VIII

Le Japon

Il fut un temps où les Anglais, notamment, se plaisaient à penser le Japon comme la Grande-Bretagne du Pacifique. Ils établissaient de nombreux parallèles, à différents niveaux. Certains étaient moins plausibles que d’autres mais, géographiquement parlant, la réalité est incontestable : dans les deux cas, nous sommes en présence de royaumes insulaires dont les populations ont vu leur destinée profondément marquée par ce qui leur venait de la mer. Tous deux ont eu, très près, sur le continent, des voisins dont l’influence ne pouvait que produire sur eux un effet considérable. Certes, le détroit de Tsushima séparant la Corée du Japon est environ cinq fois plus large que le pas de Calais et le Japon était à même de préserver son isolement vis-à-vis de la terra firma asiatique de manière bien plus efficace que l’Angleterre ne pouvait l’espérer face à l’Europe. Néanmoins, la comparaison fonctionne plutôt bien, comme le prouve la constante préoccupation des gouvernants japonais d’établir un pouvoir fort en Corée – un souci à la mesure de la grande crainte des Anglais : voir les Pays-Bas tomber entre des mains ennemies.

Les Japonais proprement dits arrivent probablement de Corée vers 300 avant J.-C., et pendant longtemps on assiste à de nombreux échanges culturels entre l’archipel et le continent asiatique. Lorsque le Japon émerge des limbes de son histoire, au VIIIe siècle, c’est un territoire que se disputent de nombreux clans, avec à sa tête un empereur à la suprématie mal définie mais dont les ascendants remontent à la déesse du soleil. Au VIIIe siècle, les Japonais n’occupent pas la totalité du territoire actuel : ils vivent principalement dans les îles du centre et du sud de l’archipel, au climat le plus clément et aux perspectives agricoles les plus intéressantes. Durant la préhistoire déjà, l’introduction de la riziculture et le potentiel de la production de pêche dans ses eaux poissonneuses ont permis à ce pays montagneux de nourrir une population disproportionnée par rapport à l’espace disponible, mais la pression foncière deviendra un thème récurrent de son histoire.

En 645 de notre ère, une crise politique éclate au sein du clan dominant, provoquant sa chute et l’émergence des Fujiwara, qui présideront à la grande époque de la civilisation japonaise et exerceront leur autorité sur les empereurs. Ce changement de clan n’a pas qu’une portée politique ; il marque aussi une volonté de réorientation sur la voie du renouveau et des réformes. Et, pour s’engager dans cette nouvelle direction, les Japonais ne peuvent que chercher l’inspiration auprès du plus bel exemple de civilisation et de puissance à leur portée, peut-être le meilleur du monde à l’époque, mais aussi une ombre de plus en plus menaçante, à savoir la Chine impériale.

Le caractère persistant et souvent capricieux de ses relations avec la Chine est un autre thème récurrent de l’histoire du Japon. Chinois, Japonais et Coréens sont assez proches sur le plan génétique, mais les Aïnous, peuplade installée dans le nord de l’archipel, sont originaires de Sibérie orientale et présentent un degré de parenté avec les groupes ethniques qui ont traversé l’océan pour rejoindre l’Amérique. Durant la préhistoire, le Japon semble avoir été dans le sillage d’une civilisation continentale passée par la Corée ; les objets en bronze, par exemple, n’apparaissent dans l’archipel que vers le Ier siècle avant J.-C. Toutefois, dans les annales chinoises datant du IIIe siècle de notre ère, les premières références au Japon font état d’un pays moyennement affecté par les événements du continent, et l’influence directe de la Chine reste peu marquée au cours des siècles qui précèdent la chute des Han. Ensuite, l’accroissement des liens entre le pays du Soleil levant et les royaumes coréens semble projeter la totalité de l’archipel dans l’orbite culturelle chinoise. Le mouvement des étudiants bouddhistes vient renforcer ces contacts. Le confucianisme, le bouddhisme et l’usage du fer arrivent tous au Japon par la Chine. On observe également quelques tentatives d’introduction de mesures administratives sur le modèle chinois et, surtout, l’utilisation des sinogrammes pour donner une forme écrite au langage des autochtones. Néanmoins, attirance et dépendance culturelles ne deviennent pas synonymes de soumission politique.

