Sans doute semble-t-il insolite de publier les conclusions d’un livre avant le livre lui-même ! C’est pourtant à quoi me condamnent les pièges d’une double vie où l’historien doit composer avec d’autres obligations.
Les quatre conférences de Johns Hopkins University, admirablement traduites par Patricia Ranum, étaient destinées au public américain. Quand elles parurent en anglais en 1974, je croyais bien toucher au but et mettre le point final à l’ouvrage sur les attitudes devant la mort, depuis longtemps préparé, dont la rédaction était déjà bien avancée et le plan de masse terminé. Hélas ! c’était vendre la peau de l’ours et oublier les contraintes d’une carrière devenue soudain plus dévoreuse. Il faut en convenir : le jour du point final n’est pas encore arrivé.
Et cependant le sujet que j’avais abordé, il y a une quinzaine d’années, dans l’indifférence générale, agite désormais l’opinion, envahit livres et périodiques, émissions de radio ou de télévision. Aussi n’ai-je pas résisté à la tentation de participer au débat sans attendre plus longtemps. C’est pourquoi je présente au public français les thèses que je soutiendrai bientôt avec plus d’arguments, mais qui ne seront pas modifiées.
L’origine de ce petit livre est fortuite. Orest Ranum, professeur à Johns Hopkins University, bien connu des « dix-septièmistes » français pour ses études sur Richelieu et sur Paris, avait demandé à l’auteur ancien du Temps de l’Histoire un exposé sur histoire et conscience nationale, thème favori de ses recherches actuelles. Je lui ai répondu en lui proposant à la place le seul sujet que je pouvais traiter, tant il m’absorbait entièrement. Il accepta. Ce fut à la fois l’origine d’un livre et d’une amitié.
Mais la préparation de ces conférences n’a pas été un épisode en marge de mon travail. Elle m’a obligé à faire un effort de synthèse, à dégager les lignes fortes, les grands volumes d’une structure dont la lente, mais impatiente édification au cours des ans me voilait l’unité et la cohérence. C’est à la fin de ces quatre conférences que j’ai pris pour la première fois une vue d’ensemble de ce que je ressentais et voulais dire1.
On pourra s’étonner qu’il fallut tant de temps pour en arriver là : quinze ans de recherches et de méditations sur les attitudes devant la mort dans nos cultures chrétiennes occidentales ! La lenteur de ma progression, il ne faut pas l’attribuer seulement aux obstacles matériels, au manque de temps, aux lassitudes devant l’immensité de la tâche. Il y a une autre raison, plus profonde, qui tient à la nature métaphysique de la mort : le champ de ma recherche reculait quand je croyais en toucher les limites, et j’étais chaque fois repoussé plus loin, en amont et en aval de mon point de départ. Voilà qui mérite quelque explication.
Mon premier dessein était modeste et borné. Je sortais d’une longue étude sur le sentiment de famille, où je m’étais aperçu que ce sentiment qu’on disait très ancien et plutôt menacé par la modernité était en réalité récent et lié à une étape décisive de cette modernité. Je me demandai donc s’il ne fallait pas généraliser, si nous n’avions pas gardé encore, au XIXe siècle et au début du XXe, l’habitude d’attribuer des origines lointaines à des phénomènes collectifs et mentaux en réalité très nouveaux, ce qui reviendrait à reconnaître à cette époque de progrès scientifique la capacité de créer des mythes.
J’ai eu alors l’idée d’étudier les coutumes funéraires contemporaines, pour voir si leur histoire confirmait mon hypothèse.
Je m’étais déjà intéressé aux attitudes devant la mort, dans mon Histoire des populations françaises ; j’étais d’autre part frappé par l’importance, dans la sensibilité contemporaine, celle des années 1950-1960, de la visite au cimetière, de la piété pour les morts, de la vénération des tombeaux. J’étais impressionné, à chaque retour de novembre, par les courants migratoires qui amenaient aux cimetières des villes comme des campagnes des flots de pèlerins. Je me suis demandé d’où venait cette piété. Venait-elle du fond des âges ? Était-elle la suite ininterrompue des religions funéraires de l’antiquité païenne ? Quelque chose dans le style me suggérait que cette continuité n’était pas certaine et que cela valait la peine de s’en assurer. Tel fut le point de départ d’une aventure dont je ne soupçonnais pas les risques ; je n’imaginais pas jusqu’où elle devait me conduire.
