peut-être comme à une chose défendue et quelque peu obscène.

La nouvelle sociologie de la mort n’est donc pas seulement le début d’une bibliographie scientifique sur la mort, mais sans doute une date dans l’histoire des attitudes devant la mort. Elle est pourtant peu sensible à l’histoire. Edgar Morin avait été amené à situer dans l’histoire la mort des philosophes, parce que ses documents philosophiques et littéraires faisaient déjà partie de l’histoire, depuis longtemps de l’histoire des idées, depuis quelques décennies seulement de l’histoire sociale. Au contraire, les attitudes communes devant la mort, telles que les découvrent chez les hommes d’aujourd’hui sociologues, psychologues, médecins, paraissent si inédites, si ahurissantes, qu’il n’a pas encore été possible aux observateurs de les détacher de leur modernité et de les restituer dans une continuité historique. C’est pourtant ce qu’on va essayer de faire ici, autour de trois thèmes : la dépossession du mourant, le refus du deuil, l’invention d’un nouveau rituel funéraire aux États-Unis.

1. Comment le mourant est privé de sa mort

L’homme a été, pendant des millénaires, le maître souverain de sa mort et des circonstances de sa mort. Il a aujourd’hui cessé de l’être, et voici comment.

D’abord, il était entendu, comme une chose normale, que l’homme savait qu’il allait mourir, soit qu’il s’en aperçût spontanément, soit qu’il eût fallu l’avertir. Pour nos anciens conteurs il était naturel que l’homme sente sa mort prochaine, comme dit à peu près le laboureur de La Fontaine. La mort était alors rarement subite, même en cas d’accident ou de guerre, et la mort subite était très redoutée, non seulement parce qu’elle ne permettait pas le repentir, mais parce qu’elle privait l’homme de sa mort. La mort était donc presque toujours annoncée — en un temps où les maladies un peu graves étaient presque toujours mortelles. Il fallait être fol pour ne pas en voir les signes, et moralistes ou satiriques se chargeaient de ridiculiser les extravagants qui refusaient l’évidence. Roland « sent que la mort le prend tout », Tristan « sentit que sa vie se perdait, il comprit qu’il allait mourir ». Le paysan de Tolstoï répond à la bonne femme qui lui demande si ça va : « La mort est là. » Car les paysans de Tolstoï meurent comme Tristan ou comme les laboureurs de La Fontaine, ils prennent la même attitude familière et résignée — ce qui ne veut pas dire que l’attitude devant la mort a été la même pendant toute cette longue période, mais qu’elle a survécu dans certaines classes sociales d’un âge à l’autre, malgré la concurrence d’autres genres de mort.

Quand le principal intéressé ne s’apercevait pas le premier de son sort, il revenait à d’autres de l’avertir. Un document pontifical du Moyen Age en faisait un devoir au médecin. Et celui-ci s’en est acquitté longtemps, et tout bonnement. Nous le retrouvons au chevet de Don Quichotte : « Il ne fut pas fort content du pouls qu’il lui trouva. Aussi lui dit-il que, quoi qu’il en fît, il pensât au salut de son âme, parce que la santé du corps connaît un grand péril. » Les artes moriendi du XVe siècle chargeaient aussi de ce soin l’ami « spirituel » (opposé aux amis « charnels »), appelé du nom, terrible à notre délicatesse moderne, de nuncius mortis.

Plus on avance dans le temps et plus on monte dans l’échelle sociale et urbaine, moins l’homme sent de lui-même sa mort prochaine, plus il faut l’y préparer et, par conséquent, plus il dépend de son entourage. Le médecin a renoncé au rôle qui fut longtemps le sien, sans doute au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, il ne parle que si on l’interroge, et avec déjà quelque réserve. Les amis n’ont plus à intervenir, comme au temps de Gerson ou encore de Cervantès. Depuis le XVIIe siècle, c’est la famille qui prend ce soin : signe des progrès du sentiment familial. Voici un exemple. Nous sommes en 1848, dans la famille La Ferronays. Mme de la Ferronays tombe malade. Le médecin déclare son état dangereux et « une heure après [sic], désespéré ». C’est sa fille qui écrit : « Lorsqu’elle sortait du bain, […] elle me dit tout d’un coup, tandis que je pensais à la manière de bien dire ce que pensait le médecin : “Mais je n’y vois plus du tout, je crois que je vais mourir”. » Elle récite aussitôt une oraison jaculatoire. « Oh Jésus !, remarque alors sa fille, quelle singulière joie me cause en ce terrible moment ces calmes paroles. » Elle était soulagée parce que la peine d’une révélation pourtant indispensable lui était épargnée. Le soulagement est un trait moderne, la nécessité de la révélation est un trait ancien.

Le mourant ne devait pas être privé de sa mort. Il fallait aussi qu’il la présidât. Comme on naissait en public, on mourait en public, et pas seulement le roi, comme c’est bien connu d’après les pages célèbres de Saint-Simon sur la mort de Louis XIV, mais n’importe qui. Que de gravures et de peintures nous représentent la scène ! Dès que quelqu’un « gisait au lit, malade », sa chambre se remplissait de monde, parents, enfants, amis, voisins, membres des confréries. Les fenêtres, les volets étaient fermés. On allumait les cierges. Quand, dans la rue, les passants rencontraient le prêtre qui portait le viatique, l’usage et la dévotion voulaient qu’ils le suivissent dans la chambre du mourant, même s’il leur était inconnu. L’approche de la mort transformait la chambre du moribond en une sorte de lieu public. On comprend alors le mot de Pascal : « On mourra seul », qui a perdu pour nos contemporains beaucoup de sa force, parce qu’aujourd’hui on meurt presque toujours seul. Pascal voulait dire que, malgré la foule qui se presse autour de son lit, le mourant était seul. Les médecins éclairés de la fin du XVIIIe siècle, qui croyaient aux vertus de l’air, se plaignaient beaucoup de cette mauvaise habitude d’envahir les chambres des malades. Ils essayaient d’obtenir qu’on ouvrît les fenêtres, qu’on éteignît les cierges, qu’on fît sortir tout ce monde.

Ne croyons pas que l’assistance aux derniers moments était une pieuse coutume imposée par l’Église. Les prêtres éclairés ou réformés avaient essayé, bien avant les médecins, de mettre de l’ordre dans cette cohue afin de mieux préparer le malade à une fin édifiante. Dès les artes moriendi du XVe siècle, il était recommandé de laisser le mourant seul avec Dieu pour qu’il ne fût pas distrait du soin de son âme. Encore au XIXe siècle, il arrivait que des personnes très pieuses, après s’être pliées aux usages, demandassent aux nombreux assistants de quitter la chambre, à l’exception du prêtre, afin que rien ne vienne troubler leur tête-à-tête avec Dieu. Mais il s’agissait là de dévotions exemplaires et rares. La coutume voulait que la mort fût le lieu d’une cérémonie rituelle où le prêtre avait sa place, mais parmi les autres participants. Le premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et il ne trébuchait guère, car il savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables. Il appelait un à un ses parents, ses familiers, ses domestiques « jusqu’aux plus bas », dit Saint-Simon en décrivant la mort de Mme de Montespan. Il leur disait adieu, leur demandait pardon, leur donnait sa bénédiction. Investi d’une autorité souveraine, surtout aux XVIIIe et XIXe siècles, par l’approche de la mort, il donnait des ordres, faisait des recommandations, même quand le moribond était une très jeune fille, presque une enfant.

 

Aujourd’hui, il ne reste plus rien ni de la notion que chacun a ou doit avoir que sa fin est proche, ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de la mort. Ce qui devait être connu est désormais caché. Ce qui devait être solennel est escamoté.

Il est entendu que le premier devoir de la famille et du médecin est de dissimuler à un malade condamné la gravité de son état. Le malade ne doit plus jamais savoir (sauf cas exceptionnels) que sa fin approche. L’usage nouveau exige qu’il meure dans l’ignorance de sa mort. Ce n’est plus seulement une habitude introduite naïvement dans les mœurs. C’est devenu une règle morale. Jankélévitch l’affirmait sans ambages, dans un récent colloque de médecins sur le thème « Faut-il mentir au malade ? » Le menteur, déclarait-il, « est celui qui dit la vérité […]. Je suis contre la vérité, passionnément contre la vérité […]. Pour moi il y a une loi plus importante que toutes, c’est celle de l’amour et de la charité6 ». On y aurait alors manqué jusqu’au XXe siècle, tant que la morale obligea d’informer le malade ? On mesure à cette opposition l’extraordinaire renversement des sentiments et, ensuite, des idées ! Comment s’est-il produit ? On aurait trop vite fait de dire que, dans une société du bonheur et du bien-être, il n’y avait plus de place pour la souffrance, la tristesse et la mort. C’est prendre le résultat pour la raison.

