VI

L’Inde

L’histoire de l’Inde, au cours des mille ans qui séparent la chute des Gupta, en 550, de l’avènement de l’Empire moghol en 1526, ne présente ni l’orientation clairement définie et l’unité de l’histoire de la Chine, sa rivale, ni le parcours chaotique de l’Europe médiévale. Elle montre plutôt l’élasticité de traditions plurielles et des prouesses culturelles qu’ont permises l’immensité de son savoir et de sa richesse, et sa focalisation sur le raffinement et l’enrichissement personnel. Son histoire politique peut paraître anarchique, du fait des luttes permanentes entre les royaumes qui se disputent le pouvoir et des incursions des empires de l’extérieur. Néanmoins, à une seule et majeure exception près, l’histoire de l’Inde à cette époque n’est pas celle d’une expansion territoriale ou de conquêtes étrangères ; le sous-continent est plutôt le théâtre de disputes, résolues de façon pacifique ou belliqueuse, au sein d’une population dont les territoires sont pour la plupart beaucoup plus riches et plus fertiles que toute autre région de la planète.

Le tournant décisif de cette période de l’histoire de l’Inde se situe en 1192, lorsque l’entrée en force des musulmans d’Afghanistan dans la grande plaine du Nord-Ouest aboutit à la création du sultanat de Delhi. Gardons-nous cependant d’adhérer trop facilement à l’idée que l’introduction de l’islam, par voie de conquête dans ce cas précis, est le seul facteur déterminant de l’histoire ultérieure de l’Inde. Au contraire, les relations entre le nord et le sud, entre la côte et l’intérieur des terres, entre les castes et les groupes sociaux sont au moins aussi importantes que l’interaction hindouisme-islam. La religion est un élément déterminant de l’histoire de l’Inde, mais il est encore beaucoup plus riche, ou plus complexe, que la simple division entre hindous et musulmans à laquelle, par la suite, des historiens nationalistes ont voulu nous faire croire.

Jusqu’en 500, l’histoire de l’Inde se structure autour des plaines du Nord, le Sud demeurant une sorte d’appendice ne laissant entrevoir que l’ombre de ce qui s’y passe… comme s’il fallait se concentrer sur les grands empires du Nord, Maurya et Gupta, et les cultures et identités qui en émergent. Toutefois, au cours de la seconde moitié de ce Ier millénaire, la situation évolue non parce que la prédominance du Nord se dissipe, mais parce que le Sud développe progressivement ses propres Etats et interactions. Le premier d’entre eux à laisser sa marque dans l’histoire est celui des Chola, une dynastie appelée à survivre pendant presque un millier d’années sur la côte sud-est de l’Inde.

Avant l’avènement de royaumes régionaux importants, un rajah, Harsha, tente une dernière fois d’établir un empire sur la quasi-totalité du territoire autrefois contrôlé par les Gupta. Durant son long règne, de 606 à 649, il rassemble un royaume qui s’étend de l’Himalaya jusqu’à l’Orissa1. La capitale, Kânauj, en devient le centre, le lieu où le souverain réunit des érudits pour mettre au point l’apprentissage du sanscrit sous ses formes védique et bouddhique. Durant des siècles après l’effondrement de l’empire de Harsha, le sanscrit demeurera au cœur de la culture nord-indienne.

Harsha ne parvient pas à étendre son empire jusqu’au plateau du Deccan, au centre de la pointe sud de l’Inde. Xuanzang, le moine pèlerin bouddhiste chinois qui passe quelque temps à sa cour, évoquera le sentiment de frustration de ce rajah mécontent de ne pas être à même de vaincre la résistance des royaumes du Sud. Après sa mort, la politique indienne prend progressivement pour cadre une structure composée de puissances régionales qui se disputent l’influence, et ce système perdurera jusqu’au XIIe siècle. Au IXe siècle, le plus puissant de tous ces Etats est le Rashtrakuta, dans le Deccan, premier royaume du Sud qui aspire vainement à établir son contrôle sur tout le sous-continent indien. Les autres pôles de ce découpage de l’empire sont le royaume Gurjara, au nord-ouest, et à l’est celui des Pala, dynastie bouddhiste qui règne sur le Bengale et les régions alentour. Toutefois, si chacun de ces royaumes tente de l’emporter sur les autres, aucun n’est assez fort pour y parvenir, ou du moins pour conserver longtemps son hégémonie.