Le problème ainsi posé, j’ai orienté mes recherches vers l’histoire des grands cimetières urbains : la destruction des Innocents, la création du Père-Lachaise, les controverses sur le déplacement des cimetières à la fin du XVIIIe siècle…
Pour comprendre le sens de ces controverses et des sentiments qu’elles exprimaient, il fallait les situer dans une série. Je disposais bien d’un terminus ad quem, les observations que j’avais pu faire moi-même sur le pèlerinage au cimetière aujourd’hui. Mais je devais reconstituer un terminus a quo : comment enterrait-on avant les grandes décisions qui déterminent encore aujourd’hui l’esprit de notre législation des cimetières. Une enquête rapide me fit découvrir l’ancienne pratique funéraire si différente de la nôtre, l’exiguïté et l’anonymat des sépultures, l’entassement des corps, le réemploi des fosses, l’entassement des os dans les charniers, tous signes que j’interprétai comme marques d’indifférence à l’égard des corps. Je pouvais désormais donner une réponse au problème posé : les cultes funéraires de l’Antiquité, même s’il en restait quelques traces dans le folklore, avaient certainement disparu. Le christianisme s’était débarrassé des corps en les abandonnant à l’Église où ils étaient oubliés. C’est seulement à la fin du XVIIIe siècle qu’une sensibilité nouvelle n’a plus toléré l’indifférence traditionnelle et qu’une piété a été inventée, si populaire, si répandue à l’époque romantique qu’on la crut immémoriale.
J’aurais pu en rester là. Mais je n’étais pas satisfait et sentais trop le caractère provisoire de ma réponse. J’avais bien démontré l’originalité du culte romantique des morts, mais mon opinion sur l’indifférence médiévale et moderne à l’égard des sépultures, fondée sur des documents de la fin du XVIIIe siècle et de la période révolutionnaire, me paraissait un peu légère et simpliste, et j’ai pensé qu’il fallait y regarder de plus près. Imprudente curiosité !
Les testaments sont la meilleure source pour approcher l’attitude ancienne devant la sépulture. Nous avons, ma femme et moi, travaillé pendant près de trois ans au Minutier central, pratiquant de vingt ans en vingt ans, du XVIe au XIXe siècle, des sondages dans quelques études notariales parisiennes. L’aventure était à l’Hôtel de Rohan. Je mettais le doigt dans l’engrenage, je perdis toute liberté : me voici désormais entraîné par les courants d’une recherche sans cesse élargie. J’aurais bien voulu limiter mon effort aux élections de sépultures dans les testaments. Mais comment résister à ces témoignages passionnants, si divers sous leur trompeuse apparence d’immobilité, comme l’a bien vu M. Vovelle ? La proximité des clauses pieuses m’a amené à m’intéresser par contagion aux services religieux, aux fondations de messes, aux convois, aux relations avec la famille, le clergé, la fabrique. J’ai aussi constaté la grande rupture des années 1740 dont M. Vovelle a tiré un si bon parti dans sa Piété baroque2.
Mais les testaments me laissaient sur ma faim. Ils posaient plus de questions qu’ils n’en résolvaient. Ils me renvoyaient de proche en proche à d’autres sources, littéraires, archéologiques, liturgiques. Et, chaque fois, je m’enfonçais dans des séries documentaires nouvelles, passionnantes, que j’abandonnais quand j’avais le sentiment qu’elles se répétaient et ne m’apportaient plus rien.