Il est remarquable que cette évolution est liée aux progrès du sentiment familial, et au quasi-monopole affectif de la famille dans notre monde. Il faut en effet chercher la cause du changement dans les relations entre le malade et sa famille. La famille n’a plus toléré le coup qu’elle portait à un être aimé et qu’elle se portait aussi à elle-même en rendant la mort plus présente, plus certaine, en interdisant toute simulation et toute illusion. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire d’un époux, d’un parent : « J’ai du moins la satisfaction qu’il (ou elle) ne s’est jamais senti mourir » ? Le ne pas se sentir mourir a remplacé dans notre langage commun le sentant sa mort prochaine du XVIIe siècle.

En réalité il devait arriver souvent, mais les morts ne font plus de confidences, que le malade savait bien à quoi s’en tenir, et faisait semblant de ne pas savoir, par pitié pour l’entourage. Car, si la famille a vite répugné à jouer le nuncius mortis qui, au Moyen Age et au début des temps modernes, n’était pas choisi dans ses rangs, le principal intéressé a aussi, de son côté, abdiqué. Par peur de la mort ? Mais celle-ci avait toujours existé. Seulement on en riait : « Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle ! » ; et la société avait imposé au mourant terrifié de jouer quand même la grande scène des adieux et du départ. On dit cette vieille peur ancestrale, mais son refoulement est tout aussi ancestral ! La peur de la mort n’explique pas le renoncement du mourant à sa propre mort. C’est encore dans l’histoire de la famille qu’il faut chercher l’explication.

L’homme du second Moyen Age et de la Renaissance (par opposition à l’homme du premier Moyen Age, de Roland, qui se survit chez les paysans de Tolstoï) tenait à participer à sa propre mort, parce qu’il voyait dans cette mort un moment exceptionnel où son individualité recevait sa forme définitive. Il n’était le maître de sa vie que dans la mesure où il était le maître de sa mort. Sa mort lui appartenait et à lui seul. Or, à partir du XVIIe siècle, il a cessé d’exercer seul sa souveraineté sur sa propre vie et, par conséquent, sur sa mort. Il l’a partagée avec sa famille. Auparavant, sa famille était écartée des décisions graves qu’il devait prendre en vue de la mort, et qu’il prenait seul.

C’est le cas des testaments. Du XIVe siècle au début du XVIIIe siècle, le testament a été pour chacun un moyen spontané de s’exprimer, et c’était en même temps une marque de défiance — ou d’absence de confiance — à l’égard de sa famille. Aussi le testament a-t-il perdu son caractère de nécessité morale et de témoignage personnel et chaleureux quand, au XVIIIe siècle, l’affection familiale a triomphé de la méfiance traditionnelle du testateur envers ses héritiers. Cette méfiance a été, au contraire, remplacée par une confiance absolue qui n’a plus besoin de textes écrits. Les dernières volontés orales sont devenues, bien tard, sacrées pour les survivants qui s’estiment désormais engagés à les respecter à la lettre. De son côté, le mourant est convaincu qu’il peut se reposer sans inquiétude sur la parole de ses proches. Cette confiance, née aux XVIIe et XVIIIe siècles, développée au XIVe siècle, est devenue au XXe siècle une véritable aliénation. A partir du moment où un risque grave menace un membre de la famille, celle-ci conspire aussitôt à le priver de son information et de sa liberté. Le malade devient alors un mineur, comme un enfant ou un débile mental, que l’époux ou les parents prennent en charge, séparent du monde. On sait mieux que lui ce qu’il doit faire et savoir. Il est privé de ses droits et en particulier du droit jadis essentiel de connaître sa mort, de la préparer, de l’organiser. Et il se laisse faire parce qu’il est convaincu que c’est pour son bien. Il s’en remet à l’affection des siens. Si, malgré tout, il a deviné, il fera semblant de ne pas savoir. La mort d’autrefois était une tragédie — souvent comique — où on jouait à celui qui va mourir. La mort d’aujourd’hui est une comédie — toujours dramatique — où on joue à celui qui ne sait pas qu’il va mourir.

La pression du sentiment familial n’eût sans doute pas suffi à escamoter si vite et si bien la mort sans les progrès de la médecine. Non pas tant à cause des conquêtes réelles de la médecine que parce qu’elle a remplacé, dans la conscience de l’homme atteint, la mort par la maladie. Cette substitution apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Il est d’ailleurs certain que, avec les progrès de la thérapeutique, de la chirurgie, on sait positivement de moins en moins si la maladie grave est mortelle ; les chances d’en réchapper ont tant augmenté ! Même diminué, on peut toujours vivre. Aussi, dans notre monde où l’on fait comme si la médecine avait réponse à tous les cas, où, si Caïus doit bien mourir un jour, on n’a aucune raison, soi, de mourir, la maladie incurable, en particulier le cancer, a pris les traits hideux et effrayants des anciennes représentations de la mort. Mieux que le squelette ou la momie des macabres des XIVe et XVe siècles, plus que le ladre aux claquettes, le cancer est aujourd’hui la mort. Mais il faut que la maladie soit incurable (ou réputée incurable) pour qu’elle laisse ainsi transparaître la mort et lui donne son nom. L’angoisse qu’elle libère alors contraint la société à multiplier hâtivement les consignes habituelles de silence, afin de ramener ce cas trop dramatique à la règle banale des sorties à l’anglaise.

 

On meurt donc presque en cachette, plus seul que Pascal n’en a jamais eu l’idée. Cette clandestinité est l’effet d’un refus d’admettre tout à fait la mort de ceux qu’on aime, et encore de l’effacement de la mort sous la maladie obstinée à guérir. Elle a aussi un autre aspect que des sociologues américains ont réussi à déchiffrer. Là où nous sommes tentés de ne voir qu’escamotage, ils nous montrent la création empirique d’un style de mort où la discrétion apparaît comme la forme moderne de la dignité. Avec moins de poésie, c’est la mort de Mélisande, telle que l’approuve Jankélévitch.

Glaser et Strauss7 ont étudié dans six hôpitaux de la baie de San Francisco comment réagissait devant la mort le groupe interdépendant du malade, de la famille et du personnel médical (médecins et infirmiers). Qu’arrive-t-il quand on sait que le malade est proche de la fin ? Faut-il avertir la famille, le malade lui-même, et quand ? Combien de temps prolongera-t-on une vie maintenue par des artifices et à quel moment permettra-t-on au mourant de mourir ? Comment le personnel médical se comporte-t-il en face du malade qui ne sait pas, ou qui fait semblant de ne pas savoir, ou qui sait qu’il va mourir ? Ces problèmes se posent sans doute à chaque famille moderne, mais, dans l’espace hospitalier, un pouvoir nouveau intervient, le pouvoir médical. Or, on meurt de moins en moins à la maison, de plus en plus à l’hôpital. L’hôpital est devenu le lieu de la mort moderne, d’où l’importance des observations de Glaser et Strauss. Mais l’intérêt de leur livre dépasse les analyses des attitudes empiriques des uns et des autres. Les auteurs découvrent un idéal de la mort qui s’est substitué aux pompes théâtrales de l’époque romantique et, d’une manière plus générale, à la publicité traditionnelle de la mort. Un modèle nouveau de la mort, qu’ils expriment presque naïvement, en lui comparant leurs observations concrètes. Nous voyons ainsi se former un style of dying, ou plutôt un acceptable style of living while dying, un acceptable style of facing death. L’accent est mis sur « acceptable ». Il importe en effet que la mort soit telle qu’elle puisse être acceptée ou tolérée par les survivants.