Le plus important, dans toutes ces rivalités politiques, est la conclusion implicite qu’une seule culture originaire du Nord domine désormais l’ensemble du sous-continent indien. Les royaumes régionaux peuvent gagner en puissance et ensuite s’effondrer, mais chaque apparition d’un nouvel Etat réfléchit davantage la philosophie, la politique et la science issues de l’apprentissage du sanscrit. L’édification de villes sanctuaires, comme Chidambaram au sud et Varanasi au nord, devient le symbole d’une dévotion commune à la religion, bien que l’accent soit mis sur les différences régionales. La ligne de démarcation, ici, n’est pas tant dans la distinction entre bouddhistes et hindous que dans la différence des pratiques religieuses et de la relation personnelle aux dieux et aux saints.

La perte d’influence du bouddhisme indien à partir de la fin des Gupta résulte très probablement des tentatives de compromis populaires avec l’hindouisme. Selon certains érudits, les enseignements du Bouddha, comme d’autres philosophies et religions en Inde – indigènes ou importées –, se sont laissés submerger par les traditions de l’hindouisme, confession la plus répandue, et par ses dieux dont le culte prévalait. Si tel est le cas, cependant, la capacité de l’hindouisme à se réinventer joue un rôle tout aussi important, de même que la tradition pure. Dès le VIIIe siècle et sous des formes variées, la religion hindoue relève un grand nombre des défis posés par les partisans du Bouddha et y apporte ses réponses. Le grand philosophe Shankara (788-820), un homme typique du Sud, né au Kerala, rassemble les rituels de groupes de brahmanes différents, arguant que seule une juste connaissance peut sauver l’âme du cycle de la mort et de la réincarnation. Vers le Xe siècle, il apparaît clairement que le pluralisme de l’hindouisme lui a permis de s’accaparer le vajra des bouddhistes, l’arme des dieux, indestructible. Deux cents ans plus tard, l’influence du bouddhisme dans le sous-continent indien a fait long feu.

Les transformations sociales jouent aussi un grand rôle au cours de cette période, surtout dans le Sud. Dès le VIIe siècle, les grandes villes du Deccan deviennent de plus en plus des centres commerçants. Deux siècles plus tard, les marchands règnent réellement sur un grand nombre de ces cités par le biais de guildes réputées. Ces associations et quelques compagnies sont quasiment des Etats dans l’Etat : elles possèdent leur propre armée et des vaisseaux équipés d’armes lourdes. Elles exercent leurs activités commerciales au nord et au sud de l’Inde, bien au-delà de l’Etat dont elles dépendent, mais aussi à l’étranger – en Perse, dans la péninsule Arabique et dans les ports africains. Toutefois, l’axe principal de leur commerce extérieur tend de plus en plus à rejoindre l’Asie du Sud-Est. Ce contact commercial stimule probablement des liens préexistants et fait de la période des VIIe-XIIIe siècles l’ère indienne du Sud-Est asiatique.

L’Asie du Sud-Est – vaste région qui s’étend de la Birmanie aux Philippines – devient progressivement un grand centre de la civilisation avec la formation, à partir du IXe siècle, de vastes empires. Ceux des Khmers et du Sriwijaya (l’Indonésie actuelle) dominent la région. Les Etats du Sud-Est asiatique se développent sous l’influence des Empires chinois et indiens, avec lesquels ils sont en lien étroit, et au cours de leur formation l’influence religieuse et culturelle indienne est particulièrement forte. Si les contacts commencent quasi certainement par l’établissement de liens commerciaux, les érudits et moines brahmanes et bouddhistes ne tardent pas à suivre, dans tout le sud de l’Inde, conformément à leur politique d’expansion (et à leurs connaissances). Ils deviennent les principaux conseillers des cours royales du Sud-Est asiatique et se font les apôtres de formes spécifiques de développement spirituel et de réussite matérielle, jouant un rôle similaire à celui des missionnaires occidentaux plus tard. La recette est bonne : au moment où les empires d’Asie du Sud-Est prennent leur essor, ils possèdent déjà une culture indienne, dont le bouddhisme et l’hindouisme constituent les religions dominantes.