Au début de la période de centralisation, l’administration japonaise est déjà bien développée, dans sa portée comme dans son ampleur. Au VIIe et au VIIIe siècle, on assiste encore à un effort important en matière de réformes. Pourtant, en définitive, le Japon n’évolue pas vers une monarchie centralisée, mais plutôt vers ce que l’on pourrait nommer, par analogie avec le monde occidental, une anarchie féodale. Pendant près de neuf cents ans, il est en effet difficile de trouver un fil directeur dans l’histoire politique japonaise. La continuité sociale du pays est beaucoup plus évidente. Depuis le début des temps historiques jusqu’à aujourd’hui, la clé de cette continuité et de la solidité de la société japonaise est la famille et la religion traditionnelle. Le clan est une cellule familiale élargie et la nation constitue la plus grande de toutes. L’empereur-patriarche préside cette famille nationale comme un chef de clan, ou encore comme le petit paysan les siens. Le point de convergence de la vie familiale et clanique est la participation au shintoïsme, la religion traditionnelle. Les rituels shintoïstes consistent à pratiquer le culte de divinités locales ou personnelles, au moment opportun, dans des sanctuaires ou chez soi, en famille. La tradition religieuse maintient certaines valeurs et idées cosmologiques, mais il n’existe aucune doctrine définie, aucun texte canonique, ni même aucun fondateur reconnu. Lorsque le bouddhisme est introduit au Japon, au VIe siècle, il se conjugue sans peine avec cette tradition.

La cohérence institutionnelle de l’ancien Japon est moins marquée que son unité sociale. L’empereur en est le point de convergence. Pourtant, dès le début du VIIIe siècle, son pouvoir s’affadit de plus en plus et il en sera ainsi jusqu’au XIXe, malgré les efforts de quelques personnages énergiques. Cette éclipse de l’autorité impériale résulte en partie des activités des prétendus réformateurs du VIIe siècle, dont l’un est le fondateur du très puissant clan Fujiwara. Pendant les cent ans qui vont suivre, sa famille se liera intimement à la maison impériale en favorisant les unions matrimoniales : les enfants étant souvent élevés auprès de leur famille maternelle, le clan peut exercer une influence prépondérante sur les futurs empereurs encore bambins. Au IXe siècle, le chef du clan porte le titre de régent alors même que l’empereur est adulte, et il en sera ainsi pendant toute la période dite « Heian » (794-1185), dont le nom est tiré de celui de la capitale, l’actuelle Kyoto. Par le jeu des alliances matrimoniales et grâce à sa position au bureau privé de l’empereur, le clan exerce effectivement l’autorité gouvernementale, ses chefs agissant au nom du souverain. La puissance des Fujiwara masque le déclin de l’autorité royale, mais, en réalité, le clan impérial tend à n’être plus qu’un simple élément parmi d’autres présents dans l’ombre des Fujiwara. Chacun gouverne ses terres de manière plus ou moins indépendante.

La substitution du pouvoir impérial devient beaucoup plus évidente une fois passée la puissance du clan Fujiwara. La période dite « Kamakura » (1185-1333) tire en effet son nom des terres du clan qui prend la relève, et, dès lors, le contournement de la cour impériale, restée à Heian, apparaît de manière beaucoup plus flagrante. Au début de l’époque Kamakura s’impose le premier d’une longue série de dictateurs militaires portant le nom de shogun. Ces généraux qui gouvernent au nom de l’empereur jouissent d’une grande indépendance. L’empereur vit du revenu de ses terres, et tant qu’il acquiesce aux intentions des shoguns, il a les militaires avec lui. S’il ne se range pas à leur avis, il perd tout pouvoir.

Cette éclipse de l’autorité impériale est si différente de ce qu’a connu la Chine, modèle des réformateurs du VIIe siècle, qu’il n’est pas facile d’y trouver une explication. Le phénomène est complexe. Au fil des siècles, on passe d’une usurpation de l’autorité centrale, au nom de l’empereur, à sa quasi-disparition. Certes, il existe au sein des appartenances claniques traditionnelles et dans la topographie du Japon une tendance fondamentale qui va à l’encontre d’un pouvoir central : les vallées perdues constituent d’excellents repaires pour les grands seigneurs. Mais d’autres pays sont parvenus à se sortir de cette ornière : en Grande-Bretagne, au XVIIIe siècle, par exemple, les gouvernements hanovriens ont su mater les Highlands écossais à coups d’expéditions punitives et grâce à la construction de routes à vocation militaire.

