VII

La Chine impériale

Pendant plus de trois siècles et demi après la peu glorieuse abdication du dernier empereur Han, en 220 de notre ère, la Chine reste morcelée. Et si nous élargissons la perspective sur mille trois cents ans, depuis le VIIe siècle avant J.-C., nous constatons que l’empire du Milieu n’a été unifié que pendant un peu plus de quatre cents ans. Pourtant, au IVe et au Ve siècle, alors que trois Etats se battent pour la souveraineté, être chinois revêt encore une signification. La désunion politique et les invasions étrangères n’ont pas entamé les fondations de cette civilisation, dont l’essor se poursuit même lorsque le pays est divisé (d’aucuns iront même jusqu’à dire que cela le favorise).

Considérer cette période de désunion du milieu du Ier millénaire comme une aberration de l’histoire chinoise requiert une extrême prudence. Etats et dynasties ont beau apparaître et disparaître tour à tour, le cœur de la Chine échappe à la destruction systématique par des puissances étrangères, comme celle que connaîtra l’Europe postromaine. Certes, des peuples non chinois envahissent le pays. Certains fondent leur propre Etat ou, beaucoup plus fréquemment, se joignent à la population pour créer des Etats mixtes. Cette époque, dite « des Trois Royaumes », comme celle des « dynasties du Nord et du Sud », est une période de conflits et de bascules politiques pourtant marquée par un essor culturel et une transformation sociale.

Entre 220 et les années 580, le changement le plus frappant est de loin l’expansion de la population et de la culture chinoises à la Chine dite méridionale aujourd’hui – ce qui entraîne une révision complète de notre conceptualisation géographique du pays. A la fin de la période Han, les trois quarts de la population chinoise vivent dans les plaines de la vallée du fleuve Jaune. Un demi-millénaire plus tard, les mêmes proportions se retrouvent le long du Yangzi ou au sud du fleuve – changement fondamental lié à l’exode des Chinois poussés vers le sud par les envahisseurs du nord. Ils s’installent dans la région, s’emparent des terres ou en défrichent et déplacent ou absorbent les populations indigènes. Sur une période relativement courte de l’échelle historique, ils doublent, ou presque, leur territoire.

L’autre grand changement survenu en Chine à la même époque est l’introduction du bouddhisme. Nous savons maintenant que, sous les Han, des missionnaires pèlerins bouddhistes sont venus jusqu’en Chine par la route de la Soie, mais c’est après la chute des Han que cet afflux prend l’allure d’un véritable raz de marée. L’empire Kushana, qui englobe ce qui est aujourd’hui l’Afghanistan, le Pakistan et le nord de l’Inde, est constitué de Yuezhis, un peuple indo-européen d’abord installé au milieu de l’Eurasie centrale, dans les environs de l’actuelle Xinjiang. Devenus maîtres d’un vaste territoire, les empereurs kushana règnent sur une culture asiatique mixte, gréco-bouddhique, dans laquelle on peut voir le Bouddha partout représenté comme un héros grec. Les missionnaires de l’empire Kushana commencent à traduire des textes en chinois et se rendent en Chine, empruntant notamment la route dangereuse qui traverse le massif du Karakoram, pour y enseigner le bouddhisme Mahayana. Vers 500 après Jésus-Christ, le bouddhisme se propage très rapidement en Chine et, de là, gagne la Corée et le Japon. Ces conversions massives ne sont peut-être pas étrangères aux troubles que connaît l’époque. Tout comme le christianisme contemporain en Europe, le bouddhisme, en Chine, satisfait un besoin de certitude dans un monde en mouvement, surtout lorsque la roue impériale se remet à tourner.

La dynastie Sui et l’empire Tang qui plus tard s’édifiera sur la base de son règne éphémère comptent parmi les revirements les plus importants de l’histoire du pays. L’avènement des Sui surprend tout le monde. A la fin du VIe siècle, la Chine totalise plus de trois cent cinquante années de division et, si la majeure partie de sa population la voit toujours comme une seule entité, presque personne ne s’attend plus à une réunification politique. Les Sui apparaissent donc comme les successeurs des Zhou du Nord, un Etat mineur. Or, en moins de quarante ans, non seulement ils reconstituent la plus grande partie de ce qui fut le territoire des Han, mais ils rétablissent aussi l’infrastructure, réforment la propriété terrienne, réorganisent l’administration centrale, restaurent l’économie et reconstruisent une écrasante puissance militaire : un bilan honnête pour un règne aussi court ! Et l’on ne s’étonnera pas non plus que les Sui finissent par être haïs de nombreux Chinois, qui les jugent presque aussi impitoyables que Qin Shi Huangdi, l’empereur honni d’une autre dynastie éphémère qui unifia le pays au IIIe siècle avant J.-C.

Les Zhou du Nord, dont est issue la dynastie Sui, ont fondé l’un de ces nombreux petits empires apparus dans le nord de la Chine après la chute des Han et gouvernés par des étrangers. La tribu mongole Xianbei, à la tête de l’empire Zhou, compte un certain nombre de généraux chinois à son service, dont le plus brillant, Yang Jian, a pris un nom mongol, Puliuru, épousé une princesse du très puissant clan Dugu, et marié sa fille au fils de l’empereur. Lorsque son gendre meurt subitement, peu après son accession au trône en 581, Yang Jian prépare un coup d’Etat, prend le pouvoir et fonde sa dynastie, les Sui, en se faisant appeler Wen Di1 – l’« empereur cultivé » (probablement pour signifier qu’il est chinois et non barbare). Tout de suite après, il entreprend l’extermination de tous ses ennemis, réels ou imaginaires, à l’intérieur comme à l’extérieur de son nouvel empire.

L’empire Sui se forge par les armes, même si, la plupart du temps, au début, il fait la guerre à d’autres Chinois. Wen est assez astucieux pour élaborer une stratégie permettant d’éviter un conflit majeur avec les Turcs orientaux du nord-est, à qui les Zhou payaient un tribut. Le nouvel empereur décide de concentrer ses conquêtes sur le Sud, où il obtient un franc succès. En combinant savamment guerre et diplomatie, il déjoue les plans des puissances du sud, une par une. Au début des années 590, une grande partie de l’empire des Han se trouve rassemblée de nouveau sous les Sui. La Chine est encore une fois réunie, avec à sa tête un empereur plutôt inattendu.

Comme général et administrateur, Wen Di est éblouissant, mais il est sujet à des crises de fureur incontrôlables, souvent suivies de remords amers. Sa dévotion au bouddhisme, la nouvelle religion de la Chine, peut être vue à travers le prisme de sa personnalité. Fervent adepte des principes bouddhistes, il est sceptique vis-à-vis des anciennes écoles de pensée chinoises, notamment certains aspects du confucianisme. Il croit aux vertus du travail intensif ; chaque soir on le voit repartir dans ses appartements avec de grandes valises pleines de documents. Il ne s’intéresse guère aux distractions de la Cour, mais sa vie conjugale est longue et harmonieuse : Dugu Qieluo, la princesse mongole devenue par son mariage l’impératrice Wenxian, le « cadeau de Wen », est son plus proche conseiller. Ce n’est qu’après sa mort en 602 que l’empereur se laissera emporter par sa folie furieuse.

Wen Di est parfaitement conscient de son rôle d’artisan de la réunification de la Chine : « Si l’on recherche la renommée, un seul chapitre dans les livres d’histoire suffit », répète-t-il souvent à ses collaborateurs, convaincu que sa principale contribution doit être la réforme administrative. Selon lui, la survie de l’empire dépend uniquement d’une bonne administration et d’une assise financière solide. Les Sui introduisent des pièces de monnaie standard, augmentent la fiscalité en imposant des droits et taxes sur différents types d’activités, notamment l’impôt sur le revenu et la taxe foncière. D’un naturel parcimonieux, Wen Di est toujours à l’affût de solutions pour augmenter les revenus de l’Etat. Au début du VIIe siècle, la Chine possède un système de finances publiques bien supérieur à tout autre dans le monde et c’est d’ailleurs l’une des principales raisons du maintien au pouvoir des dynasties Sui et Tang pendant plus de trois cents ans.