Parallèlement à l’expansion de la culture indienne dans une grande partie de la région, de nouveaux systèmes sociaux apparaissent, dont le plus important est l’institution du samanta (« voisin »), au cœur d’une forme indienne de féodalisme. A l’origine, ce terme désigne les familles dominantes soumises à un roi ou à un seigneur, mais il en vient à signifier une certaine vassalité, avec une transmission héréditaire appuyée par une monarchie centrale en contrepartie de la réciprocité de certains devoirs. Au nombre de ces engagements figurent l’aide en temps de guerre, mais aussi la participation à des rituels qui contribuent à donner plus de légitimité à l’ordre établi. Ce système féodal existe à côté des castes, et l’accession au statut de samanta peut aussi signifier un changement de caste, selon les préférences du seigneur.

Vers la fin du Ier millénaire, des membres de la caste guerrière, les kshatriya, se donnent le nom de rajput – fils de roi – afin de se conformer aux nouveaux systèmes sociaux (certains historiens pensent que l’accroissement du nombre de clans rajputs était aussi, en partie, une réaction contre les changements sociaux). Profitant des flux et reflux des rivalités entre Empires indiens, au IXe et au Xe siècle, les clans rajputs du nord de l’Inde se taillent des territoires féodaux dans un (ou parfois plusieurs) Etats rivaux. A la fin du IXe siècle, quelques-uns de ces fiefs rajputs ont gagné une semi-indépendance et leurs capitales deviennent des centres culturels importants. Jaisalmer, au Rajasthan, fondée au début du XIIe siècle par le clan Bhatti qui demeure au pouvoir pendant huit cents ans, donne encore aujourd’hui une idée de leur grandeur.

Entre-temps, l’islam est arrivé en Inde. D’abord par le biais de marchands arabes, sur les côtes occidentales ; puis, en 712 environ, les Arabes se lancent à la conquête du Sind. Sans continuer plus loin, ils s’y installent progressivement et cessent d’inquiéter les populations indiennes. S’ensuit alors une période de calme, jusqu’au début du XIe siècle et l’arrivée d’un souverain ghaznévide, Mahmoud, qui pénètre au cœur du sous-continent indien à force de razzias destructrices, mais encore une fois sans déclencher de changement radical. Lors des deux siècles suivants, la vie religieuse indienne suit son cours, avec pour seuls changements remarquables le déclin du bouddhisme et l’ascension du tantrisme, un ensemble de pratiques semi-magiques et superstitieuses promettant l’accès à la sainteté au moyen de sortilèges et de rituels. On voit également prospérer des cultes autour des fêtes populaires dans les temples, sans doute par manque d’une direction politique permanente après la période Gupta. Puis l’Inde essuie une nouvelle invasion d’un peuple d’Asie centrale.

Ces envahisseurs sont musulmans et issus des peuples turcs. Leurs attaques diffèrent de celles de leurs prédécesseurs de même confession, car ils ne viennent pas pour une simple razzia, mais dans l’intention de s’installer. Ils commencent par s’établir au Pendjab, au XIe siècle, puis se lancent dans une seconde vague d’invasions à la fin du XIIe. Celle-ci conduira, en l’espace de quelques décennies, à l’établissement de sultans turcs à Delhi, qui régneront sur toute la vallée du Gange. Leur empire n’a rien de monolithique : les royaumes hindous y survivent, selon un mode tributaire, comme les royaumes chrétiens du Moyen-Orient sous les Mongols. Les souverains musulmans, attentifs, peut-être, à préserver leurs intérêts matériels, ne soutiennent pas toujours les oulémas, plus soucieux de prosélytisme et prêts à se lancer dans des persécutions, comme en témoigne la destruction de temples hindous.

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Le premier bastion musulman de l’Inde est la vallée du Gange. Les envahisseurs se rendent rapidement maîtres du Bengale et plus tard s’établissent sur la côte ouest et le plateau du Deccan. Ils ne pénètrent pas plus au sud, où subsiste une société hindoue en grande partie inchangée. Il est même probable qu’à partir du XIIIe siècle la propagation de l’islam dans le nord du sous-continent ait conforté le sud dans son rôle de timide protecteur de la culture traditionnelle indienne, surtout chez les Tamouls, intégrés à la sphère culturelle indienne depuis une date encore très récente.