Une autre explication, plus spécifique, réside dans la façon dont, en pratique, les réformes foncières du VIIe siècle, clés du changement politique, sont retaillées au couteau par les clans influents. Quelques-uns exigent privilèges et exemptions, comme certains établissements religieux détenteurs de terres. L’exemple d’abus le plus courant est l’attribution de domaines seigneuriaux non soumis à l’impôt à des nobles de la cour impériale, en contrepartie des tâches qu’ils exécutent. Les Fujiwara eux-mêmes ne sont pas disposés à abandonner cette pratique. Au bas de l’échelle, les plus petits propriétaires cherchent alors à s’en remettre à un clan puissant, dans le but de décrocher une tenure en échange du versement d’un loyer et d’une obligation de service militaire. Ces mesures ont pour double effet de créer une base solide au pouvoir des seigneurs locaux tout en privant la structure administrative centrale de son nerf moteur, les recettes fiscales. Les taxes (sous forme de parts de récolte) ne vont pas à l’administration impériale mais à la personne qui a reçu un domaine.

En revanche, contrairement à la Chine, ce type de service civique est strictement réservé à l’aristocratie. Or, n’étant pas recrutée sur concours, celle-ci ne favorise pas l’implantation d’un groupe dont les intérêts seraient susceptibles de desservir la noblesse héréditaire. Dans les provinces, les postes situés juste en dessous des plus importants tendent à être attribués aux notables de la région, les nominations à l’échelon le plus élevé étant seules réservées aux hauts fonctionnaires proprement dits.

Personne n’a prévu cette évolution. Pas plus qu’on ne prévoit une transition progressive vers la dictature militaire, dont l’origine remonte à la nécessité de confier à certaines familles des districts frontaliers le soin d’organiser la défense contre les Aïnous encore insoumis. Lentement, le prestige des clans militaires permet à leurs chefs de rallier les hommes qui recherchent la sécurité en ces temps troublés. Et ce besoin de sécurité correspond effectivement à une réalité. Dans les provinces, la dissidence est visible dès le Xe siècle. Au XIe, on distingue nettement, dans les grandes propriétés, l’émergence d’une classe d’officiers seigneuriaux qui gèrent le domaine, utilisent les terres de leur maître officiel et se sentent attachés aux clans guerriers par les liens élémentaires du devoir militaire et de la loyauté. C’est dans ce contexte que le clan Minamoto acquiert une position dominante et réinstaure un gouvernement central au début de la période Kamakura.

D’une certaine façon, ces luttes sont un luxe que les Japonais peuvent s’offrir parce qu’ils habitent un Etat insulaire seulement menacé, en de rares occasions, par des envahisseurs étrangers. Ce qui signifie, entre autres, qu’il ne leur est nullement nécessaire de disposer d’une armée nationale susceptible de maîtriser les clans. Bien que cela ait bien failli lui arriver en 1945, le Japon n’a jamais été réellement envahi, ce qui a beaucoup contribué à façonner l’état d’esprit national. Au IXe siècle, avec la soumission des peuples du Nord, la consolidation du territoire est en grande partie réalisée et, dès lors, le Japon ne sera que rarement confronté à de réelles menaces extérieures remettant en question son intégrité territoriale, même si ses relations avec les autres pays connaissent de nombreux revirements.

Evincés de Corée au VIIe siècle, les Japonais n’y seront plus présents physiquement pendant des centaines d’années. Ensuite commence une phase d’asservissement culturel à la Chine, égale à leur incapacité à lui résister sur le continent. Des missions japonaises y sont envoyées dans un souci d’établir de bonnes relations, commerciales et diplomatiques, en même temps qu’un contact culturel, dont le dernier s’instaure dans la première moitié du IXe siècle. Puis, en 894, un nouvel émissaire est nommé. Son refus de partir en mission marque en quelque sorte le début d’une époque : selon lui, la Chine est en proie à de trop nombreux troubles intérieurs qui l’accaparent et, de toute façon, elle n’a rien à leur apprendre. Les relations officielles ne reprendront pas avant la période Kamakura.