Si les médecins et les infirmières (celles-ci avec plus de réticences) retardent le plus longtemps possible le moment d’avertir la famille, s’ils répugnent à avertir jamais le malade lui-même, c’est par crainte d’être engagés dans une chaîne de réactions sentimentales qui leur feraient perdre, à eux autant qu’au malade ou à la famille, le contrôle de soi. Oser parler de la mort, l’admettre ainsi dans les rapports sociaux, ce n’est plus comme autrefois demeurer dans le quotidien, c’est provoquer une situation exceptionnelle, exorbitante, et toujours dramatique. La mort était autrefois une figure familière, et les moralistes devaient la rendre hideuse pour faire peur. Aujourd’hui il suffit de seulement la nommer pour provoquer une tension émotive incompatible avec la régularité de la vie quotidienne. Un acceptable style of dying est donc celui qui évite les status forcing scenes, les scènes qui arrachent le personnage à son rôle social, qui le violent. Ces scènes sont les crises de désespoir des malades, leurs cris, leurs larmes, et en général toutes les manifestations trop exaltées, trop bruyantes, ou encore trop émouvantes, qui risquent de troubler la sérénité de l’hôpital. On reconnaît là, le mot est intraduisible, l’embarrassingly graceless dying, le contraire de la mort acceptable, la mort qui met dans l’embarras les survivants ! C’est pour l’éviter qu’on choisit de ne rien dire au malade. Mais ce qui importe au fond, c’est moins que le malade sache ou ne sache pas, que, s’il sait, il ait l’élégance et le courage d’être discret. Il se comportera alors de manière que le personnel hospitalier puisse oublier qu’il sait, et communiquer avec lui comme si la mort ne rôdait pas autour d’eux. La communication est en effet tout aussi nécessaire. Il ne suffit pas que le mourant soit discret, il faut encore qu’il demeure ouvert et réceptif aux messages. Son indifférence risque de créer chez le personnel médical le même « embarras » qu’un excès de démonstration. Il y a donc deux manières de mal mourir, l’une consiste à rechercher un échange d’émotions, l’autre est de refuser de communiquer.

Les auteurs citent très sérieusement le cas d’une vieille dame qui s’était d’abord bien conduite, selon l’usage conventionnel : elle collaborait avec les médecins et les infirmières, elle luttait avec courage contre la maladie. Mais un jour elle a estimé qu’elle avait assez lutté, que le moment était venu d’abandonner. Alors elle a fermé les yeux pour ne plus les ouvrir : elle signifiait ainsi qu’elle se retirait du monde et attendait la fin seule avec elle-même. Jadis ce signe de recueillement n’aurait pas surpris et on l’aurait respecté. Dans l’hôpital californien, il a désespéré médecins et infirmières qui ont vite fait venir par avion un fils de la malade, seul capable de la persuader de rouvrir les yeux et de ne plus être hurting everybody. Il arrive aussi que des malades se tournent vers le mur et ne bougent plus. On reconnaîtra là, non sans émotion, l’un des gestes les plus anciens de l’homme quand il sentait la mort venir. Ainsi mouraient les juifs de l’Ancien Testament, et, encore au XVIe siècle, l’Inquisition espagnole reconnaissait à ce signe les marranes mal convertis. Ainsi mourut Tristan : « Il se tourna vers la muraille et dit : “Je ne puis retenir ma vie plus longtemps”. » Cependant, dans ce geste ancestral, médecins et infirmières d’un hôpital de Californie ne veulent plus voir aujourd’hui que refus antisocial de communication, renoncement coupable à la lutte vitale.

L’abandon du malade, reconnaissons-le, n’est pas blâmé seulement parce qu’il démoralise le personnel médical, parce qu’il est une faute déontologique, mais aussi parce qu’il est censé diminuer la capacité de résistance du malade lui-même. Il devient alors aussi redoutable que les status forcing scenes. C’est pourquoi les médecins américains et anglais en arrivent, aujourd’hui, à dissimuler moins souvent à des malades condamnés la gravité de leur cas. La télévision britannique a présenté cette année au public des cancéreux prévenus très exactement ; on doit considérer cette émission comme un encouragement à dire la vérité. Les médecins pensent sans doute qu’un homme averti, s’il est bien équilibré, se prêtera mieux aux traitements dans l’espoir de vivre à plein les derniers jours qui lui restent, et, tout compte fait, mourra aussi discrètement et aussi dignement que s’il n’avait rien su. C’est la mort du bon Américain, telle que l’a décrite Jacques Maritain dans un livre anglais destiné à un public américain. C’est aussi, avec un peu moins de sourire commercial et plus de musicalité, la mort humaniste et digne du philosophe contemporain : disparaître « pianissimo et, pour ainsi dire, sur la pointe des pieds » (Jankélévitch).

2. Le refus du deuil

Nous venons de voir comment la société moderne a privé l’homme de sa mort et comment elle ne la lui rend que s’il ne s’en sert plus pour troubler les vivants. Réciproquement, elle interdit aux vivants de paraître émus par la mort des autres, elle ne leur permet ni de pleurer les trépassés, ni de faire semblant de les regretter.

Le « deuil » fut pourtant jusqu’à nos jours la douleur par excellence, dont la manifestation était légitime et nécessaire. Le vieux mot de la douleur : dol ou doel, est resté dans notre langue, mais avec le sens restreint que nous reconnaissons au deuil. Bien avant d’avoir ainsi reçu un nom, la douleur devant la mort d’un proche était l’expression la plus violente de sentiments les plus spontanés. Pendant le Haut Moyen Age, les guerriers les plus durs ou les souverains les plus illustres s’effondraient devant les corps de leurs amis ou parents, nous dirions aujourd’hui comme des femmes, et des femmes hystériques. Ici, le roi Arthur se pâme plusieurs fois de suite, se frappe la poitrine, s’écorche le visage « de façon que le sang coulait à flot ». Là, sur le champ de bataille, le même roi « tomba de cheval tout pâmé » devant le corps de son neveu, « puis, tout pleurant, il se prit à chercher les corps de ses amis charnels », comme Charlemagne à Roncevaux. En découvrant l’un d’entre eux, « il frappa ses paumes l’une contre l’autre, criant qu’il avait assez vécu […]. Il ôta au mort son heaume et, après l’avoir longtemps regardé, il lui baisa les yeux et la bouche qui était glacée. » Que de spasmes et d’évanouissements ! Que d’étreintes passionnées de cadavres déjà froids ! Que d’écorchures désespérées, que de vêtements déchirés ! Mais, à part quelques rares inconsolables qui faisaient retraite dans les moutiers, une fois passées les grandes gesticulations de la douleur, les survivants reprenaient la vie où ils l’avaient laissée.

A partir du XIIIe siècle, les manifestations du deuil ont perdu de leur spontanéité. Elles se sont ritualisées. Les grandes gesticulations du premier Moyen Age sont désormais simulées par des pleureurs. Nous connaissons les pleureuses des régions méridionales et méditerranéennes qui persistent encore de nos jours. Le Cid du Romancero exige dans son testament qu’il n’y ait pas de pleureurs à ses obsèques comme c’était l’usage : ni fleurs ni couronnes. L’iconographie des tombeaux des XIVe et XVe siècles nous montre, autour du corps exposé, le cortège des pleureurs en robe noire, la tête enfoncée sous le capuchon comme sous la cagoule des pénitents.

Plus tard, les testaments du XVIe et du XVIIe siècle nous apprennent que les convois funèbres étaient composés principalement de figurants analogues à des pleureurs : moines mendiants, pauvres, enfants des hôpitaux, qu’on habillait pour la circonstance de robes noires fournies par la succession et qui recevaient après la cérémonie une portion de pain et un peu d’argent.

On peut se demander si les parents les plus proches assistaient aux funérailles. Aux amis, on offrait un banquet — occasion de bombances et d’excès que l’Église s’efforça de supprimer ; les testaments en parlent de moins en moins, si ce n’est pour les interdire. On remarque dans les testaments que le testateur réclame parfois avec insistance la présence à son convoi d’un frère ou d’un fils, le plus souvent d’ailleurs il s’agit d’un enfant. Il offrait un legs spécial comme prix de cette présence si recherchée. En serait-il ainsi si la famille suivait toujours le convoi ? Sous l’Ancien Régime, l’absence des femmes aux obsèques est incontestable. Il semble bien que, depuis la fin du Moyen Age et la ritualisation du deuil, la société ait imposé à la famille une période de réclusion qui l’éloignait même des obsèques, où elle était remplacée par des prêtres nombreux et par des pleureurs professionnels, religieux, membres des confréries ou simples figurants attirés par les distributions d’aumônes.