Je citerai l’exemple des tombeaux : j’avais tenté au début de m’en tenir à quelques livres comme le Panofsky3. Mais les tombeaux sont aussi irrésistibles que les testaments. Le hasard de mes voyages m’amenait dans des églises d’Italie, de Hollande, d’Allemagne, d’Angleterre, catholiques et protestantes. Toutes les églises de la chrétienté latine, sauf peut-être celles de la France iconoclaste, sont les musées vivants de la biographie personnelle, de l’inscription et du portrait.
Chaque corpus me renvoyait à un autre.
Mon premier but de recherche avait perdu son pouvoir de motivation, recouvert par d’autres problèmes plus essentiels qui m’amenaient au fond de l’être. Je devinais des relations entre l’attitude devant la mort, dans ce qu’elle avait de plus général et de plus commun, et les variations de la conscience de soi et de l’autre, le sens de la destinée individuelle ou du grand destin collectif. Ainsi je remontais le cours de l’histoire, heureux de buter en amont sur une frontière de culture, l’enterrement ad sanctos, frontière d’un autre monde. J’avais allongé la durée au-delà des limites permises par l’usage historien le plus libéral.
Or, pendant que je voyageais à travers l’histoire médiévale et moderne, voici qu’un grand changement se faisait autour de moi, que je découvrais soudain vers 1965, guidé par le livre de Geoffrey Gorer4. Je pensais bien, au début de mes recherches, avec le culte des cimetières, le pèlerinage aux tombeaux, partir d’un fait contemporain. Mais le fait que je croyais contemporain était, au moins partiellement, refoulé sous mes yeux dans le passé par d’autres formes tout à fait nouvelles de sensibilité : la mort inversée. Les interdits de la mort, nés aux États-Unis et dans l’Europe du Nord-Ouest du XXe siècle, pénétraient désormais en France ; une dimension imprévue était ajoutée, en aval cette fois, à une recherche déjà démesurément étendue dans le passé.
D’ailleurs, dernier tour de la roue folle de l’histoire, l’interdit venait à peine de s’imposer à nos sociétés industrielles qu’il était à son tour violé, non plus seulement par une transgression obscène mais par le discours sérieux et avouable des spécialistes de l’anthropologie, médecins, ethnologues, psychologues, sociologues. La mort devient aujourd’hui si bavarde que j’ai hâte à mon tour de sortir de la demi-clandestinité d’une aventure solitaire et de joindre ma voix au chœur nombreux des « thanatologues ».
Une longue durée de plus d’un millénaire, un tel champ d’étude a de quoi inquiéter la légitime prudence des bons historiens. Aux États-Unis, Robert Darnton s’en est ému, dans un article du New York Review of Books où il m’opposait à mon ami et complice M. Voyelle comme un essayiste un peu léger à un savant rompu aux méthodes quantitatives. Il mettait aussi en doute l’utilisation de certaines sources ecclésiastiques pour connaître les mentalités communes. Je dois donc me justifier, et je reprendrai ici quelques idées présentées au Colloque sur les visages de la mort dans la société contemporaine, organisé à Strasbourg en octobre 1974 par le Centre de sociologie protestante de l’université.
Les changements de l’homme devant la mort, ou bien sont eux-mêmes très lents, ou bien se situent entre de longues périodes d’immobilité.
Les contemporains ne les aperçoivent pas, parce que le temps qui les sépare dépasse celui de plusieurs générations et excède la capacité de la mémoire collective. L’observateur d’aujourd’hui, s’il veut parvenir à une connaissance qui échappait aux contemporains, doit donc dilater son champ de vision et l’étendre à une durée plus longue que celle qui sépare deux grands changements successifs. S’il s’en tient à une chronologie trop courte, même si celle-ci paraît déjà longue aux yeux de la méthode historique classique, il risque d’attribuer des caractères originaux d’époque à des phénomènes qui sont en réalité beaucoup plus anciens.
C’est pourquoi l’historien de la mort ne doit pas avoir peur d’embrasser les siècles jusqu’à concurrence du millénaire : les erreurs qu’il ne peut pas ne pas commettre sont moins graves que les anachronismes de compréhension auxquels l’expose une chronologie trop courte.