Quelques initiatives sont tentées au XIIIe siècle. Elles n’empêchent pas le développement du commerce illégal et privé avec le continent, sous des formes dont certaines ressemblent beaucoup à de la piraterie. Peut-être, d’ailleurs, est-ce là en grande partie l’élément déclencheur des deux tentatives d’invasion mongole de la période, en 1274 et en 1281. Toutes deux se soldent par une déroute totale, la seconde après de lourdes pertes dues au passage du typhon kamikaze (le « vent divin »), que les Japonais considèrent de la même façon que les Anglais verront plus tard la série de tempêtes responsables de la destruction de l’Invincible Armada. Cet événement est de la plus haute importance : il vient conforter la conviction des Japonais, persuadés de leur grandeur et de leur invincibilité. Officiellement, les Mongols ont réagi au refus nippon de reconnaître leur droit d’hériter de l’Empire chinois et d’exiger le paiement d’un tribut. En fait, ce conflit sonne une nouvelle fois le glas des relations sino-japonaises, rétablies peu de temps auparavant et qui ne reprendront pas avant l’arrivée des Ming. Pour lors, la réputation de Japonais pirates des mers sera ancrée dans les esprits. Les marins nippons écument les mers d’Asie comme Drake et ses compagnons, plus tard, sillonneront la mer des Caraïbes. Ils ont le soutien d’un grand nombre de seigneurs féodaux du Sud, et il est presque impossible aux shoguns de les contrôler, même quand ceux-ci le voudraient, comme souvent, pour le bien des relations avec la Chine.

La chute du shogunat de Kamakura, en 1333, est l’occasion de tenter le rétablissement d’une authentique autorité impériale – tentative éphémère autant qu’inefficace, qui ne résiste pas à la confrontation avec la réalité de la puissance militaire des clans. Au cours de la période qui s’ensuit, le pouvoir des shoguns ou de l’empereur n’est pas souvent garanti. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, le pays est presque constamment en proie à la guerre civile. Pourtant, ces troubles intérieurs n’empêchent pas la consolidation d’un développement culturel qui traverse les siècles, avec toujours le même décorum brillant et émouvant qui, encore aujourd’hui à l’ère de l’industrialisme, façonne la vie et le comportement des Japonais. C’est un développement remarquable par sa capacité à emprunter à d’autres cultures sans rien sacrifier de son intégrité ni de sa nature.

Même au début des temps historiques, lorsque le prestige de l’art de la période Tang révèle de façon flagrante la nature empruntée de ce qui est réalisé au Japon, on ne saurait parler d’acceptation purement passive d’un style étranger. Tout comme lors de la première grande période de la culture japonaise, dans la peinture et la poésie – écrite en japonais, alors que pendant des siècles les œuvres littéraires ou didactiques resteront rédigées en chinois (qui a un peu le même statut que le latin en Europe pendant une longue période). A cette époque, et plus encore à l’apogée de la puissance du clan Fujiwara, l’art japonais autre que l’architecture religieuse est essentiellement un art courtois, façonné par les règles de la Cour, et par le travail et le plaisir d’un cercle de personnes relativement restreint. Il est hermétiquement fermé au monde du Japon ordinaire à cause des matériaux utilisés, des sujets traités et des critères imposés.

La grande majorité des Japonais n’ont même sûrement jamais vu le résultat de ce que l’on considère aujourd’hui comme le premier grand pic culturel nippon. Le paysan tisse le chanvre et le coton, mais les femmes de sa famille n’auront sans doute pas plus l’occasion de toucher les belles soieries dont les coloris soigneusement dégradés montrent le goût d’une grande dame de la Cour, révélé par les douze manches concentriques de son junihitoe1, que lui n’aura la chance de se familiariser avec les subtilités psychologiques du roman de Dame Murasaki, le Dit du Genji, une œuvre aussi importante que A la recherche du temps perdu de Proust, et presque aussi volumineuse. Cette production artistique possède les caractéristiques attendues de l’art d’une élite isolée de la société par son mode de vie en milieu fermé, dans l’enceinte du palais impérial : belle, raffinée, subtile et parfois fragile, dépourvue de substance et frivole. Mais, déjà, se constitue le limon de ce qui incarnera la tradition japonaise : la simplicité, la discipline, le bon goût et l’amour de la nature.