Cette réclusion avait deux buts : d’abord, permettre aux survivants vraiment malheureux de mettre leur douleur à l’abri du monde, de leur permettre d’attendre, comme le malade au repos, l’adoucissement de leurs peines. C’est ce qu’évoque H. de Campion dans ses Mémoires. En juin 1659, la femme d’Henri de Campion « rendit […] bientôt l’esprit, en mettant au monde une fille qui mourut cinq ou six jours après elle. J’étais navré et tombai dans un état à faire pitié. Mon frère […] et ma sœur […] me menèrent à Conches : j’y restai dix-sept jours, et revins ensuite au Baxferei, pour donner ordre à mes affaires […] Ne pouvant tenir dans la maison, qui me rappelait sans cesse mes chagrins, j’en avais pris une à Conches où je demeurai jusqu’au 2 de juin 1660 [c’est-à-dire jusqu’au “bout de l’an”, jusqu’au premier anniversaire de la mort de sa femme], que, voyant que le regret de mes pertes me suit également, je suis revenu chez moi au Baxferei avec mes enfants, et j’y vis dans une grande tristesse ».

Le second but de la réclusion était d’empêcher les survivants d’oublier trop tôt le disparu, de les exclure, pendant une période de pénitence, des relations sociales et des jouissances de la vie profane. Cette précaution n’était pas inutile pour défendre les pauvres morts de la hâte avec laquelle on les remplaçait. Nicolas Versoris, bourgeois de Paris, perdait sa femme de la peste « le 3e jour de septembre [1522] à une heure après minuit ». L’avant-dernier jour de décembre de la même année, notre veuf était accordé et fiancé à la veuve d’un médecin, qu’il épousa dès qu’il le put, le 13 janvier 1523 « premier jour festoiable après Noël ».

Le XIXe siècle n’apporta aucune atténuation à la rigueur de la réclusion. Dans les maisons où quelqu’un était mort, hommes, femmes, enfants, domestiques, et même chevaux et abeilles étaient séparés du reste de la société par l’écran des crêpes, des voiles, des draps noirs. Mais cette réclusion était moins subie que volontaire et elle n’interdisait plus la participation des proches et de la famille au grand drame des obsèques, aux pèlerinages aux tombes, au culte exalté du souvenir qui caractérisent le romantisme. Ainsi on ne toléra plus que les femmes fussent comme autrefois écartées des services funéraires. Elles y furent d’abord acceptées par la bourgeoisie : la noblesse est restée plus longtemps fidèle a cet usage d’exclusion, et il y fut longtemps de bon ton que la veuve ne fît pas part de la mort de son mari. Cependant, même dans la noblesse, les femmes prirent l’habitude d’assister à l’enterrement de leur époux, de leur fils, de leur père, mais d’abord en cachette dans un coin de l’église ou des tribunes, avec l’approbation ecclésiastique. Les habitudes traditionnelles de réclusion ont dû composer avec les sentiments nouveaux d’exaltation des morts, de vénération de leurs sépultures. La présence de la femme ne changeait d’ailleurs rien à la réclusion du deuil : entièrement voilée de noir, mater dolorosa, elle n’apparaissait alors aux yeux du monde que comme le symbole de la douleur et de l’inconsolation. Toutefois la réclusion était alors transférée du plan physique au plan moral. Elle protégeait moins les morts de l’oubli qu’elle n’affirmait l’impossibilité des vivants à les oublier, et à vivre comme avant leur départ. Les morts, les pauvres morts n’ont plus besoin de la société pour les défendre contre l’indifférence de leurs proches, de même que les moribonds n’ont plus besoin des testaments pour imposer leurs dernières volontés à leurs héritiers, comme nous l’avons vu plus haut.

Les progrès du sentiment familial se sont alors, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, combinés avec les traditions anciennes de réclusion pour faire du deuil moins une quarantaine imposée qu’un droit à manifester, en dépit de la bienséance normale, une douleur excessive. On revenait ainsi à la spontanéité du haut Moyen Age en conservant les contraintes rituelles qui lui ont succédé vers le XIIe siècle. Si on pouvait tracer une courbe du deuil, on aurait une première phase aiguë de spontanéité ouverte et violente jusqu’au XIIIe siècle environ, puis une phase longue de ritualisation jusqu’au XVIIIe siècle, et encore au XIXe siècle une période de dolorisme exalté, de manifestation dramatique et de mythologie funèbre. Il n’est pas impossible que le paroxysme du deuil au XIXe siècle ne soit en relation avec son interdiction au XXe, de même que la mort sale des après-guerres, de Remarque à Sartre et à Genet, apparaît comme le négatif de la mort très noble du romantisme. C’est ce que signifie, avec une précision plus dérisoire que scandaleuse, le geste de Sartre « faisant de l’eau » sur le tombeau de Chateaubriand. Il fallait un Chateaubriand pour ce Sartre. C’est un rapport du même ordre qui rattache l’érotisme contemporain aux tabous victoriens du sexe.

 

Aujourd’hui, à la nécessité millénaire du deuil, plus ou moins spontanée ou imposée selon les époques, a succédé au milieu du XXe siècle son interdiction. Pendant la durée d’une génération la situation a été renversée : ce qui était commandé par la conscience individuelle ou par la volonté générale est désormais défendu. Ce qui était défendu est aujourd’hui recommandé. Il ne convient plus d’afficher sa peine ni même d’avoir l’air d’en éprouver.

Le mérite d’avoir dégagé cette loi non écrite de notre civilisation revient au sociologue britannique Geoffrey Gorer. Il a compris le premier que certains faits, négligés, ou mal interprétés, par les morales humanistes, constituaient bien une attitude globale devant la mort, caractéristique des sociétés industrielles. Dans l’introduction autobiographique de son livre, Gorer raconte par quelle voie personnelle il a découvert que la mort était devenue le principal interdit du monde moderne. L’enquête sociologique qu’il a organisée en 1963 sur l’attitude devant la mort et le deuil en Angleterre a seulement confirmé, précisé et enrichi les idées qu’il avait déjà proposées dans son remarquable article « The Pornography of Death », qu’il tirait alors de son expérience personnelle et de ses réflexions.

Il est né en 1910. Il se rappelle qu’à la mort d’Édouard VII, toute sa famille avait pris le deuil. On lui apprenait, comme à tous les enfants français, à se découvrir dans la rue au passage des convois, à traiter avec des égards particuliers les personnes en deuil, pratiques qui paraissent étranges aux Britanniques de notre temps ! Mais voici qu’en 1915 son père périt dans le naufrage du Lusitania ; à son tour, on le traita comme un être à part, avec une douceur inhabituelle, on parlait bas ou on se taisait en sa présence comme devant un infirme. Cependant quand, encouragé par l’importance que lui donnait son deuil, il déclara à son institutrice qu’il ne pourrait plus jamais s’amuser, ni regarder des fleurs, celle-ci le secoua et lui ordonna de cesser d’être morbid. La guerre permit à sa mère de prendre un travail où elle trouva un dérivatif à sa tristesse. Auparavant, les convenances ne lui auraient pas permis de travailler, « mais plus tard, remarque Gorer, elle n’aurait plus eu le bénéfice du deuil rituel » qu’elle avait respecté et qui l’avait préservée. Gorer connut donc dans son enfance les manifestations traditionnelles du deuil, et elles durent le frapper, car il sut s’en souvenir ensuite. Après la guerre, pendant sa jeunesse, il n’eut plus d’autres expériences de la mort. Il a vu seulement une fois et par hasard un cadavre dans un hôpital russe qu’il visitait en 1931, et ce spectacle inaccoutumé l’impressionna. Cette absence de familiarité est bien certainement un phénomène général, conséquence, longtemps inaperçue, de l’accroissement de la longévité ; J. Fourcassié a montré comment, en théorie, le jeune homme d’aujourd’hui peut atteindre l’âge adulte sans avoir jamais vu mourir. Cependant, Gorer a été surpris de trouver, dans la population soumise à son enquête, plus qu’il ne croyait de personnes qui avaient déjà vu un mort. Ceux-là qui ont déjà vu adoptent spontanément le comportement de ceux qui n’ont jamais vu, et s’empressent d’oublier.