Wen Di et ses successeurs immédiats reviennent souvent sur ce qu’ils croient être à l’origine de la chute des Han, et ils en tirent des enseignements. Le fondateur de la dynastie est convaincu que le népotisme a joué un rôle considérable dans l’effondrement de l’empire Han. Voici ce que disent les manuels Sui : « Se détacher de tout lien d’affection envers les membres de sa famille, c’est accomplir pleinement le devoir de service dû à son prince. » Le fonctionnaire idéal doit être tatillon et avoir de son travail une approche quasi puritaine. L’empereur choisit lui-même les meilleurs, ou se les fait désigner par ses hommes de confiance à la Cour. Un fonctionnaire ne peut rester plus de quatre ans au même poste ; après quoi, il est généralement muté dans une autre région. On assiste aussi à une refonte du système des examens impériaux, avec création d’un important corps d’inspecteurs. La bureaucratie civile et militaire est ouverte à tous les hommes les plus talentueux de l’empire ; la plupart des postes principaux, relatifs au commerce, aux grands travaux et aux affaires militaires, échoient de préférence à des non-Chinois, alors qu’au cœur de l’administration la présence chinoise est prépondérante.

Les empereurs Sui se réservent la plus grande tâche à leurs yeux, à savoir éliminer la cause principale de la chute de la dynastie Han et la faiblesse conséquente du pouvoir central : un système foncier qui instaure et favorise une élite locale et provoque la colère des paysans et des gens sans terre. Wen Di impose une réforme agraire radicale, avec partage des propriétés en deux catégories : les terres données par l’Etat aux paysans âgés de dix-sept à cinquante-neuf ans, pour être labourées puis rendues aux autorités en vue d’une répartition égale, et les terres transmissibles par héritage, uniquement pour une production impériale stratégique ou le jardin d’une grande famille. Ceux qui ont œuvré pour la restauration de l’empire reçoivent un quota de terres auquel ils ont droit, mais qui change selon le bon plaisir de l’empereur, et les hauts fonctionnaires peuvent garder une part du revenu des terres qui dépendent de leur fonction. Comme dans tous les régimes impériaux, il s’agit d’un idéal plus que d’un système, mais l’Etat dispose d’un instrument utilisable contre l’iniquité et la corruption.

Wen Di veut un empire qui n’exclut rien, mais sa propre personnalité et parfois sa politique s’y opposent. Il ne sait pas très bien comment intégrer son bouddhisme au confucianisme. Sa volonté de faire adhérer l’empire aux principes bouddhistes, comme en 601, lorsque, imitant l’empereur Ashoka en Inde, il envoie des moines porter en grande pompe des reliques dans toutes les capitales de province, est jugée excessive. Nombre de personnalités éminentes ressentent un malaise dans l’Etat Sui. L’élite est trop restreinte et l’empereur trop sévère. En 604, à la mort de son père, Yang Di accède au trône, mais il préfère le sud et se sent mal à l’aise avec les compagnons de Wen Di, des nomades du nord. Autour de la deuxième décennie du VIIe siècle, les nuages semblent s’amonceler au-dessus des Sui.

L’une des causes de cette accumulation a trait à la durée excessive des guerres. Un conflit avec le Vietnam datant de la première décennie du VIIe siècle se termine mal. Une guerre en Corée prend elle aussi mauvaise tournure. Manifestement, les Sui ont les yeux plus gros que le ventre. Voyant les coffres vides et sa marge de manœuvre se réduire comme peau de chagrin, Yang Di sombre dans la dépression et se retire des affaires publiques. Sous la pression des événements en Corée et au Vietnam, et face aux Turcs et aux généraux qui se rebellent au nord, les courtisans eux-mêmes perdent patience. En 618, Yang Di meurt assassiné tandis qu’il est aux bains.

Cependant, au lieu de s’effondrer comme les Han au IIIe siècle, les Sui deviennent les précurseurs de la plus glorieuse de toutes les grandes époques chinoises, celle de l’empire Tang, qui perdurera jusqu’en 907. A bien des égards, les Sui sont aux Tang ce que les Qin furent aux Han. Nombre des réformes les plus importantes qui ont rendu possible la gloire des Tang ont été promulguées par Wen Di. A la mort de Yang Di, un homme sort de l’ombre pour lui succéder. Li Yuan est issu de la même tribu nomade du nord que Wen Di. La mère du nouvel empereur est en effet la propre sœur de l’impératrice Wenxian. Mais Li veut fonder sa propre dynastie, les Tang, dont lui-même sera le premier empereur, Gaozong.

Les Tang deviennent l’une des plus importantes dynasties de la longue histoire de la Chine. Sous leur règne, le pays s’ouvre au monde comme jamais encore auparavant, et il prend place au cœur de l’Asie orientale. C’est également à cette époque que la plus grande partie de ce que nous considérons aujourd’hui comme le noyau dur de la Chine s’est sinisée, notamment les régions situées au sud du Yangzi et, au sud-ouest, le long du plateau tibétain. Les Tang défendent l’art et le savoir, et leur capitale, Chang’an la cosmopolite, devient la plus grande ville du monde, dépassant largement toutes les autres. Grâce à cette nouvelle dynastie, le rayonnement culturel de la Chine s’étend jusqu’en Corée, au Japon et en Asie centrale, et son corpus d’œuvres littéraires et artistiques domine encore la Chine d’aujourd’hui. Dans ces conditions, comment s’étonner de ce que, à l’heure actuelle, la population du sud de la Chine et nombre de ses descendants à l’étranger se croient encore issus des Tang et tirent fierté de la splendeur d’une dynastie qui s’est éteinte voici plus d’un millénaire ?

Dès le début, la dynastie des Tang paraît d’une plus grande mixité que celle des Sui, ethniquement parlant. Des siècles d’invasions ou d’interactions avec l’étranger ont laissé leur marque dans la composition de la Cour : la famille impériale est à moitié mongole et parmi ses officiers de premier plan on compte des Turcs, des Coréens et des Khitans. Dans l’administration, on trouve aussi des Perses, des Tibétains, des Indiens et des hommes du Sud-Est asiatique. L’intérêt que porte la nouvelle dynastie aux pays étrangers est en partie le reflet du cosmopolitisme de la Cour, certes, mais il s’explique aussi par le prosélytisme et la curiosité ethnographique. Vers le milieu du VIIe siècle, le moine bouddhiste Xuanzang, un personnage bien réel au cœur d’innombrables légendes chinoises, se rend en Inde, d’où il revient au bout de dix-sept ans avec de précieux textes en sanscrit et de bonnes connaissances générales. D’autres voyageurs partent pour les régions occidentales de l’Eurasie centrale, en Malaisie, en Perse et au-delà.

La culture Tang reflète les effets stimulants du contact avec le monde extérieur, notamment avec l’Eurasie centrale – un rapprochement sans précédent. Chang’an, la capitale, attire les Perses, les Arabes et les Eurasiens, qui arrivent avec leurs histoires, leur poésie et leurs instruments de musique. Eglises nestoriennes, temples zoroastriens, mosquées… la capitale chinoise est sans aucun doute la plus belle et la plus somptueuse de son époque, comme en témoignent les objets parvenus jusqu’à nous. Nombre d’entre eux reflètent la valeur accordée par les Chinois à d’autres styles que les leurs – l’imitation de l’orfèvrerie perse en est un exemple – et l’on retrouve l’atmosphère d’un entrepôt de marchandises dans les figurines en céramique représentant des cavaliers et des chameaux chargés, nous révélant la vie de l’Asie centrale telle qu’elle déferle dans les rues de Chang’an. Ces figurines sont souvent revêtues d’un engobe polychrome, nouvelle glaçure des potiers Tang, dont le style sera imité jusqu’au Japon et en Mésopotamie. La présence de la Cour est aussi importante pour le développement de cet artisanat que les visites des marchands étrangers, et il est possible, à partir des peintures funéraires, de se représenter quelques scènes de la vie des courtisans. Les hommes se détendent en chassant, accompagnés de leurs serviteurs eurasiens. Quant aux femmes, le regard vide de toute expression, elles portent des vêtements somptueux et les servantes possèdent un attirail recherché : éventails, boîtes de maquillage, gratte-dos et autres objets de boudoir. Les grandes dames aussi préfèrent les modes d’Asie centrale, qu’elles empruntent à leurs domestiques.