La culture de la Cour à l’époque de Heian attire les critiques des chefs de clan des provinces, qui y voient une incitation aux attitudes maniérées et à la dépravation, sapant à la fois l’indépendance des nobles de la Cour et leur loyauté vis-à-vis de leur propre clan. A l’époque Kamakura, un nouveau thème apparaît dans la littérature et la peinture : le guerrier. Pourtant, au fil des siècles, on passe d’une attitude hostile aux arts traditionnels à un plus grand respect, et pendant les siècles de turbulences, en les défendant positivement, les seigneurs de la guerre montrent que se maintiennent solidement les grands canons de la culture japonaise, de plus en plus protégée par son insularité, voire une arrogance culturelle que confirme l’échec des invasions mongoles.

Un nouvel élément militaire vient s’ajouter à cette culture pendant les siècles de belligérance. Il émane en partie de la critique des milieux courtois, apparemment décadents, puis se fond avec leurs traditions. Il est alimenté par l’idéal féodal de loyauté et d’abnégation, par les idéaux guerriers de discipline et d’austérité, et par l’esthétique qui en découle. L’un de ses modes d’expression caractéristiques est le zen, ou chan en mandarin, une ramification du bouddhisme. Peu à peu, le style de la haute noblesse fusionne avec les vertus austères du guerrier samouraï, une combinaison qui parcourra la vie japonaise jusqu’à nos jours. Le bouddhisme a lui aussi laissé sa marque dans le paysage japonais, avec ses temples et ses gigantesques statues du Bouddha. D’une manière générale, cette période d’anarchie est la plus créative de toutes : elle a donné les plus grandes peintures de paysage, marqué l’apogée des techniques paysagères et des compositions florales et lancé le théâtre nô.

Dans certaines régions, le chaos qui prédomine pendant ces quelques siècles est parfois responsable de graves dommages économiques et sociaux. Pendant longtemps, les Japonais seront pour la plupart des paysans susceptibles de pâtir énormément de l’oppression d’un seigneur, du banditisme ou du passage d’une armée de vassaux d’un fief rival. Pourtant, à l’échelle nationale, ces dommages ne sont pas significatifs, semble-t-il. Le nombre incroyable de châteaux construits au XVIe siècle atteste de l’importance de la main-d’œuvre ; on assiste à une augmentation prolongée de la circulation de pièces de monnaie en cuivre et les exportations japonaises – de sabres notamment, exemples du travail minutieux des forgerons du pays – commencent à pénétrer les marchés de Chine et d’Asie du Sud-Est. Vers 1600, la population japonaise se situe autour de 18 millions d’âmes. La lenteur de son évolution (il lui a fallu cinq siècles pour être multipliée par trois) et sa composante essentiellement urbaine reposent sur les progrès constants d’une agriculture qui a pu supporter le coût des troubles et de l’anarchie. La situation économique est saine.

Tôt ou tard, les Européens devaient forcément connaître davantage cet archipel mystérieux et producteur de si beaux objets. Les premiers sont des Portugais, débarqués d’une jonque chinoise, probablement en 1543. D’autres arrivent au cours des années suivantes, avec leurs propres vaisseaux. La situation est prometteuse. Le Japon se trouve pratiquement sans gouvernement central susceptible de procéder à l’établissement d’une réglementation relative aux rapports avec les étrangers, et de nombreux seigneurs du sud de l’archipel aimeraient beaucoup entrer dans la course au commerce extérieur. En 1570, l’un d’eux ouvre aux nouveaux arrivants le port de Nagasaki, lequel n’est encore qu’un petit village. Ce daimyo (seigneur), chrétien fervent et zélé, y a déjà fait construire une église. En 1549 est arrivé le premier missionnaire chrétien, saint François-Xavier. Presque quarante ans plus tard, les missionnaires portugais auront interdiction de pénétrer sur le territoire, mais la situation aura tellement changé que cette mesure n’entrera pas tout de suite en vigueur.

Parmi les choses apportées par les Portugais au pays du Soleil levant figurent les nouvelles cultures vivrières venues des Amériques – patate douce, maïs, canne à sucre. Et aussi des mousquets, que très vite les Japonais apprennent à fabriquer. Cette nouvelle arme joue un rôle important, garantissant la fin des conflits entre seigneurs dans un Japon « féodal », comme ce fut le cas dans l’Europe médiévale, en même temps qu’émerge un homme au pouvoir prépondérant, un dictateur-soldat d’origine modeste mais brillant, Toyotomi Hideyoshi. L’un de ses hommes de main lui succède, un membre de la famille Tokugawa. En 1603, il reprend le titre de shogun et inaugure une nouvelle période de l’histoire japonaise, connue sous le nom de « Grande Paix », qui durera jusqu’à la restauration Meiji en 1868 mais n’en reste pas moins immensément créative. Pour le Japon, le changement sera particulièrement significatif.