Fondé en 1206, le sultanat de Delhi atteint son apogée sous le règne des trois sultans de la dynastie Khalji, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Il conservera sa position éminente jusqu’à la fin du XIVe siècle. Ce sultanat définit, au cœur du sous-continent, un modèle de gouvernement musulman qui perdurera pendant sept cents ans. Les premiers souverains, Turcs originaires d’Afghanistan, règnent sur un empire qui inclut le Pakistan actuel, le nord de l’Inde et les territoires afghans. Ils ouvrent l’Inde aux influences occidentales et, plus important encore, la relient à la Perse, au Moyen-Orient et au centre de l’Eurasie à un point jusqu’alors inconnu. L’art, la science et les idées philosophiques circulent dans les deux sens. C’est donc peut-être tout naturellement que les courants mystiques de l’islam, le soufisme notamment, s’enracinent en Inde et prédominent à la Cour.

Ala-ud-din est sultan de Delhi pendant vingt ans, à partir de 1296. Chef militaire redoutable, il défait par deux fois de puissantes armées mongoles dans le nord du pays. Au sud, il étend la souveraineté musulmane aux confins du Deccan, déclenchant un déferlement de l’influence culturelle islamique dans les régions méridionales. Contrairement aux convertis du nord de l’Inde, la plupart des Méridionaux n’adoptent pas l’islam par soumission au peuple conquérant. Comme partout ailleurs dans le monde, une partie de la population indienne embrasse la nouvelle religion pour ses caractéristiques révolutionnaires : dans une société extrêmement hiérarchisée, l’idée que tous les hommes sont égaux dans leur relation directe et personnelle avec Dieu peut avoir beaucoup d’attraits.

Lorsque le pouvoir politique musulman arrive dans le Sud, c’est sous les traits d’un général tadjik de l’armée du sultanat de Delhi qui, en 1346, se révolte contre ses suzerains et instaure son propre régime autour de ce que l’on connaît aujourd’hui comme le Maharashtra, avec une extension plus au sud, dans le Karnataka et l’Andra Pradesh. La cour de ce nouveau royaume, le sultanat de Bahmani, est presque entièrement sous influence perse : les souverains composent des vers en persan et tentent de maintenir des liens étroits avec les grandes cités persanes – Shiraz, Ispahan et Qom. Comme leurs protecteurs perses, les Bahmanis sont attirés par l’islam chiite. Ils forment le premier grand Etat indien sous gouvernement chiite.

La division de l’Inde musulmane accroît la difficulté d’une action défensive contre les envahisseurs du nord. En 1398, l’armée de Tamerlan a mis à sac la vallée du Gange après une marche dévastatrice d’autant plus rapide, nous dit un chroniqueur, que les Mongols voulaient fuir l’odeur des cadavres en putréfaction qui s’amoncelaient dans leur sillage. Empêtrés dans les eaux troubles qui ont suivi ce désastre, généraux et potentats locaux n’ont pensé qu’à tirer leur épingle du jeu et l’Inde musulmane s’est fragmentée. Néanmoins, l’islam est désormais bien établi dans le sous-continent, après avoir mis à rude épreuve les capacités d’assimilation de l’Inde, car le style musulman, actif, prophétique et révélateur, est totalement opposé à l’hindouisme et au bouddhisme (ce qui n’empêche pas l’islam de subir aussi de subtils changements à leur contact).

L’Inde n’est cependant pas entièrement sous domination musulmane. Dès le milieu du XIVe siècle apparaît, au sud, une puissance hindoue qui étend sa domination au Deccan méridional et à la péninsule indienne. Cet empire marchand, qui prend le nom de sa magnifique capitale, Vijaynagar, située sur les hauteurs de l’actuel Etat de Karnataka, entretient des relations étroites avec l’Asie du Sud-Est, dont il tire grand profit. Premier Etat indien à avoir recours à l’importation d’armement européen (via le Moyen-Orient) ou chinois (via l’Asie du Sud-Est), il possède une véritable puissance militaire mais force surtout l’admiration par l’efficacité de son administration et l’éclectisme de sa religion, qui intègre un grand nombre de courants hindouistes des siècles précédents. Symbole de la continuité de la nature plurielle de l’Inde, il esquisse un avenir exempt de toute prédominance hindoue ou musulmane.

1. L’actuel Etat d’Odisha. (N.d.T.)