Comme souvent au cours de l’histoire, ce raffinement et cette recherche esthétique trouvent leur origine dans les effusions de sang. Le règne de Li Yuan, devenu l’empereur Gaozong, s’achève brutalement en 626 par un coup d’Etat de son fils Li Shimin, qui a déjà assassiné deux de ses frères. Cet homme ambitieux et sans scrupule règne pendant vingt-trois ans sous le nom d’empereur Taizong. Il s’avère être un chef compétent et, avec le temps, écoute plus volontiers les meilleurs de ses conseillers. Considéré par certains comme le plus grand de tous les empereurs de Chine, Taizong ne se contente pas d’anéantir la puissance turque orientale et de faire de la Chine la puissance dominante de l’est de l’Asie centrale ; il étend son hégémonie à la Corée et au Tibet et contrôle les routes commerciales vers l’est et le sud. Il pose aussi les bases d’une longue dynastie, entre autres parce que sa politique – comme celle des autres empereurs Tang des débuts – tombe à point nommé : elle apporte à la fois le contenu et les images que recherchent la plupart des Chinois de l’époque.

L’un des aspects essentiels du succès de la dynastie Tang réside dans sa réforme de la justice. Après des siècles de flou juridique, les premiers empereurs Tang élaborent un système tout en finesse et plein de bon sens – une combinaison pas toujours facile à trouver. Dans le domaine administratif, ils peuvent prendre pour bases les innovations des Sui, qu’ils développent et consolident. Malgré leur attirance pour le bouddhisme, la plupart des premiers souverains Tang, conscients des avantages d’un système éducatif confucéen, mettent au point une approche syncrétique de la religion et de l’idéologie publique. L’époque Tang marque le début d’un millénaire, voire plus, au cours duquel la plupart des empereurs embrasseront toutes sortes de religions – s’agenouillant devant tous les autels, dès lors que les autorités religieuses s’inclinent devant l’Etat.

En matière de politique étrangère, les empereurs Tang insistent sur les liens entre la Chine revitalisée et les régions voisines, parce qu’ils reconnaissent le « pouvoir discret » que leur pays peut exercer grâce à son influence culturelle, et parce qu’ils accordent une grande importance aux échanges commerciaux. Ils ont aussi besoin d’alliés dans leurs interminables campagnes contre les arrivistes du centre de l’Eurasie, eux-mêmes impatients de fonder une dynastie. A cette époque, la Corée se rapproche considérablement de la Chine, sur le plan culturel et politique, par l’alliance des Tang avec le royaume de Silla, au sud de la péninsule coréenne, contre Koguryo, son puissant rival du nord, qui occupe l’est de la Mandchourie et une partie de la côte Pacifique nord. Après l’effondrement du royaume de Koguryo en 668, celui de Silla prédomine, mais il n’en persiste pas moins une très forte influence chinoise.

Le fort impact culturel des Tang, même sur des pays comme le Japon, vaguement lié à la Chine jusque-là, joue un rôle majeur dans la rapidité de l’évolution de l’urbanisation et des échanges commerciaux au sein de l’empire. Des marchands affluent de toutes parts vers les grandes villes chinoises, où s’installent des sociétés d’une complexité croissante. Le développement de ces cités favorise l’émergence d’un nouveau monde d’échanges commerciaux, avec une première émission de papier-monnaie en 650. La prospérité crée de nouvelles demandes, notamment pour une littérature qui ne se limite pas aux modèles classiques et se tourne vers d’autres formes, comme la poésie – les poètes de l’époque Tang, Li Bai et Du Fu, comptent toujours parmi les grands noms de la littérature populaire chinoise. La vie urbaine sécrète progressivement un monde instruit qui devient une alternative à la culture officielle et, parce qu’il est instruit, il nous fournit un premier accès à cette autre culture. Cette demande populaire a pu être satisfaite grâce à deux inventions d’une importance capitale : le papier, au IIe siècle avant J.-C., et l’imprimerie, avant l’an 700. Cette dernière résulte d’une pratique en vigueur sous les Han : la reproduction par frottement de documents gravés sur pierre. Les Tang utilisent des blocs de bois et au XIe siècle apparaissent les premiers caractères mobiles, ouvrant la voie à un grand nombre de publications, bien avant tous les autres pays. Dans les grandes villes se répandent encore d’autres formes de poésie et de musique populaires venues d’ailleurs, qui se mélangent aux grands classiques.

La première grande crise du règne des Tang survient à la fin du VIIe siècle, lorsque l’impératrice Wu Zetian, la souveraine la plus remarquable de Chine, tente de fonder sa propre dynastie. Après l’attaque qui frappe l’empereur Gaozong en 655, la jeune femme, entrée à la Cour comme concubine de très basse extraction, devient l’un de ses principaux conseillers et, peu à peu, finit par prendre elle-même les décisions les plus importantes. Bien que souvent vilipendée par les historiens chinois pour sa dureté de cœur et son caractère intrigant, Wu, qui possède un talent et une énergie exceptionnels, prendra la tête du gouvernement à la mort de Gaozong en 683. En 690, elle se proclame « empereur » et le restera jusqu’en 705. Si sa politique est controversée – elle veut promouvoir le bouddhisme au rang de religion d’Etat –, personne, en revanche, ne conteste ses compétences.

Après la destitution de Wu Zetian, l’empereur Xuanzhong s’efforce d’éloigner la politique Tang des zones de turbulences. Sous son règne, la dynastie connaît un apogée économique et culturel, mais au bout de quarante-quatre années de pouvoir il se heurte à l’ambition de ses grands généraux et les luttes qui s’ensuivent mettent fin à la période de stabilité. La révolte d’An Lushan met l’empire à genoux. An Lushan est un général mi-turc mi-sogdiane à l’ambition sans bornes. Lui et ses successeurs mèneront un combat de près de dix ans contre une coalition toujours plus puissante au cours d’une guerre civile qui ravagera une grande partie de la Chine. Lors de son rétablissement, à la fin du VIIIe siècle, l’empire n’est plus que l’ombre de ce qu’il était naguère : les territoires conquis ont été perdus, l’économie est en lambeaux et les grandes villes en ruine. Une cupidité démentielle, pourrait-on dire, a détruit un grand empire et mis fin à ce qui reste peut-être le plus bel épanouissement culturel que la Chine ait jamais connu.

Néanmoins, cette fois et contrairement à son sort après l’effondrement des Han, la Chine redevient un empire unifié, même s’il lui faut presque deux générations pour y parvenir. Après l’abdication forcée, en 907, du dernier des Tang, un jeune homme de dix-sept ans, l’empire des fils du Ciel semble bien parti pour revivre son expérience précédente. Cette époque, les historiens l’ont parfaitement illustrée en lui donnant le nom de « période des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes ». Mais l’expérience Tang fait toute la différence avec l’Europe postromaine ; la Chine a désormais derrière elle un long et glorieux héritage en tant qu’Etat unifié. Alors que l’Empire romain semble avoir disparu à jamais pour les Européens du Xe siècle, les Chinois sont bien plus proches de cet idéal – de quoi donner une bonne base au général Zhao Kuangyin pour entreprendre la reconstruction d’un empire, lorsque subitement, en 960, ses soldats le proclament empereur.

Zhao est le fondateur de la dynastie des Song. Son nom d’empereur est Taizu (le « grand ancêtre »). Cet homme d’allure plutôt sévère voit son rôle de souverain avant tout comme un devoir. Il soutient que ses hommes l’ont proclamé empereur contre sa volonté. Il a l’esprit pratique et règne avec beaucoup de pragmatisme, en recourant aux modèles Han et Tang qu’il considère comme parfaitement adaptés, et en introduisant de nouvelles formes d’administration en cas de besoin. Après avoir ôté leur pouvoir à tous les prétendants au trône, il pacifie le pays en leur octroyant d’office une pension de retraite. Il s’arrange aussi pour écarter ses propres généraux des troubles civils de cette période : tous les Chinois connaissent l’histoire de ce banquet auquel il convie ses officiers pour les féliciter d’avoir si bien servi jusqu’à ce jour et atteint ainsi la fin de leur carrière. Taizu veut un pouvoir centralisé. Il sait que lui-même et ses successeurs devront relever de grands défis.