Pendant le shogunat Tokugawa, deux siècles et demi durant, l’empereur est relégué encore un peu plus dans les coulisses de la politique japonaise, et on l’y maintient de main ferme. La Cour s’efface devant le camp : le shogunat repose sur une autorité militaire. Quant aux shoguns, ils passent du statut de seigneurs féodaux d’une importance exceptionnelle à celui de princes héréditaires d’abord, puis de chefs d’un système social stratifié sur lequel ils exercent des pouvoirs régaliens au nom de l’empereur et pour son compte. Ce régime politique prend le nom de bakufu – le « gouvernement de la tente ». En contrepartie, Ieyasu, premier shogun de la dynastie Tokugawa, fait régner l’ordre et apporte à l’empereur l’assurance d’un soutien financier.

La clef de voûte de ce système politique, c’est la puissance de la maison Tokugawa. Ieyasu est d’origine plutôt humble, mais vers le milieu du XVIIe siècle le clan semble contrôler presque un quart de toutes les rizières japonaises. De fait, les seigneurs féodaux sont devenus les vassaux de Tokugawa, liés à son clan par toutes sortes d’attaches. L’expression « féodalisme centralisé » a été forgée pour ce régime. Les daimyos ne sont pas tous reliés au shogun de la même façon. Certains dépendent directement de lui, ayant hérité leur vassalité de l’attachement héréditaire de leur famille au clan Tokugawa. D’autres sont liés par le jeu des alliances matrimoniales, des protections ou des affaires. D’autres encore, moins fiables, forment une catégorie à part, celle des familles qui ont fini par se résigner à devenir ses vassaux. Mais tous font l’objet d’une surveillance attentive. Les daimyos partagent leur vie entre la cour du shogun et leur domaine et, lorsqu’ils sont sur leurs terres, leur famille vit à la capitale, Edo, la future Tokyo. Elle y sert d’otage potentiel au shogun.

En dessous du daimyo vit une société strictement et légalement divisée en classes héréditaires, et l’objectif principal du régime est de maintenir cette structure en place. Les samouraïs, à l’allure imposante, sont des guerriers de noble extraction et leurs vassaux les chefs de guerre qui dominent la société et donnent le ton, comme les mandarins en Chine. Ils poursuivent un idéal militaire, spartiate, symbolisé par les deux sabres qu’ils portent sur eux et dont ils sont autorisés à se servir contre tout roturier coupable de manque de respect. Ils ont un code, le bushido, qui insiste par-dessus tout sur la loyauté à l’égard du seigneur. Au XVIIe siècle, les liens qui unissaient à l’origine les serviteurs d’un fief à leur terre se sont pratiquement dissipés, et ces derniers vivent dans la citadelle de leur seigneur. Les autres classes comptent les paysans, les artisans et les marchands, ces derniers figurant au plus bas de la hiérarchie en raison du caractère non productif de leur activité. Le marchand tel qu’il émerge en Europe, déterminé et sûr de lui, est impensable au Japon, en dépit de la vigueur de son commerce. Comme l’objectif du régime est la stabilité, on veille résolument au respect des devoirs de chacun et l’on s’en tient là. Hideyoshi supervise lui-même une grande chasse aux sabres dont le but est de saisir les armes blanches de tous ceux qui ne sont pas censés en posséder, à savoir les classes inférieures. Quelle que soit l’équité de cette mesure, le fait est qu’elle plaide en faveur de l’ordre. Le Japon a besoin d’un régime stable, et la société met l’accent sur ce qui peut le lui garantir : chacun sait où est sa place et fait preuve de discipline, de régularité, d’exercice consciencieux de son métier et de stoïcisme. Sous sa forme idéale, cet exploit sociétal demeure l’un des plus impressionnants qu’ait accomplis l’humanité.