Il fut bientôt surpris de l’état de dépression où sombra son frère, un médecin renommé, après la mort de sa belle-sœur. Les intellectuels commençaient déjà à abandonner les funérailles traditionnelles et les manifestations extérieures du deuil, considérées comme des pratiques superstitieuses et archaïques. Mais Gorer ne fit pas alors de rapprochement entre le désespoir pathologique de son frère et la privation du deuil rituel. Il en fut autrement en 1948. Il perdit alors un ami qui laissait une femme et trois enfants. « Quand je vins la voir, dix mois après la mort de John, elle me dit avec des larmes de reconnaissance que j’étais le premier visiteur qu’elle voyait depuis le début de son veuvage. Elle avait été complètement abandonnée à la solitude par la société, quoiqu’elle comptât en ville beaucoup de relations qui se prétendaient des amis. » G. Gorer comprit alors que les changements survenus dans la pratique du deuil n’étaient pas de petits faits anecdotiques et insignifiants. Il découvrit l’importance du phénomène, et la gravité de ses effets ; c’est quelques années plus tard, en 1955, qu’il publiait son fameux article.

L’épreuve décisive est venue quelques années plus tard. En 1961, son propre frère, le médecin, qui s’était remarié, tomba malade : il était atteint d’un cancer. On lui cacha, bien entendu, la vérité, et on ne se décida à la révéler à sa femme Elizabeth que parce que celle-ci s’irritait du comportement de son mari qu’elle ne savait pas malade, et le bousculait parce qu’il s’écoutait trop. Contre toutes les prévisions, l’évolution fut rapide, et le frère de Gorer s’éteignit presque subitement dans son sommeil. On se félicita qu’il ait eu le privilège, désormais envié, d’être mort sans savoir ce qui lui arrivait. Dans cette famille de grands intellectuels, pas de veillée funèbre, pas d’exposition du corps. Comme le décès avait eu lieu à la maison, il fallut faire la dernière toilette du cadavre. Il y avait pour cela des spécialistes, anciennes infirmières qui utilisent ainsi les loisirs de la retraite. Les voici qui arrivent, deux vieilles demoiselles : « Où est le malade ? » Il n’y a plus ni mort ni cadavre. Seulement un malade qui garde son statut de malade malgré la transformation biologique qu’il a subie, au moins tant qu’il sera reconnaissable et restera visible. La toilette funéraire est un rite traditionnel. Mais son sens a changé. Elle était jadis destinée à fixer le corps dans l’image idéale qu’on avait alors de la mort, dans l’attitude du gisant qui attend, les mains croisées, la vie du siècle à venir. C’est à l’époque romantique que l’on a découvert la beauté originale que la mort impose au visage humain, et les derniers soins eurent pour but de dégager cette beauté des salissures de l’agonie. Dans un cas comme dans l’autre, c’était une image de mort qu’on se proposait de fixer : un beau cadavre, mais un cadavre. Quand les deux braves demoiselles en eurent terminé avec leur « malade », elles étaient si satisfaites de leur œuvre qu’elles convièrent la famille à l’admirer : « The patient looks lovely, now. » Ce n’est pas un mort que vous allez trouver, c’est un presque-vivant. Nos doigts de fée lui ont rendu les apparences de la vie. Il est débarrassé des laideurs de l’agonie, mais ce n’est pas pour le figer dans la majesté du gisant ou la beauté trop hiératique des morts ; il garde le charme de la vie, il est toujours aimable, lovely.

La toilette funéraire a désormais pour but de masquer les apparences de la mort et de conserver au corps les allures familières et joyeuses de la vie. Il faut reconnaître que, dans l’Angleterre de Gorer, cette tendance est à peine esquissée, et cette famille d’intellectuels résiste à l’enthousiasme des infirmières. Mais, aux États-Unis, la toilette funéraire ira jusqu’à l’embaumement et à l’exposition dans les funeral homes.

Dans cette famille d’intellectuels britanniques, on n’est abusé ni par les croyances d’un autre âge ni par l’ostentation tapageuse d’un modernisme à l’américaine. Le corps sera incinéré. Mais l’incinération a pris, en Angleterre et sans doute dans le Nord de l’Europe, un sens particulier, que dégage bien l’enquête de Gorer. On ne choisit plus l’incinération, comme ce fut longtemps le cas, par défi à l’Église et aux usages chrétiens anciens. On ne la choisit pas non plus seulement pour des raisons de commodité et d’économie d’encombrement que l’Église serait disposée à admettre en souvenir d’un temps où les cendres, comme celles du frère d’Antigone, étaient aussi vénérées que les os inhumés. L’incinération moderne en Angleterre suppose bien plus un souci de la modernité, une assurance de rationalité et finalement un refus de la survie. Mais ces caractères n’apparaissent pas tout de suite et avec évidence dans les déclarations spontanées des sujets interrogés. Sur 67 cas de l’enquête, on compte 40 incinérations contre 27 enterrements. Les raisons pour lesquelles l’incinération a été préférée se ramènent à deux. L’incinération est d’abord considérée comme le moyen le plus radical de se débarrasser des morts. C’est pourquoi une femme, dont la mère avait été incinérée et qui jugeait le procédé « plus sain, plus hygiénique », l’a cependant écarté pour son mari, parce que too final : elle l’a fait enterrer.

La seconde raison se ramène d’ailleurs à la première : l’incinération exclut le culte des cimetières et le pèlerinage aux tombeaux. Cette exclusion n’est pas une conséquence nécessaire de l’incinération. Au contraire, les administrations des jardins crématoires font tous leurs efforts pour permettre aux familles de vénérer leurs morts aussi bien que dans les cimetières traditionnels : dans une salle du souvenir, on peut déposer une plaque qui joue le rôle de pierre tombale. Mais sur les 40 cas de l’enquête, un seul a eu son nom gravé sur une telle plaque. 14 seulement ont été inscrits sur le livre du souvenir, qui est exposé quotidiennement à la page du jour dont c’est l’anniversaire afin de permettre sa commémoration : solution intermédiaire entre l’effacement complet et la pérennité de la plaque gravée. Pour les 25 autres, aucune trace visible n’a été laissée. Si les familles ne profitent pas des facilités mises à leur disposition, c’est parce qu’elles voient dans l’incinération le moyen sûr d’échapper au culte des morts.

On se tromperait gravement si on attribuait ce recul devant le culte des morts et de leur souvenir à de l’indifférence, à de l’insensibilité. Les résultats de l’enquête et le témoignage autobiographique de Gorer prouvent au contraire combien les survivants sont atteints et demeurent blessés. Pour nous en convaincre, revenons au récit de Gorer, au moment de l’incinération de son frère Pierre. La veuve, Elizabeth, n’assista ni à l’incinération ni au service anglican qui la précéda, concession aux usages car le défunt n’avait aucune religion. L’absence d’Elizabeth n’est due ni aux interdictions rituelles des deuils anciens, ni à de la froideur, mais à la peur de « craquer » et à une nouvelle forme de pudeur. « Elle ne supportait pas l’idée qu’elle pourrait perdre le contrôle d’elle-même et montrer publiquement sa détresse. » La nouvelle convention exige qu’on cache ce qu’autrefois il fallait exposer, voire simuler : sa peine.

Il y avait des raisons encore plus impérieuses d’écarter les enfants d’une cérémonie aussi traumatisante. Déjà en France, où les usages anciens résistent mieux, les enfants de la bourgeoisie et des classes moyennes (les familles de « cadres ») n’assistent presque plus jamais aux enterrements de leurs grands-parents ; des vieillards plusieurs fois grands-pères sont expédiés par des adultes aussi pressés et gênés qu’émus, sans la présence d’aucun de leurs petits-fils. J’ai été frappé par ce spectacle, alors que je venais de lire, au Minutier central, des documents du XVIIe siècle où le testateur, souvent encore indifférent à la présence de ses proches, réclamait avec insistance qu’un petit-enfant suive son convoi. Aux mêmes époques, on recrutait une partie des pleureurs parmi les enfants trouvés ou assistés des hôpitaux. Dans les nombreuses représentations du mourant dans sa chambre encombrée de monde, le peintre ou le graveur n’oubliait jamais de placer un enfant.