En effet, malgré ces premiers succès, Taizu est conscient qu’il règne sur un empire moins imposant que celui des Han et des Tang. Les Song ont un grand rival au nord, l’empire des Liao, fondé par les Khitans, une tribu mongole d’influence à la fois turque et chinoise (c’est ce nom, Khitan, qui a donné « Cathay » pour désigner la Chine de l’époque). Les Liao représentent un ennemi redoutable et très vite il s’avère que les Song, même à leur apogée, ne pourront les déloger de leur territoire, qui s’étend jusqu’au sud de Pékin. Au contraire, vers le XIe siècle, ce sont les Song qui paient tribut aux Liao, même s’ils se persuadent que c’est simplement pour éviter d’autres attaques et conflits plus graves. De toutes les grandes dynasties chinoises, les Song sont les seuls à n’avoir jamais été à l’abri des agressions extérieures, même lorsque leur réussite intérieure les porta au pinacle.

Les premiers empereurs Song s’évertuent à reconstruire le système administratif, et ils sont convaincus que, pour une réussite totale, il faut renvoyer la Chine à ses racines confucéennes. En cela, ils sont grandement aidés par la montée du néoconfucianisme, à la Cour et dans les grandes villes. Comme beaucoup de grands mouvements réformistes, les penseurs néoconfucianistes souhaitent retourner, dans un premier temps, à une forme plus précoce et plus pure. Toutefois, en réalité, leurs idées sont davantage tournées vers le présent que vers le passé, et elles donnent lieu à de grandes innovations, que va symboliser un homme en particulier : Ouyang Xiu. Ouyang, qui vécut au milieu du XIe siècle, est un homme de son temps. Au centre d’un grand courant philosophique où fermentent les idées, il va contribuer à définir des modèles et méthodes qui domineront la Chine jusqu’au XIXe siècle. A un âge ridiculement jeune – vingt-trois ans –, il passe avec succès les examens impériaux du plus haut niveau, avant d’être nommé haut fonctionnaire d’Etat à Luoyang, l’une des anciennes capitales de la dynastie Tang. Il y écrit des œuvres qui transforment la philosophie chinoise, compile une histoire des Tang, rédige des poèmes, publie un guide sur les principes de la stratégie et de la diplomatie et travaille assidûment à un vaste éventail de propositions de réforme du système fiscal. C’est grâce à Ouyang et à ses pairs que, dans le domaine de la pensée chinoise, les Song deviennent la plus importante de toutes les dynasties.

Un autre réformateur, Wang Anshi, s’inspire de la pensée de Ouyang pour publier en 1058 son « Mémoire de dix mille mots ». Selon lui, son pays doit retrouver la voie de son passé glorieux, mais sa seule préoccupation est de réformer, d’abord et avant tout, en vue de créer un empire unifié, centralisé. Pour y parvenir, il en est convaincu, les Song doivent consolider l’emprise de la capitale sur les provinces en instaurant un équilibre entre intérêts public et privé. C’est, à ses yeux, la seule manière de gagner l’adhésion du peuple et de contrôler la totalité de l’empire. Il élabore un système efficace d’approvisionnement de l’Etat grâce à l’établissement de contrats basés sur les prix et les stocks disponibles plutôt qu’en fonction des contacts personnels et des concessions de droits. L’Etat reconnaît les guildes, donnant ainsi aux représentants des principaux commerces une position officielle qu’ils n’ont encore jamais eue en Chine. Les réformateurs définissent aussi ce que doivent être le commerce public et le commerce privé. Ils accordent des crédits aux paysans et créent le système baojia, encore en application dans la Chine actuelle : tous les foyers sont regroupés par dizaines, et dix dizaines forment un groupe de cent, tous collectivement responsables du maintien de l’ordre et pourvoyant la milice en hommes. Les réformateurs des Song veulent redonner de la vigueur à l’économie et créer un gouvernement intégré et des lois bien définies fondées sur les obligations et les responsabilités de chacun. Et ils parviennent à mettre en pratique un grand nombre de leurs idées.

Bien que son origine remonte à une époque très antérieure de l’histoire de la Chine, le système d’examens impériaux mis en place sous la dynastie Song perdurera jusqu’au XXe siècle. Les penseurs néoconfucianistes de l’époque en définissent également le contenu, qui avec le temps participera de l’orthodoxie chinoise. C’est de cette période que date également la confirmation de l’attribution de postes administratifs à ceux qui passent par cette filière canonique. Pendant plus de mille ans, ce système donnera aux grands mandarins chinois un ensemble de principes moraux et une culture littéraire acquise sans relâche à coups d’apprentissage par cœur. Les examens sont conçus pour faire ressortir les candidats qui comprennent le mieux la tradition morale perceptible dans les textes classiques et pour tester leurs compétences mécaniques et leur capacité à se surpasser dans des conditions difficiles. Ce système donne une bureaucratie des plus efficaces et des plus homogènes sur le plan idéologique, et d’une qualité sans précédent. Parallèlement, il offre de gros bénéfices à ceux qui parviennent à s’approprier les valeurs de l’orthodoxie confucéenne.

La catégorie des fonctionnaires d’Etat ne se distingue en principe du reste de la société que par le niveau d’instruction (la possession d’un diplôme en quelque sorte). La plupart sont issus de la petite noblesse foncière, mais ils s’en écartent. Une fois leur charge obtenue par leur réussite aux examens impériaux, ils jouissent d’un statut qui se situe juste au-dessous de celui de la famille impériale et, par conséquent, de grands privilèges matériels et sociaux. Leurs devoirs sont plus généraux que spécifiques, mais, chaque année, ils doivent s’acquitter de deux tâches capitales : la compilation des déclarations de recensement et des registres cadastraux qui servent de base à l’impôt foncier. Le reste du travail est surtout de la surveillance et de l’action en justice, les affaires locales étant souvent du ressort de la petite noblesse de la région, supervisée par quelque 2 000 magistrats de district issus de la classe des mandarins. Chacun d’eux vit dans un yamen, sorte de bureau-résidence officielle, avec autour de lui employés, coursiers et domestiques.

A partir des Song, le principe de compétition garantit que la recherche continue de talents ne se limite pas seulement aux familles nobles les plus riches et bien établies ; la Chine est une méritocratie dans laquelle l’érudition a toujours permis une certaine mobilité sociale. De temps à autre resurgissent la corruption et les achats de charges, mais ces signes annonciateurs de déclin apparaissent généralement vers la fin d’une période dynastique. Dans la majeure partie des cas, les mandarins montrent une remarquable indépendance vis-à-vis de leur milieu d’origine. Ce ne sont pas les représentants d’une classe, mais un échantillon, une élite recrutée indépendamment de ces considérations, renouvelée et promue selon le principe de concurrence. Ils font de l’Etat une réalité.

La Chine impériale ne doit donc pas être considérée comme un régime aristocratique ; le pouvoir politique n’est pas un apanage héréditaire de la noblesse, même si, socialement, être de noble extraction revêt une certaine importance. La transmission héréditaire des hautes charges n’est possible que dans le petit monde restreint de la Cour, et encore est-ce plus une affaire de prestige, de titre et de rang que de pouvoir. Pour un conseiller impérial qui s’est élevé au niveau supérieur de la hiérarchie, devenant plus qu’un haut fonctionnaire de l’Etat, les seuls véritables rivaux sont les eunuques. Ceux-là jouissent de la confiance totale des empereurs dans la mesure où, par définition, ils ne peuvent fonder de famille. Ils constituent la seule force politique qui échappe au contrôle des mandarins.

L’empire Song a aussi produit du grand art. La première phase des Song du Nord est marquée par un artisanat qui suit la tradition, avec couleurs et motifs. En revanche, les Song du Sud préfèrent les objets simples, monochromes. Ils s’attachent à une autre tradition, celle des formes développées par les grands fondeurs de bronze de la Chine des origines. Cependant, si belles que soient les céramiques de l’époque, les Song se distinguent davantage dans le domaine pictural, la peinture de paysage notamment, où l’on trouve quelques-unes des plus belles réussites de l’art chinois. Si l’on considère la Chine sous l’angle de son développement, la période Song est plus remarquable encore pour ses progrès spectaculaires dans le domaine économique.