L’une des faiblesses du système est qu’il suppose une bonne imperméabilité à toute incitation au changement venant directement de l’étranger. Pendant longtemps persiste le risque de retomber dans le chaos et l’anarchie ; le Japon du XVIIe siècle grouille de daimyos mécontents et de fines lames indociles. Mais ce n’est pas tout. Un autre danger manifeste se profile à l’extérieur : parmi les importations déjà reçues des Européens, certaines vont avoir de profondes répercussions sur le pays, les armes à feu surtout, dont l’effet éminemment perturbateur va bien au-delà de la cible à atteindre, et le christianisme. La foi chrétienne est d’abord tolérée et même bien accueillie, comme pour appâter les marchands étrangers. Au début du XVIIe siècle, le pourcentage de la population nippone convertie au christianisme est plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis lors. On estime le nombre des nouveaux adeptes à plus de 500 000.

L’esprit de tolérance, pourtant, ne dure pas. Le christianisme a toujours eu un potentiel subversif important. Les autorités japonaises le comprennent et se lancent dans une persécution féroce. Non seulement celle-ci coûtera la vie à de nombreux martyrs japonais, morts en endurant souvent de terribles souffrances, mais elle mettra quasiment fin aux échanges commerciaux avec l’Europe. Les Anglais quittent l’archipel et les Espagnols sont expulsés dans les années 1620. Après que les Portugais ont été chassés eux aussi, ils envoient une délégation, en 1640, pour manifester leur désaccord. Pratiquement aucun de ses membres n’en reviendra, presque tous seront exécutés. Depuis quelques années déjà, les Japonais n’ont plus le droit de se rendre à l’étranger, ni d’en revenir s’ils y sont installés. Un décret interdit la construction de gros vaisseaux. Seuls les Hollandais, qui promettent de ne pas faire de prosélytisme et acceptent symboliquement de piétiner la croix, maintiennent un lien dorénavant ténu entre le Japon et l’Europe. Les Japonais les autorisent à établir un comptoir commercial sur une petite île située dans le port de Nagasaki.

Après cela aucun risque de voir des étrangers exploiter le mécontentement interne ne subsiste réellement. Toutefois, d’autres difficultés s’annoncent. Les conditions réglementées de la « Grande Paix » entraînent le déclin des capacités militaires. Les samouraïs jouissent d’une douce oisiveté dans le château de leur daimyo, sans interrompre leurs loisirs autrement que pour parader dans leur armure surannée, à l’occasion d’un voyage à Edo pour accompagner leur seigneur chez le shogun. Lorsque, au XIXe siècle, les Européens reviendront avec des armes modernes, l’armée japonaise sera techniquement dépassée.

Peut-être n’était-il guère possible de prévoir une telle issue, tout comme une autre conséquence de ce temps de paix généralisée, qui voit prospérer le commerce intérieur : une plus grande dépendance de l’économie japonaise à la monnaie fiduciaire. Les anciennes relations s’en trouvent affaiblies et de nouvelles tensions sociales apparaissent. La nécessité de payer en espèces contraint les daimyos à vendre la majeure partie du riz qu’ils perçoivent au titre des impôts – et qui constitue leur moyen de subsistance – pour payer leurs visites à la capitale. En même temps, le marché devient national. Les commerçants prospèrent : certains d’entre eux ont bientôt de l’argent à prêter à leurs maîtres. Peu à peu, les guerriers tombent sous la dépendance des banquiers. Outre le problème que leur pose le manque d’espèces, les daimyos se trouvent parfois embarrassés par leur incapacité à faire face à l’évolution de l’économie et à ses répercussions sociales. Si les serviteurs sont payés en monnaie sonnante et trébuchante, ils risquent d’être tentés de reporter leur devoir de loyauté sur un autre trésorier-payeur. Les villes se développent également. Vers 1700, Osaka et Kyoto comptent toutes deux plus de 300 000 habitants, et la capitale Edo peut-être 800 000. D’autres changements vont suivre, dans le sillage de cette forte croissance. Les fluctuations des prix sur le marché du riz des petites villes accroissent l’hostilité à l’égard des riches négociants.

Là réside le grand paradoxe du Japon des Tokugawa. Alors que, lentement, ses shoguns en viennent à montrer de moins en moins d’aptitude à maîtriser les nouveaux défis auxquels sont confrontées les pratiques traditionnelles, il apparaît que ceux-ci découlent précisément de la croissance économique, réalité fondamentale qui, replacée dans une perspective historique, ressort comme le thème dominant de l’époque. Sous le shogunat Tokugawa, le Japon connaît une forte croissance. Entre 1600 et 1850, la production agricole double ou presque, alors que la population augmente d’une faible moitié. Et, puisque le régime n’est pas de ceux qui sont capables de prélever un peu de ces nouvelles richesses pour leur propre compte, soit elles restent à la société, comme une épargne susceptible de servir d’investissement à ceux qui en voient l’opportunité, soit elles contribuent à augmenter le niveau de vie de nombreux Japonais.