Elizabeth et ses enfants sont donc restés à la maison, à la campagne, le jour de l’incinération. Geoffrey les rejoint le soir brisé de fatigue et d’émotion. Sa belle-sœur l’accueille, très sûre d’elle, et lui raconte qu’elle a passé une bonne journée avec les enfants, qu’ils ont tous pique-niqué sur l’herbe, et qu’ensuite ils ont tondu la pelouse… Elizabeth, Américaine de la Nouvelle-Angleterre, adoptait spontanément, avec franchise et courage, la conduite que ses compatriotes lui avaient apprise et que les Anglais attendaient d’elle : elle devait agir comme si rien ne s’était passé, afin de permettre aux autres d’en faire autant et à la vie sociale de continuer sans être interrompue, même un instant, par la mort. Se serait-elle risquée en public à quelque démonstration de tristesse qu’elle aurait été mise à l’index par la société, comme jadis une femme de mauvaise vie. D’ailleurs, malgré ses précautions, Elizabeth a été au début de son deuil comme préventivement évitée par ses amies. Elle confia à son beau-frère qu’on l’avait d’abord écartée « comme une lépreuse ». On l’accepta seulement quand on eut l’assurance qu’elle ne trahirait aucune émotion. En fait cet isolement la conduisit au bord de la dépression : « A l’époque où elle avait le plus besoin d’aide et de consolation, la société l’a laissée seule. » C’est alors que Geoffrey Gorer eut l’idée de son enquête sur le refus moderne du deuil et sur ses effets traumatisants.

On comprend bien comment les choses se sont passées. Selon lui, cela a commencé par la disparition des consignes sociales qui imposaient des conduites rituelles et un statut spécial pendant le deuil, à la fois à la famille et à la société dans ses rapports avec la famille. L’auteur accorde une importance peut-être excessive aux grandes guerres mondiales comme accélérateurs d’évolution. Peu à peu de nouvelles convenances se sont imposées, mais spontanément et sans qu’on prît conscience de leur originalité. Encore aujourd’hui, elles ne sont pas formalisées à l’instar des anciens usages ; elles n’en ont pas moins un pouvoir contraignant. La mort est devenue un tabou, une chose innommable (l’expression revient dans un tout autre contexte dans le livre de Jankélévitch sur la mort), et, comme jadis le sexe, il ne faut pas la nommer en public. Il ne faut pas plus obliger les autres à la nommer. Gorer montre de façon frappante comment, au XXe siècle, la mort a remplacé le sexe comme principal interdit. On disait autrefois aux enfants qu’ils naissaient dans un chou, mais ils assistaient à la grande scène des adieux, dans la chambre et au chevet du mourant. Cependant, dès la seconde moitié du XIXe siècle, cette présence laissait un malaise, et on tendait, non pas à la supprimer, mais à l’abréger. A la mort d’Emma Bovary et d’Ivan Ilitch, on a bien respecté l’usage ancien de la présentation des enfants, mais on les a fait sortir aussitôt de la chambre, parce qu’on ne supportait plus l’horreur que pouvaient leur inspirer les déformations de l’agonie. Éloignés du lit de mort, les enfants avaient toujours leur place aux obsèques, habillés de noir de pied en cap.

Aujourd’hui les enfants sont initiés, dès le plus jeune âge, à la physiologie de l’amour et de la naissance, mais, quand ils ne voient plus leur grand-père et demandent pourquoi, on leur répond en France qu’il est parti en voyage très loin, et en Angleterre qu’il se repose dans un beau jardin où pousse le chèvrefeuille. Ce ne sont plus les enfants qui naissent dans les choux, mais les morts qui disparaissent parmi les fleurs. Les parents des morts sont donc contraints de feindre l’indifférence. La société exige d’eux un contrôle de soi qui correspond à la décence ou à la dignité qu’elle impose aux moribonds. Dans le cas du mourant, comme dans celui du survivant, il importe de ne rien laisser percer de ses émotions. La société tout entière se comporte comme l’unité hospitalière. Si le moribond doit à la fois surmonter son trouble et collaborer gentiment avec les médecins et les infirmières, le survivant malheureux doit cacher sa peine, renoncer à se retirer dans une solitude qui le trahirait et continuer sans une pause sa vie de relations, de travail et de loisirs. Autrement il serait exclu, et cette exclusion aurait une tout autre conséquence que la réclusion rituelle du deuil traditionnel. Celle-ci était acceptée par tous comme une transition nécessaire et elle comportait des tempéraments également rituels, comme les visites obligatoires de condoléances, les « lettres de consolation », les « secours » de la religion. Elle a aujourd’hui le caractère d’une sanction analogue à celle qui frappe les déclassés, les malades contagieux, les maniaques sexuels. Elle rejette les affligés impénitents du côté des asociaux. Qui veut s’épargner cette épreuve doit donc garder ie masque en public et ne le déposer que dans l’intimité la plus sûre : « On ne pleure, dit Gorer, qu’en privé, comme on se déshabille ou on se repose en privé », en cachette, « as if it were an analogue of masturbation ».

La société refuse aujourd’hui de reconnaître dans le bereaved, dans l’homme frappé par le deuil, un malade qu’elle devrait au contraire secourir. Elle refuse d’associer l’idée de deuil à celle de maladie. La vieille civilité était à cet égard plus compréhensive, peut-être plus « moderne », plus sensible aux effets pathologiques d’une souffrance morale refoulée. Gorer découvre dans notre temps cruel la bienfaisance des usages ancestraux qui protégeaient l’homme frappé par la mort d’un être aimé. Pendant son deuil, « il a plus besoin de l’assistance de la société qu’à aucun autre moment de sa vie depuis son enfance et sa première jeunesse, et c’est pourtant alors que notre société lui retire son aide et lui refuse son assistance. Le prix de cette défaillance en misère, solitude, désespoir, morbidité, est très élevé ». La défense du deuil pousse le survivant à s’étourdir de travail ou, au contraire, à la limite de la déraison, à faire semblant de vivre dans la compagnie du défunt, comme s’il était toujours là, ou, encore, à se substituer à lui, à imiter ses gestes, ses paroles, ses manies et parfois, en pleine névrose, à simuler les symptômes de la maladie qui l’a emporté. On voit alors réapparaître des manifestations étranges de la douleur exaltée, qui paraissent nouvelles et modernes à Gorer, et qui sont pourtant familières à l’historien des mœurs. Celui-ci les avait déjà rencontrées dans les manifestations excessives qui étaient admises, recommandées, voire simulées, pendant la période rituelle du deuil dans les sociétés traditionnelles. Mais il doit admettre que seules les apparences sont communes. Ces manifestations avaient en effet pour but, jadis, de libérer ; même quand, comme cela arriva plus souvent à l’époque romantique, elles dépassaient les limites de l’usage et devenaient déjà pathologiques, elles n’étaient pas repoussées comme monstrueuses, elles étaient gentiment tolérées. L’indulgence de la société apparaît de manière frappante dans une nouvelle de Mark Twain où tous les amis du défunt acceptent avec complaisance d’entretenir l’illusion de la veuve qui n’a pas accepté la mort et, à chaque anniversaire, imagine et joue l’impossible retour. Dans le contexte actuel, les hommes refuseraient de se prêter à une comédie aussi malsaine. Là où les rudes héros de Mark Twain témoignaient de la tendresse et de l’indulgence, la société moderne ne voit plus que morbidité gênante et honteuse, ou maladie mentale à soigner. On en vient à se demander alors, avec Gorer, si une grande partie de la pathologie sociale d’aujourd’hui n’a pas sa source dans l’évacuation de la mort hors de la vie quotidienne, dans l’interdiction du deuil et du droit de pleurer ses morts.