S’il s’explique en partie par des innovations techniques – poudre à canon, caractères d’imprimerie mobiles et gouvernail d’étambot datent de la période Song –, ce bond en avant est aussi lié à l’exploitation de ce qui est depuis longtemps accessible. En effet, l’innovation est peut-être autant le symptôme que la cause de l’essor économique qui, entre le Xe et le XIIIe siècle, semble avoir apporté une réelle hausse de revenus à la plupart des Chinois, en dépit d’une augmentation continue de la population. Pour une fois dans notre monde prémoderne, la croissance économique a, semble-t-il, devancé la tendance démographique sur une période assez longue. Un événement en particulier a sans doute permis cette évolution : la découverte et l’adoption d’une variété de riz susceptible de donner deux récoltes par an sur des terres bien irriguées, et une sur les terrains accidentés ne recevant de l’eau qu’au printemps. L’augmentation de la production est également attestée dans un secteur économique bien différent, condensée de manière assez spectaculaire dans le calcul d’un érudit nous révélant que, à quelques années de la bataille d’Hastings, la Chine produisait presque autant de fer que, six ans plus tard, toute l’Europe réunie. La production textile grimpe elle aussi de façon vertigineuse (notamment grâce à l’adoption de machines à filer entraînées par des moulins à eau). Nous pouvons donc évoquer l’« industrialisation » de la période Song comme un phénomène reconnaissable.

La raison de cette remarquable explosion de croissance n’est pas facile à déterminer, le sujet étant encore controversé. Indubitablement, les travaux publics, surtout les voies de communication, ont bénéficié d’un réel apport de fonds – sous la forme d’investissements gouvernementaux. Les longues périodes d’accalmie, sans invasions étrangères ni troubles intérieurs, ont certainement compté, bien que la diminution de ces derniers s’explique peut-être autant par la croissance économique que l’inverse. Mais le principal facteur déclenchant de cet essor se trouve probablement dans l’expansion des marchés et la montée d’une économie monétaire qui, si elle est redevable aux éléments susmentionnés, repose fondamentalement sur l’incroyable inflation de la productivité agricole. Tant que celle-ci reste supérieure à l’accroissement démographique, tout va bien. Le pays dispose d’un capital disponible pour augmenter la main-d’œuvre et recourir à la technologie en investissant dans des machines. Le revenu réel progresse, du moins tant que des troubles politiques ne viennent pas l’entraver.

Si les Song sont souvent – et à juste titre – l’objet d’éloges dans l’histoire de la Chine, la dynastie du Nord avec laquelle ils entretiennent des relations est généralement passée sous silence, faute, sans doute, d’être issue d’une ethnie chinoise. Les Liao sont pourtant à la tête d’un Etat puissant qui contribue significativement à l’intégration du reste des territoires de l’Asie du Nord-Est dans la sphère chinoise. Leur méthode ? Elle réside dans un modèle particulier de gouvernement, dont les Song pourraient s’être inspirés au cours des dernières années. Les Liao ont pour principe de gouverner les nombreuses ethnies de leur Etat en respectant leurs règles : ils évitent ainsi les conflits et facilitent l’allégeance à la dynastie au pouvoir. Comme plus tard les Yuan et les Qing, également issus de tribus étrangères, les Liao bâtissent un Etat multiculturel qui à son apogée possède l’armée la plus efficace de son temps. Lorsqu’ils rencontrent des difficultés, ce n’est pas le pluralisme ethnique qui en est la cause, mais un complot échafaudé dans le sud, à Kaifeng, la capitale des Song.

En effet, la cour des Song cherche à saper le pouvoir de ses rivaux Liao en formant alliance avec les Jürchen (la tribu des ancêtres des futurs fondateurs de la dynastie Qing). Après s’être déplacés vers l’est, ces nomades originaires de Sibérie tentent en effet de disloquer l’empire Liao pour le remplacer par un nouvel Etat. L’alliance entre Song et Jürchen fonctionne presque trop bien. En 1125, l’empire Liao est conquis. Malheureusement – et l’on connaît déjà ce phénomène dans l’histoire –, l’appétit des Jürchen ne s’arrête pas à la frontière Liao. Ils envahissent le territoire des Song, mettent à sac la capitale, Kaifeng, et capturent l’empereur ainsi qu’une grande partie de sa cour. Les restes de l’armée Song se regroupent au sud du Yangzi et fondent une nouvelle dynastie, qui prend le nom de Song du Sud. Pendant cent cinquante ans, la plupart des progrès de la période Song vont perdurer au sud du grand fleuve, mais sur un territoire très amoindri.

Les Song finiront par capituler, mais ce sera devant une armée à laquelle personne n’est en mesure de résister. Après avoir écrasé les Jürchen au nord, les Mongols poursuivent leurs attaques contre le Sud pendant presque vingt ans, jusqu’à ce que les Song abandonnent toute résistance, en 1279. Le dernier empereur de la dynastie, un jeune garçon de huit ans, se suicide avec les huit cents membres du clan royal. Les Mongols proclament l’avènement de la dynastie Yuan et de son chef Kublai Khan, petit-fils de Gengis Khan. Kublai règne sur un empire qui dépasse de loin le cadre de la Chine ; lors de son accession au trône impérial, ses pouvoirs s’étendent du Pacifique à l’Oural. Pour la Chine comme pour une grande partie du monde, avec les Mongols débute une ère nouvelle, qui rompt avec le passé et prend la direction d’un avenir plus intégré.

Toutefois, l’avènement de la dynastie Yuan montre aussi que la Chine n’a rien perdu de son pouvoir de séduction sur ses conquérants. Elle change les Mongols plus qu’eux-mêmes ne la transforment, et il en résulte cette magnificence que nous a rapportée un Marco Polo ébahi. Kublai Khan rompt avec l’ancien conservatisme des steppes et la méfiance vis-à-vis de la civilisation et de ses œuvres. Ses partisans succombent lentement aux attraits de la culture chinoise, en dépit de leur circonspection des débuts à l’égard des mandarins et de leur érudition. Ce ne sont, après tout, qu’une infime minorité de gouvernants perdus dans un océan de sujets chinois : ils ont besoin de collaborateurs pour survivre. Bien que sa connaissance de la langue soit très succincte, Kublai Khan passera la plus grande partie de sa vie en Chine.

La relation sino-mongole reste toutefois longtemps ambiguë. Comme les Britanniques dans l’Inde du XIXe siècle, qui établirent des conventions sociales pour éviter d’être assimilés par leurs sujets, les Mongols cherchent à rester à part, en recourant à des interdictions formelles : aucun mariage mixte n’est toléré et les Chinois n’ont pas le droit d’apprendre la langue mongole. Ni de porter des armes. Lorsque c’est possible, l’administration emploie des étrangers plutôt que des Chinois, un procédé également appliqué dans les khanats occidentaux de l’Empire mongol : Marco Polo sera pendant trois ans employé directement par le Grand Khan ; à la tête du bureau impérial d’astronomie se trouve un nestorien et le Yunnan est administré par des musulmans de Transoxiane. Pendant quelques années, le système des examens impériaux est également suspendu. On peut trouver dans ces exemples une explication plausible à la persistance de l’hostilité chinoise envers les Mongols, du moins en partie et surtout dans le sud. Au moment de l’effondrement de l’Empire mongol en Chine, soixante-dix ans après la mort de Kublai, la classe dirigeante chinoise montrera un respect encore plus outrancier de la tradition et une méfiance accrue à l’égard des étrangers.

A court terme, néanmoins, le bilan des Mongols est impressionnant. En tête viennent le rétablissement de l’unité de la Chine et la concrétisation de son potentiel de grande puissance militaire et diplomatique. L’élimination des Song du Sud n’a pas été facile, mais une fois que Kublai Khan y est parvenu, son contingent a plus que doublé (il dispose notamment d’une flotte importante) et il a pu se lancer dans la reconstruction de la sphère d’influence chinoise en Asie. Le Japon, en revanche, constitue une véritable pierre d’achoppement. Au sud, le Vietnam est envahi (Hanoï tombe à trois reprises) et, après la mort de Kublai Khan, les Mongols occupent la Birmanie pendant quelque temps. Il est vrai que ces conquêtes se révèlent éphémères et se soldent par le paiement d’un tribut plus que par une occupation prolongée. A Java aussi le succès est mitigé : la capitale est prise en 1292, après le débarquement d’un corps expéditionnaire, mais il sera impossible de garder l’île. Le développement du commerce maritime avec l’Inde, l’Arabie et le golfe Persique, commencé sous les Song, se poursuit également.