On débat encore aujourd’hui de ce qui peut expliquer cette évolution vers une croissance économique autonome comme on n’en connaîtra nulle part ailleurs qu’en Europe. Certaines raisons, évidentes, ont déjà été évoquées, à savoir les avantages passifs conférés par un archipel entouré de mers qui maintiennent les envahisseurs à l’écart, évitant le déferlement sporadique de tribus nomades venues des steppes comme l’ont connu les producteurs de richesses de l’Asie continentale. Autre avantage, en prime : la « Grande Paix » du shogunat a mis un terme aux guerres féodales. Ensuite viennent les progrès de l’agriculture résultant d’une exploitation intensive des terres, des investissements dans des systèmes d’irrigation et de l’introduction de nouvelles cultures que les Portugais ont rapportées des Amériques.

Toutefois, à ce stade, notre investigation nous mène déjà aux effets de réciprocité : les progrès de l’agriculture sont possibles parce qu’ils profitent aux producteurs, et s’ils profitent aux producteurs, c’est parce que se trouvent réunies des conditions sociales et gouvernementales d’un type particulier. L’obligation de résidence à Edo, pour les daimyos et leur famille, n’a pas seulement ouvert le marché du riz (il fallait bien que les seigneurs trouvent de la monnaie), elle a aussi créé, dans la capitale, un vaste marché urbain qui aspire à la fois la main-d’œuvre (parce qu’il fournit de l’emploi) et les biens, dont la production devient de plus en plus rentable. La spécialisation des régions (dans la fabrication d’étoffes, par exemple) est favorisée par les disparités dans la capacité à produire des cultures vivrières : la majeure partie de la production industrielle et artisanale du Japon, comme aux premiers temps de l’industrialisation en Europe, vient des régions rurales. Le gouvernement aussi apporte sa contribution : les premières années du shogunat voient le développement de systèmes d’irrigation et l’uniformisation des poids et mesures.

Néanmoins, bien qu’il ait la prétention de vouloir réglementer la société, c’est probablement parce qu’il n’a pas assez de pouvoir que le bakufu (le gouvernement shogunal) finit par favoriser la croissance économique. Il ressemble moins à une monarchie absolue qu’à un système d’équilibre des pouvoirs entre grands seigneurs, lequel se maintient uniquement dans la mesure où aucun envahisseur étranger ne vient en perturber le fonctionnement. En conséquence, il lui est impossible d’obstruer la voie de la croissance économique et de détourner une main-d’œuvre que, de ce fait, les producteurs peuvent employer utilement. En effet, les samouraïs, quasi-parasites économiques, subissent une réelle réduction de leur part du revenu national à un moment où celle des producteurs augmente. Selon certaines sources, aux alentours de 1800, le revenu par habitant et l’espérance de vie des Japonais sont à peu près identiques à ceux de leurs contemporains britanniques.

Une grande partie de tout cela a été masquée par quelques caractéristiques plus superficielles mais flagrantes du shogunat Tokugawa. Certaines sont importantes, bien sûr, mais à un autre niveau. La nouvelle prospérité des villes crée une clientèle pour les livres imprimés et les estampes réalisées à partir de blocs de bois colorés, celles qui susciteront plus tard l’admiration des artistes européens. On y trouve aussi un public pour le kabuki, une nouvelle forme de théâtre. Pourtant, malgré la réussite économique totale et involontaire du shogunat Tokugawa et son aspect souvent brillant, il n’est pas sûr que le régime ait pu survivre beaucoup plus longtemps, même en dehors de toute menace européenne comme celle du XIXe siècle. Vers la fin de cette période apparaissent en effet des signes de malaise. Les intellectuels japonais commencent à comprendre que si leur isolement les a protégés de l’Europe, il les a aussi, d’une certaine façon, coupés de l’Asie. Ils n’ont pas tort. Le Japon s’est déjà préparé à un destin unique dans l’histoire, et cela lui vaudra d’affronter les Européens d’une manière très différente de celle des Mandchous ou des Mongols.

1. Kimono à douze couches de tissu. (N.d.T.)