3. L’invention de nouveaux rites funéraires aux États-Unis

D’après les analyses précédentes, on serait tenté d’admettre que l’interdit qui frappe aujourd’hui la mort est un caractère structural de la civilisation contemporaine. L’effacement de la mort du discours et des moyens familiers de communication appartiendrait, comme la priorité du bien-être et de la consommation, au modèle des sociétés industrielles. Il serait à peu près accompli dans la vaste zone de modernité qui recouvre le nord de l’Europe et de l’Amérique. Il rencontrerait au contraire des résistances là où subsistent des formes archaïques de mentalité, dans les pays catholiques comme la France ou l’Italie, protestants comme l’Écosse presbytérienne, et encore parmi les masses populaires des pays techniciens. Le souci de la modernité intégrale dépend en effet autant des conditions sociales que géographiques, et, dans les régions les plus évoluées, il est encore restreint aux classes instruites, croyantes ou sceptiques. Là où il n’a pas pénétré persistent les attitudes romantiques devant la mort, nées au XVIIIe siècle et développées au XIXe, le culte des morts et la vénération des cimetières : il s’agirait toutefois de survivances qui font illusion parce qu’elles affectent encore la population la plus nombreuse, mais qui sont menacées. Elles seraient promises à une régression inévitable en même temps que les mentalités arriérées auxquelles elles sont associées. Le modèle de la société future leur sera imposé et achèvera l’évacuation de la mort déjà commencée dans les familles bourgeoises, qu’elles soient progressistes ou réactionnaires. Ce schéma évolutionniste n’est pas entièrement faux, et il est probable que le refus de la mort appartient trop au modèle de la civilisation industrielle pour ne pas s’étendre en même temps que lui. Il n’est pas non plus absolument vrai, parce que des résistances sont apparues là où on les attendait le moins, non pas dans les ferveurs archaïques des vieux pays, mais au foyer le plus fécond de la modernité, aux États-Unis. L’Amérique a pourtant été la première à émousser le sens tragique de la mort. C’est en Amérique qu’ont pu être faites les premières observations sur les attitudes nouvelles devant la mort. Elles ont inspiré l’humeur satirique du romancier catholique anglais Evelyn Waugh dans The Loved One, paru en 19488. En 1951, elles frappaient l’attention de Roger Caillois qui les interprète bien comme un escamotage hédoniste : « Le trépas n’est pas à craindre, non par suite d’une obligation morale commandant de surmonter la peur qu’il provoque, mais parce qu’il est inévitable et qu’en fait il n’existe aucune raison de l’appréhender ; simplement il n’y faut point penser et encore moins en parler9. »

Tout ce que nous avons décrit dans les pages précédentes est vrai de l’Amérique, l’aliénation du mourant, la suppression du deuil, sauf ce qui concerne l’enterrement proprement dit. L’Américain a répugné à simplifier, autant que l’Anglais modèle de Gorer, le rite des obsèques et de l’enterrement. Pour comprendre cette singularité de la société américaine, il faudrait reprendre le récit fait plus haut de la mort de l’homme moderne, à partir du dernier soupir. Jusqu’au dernier soupir, et après l’enterrement, pendant le drôle de deuil, les choses se passeraient de la même manière en Amérique et en Angleterre. Il n’en est pas de même pendant la période intermédiaire. On se rappelle la satisfaction des infirmières chargées de la toilette du corps : « It looks lovely now. » Dans le milieu anglais cet enthousiasme s’éteint aussitôt, faute d’être partagé par la famille et encouragé par la société. L’essentiel est, en Angleterre, de faire disparaître le corps, avec décence, certes, mais rapidité, et complètement grâce à l’incinération.

En Amérique, au contraire, la toilette funéraire est le début d’une série de rites nouveaux, compliqués et somptueux : embaumement du corps afin de lui restituer les apparences de la vie, exposition dans le salon d’un funeral home où le mort reçoit une dernière fois la visite de ses parents et amis au milieu des fleurs et de la musique, obsèques solennelles, enterrement dans les cimetières dessinés comme des parcs, embellis de monuments et destinés à l’édification morale de visiteurs plus touristes que pèlerins. On ne décrira pas plus longtemps ici ces coutumes funéraires, bien connues par la caricature d’Evelyn Waugh, transposée récemment au cinéma, et par les critiques de Jessica Mitford dans son livre The American Way of Death. Cette littérature à la fois moraliste et polémique risque de nous faire commettre un contresens. Elle nous suggère soit une exploitation commerciale et la pression d’intérêts, soit une perversion du culte du bonheur. Elle nous masque le sens véritable qui est refus d’une évacuation radicale de la mort, et répugnance pour une destruction physique sans rites et sans solennité. C’est pourquoi l’incinération est si peu répandue aux États-Unis.

La société américaine est très attachée à ses nouveaux rites funéraires, qui paraissent ridicules aux Européens et à ses propres intellectuels (J. Mitford est l’écho des milieux intellectuels) ; elle leur est si attachée que l’interdit sur la mort est à cette occasion rompu. On lit dans les autocars américains des annonces de ce genre : The dignity and integrity of N… Funeral costs no more… Easy access. Private parking for over 100 cars. Évidemment la mort est ici aussi un objet de consommation. Mais il est remarquable qu’elle ait pu le devenir, ainsi qu’objet de publicité, malgré l’interdit qui la frappait partout ailleurs dans la vie sociale. L’Américain ne se conduit pas envers les morts, une fois qu’ils sont morts, comme envers la mort en général, ou envers le mourant et le survivant. Il ne suit plus alors la pente où l’invite la modernité. Il laisse aux morts un espace social, que les civilisations traditionnelles leur avaient toujours réservé et que les sociétés industrielles réduisent à presque rien. Il maintient l’adieu solennel aux morts que, dans les autres provinces du monde des techniques et du bien-être, on expédie à la sauvette. Une circonstance a sans doute hâté cette réaction non conforme : l’homme d’aujourd’hui meurt de plus en plus à l’hôpital et de moins en moins chez lui. Les Français, dont les hôpitaux gardent encore les traces du XVIIe siècle quand les malades étaient soumis au régime humiliant et grossier des vagabonds, des délinquants, ont l’expérience des chambres froides où les corps sont conservés comme une viande anonyme ; ils sont bien placés pour comprendre comment l’extension du régime hospitalier doit rendre plus nécessaire un temps de recueillement et de solennité, entre la morgue collective et l’enfouissement définitif.

Cette solennité aurait pu se situer comme autrefois à la maison. Mais les nouveaux interdits de la mort s’opposaient au retour du corps trop près de l’habitation des vivants : dans les intelligentsias européennes, on tolère de moins en moins de garder les corps, quand le décès a lieu à la maison, soit par hygiène, soit plutôt par crainte nerveuse de ne pas supporter sa présence et de « craquer ». On a donc imaginé aux États-Unis de déposer le corps dans un endroit neutre qui ne serait ni l’hôpital anonyme ni la maison trop personnelle, c’est-à-dire au funeral home, chez une sorte d’hôtelier spécialisé dans la réception des morts, le funeral director. Le séjour au funeral home est un compromis entre la déritualisation décente, mais hâtive et radicale, de l’Europe du Nord et les cérémonies archaïques du deuil traditionnel. De même, les nouveaux rites funéraires créés par les Américains sont-ils un compromis entre leur répugnance à ne pas marquer un temps d’arrêt solennel après la mort, et leur respect général de l’interdit sur la mort. C’est pourquoi ces rites nous paraissent si différents de ceux auxquels nous sommes habitués, et par conséquent si ridicules. Il leur arrive sans doute de reprendre quelques éléments traditionnels. Le cercueil à demi fermé afin de découvrir le haut du corps, la tête et le buste, n’est pas une invention des morticians américains. Ceux-ci l’ont emprunté aux coutumes méditerranéennes toujours suivies aujourd’hui à Marseille, en Italie, et déjà pratiquées au Moyen Age : une fresque du XVe siècle de l’église Saint-Pétrone de Bologne nous montre les reliques de saint Marc conservées dans un cercueil de ce type.

Mais le sens des rites de la funeral home a totalement changé. Ce n’est plus le mort qu’on célèbre dans les salons des funeral homes, mais le mort transformé en presque-vivant par l’art des morticians. Les vieux procédés d’embaumement servaient surtout à communiquer aux morts célèbres et vénérés quelque chose de l’incorruptibilité des saints. L’un des miracles qui témoigne de la sainteté d’un défunt est l’incorruptibilité merveilleuse de son corps. En aidant à le rendre incorruptible, on l’engageait sur le chemin de la sainteté, on coopérait à l’œuvre de sacralisation.

Dans l’Amérique d’aujourd’hui, les techniques chimiques de conservation servent à faire oublier le mort et à créer l’illusion du vivant. Le presque-vivant va recevoir une dernière fois ses amis, dans un salon fleuri, au son d’une musique douce ou grave, jamais lugubre. De cette cérémonie d’adieu, l’idée de mort a été bannie, en même temps que toute tristesse et tout pathétique. Roger Caillois l’avait bien vu : « Des morts habillés de pied en cap qui continuent d’avoir la personnalité physique et qui viendraient là comme pour une promenade en rivière. » Il demeure cependant qu’on pourrait se dispenser de cette dernière illusion, qu’on s’en dispense dans les parties de la société anglaise décrites par Geoffrey Gorer, qu’on voudrait s’en dispenser dans l’intelligentsia américaine représentée par Jessica Mitford. La résistance de l’Amérique correspond sans doute à des traits profonds de sa mentalité.