Faute d’avoir survécu, le régime mongol ne peut être considéré comme un franc succès, mais cette constatation ne nous mène pas loin. Il lui a fallu juste un peu plus d’un siècle pour accomplir des prouesses. Le commerce avec l’étranger a prospéré comme jamais ; Marco Polo rapporte que les pauvres de la nouvelle capitale, Pékin, étaient nourris grâce aux largesses du Grand Khan, et la ville était grande. Notre regard d’homme moderne trouve aussi un certain attrait à leur façon de traiter la question religieuse. Même si des religions comme l’islam et le judaïsme ont maille à partir avec les Yuan, en raison de leur présumée « façon d’être à part », la plupart des pratiques religieuses de l’époque sont positivement encouragées : les monastères bouddhistes sont exempts de taxes (ce qui, bien sûr, signifie que d’autres en paient davantage, comme chaque fois que l’Etat soutient la religion ; les paysans paient pour avoir accès à l’instruction religieuse).

Au XIVe siècle, les catastrophes naturelles viennent s’ajouter aux exactions des Mongols pour produire une nouvelle vague de rébellions dans les campagnes, symptôme révélateur d’un déclin dynastique. Peut-être ces révoltes sont-elles aggravées par les concessions accordées à la noblesse foncière de Chine. Donner aux propriétaires terriens de nouveaux droits sur leurs paysans n’a certainement pas apporté au régime la faveur populaire. Des sociétés secrètes commencent à réapparaître et l’une d’elles, les « Turbans rouges », draine un certain nombre de propriétaires fonciers et de mandarins. L’un de ses chefs, Zhu Yuanzhang, un ancien moine, s’empare de la ville de Nankin en 1356. Douze ans plus tard, il oblige les souverains mongols à fuir Pékin, s’autoproclame empereur « Hongwu » (« extrêmement guerrier ») et fonde la dynastie Ming.

Les Ming sont différents de leurs trois grands prédécesseurs, Yuan, Song et Tang, comme de leurs successeurs, les Qing, en ce sens que sur le plan culturel ils sont plus complètement chinois et, sur le plan idéologique, ils se préoccupent davantage de stabilité et d’équilibre (avec peut-être un rapport de cause à effet). C’est durant la période Ming que beaucoup en viennent à considérer la Chine comme une nation immobile, immuable et toujours « convenable ». Plus qu’à toute autre période de son histoire, elle met l’accent sur la procédure, la hiérarchie et la position sociale. Comme tous les autres chefs rebelles chinois, l’empereur Hongwu devient le défenseur de l’ordre traditionnel. Toutefois, si la dynastie qu’il a fondée préside à l’épanouissement culturel du pays et parvient à maintenir l’unité politique, qui perdurera de l’époque mongole jusqu’au XXe siècle, elle impose la plupart du temps un gouvernement conservateur à une région qui, depuis le Xe siècle, connaît un fort développement socio-économique. A bien des égards, les Ming incarnent une forme de réaction contre ce que l’on perçoit comme les effets négatifs de l’instabilité.

La fermeture d’esprit des Chinois n’est jamais absolue bien sûr, et elle survient de manière très progressive. L’empereur Yongle – fils de Zhu Yuanzhang, arrivé au pouvoir en 1402 après une brève guerre civile – autorise en effet l’un de ses amiraux, le musulman Zheng He, à construire une flotte gigantesque pour des missions outre-mer. Officiellement, il est question de collecter des tributs aux quatre coins du monde, mais les expéditions de Zheng deviennent de facto des entreprises d’exploration des eaux territoriales étrangères permettant de glaner une grande quantité d’informations utiles au gouvernement. Naviguant à bord des plus grands bâtiments de toute l’histoire de la marine à voile – son navire amiral mesure 140 mètres de long –, Zheng atteint la côte orientale de l’Afrique en seulement sept expéditions. La dernière a lieu en 1433, l’année précédant le voyage du premier capitaine portugais qui parviendra à contourner le cap Bojador au sud du Maroc. On peut se demander ce qui serait advenu si ces expéditions chinoises avaient continué ; la flotte de Zheng He comprenait 250 vaisseaux et plus de 10 000 marins et soldats. Lorsque, quatre-vingts ans après Zheng, Vasco de Gama atteindra Malindi (le Kenya actuel), il ne disposera que de 4 vaisseaux et 170 hommes.

Les successeurs de Yongle montrent toutefois peu d’intérêt pour les expéditions maritimes. Ils veulent parachever l’empire à l’intérieur et défendre ses frontières terrestres. La Grande Muraille telle que nous la connaissons aujourd’hui date de l’époque Ming, ce qui n’a rien de surprenant, eu égard aux provinces potentiellement menacées. Pour contrôler la frontière nord, Yongle transfère la capitale à Pékin. Depuis lors, le site de la « capitale du Nord » n’a quasiment jamais changé. Si les Ming reprennent une quantité étonnante de règlements et méthodes d’administration en vigueur sous les Yuan, ce sont aussi des innovateurs qui mettent au point une bureaucratie centralisée bien supérieure à tout ce que la Chine a connu jusqu’alors. Mais leurs réformes sont en général inspirées par un esprit très conservateur – les derniers empereurs Ming sont fermement convaincus que leur rôle est de restaurer une Chine idéale que la négligence de ses gouvernants et les invasions barbares ont complètement décatie.

La centralisation, sous les Ming, ne touche pas seulement la bureaucratie. On constate aussi une importante concentration des richesses entre les mains de quelques familles ou clans, souvent liés à de hauts fonctionnaires à l’échelon régional ou central. Comme les membres de la famille impériale ont la préséance sur les mandarins ou les généraux pour ce qui est de l’influence à la Cour, on ne compte plus beaucoup de personnes compétentes à la fin d’une dynastie dont le déclin coïncide avec une succession d’empereurs quasiment confinés dans leur palais, tandis que favorites et princes se disputent autour d’eux la possession des propriétés impériales. Les eunuques deviennent les personnages dominants de l’Etat. Sauf en Corée, où ils repoussent les Japonais à la fin du XVIe siècle, les Ming sont incapables de conserver les régions périphériques de l’empire. L’Indochine disparaît de la sphère chinoise, le Tibet échappe plus ou moins à son contrôle et, en 1544, les Mongols mettent le feu aux faubourgs de Pékin.

Sous les Ming arrivent aussi les premiers Européens dont l’objectif dépasse le cadre des explorations ou des échanges commerciaux. En 1557, des marchands portugais s’établissent à Macao ; ils n’ont pas grand-chose d’intéressant à offrir à la Chine, hormis du minerai d’argent. Des missionnaires jésuites arrivent ensuite, à qui la tolérance officielle de la tradition confucéenne va donner des occasions qu’ils sauront mettre à profit. Ils deviennent en effet très influents à la cour des Ming après l’installation de l’un d’eux, Matteo Ricci, en 1602. Toutefois, si quelques mandarins chinois admirent l’érudition de Ricci et des jésuites, d’autres s’en inquiètent. Mais déjà, à côté des jouets et horloges mécaniques que les missionnaires ajoutent à la collection impériale, c’est tout le savoir scientifique et cosmographique qui commence à intéresser les intellectuels chinois. La correction apportée au calendrier par un jésuite revêt un caractère très important, car de l’exactitude des dates dépend l’authenticité des sacrifices offerts par l’empereur. Les jésuites enseignent aussi l’art de fondre de gros canons, très utile également.

De ces siècles d’édification de l’Etat chinois, qu’il s’agisse de plusieurs royaumes ou d’un empire, il est possible de dégager quelques observations générales. En dépit de l’importance de l’Etat, les racines les plus profondes du caractère chinois demeurent dans les liens de parenté. Au cours de l’histoire du pays, le clan conserve son importance parce qu’il représente la mobilisation de la puissance de plusieurs familles liées entre elles, avec des institutions communes, de nature religieuse et parfois économique. La propagation et les conséquences de l’influence du clan familial sont d’autant plus aisées et plus fortes que la Chine ne connaît pas le droit d’aînesse : l’héritage paternel est généralement partagé entre tous les enfants. Mais sur cet océan social où les familles sont les seuls poissons qui importent règne un Léviathan – l’Etat. C’est vers lui et la famille que se tournent les confucianistes en quête d’autorité. Ces institutions ne sont pas contestées, car il n’existe en Chine aucune entité comme l’Eglise ou les communautés qui rendent si confuses les questions de droit et de gouvernement en Europe.