Considérons donc comme acquise une durée millénaire. A l’intérieur de cette durée, comment détecter aujourd’hui les changements qui sont intervenus et qui, il faut le répéter, étaient inaperçus des contemporains ?
Il existe au moins deux modes d’approche qui ne sont pas contradictoires, mais au contraire complémentaires. Le premier est celui de l’analyse quantitative de séries documentaires homogènes. Le modèle a été donné par M. Vovelle avec ses études des testaments méridionaux et des retables des âmes du Purgatoire. On imagine ce que pourrait donner une telle méthode statistique appliquée aux formes et aux sites des tombeaux, aux styles des inscriptions funéraires, aux ex-voto !
La seconde approche, qui a été la mienne, est plus intuitive, plus subjective, mais peut-être plus globale. L’observateur passe en revue une masse hétéroclite (et non plus homogène) de documents, et il essaie de déchiffrer, au-delà de la volonté des écrivains ou des artistes, l’expression inconsciente d’une sensibilité collective. Cette méthode est aujourd’hui suspecte parce qu’elle utilise aussi des matériaux nobles, et on pense que cette qualité esthétique, attribuée à une élite, ne traduit pas le sentiment commun.
En réalité, une pensée théologique, un thème artistique ou littéraire, bref, tout ce qui paraît ressortir d’une inspiration individualiste, ne peuvent trouver forme et style que s’ils sont à la fois très proches et un peu différents du sentiment général de leur époque. Moins proches, ils ne seraient même pas pensables par les auteurs, ni compris, pas plus de l’élite que de la masse. Pas du tout différents, ils passeraient inaperçus et ne franchiraient pas le seuil de l’Art. Le proche nous révèle la vulgate, le dénominateur commun de l’époque. Le différent contient à la fois des vélléités sans lendemain ou au contraire l’annonce prophétique des changements futurs. L’historien doit pouvoir distinguer ce proche et ce différent. A cette condition, périlleuse il est vrai, il a le droit de prendre son bien où il le trouve, dans une matière large et hétérogène, afin de comparer des documents de nature variée.
Cette dialectique du proche et du différent rend très délicate l’analyse des documents d’origine cléricale, qui constituent une source importante des attitudes devant la mort. L’historien de la mort ne doit pas les lire avec les mêmes lunettes que l’historien des religions. Il ne doit pas les considérer comme ce qu’ils étaient dans la pensée de leurs auteurs, des leçons de spiritualité ou de moralité. Il doit les déchiffrer pour retrouver, en dessous du langage ecclésiastique, le fonds banal de représentation commune qui allait de soi et qui rendait la leçon intelligible au public. Donc, un fonds commun à la fois aux clercs lettrés et aux autres, et qui s’exprime ainsi naïvement.
Aux quatre conférences de Johns Hopkins University qui exposent mes thèses, j’ai ajouté quelques articles, jalons de mon voyage à travers le temps. Ces articles s’échelonnent de 1966 à 1975. Ils s’adressent à des publics différents et ont été écrits à des époques différentes, et, par conséquent, j’ai été amené à revenir sur les mêmes sujets. J’ai dû en particulier évoquer à plusieurs reprises le thème qui revient dans cette œuvre comme un leitmotiv, le thème de la mort apprivoisée, fonds immémorial d’où se détachent les changements successifs. Malgré leurs répétitions et leur hétérogénéité, je pense que ces articles peuvent illustrer certaines conclusions, trop générales ou trop abruptes, du petit livre américain.
Maisons-Laffitte
2 mars 1975
Éd. originale, Western Attitudes toward Death : From the Middle Ages to the Present, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1974.
M. Vovelle, Piété baroque et Déchristianisation, Paris, Pion, 1973.
E. Panofsky, Tomb Sculpture, Londres, 1964.
G. Gorer, Death, Grief and Mourning in Contemporary Britain, New York, Doubleday, 1965. Un livre clé.