L’idée de faire du mort un vivant pour le célébrer une dernière fois peut nous paraître puérile et saugrenue. Elle se mêle, comme souvent aux États-Unis, à des préoccupations commerciales et à un vocabulaire de propagande. Elle témoigne cependant d’une adaptation rapide et précise à des conditions complexes et contradictoires de sensibilité. C’est la première fois qu’une société honore d’une manière générale ses morts en leur refusant le statut de morts. Cela s’était fait cependant du XVe au XVIIe siècle, mais pour une seule catégorie de mort : le roi de France. A sa mort, le roi embaumé était habillé de la pourpre du jour du sacre, étendu sur un lit d’apparat semblable à un lit de justice, comme s’il allait se réveiller d’un moment à l’autre. Dans la chambre on dressait les tables d’un banquet, souvenir sans doute des banquets funéraires, mais surtout signe de refus du deuil. Le roi ne mourait pas. Il recevait une dernière fois sa cour en habits de fête, comme un riche Californien dans le salon d’un funeral home. L’idée de continuité de la Couronne avait imposé un rite funéraire en somme assez voisin, malgré la différence des temps, de celui de l’Amérique contemporaine : compromis entre l’honneur dû au mort et le refus d’une mort innommable.

 

Les Américains convaincus de la légitimité de leur way of death comme de leur way of life, et bien entendu leurs funeral directors, donnent à leurs rites une autre justification très intéressante parce qu’elle reprend d’une manière inattendue les hypothèses de Gorer sur les effets traumatisants du refus du deuil. Le fait est rapporté par Jessica Mitford : « Récemment, un funeral director m’a raconté le cas d’une femme qui a dû subir un traitement psychiatrique parce que les funérailles de son mari ont été faites avec un casket (on ne parle plus de cercueil) fermé, sans exposition ni réception, et dans un autre État, hors de sa présence. » C’est le cas de l’Anglais évolué. « Le psychiatre confia au funeral director qu’il avait, à cette occasion, beaucoup appris sur les conséquences du manque de cérémonie dans les funérailles. La malade a été traitée, elle est guérie, et elle a juré qu’elle n’assisterait jamais plus à un memorial type service, c’est-à-dire à un service réduit à une simple commémoration rapide du défunt.

Les funeral directors, menacés dans leurs intérêts par le mouvement d’opinion pour la simplification des funérailles, s’abritent derrière l’avis de psychologues, selon lesquels de belles funérailles fleuries écartent la tristesse et la remplacent par une douce sérénité. L’industrie des pompes funèbres et des cimetières (qui sont privés, sauf les « fosses aux pauvres ») a une fonction morale et sociale. Elle adoucit (softness) le regret des survivants, et elle aménage les monuments et les jardins de la mort pour le bonheur des vivants. Aux États-Unis, on attribue aux cimetières américains d’aujourd’hui le rôle qui était dévolu aux futures nécropoles par les faiseurs de projets français de la fin du XVIIIe siècle, quand un édit royal défendit l’inhumation dans les villes. Il fallut alors prévoir des cimetières nouveaux et toute une littérature décrit ce qu’ils devront être (et ce que sera le Père-Lachaise, modèle des cimetières modernes en Europe et en Amérique) : on est frappé par la ressemblance entre ces textes du XVIIIe siècle et la prose des funeral directors d’aujourd’hui et des moralistes américains qui les soutiennent, telle que la cite Jessica Mitford. L’Amérique retrouve le ton et le style des Lumières. Les retrouve-t-elle ou les a-t-elle toujours entretenus ? Les historiens de la société américaine pensent que le puritanisme du XVIIIe siècle ne permettait pas le développement d’un sentiment hédoniste de la mort et que l’optimisme contemporain n’est pas antérieur au début de ce siècle. Influence directe ou répétition à un siècle d’intervalle, la similitude n’en est pas moins saisissante.

En France, il s’en est fallu du romantisme pour que le Père-Lachaise ne ressemble pas plus à Forest Lawn, le fameux cimetière de Los Angeles caricaturé par E. Waugh. Le romantisme a déformé le phénomène, et ses effets persistent toujours dans les représentations populaires de la mort, dans le culte des tombeaux. En revanche, on a le sentiment que l’Amérique a traversé plus vite le romantisme et retrouvé intact l’esprit des Lumières, retardé par le puritanisme. Le puritanisme aurait joué en Amérique le rôle retardateur du romantisme en Europe, mais il aurait cédé plus tôt et plus vite, laissant la place aux mentalités encore proches des Lumières, porteuses de la modernité. On ne peut se défendre de l’impression que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres (le droit constitutionnel par exemple), l’Amérique est plus proche du XVIIIe siècle que l’Europe.

Ainsi, pendant le dernier tiers de siècle, un phénomène énorme s’est produit, qu’on commence seulement à apercevoir : la mort, cette compagne familière, a disparu du langage, son nom est devenu interdit. A la place des mots et des signes que nos ancêtres avaient multipliés il s’est répandu une angoisse diffuse et anonyme. La littérature, avec Malraux, Ionesco, réapprend à lui donner son vieux nom, effacé de l’usage, de la langue parlée, des conventions sociales. Dans la vie de tous les jours, la mort, jadis si bavarde, si souvent représentée, a perdu toute positivité, elle n’est que le contraire ou l’envers de ce qui est réellement vu, connu, parlé.

C’est un profond changement. A vrai dire, pendant le Haut Moyen Age, et, plus tard, dans le peuple, la mort n’occupait pas non plus une grande place : elle n’était pas écartée par un interdit comme aujourd’hui, mais son pouvoir était émoussé par son extrême familiarité. A partir des XIIe-XIIIe siècles, au contraire, la mort envahit les consciences et les préoccupations, au moins celles des clercs, et les litterati. Cela se fit en une ou deux étapes, du moins autour de deux séries de thèmes, aux XIIe-XIIIe siècles autour du thème du Jugement dernier, aux XIVe-XVe siècles autour du thème de l’art de mourir. Dans la chambre du mourant des artes moriendi l’univers entier est réuni : les vivants de ce monde autour du lit, et les esprits du ciel et de l’enfer qui se disputent l’âme du moribond, en présence du Christ et de toute la cour céleste. La vie du mourant est enfermée en raccourci dans ce petit espace et ce court moment, et, quelle qu’elle soit, elle est alors au centre du monde naturel et surnaturel. La mort est le lieu de la prise de conscience de l’individu.

On sait d’autre part que le second Moyen Age est l’époque où l’individu s’est dégagé des plus anciennes représentations collectives, où l’individualisme s’est affirmé sous toutes ses formes : religieuses, économiques (début du capitalisme), culturelles… Le témoignage le plus frappant de l’individualisme est, à mon avis, le testament. Il se constitue en une sorte de genre littéraire et devient le moyen d’expression de l’individu, le témoin de sa prise de conscience. Quand il se réduit à une fonction financière, c’est le signe d’un déclin ou tout au moins d’un changement. Les progrès de la science, l’affirmation des droits de l’homme, le développement de la bourgeoisie, au XVIIIe siècle, correspondent bien à un état avancé de l’individualisme : mais ils sont des fruits d’automne, car, dans l’intimité inaperçue de la vie quotidienne, la libre disposition de soi était déjà alors menacée par la contrainte de la famille d’abord, du métier ou de la profession ensuite. La correspondance certaine entre le triomphe de la mort et le triomphe de l’individu pendant le second Moyen Age nous invite à nous demander si une relation semblable, mais inverse, n’existe pas aujourd’hui entre la « crise de la mort » et celle de l’individualité10.


1.

E. Morin, L’Homme et la Mort devant l’histoire, Paris, Corréa, 1951 ; Paris, Éd. du Seuil, 1970 (réédition).

2.

J. Huizinga, op. cit.

3.

R. Caillois, Quatre Essais de sociologie contemporaine, Paris, Perrin, 1951.

4.

Voir supra, p. 65.

5.

J. Mitford, op. cit.

6.

V. Jankélévitch, Médecine de France, n° 177, 1966, p. 3-16 ; voir aussi du même auteur : la Mort, Paris, Flammarion, 1966.

7.

B. G. Glaser et A. L. Strauss, op. cit.

8.

E. Waugh, op. cit.

9.

R. Caillois, op. cit.

10.

Cet article a été publié dans Archives européennes de sociologie, vol. VIII, 1967, p. 169-195.