A l’époque des Tang, les caractéristiques essentielles de l’Etat sont toutes réunies. Elles perdureront jusqu’au XXe siècle et engendreront des comportements qui persistent encore aujourd’hui. Pour en arriver là, il a fallu le travail de consolidation des Han, particulièrement important, mais la fonction d’empereur, détenteur du mandat du Ciel, pouvait déjà être tenue pour acquise sous les Qin. Le va-et-vient dynastique n’en compromet nullement l’autorité, puisqu’il est toujours possible d’attribuer ces vicissitudes au fait que le Ciel retire son mandat. L’importance liturgique de l’empereur est plutôt renforcée par l’instauration, sous les Han, de sacrifices que lui seul peut offrir au Ciel. Cependant, sa position évolue aussi de manière tangible. Peu à peu, le grand seigneur féodal dont le pouvoir est une extension de celui de sa famille ou du domaine seigneurial devient le maître d’un Etat centralisé et bureaucratique dont l’armature administrative est constituée de plusieurs centaines de préfectures.

Cette évolution a des origines très lointaines. Du temps des Zhou, déjà, un gros effort a été réalisé dans le domaine de l’infrastructure, avec la construction de canaux. Il fallait pour cela de grandes compétences en organisation et d’importantes ressources humaines que seul un Etat puissant pouvait mettre en œuvre. Quelques siècles plus tard, le premier empereur Qin a pu réunir les tronçons de la Grande Muraille afin de dresser une barrière de plus de 2 000 kilomètres de long pour retenir les étrangers (selon la légende, sa réalisation aurait coûté un million de vies humaines ; vrai ou faux, ce chiffre n’en révèle pas moins la façon dont est perçu l’empire à l’époque). Les héritiers de la dynastie ont ensuite entrepris l’uniformisation des poids et mesures et ordonné la confiscation des armes de leurs sujets, tout en envoyant peut-être un million d’entre eux sur les champs de bataille. Les Han se sont octroyé le monopole de l’émission de monnaie et ont uniformisé le système monétaire. C’est sous leur règne aussi que, pour la première fois, l’entrée dans l’administration fait l’objet d’un concours ; et si cette sélection a graduellement disparu pour ne réapparaître qu’avec la période Tang, elle n’en est pas moins très importante : la politique d’expansion territoriale nécessitait de recourir à un plus grand nombre d’administrateurs. La bureaucratie qui en a résulté a survécu à de nombreuses périodes de divisions (preuve de sa vigueur) et elle est demeurée jusqu’à la fin l’une des institutions les plus remarquables et les plus caractéristiques de la Chine impériale. C’est probablement grâce à cela que l’empire du Milieu put sortir victorieux de l’effondrement des grandes dynasties, auquel succéda l’apparition de petits royaumes concurrents qui brisèrent l’unité existante. Les examens impériaux ont fait de la Chine une entité idéologique autant qu’administrative. Les hauts fonctionnaires de l’Etat étaient formés et sélectionnés à coups de classiques confucéens. C’est donc en Chine plus que nulle part ailleurs qu’a été officialisée l’union de la culture politique et de l’érudition.

Manifestement, on ne trouve guère dans l’Etat chinois cette distinction que font les Européens entre gouvernement et société. En un seul homme sont généralement réunis le fonctionnaire, l’érudit et le gentilhomme, une combinaison de rôles qu’en Europe on répartit de plus en plus entre les spécialistes du gouvernement et les autorités sociales informelles. Cet homme pluriel exerce sa fonction dans le cadre d’une idéologie dont le caractère socialement essentiel ressort de façon bien plus évidente que partout ailleurs, excepté, peut-être, dans le monde musulman. La préservation des valeurs confucéennes n’est pas une mince affaire et ne peut se satisfaire de pures formalités. La bureaucratie entretient ces valeurs par l’exercice d’une suprématie morale un peu semblable à celle que le clergé européen a longtemps pratiquée – et en Chine il n’existe pas d’Eglise pour se poser en rivale de l’Etat. Les idées dont s’inspire cette bureaucratie sont souvent conservatrices, la tâche prédominante de l’administration étant de maintenir l’ordre établi. Le gouvernement chinois supervise, conserve, consolide et parfois innove dans des domaines pratiques, en réalisant de grands travaux publics. Ses objectifs premiers sont la régularité et le maintien de critères communs dans un immense empire bigarré, où de nombreux magistrats de districts sont même coupés de leurs administrés par une barrière linguistique. La bureaucratie chinoise a brillamment réussi à atteindre ses objectifs et, ce faisant, elle a permis à sa philosophie de sortir indemne de toutes les crises dynastiques.

Sous l’orthodoxie confucéenne des mandarins et de la petite noblesse existent, il est vrai, d’autres croyances, elles aussi importantes. Certains grands notables se tournent vers le taoïsme ou le bouddhisme, religion très prisée depuis que le manque d’unité consécutif à la chute des Han a facilité sa pénétration en Chine. La branche Mahayana est plus dangereuse pour l’empire que toute autre idéologie d’avant le christianisme, car, à la différence du confucianisme, elle postule le rejet des valeurs temporelles. Le bouddhisme ne sera jamais totalement éradiqué, malgré la campagne de persécutions des empereurs Tang. Ces attaques sont d’ailleurs motivées par des raisons financières plus qu’idéologiques. Contrairement à l’Empire romain lorsqu’il persécutait les chrétiens, l’Etat chinois s’intéresse plus aux biens matériels qu’au bannissement de l’excentricité religieuse des individus. Sous le plus cruel des empereurs favorables à la persécution (un taoïste, prétend-on), plus de 4 000 monastères auraient été dissous, dispersant plus d’un quart de million de nonnes et de moines. Néanmoins, malgré tous ces dommages matériels, le confucianisme a dû composer avec le bouddhisme. Aucune autre croyance venue de l’étranger n’influencera autant les souverains chinois jusqu’à l’arrivée du marxisme au XXe siècle. Dans l’intervalle, un certain nombre d’empereurs et d’impératrices adhéreront au bouddhisme.

Bien avant cela, la philosophie taoïste s’est développée pour devenir une croyance mystique (avec au passage quelques emprunts au bouddhisme), attirant à la fois ceux qui cherchaient l’immortalité et les partisans d’un mouvement quiétiste, possible exutoire à la complexité croissante de la vie en Chine. En tant que telle, son importance sera durable. Sa reconnaissance de la subjectivité de la pensée humaine lui donne une apparence d’humilité que certaines personnes de cultures différentes, avec des positions intellectuelles plus agressives, jugent aujourd’hui intéressante. Ces notions philosophiques et religieuses, si importantes soient-elles, ne touchent guère plus directement la vie du paysan que le confucianisme, à moins d’être galvaudées. En proie au sentiment d’insécurité que leur donnent la guerre et la famine, les paysans trouvent un exutoire dans la magie ou la superstition. Le peu que l’on puisse déceler de leur vie laisse penser qu’elle est souvent intolérable, parfois même effroyable. La révolte paysanne qui éclate sous les Han en est un symptôme significatif. D’autres phénomènes du même genre suivront, pour devenir un aspect majeur de l’histoire de la Chine, la ponctuant de façon presque aussi rythmée que le déclin des dynasties. Opprimés par des hauts fonctionnaires agissant soit pour le compte d’un gouvernement soucieux de lever des impôts pour ses campagnes à l’étranger, soit dans leur propre intérêt, pour spéculer sur le marché aux grains, les paysans se tournent vers les sociétés secrètes, autre thème récurrent. Leurs révoltes prennent souvent des formes religieuses. Un courant millénariste, manichéen, s’insinue dans la révolution chinoise, prenant brutalement des apparences très diverses mais toujours avec pour postulat la dualité d’un monde partagé entre le bien et le mal, le juste et le démoniaque. Le tissu social est parfois menacé, mais, sur le long terme, les paysans sont rarement victorieux.

Autre thème historique primordial, la démographie. Pendant la période de division qui frappe le pays après la chute des Han, le centre de gravité démographique bascule nettement vers le sud, et, à partir des Tang, les Chinois sont beaucoup plus nombreux à quitter la plaine centrale, berceau de leur civilisation, pour aller vivre dans la vallée du Yangzi. Ils tirent leur subsistance de la dévastation des forêts du sud et de l’exploitation des nouvelles terres en rizières, mais d’autres cultures sont possibles. Il s’ensuit un accroissement démographique général, qui s’accélère encore sous les Mongols et les Ming. On estime que la population, d’environ 80 millions d’âmes, peut-être, au XIVe siècle, a plus que doublé au cours des deux siècles suivants, de sorte qu’en 1600 l’empereur règne sur quelque 160 millions de sujets. Un chiffre démentiel, étant donné le nombre d’habitants partout ailleurs sur la planète, et d’autres explosions démographiques sont encore à venir.

Cette réalité pèse lourd dans la balance. Si elle donne à la Chine une importance potentielle énorme dans l’histoire de la population mondiale, elle met aussi en perspective les belles manifestations de la culture chinoise et de la puissance impériale, lesquelles reposent sur un amas effroyable de paysans d’une pauvreté insigne et totalement indifférents à ce genre de choses. La majeure partie d’entre eux vivent confinés dans leur village ; seuls quelques-uns peuvent espérer en sortir, ou ont pu l’envisager. La plupart ont peut-être seulement rêvé de posséder un lopin de terre, une valeur sûre très précaire, mais la meilleure qui leur soit offerte – maigre réconfort de plus en plus difficile à obtenir à mesure que la population augmente et que se raréfient les terrains disponibles. On force de plus en plus la culture de parcelles de moins en moins grandes. Pour sortir de l’ornière de la famine restent deux solutions, la lutte ou la fuite – se révolter ou émigrer. Passé un certain seuil d’intensité ou de réussite, ces procédés permettent de gagner le soutien de la petite noblesse et des mandarins, prudents ou compatissants. C’est alors la dynastie régnante qui voit venir une fin probable : selon les principes confucéens, si la rébellion et l’émigration constituent une faute grave lorsqu’un empereur a le mandat du Ciel, un gouvernement incapable de contrôler une insurrection qu’il a lui-même provoquée doit être remplacé, car il devient illégitime ipso facto.

La population féminine compte parmi les plus malmenées lors des périodes de troubles et de famines. En Chine, il est rarement question des femmes, même en littérature, hormis dans quelques petits poèmes moroses et autres histoires d’amour. Or, la gent féminine représente la moitié de la population, peut-être un peu moins lorsque les temps sont trop durs, les familles pauvres abandonnant les petites filles à leur sort. Ce sacrifice des enfants de sexe féminin caractérise peut-être encore mieux la place de la femme en Chine, jusqu’à une époque très récente, que la pratique des pieds bandés, plus connue et à l’apparence impressionnante. Coutume datant du Xe siècle, le bandage des pieds produisait des déformations monstrueuses et invalidantes, empêchant quasiment de marcher une jeune fille de haute extraction. Et si l’on voit parfois des femmes de tempérament, de véritables meneuses, devenir impératrice ou chef de clan, les Chinoises sont censées être soumises aux hommes, comme leurs contemporaines en Europe. Bien qu’à cet égard la situation soit très variable d’une région à l’autre – les femmes du sud de la Chine jouissant en général d’une position sociale plus enviable que celles du nord –, le phénomène est malheureusement tout à fait similaire, dans le temps et dans l’espace.

Il est encore plus difficile d’expliquer l’arrêt, après un recul temporaire et localisé, à la fin de la période Song et malgré une reprise de la croissance, de cette expansion économique en accéléré qui a permis une poussée générale de la consommation. Néanmoins, de fait, cet essor s’est interrompu et, jusqu’au XXe siècle, la Chine n’a plus rien connu d’équivalent. La rechute de l’économie après la période Song n’est cependant pas le seul facteur à retenir pour expliquer cette rupture brutale empêchant une révolution économique et technologique telle que l’Europe en connaîtra. En dépit de l’invention de l’imprimerie, la grande masse des Chinois restent analphabètes jusqu’à la fin du XXe siècle. Les grandes villes de Chine, malgré une forte croissance et leur vitalité commerciale, ne génèrent nullement cette liberté et cette immunité qui protègent les hommes et les idées en Europe, ni la vie culturelle et intellectuelle qui a fini par révolutionner la civilisation européenne, ni, enfin, la capacité de remettre en question l’ordre établi.

La prudence reste de mise lorsqu’on applique ces divergences à tout le secteur de l’économie. Une découverte récente, par exemple, montre qu’au XVIIIe siècle encore la productivité agricole de la Chine soutenait la comparaison avec celle de n’importe quelle autre grande région du monde. A la même période, le niveau de vie dans le secteur rural le plus productif du pays (autour du cours inférieur du Yangzi) était à peu près identique à celui de pays européens équivalents en Europe (l’Angleterre et les Pays-Bas). Si la croissance économique et démographique a influé sur la main-d’œuvre disponible, sur le plan écologique la situation en Chine n’était pas beaucoup plus mauvaise qu’en Europe (et même bien meilleure en certains endroits, en raison notamment de la qualité des transports et de leur faible coût). Quant aux techniques accessibles aux paysans et aux artisans, elles étaient assez perfectionnées pour soutenir à la fois une forte productivité (comparativement à ce que l’on observe à l’échelle mondiale) et un rendement élevé dans le secteur de l’agriculture et de l’artisanat. Certes, la Chine ne retrouvera pas sa position d’économie la plus dynamique du monde avant le XXIe siècle, mais d’une manière générale sa technique et ses capacités de production lui ont permis d’alimenter sa population selon des critères globalement plus élevés qu’en Europe, et cela bien après la fin de la période Ming.

Une chose est claire cependant : la période qui va des Tang aux Song (VIIIe-XIIIe siècles) est une époque particulièrement dynamique dans l’histoire de la Chine. Peut-être l’explication de cette vitalité réside-t-elle dans la réussite même de la civilisation chinoise à atteindre un but différent : assurer une forme de pérennité et prévenir tout changement fondamental. Ni la bureaucratie ni le système social n’encouragent les esprits novateurs. En outre, la fierté que les Chinois placent dans la tradition confucéenne et l’assurance que leur donnent une grande richesse et leur éloignement géographique sont autant d’obstacles à un apprentissage venant de l’étranger. Non qu’ils soient intolérants. Les juifs, chrétiens nestoriens, Perses zoroastriens et musulmans arabes de l’empire ont longtemps pratiqué leur religion en toute liberté, les derniers faisant même quelques convertis et créant une minorité musulmane qui subsistera longtemps. Même lorsqu’elle déclare officiellement ne trouver aucun intérêt à ce qui vient de l’étranger, vers la fin de la dynastie Ming par exemple, la Chine reste un empire ouvert, aux idées, aux techniques et aux gens.

Au début du XVIIe siècle, les Ming sont à court d’idées nouvelles, surtout dans le domaine militaire. Ils sont menacés au nord par une tribu qui se constitue en Mandchourie, province à qui elle donnera son nom par la suite (toutefois, c’est seulement après leur conquête de la Chine que ces envahisseurs seront connus comme Mandchous). Une voie s’ouvre à elle dans les années 1640, à l’occasion d’une révolte paysanne et d’une tentative d’usurpation du trône impérial. Un général de l’empire sollicite l’aide des futurs Mandchous, qui parviennent à franchir la Grande Muraille, mais seulement pour fonder leur propre dynastie, les Qing, en 1644 (et, incidemment, se débarrasser dudit général et de son clan). Comme tous les étrangers, les Mandchous sont depuis longtemps fascinés par cette civilisation qu’ils menacent, et avant même leur arrivée ils sont déjà sinisés sur le plan culturel. Ils connaissent le système administratif chinois, qu’ils ont pris pour modèle dans leur capitale de Shenyang, et se donnent pour mission de renvoyer l’empire à sa rectitude confucéenne. Les Qing vont lancer la Chine dans la voie de la modernité et bâtir un empire plus grand que ceux des autres dynasties avant eux.

1. Le caractère Di signifie « empereur ». (N.d.T.)