XII

La Chine des Qing et l’Inde moghole

Pour comprendre ce qui a singularisé l’Europe, il est essentiel de commencer par s’intéresser à l’évolution de la Chine et de l’Inde. Au XVIe siècle, ces deux contrées sont toujours, et de loin, les plus riches de toute l’humanité, et quasiment rien ne présage d’un début de crise interne. Au contraire, pour toutes les deux, le XVIe siècle et les premières décennies du XVIIe sont de grandes périodes d’unification, avec l’introduction d’une « modernité » différente de celle qui embrase au même moment l’Europe occidentale. Les bouleversements qui seront infligés à l’Inde au XVIIIe siècle, et à la Chine presque un siècle plus tard, se présentent sous une forme tout à fait inédite, consécutifs à un expansionnisme qui se perpétue de lui-même, sans limites et sans relâche, comme jamais l’histoire de l’humanité n’en a connu.

Tandis que l’Europe fourbit ses armes, l’Inde se concentre sur un autre type de changement. Au début du XVIe siècle, le pays est toujours divisé en un certain nombre de territoires autonomes ou semi-autonomes, et une fois encore c’est un prince étranger, Babur, de Kaboul, qui va lancer le processus d’unification. Né en 1483 dans une province de la vallée de Ferghana, l’actuel Ouzbékistan, Babur descend de Tamerlan par son père et de Gengis Khan par sa mère, une hérédité qui est à la fois un avantage redoutable et une source d’inspiration pour un jeune homme formé à l’école de l’adversité. Très vite, en effet, il découvre qu’il lui faut se battre pour garder son héritage, et rares sont les monarques qui, comme lui, ont conquis une ville de l’importance de Samarkand à l’âge de quatorze ans (pour la reperdre presque aussitôt).

Toutes légendes et anecdotes mises à part, de tous les grands souverains Babur reste, en dépit de sa cruauté et de sa duplicité, l’un des plus attrayants : munificent, intrépide, courageux, intelligent et sensible. Il nous a laissé une remarquable autobiographie, écrite à partir de notes prises tout au long de sa vie. Ses descendants l’ont gardée précieusement, pour s’en servir comme guide et source d’inspiration. Elle révèle un monarque qui se croit issu de la culture turque plutôt que mongole, dans le droit fil de la tradition de ces peuples longtemps installés dans les anciennes provinces orientales du califat abbasside. Ses goûts et sa culture, il les a hérités des princes timourides de Perse, d’où il tient aussi son amour pour les jardins et la poésie, qui s’intègrent facilement dans le décor d’une Inde musulmane à la Cour déjà très influencée par le modèle persan. Babur est aussi bibliophile, autre trait qui lui vient des Timourides. On raconte qu’ayant pris Lahore, son premier geste fut d’aller dans la bibliothèque de la dynastie vaincue et d’en choisir des ouvrages à offrir à ses fils. Lui-même rédige, entre autres, un document de quarante pages sur sa campagne en Hindoustan, notant les coutumes du pays et son système de castes, en même temps que des remarques encore plus précises sur la faune et la flore de la région.

Les chefs afghans demandent au jeune prince de se lancer à la conquête de l’Inde, mais il veut faire entendre ses propres prétentions à l’héritage de la branche timouride en Hindoustan. Ainsi commencera l’Inde moghole. Moghol est le mot persan pour dire « mongol », bien que ce ne soit pas un qualificatif que Babur s’applique à lui-même. A l’origine, poussé par des contestataires intrigants, il ne nourrit pas d’autre ambition que de conquérir le Pendjab, mais il éprouve assez vite le désir d’aller plus loin. En 1526, il s’empare de Delhi, après avoir vu le sultan tomber au combat. Il soumet bientôt ceux-là mêmes qui l’ont invité à gagner l’Inde et bat les princes hindous infidèles, qui ont saisi cette occasion pour reprendre leur indépendance. Lorsqu’il meurt en 1530, son empire s’étend de Kaboul aux frontières du Bihar. Selon sa volonté, la dépouille de Babur est transportée à Kaboul, où il est enterré dans son jardin préféré, sans toit au-dessus de sa tombe, à l’endroit où il s’est toujours senti chez lui.

Le règne du fils de Babur, troublé par son caractère instable, son incompétence et la présence de plusieurs demi-frères impatients de faire valoir la tradition timouride, laquelle, à l’instar des Francs, préconise le partage de l’héritage royal, montre que la consolidation de l’empire n’est pas encore acquise. En 1555, après quinze ans d’exil, le nouveau souverain regagne Delhi, où il meurt l’année suivante. Son héritier, Akbar, né pendant les pérégrinations malheureuses de son père, est donc encore un enfant lorsqu’il accède au trône, mais il possède un bon horoscope et n’est pas encombré de rivalités fraternelles. Il ne détient alors qu’une petite partie des possessions de son grand-père, à partir desquelles il bâtira un empire qui rappellera celui d’Ashoka. Pour les Européens, fortement impressionnés, il sera le « Grand Moghol ».

Akbar possède de véritables qualités régaliennes. Sa bravoure confine à la folie. Manifestement, c’est une forte tête – tout jeune, il aime monter ses propres éléphants de guerre et préfère la chasse au faucon à l’étude (c’est l’unique descendant de Babur qui soit resté presque illettré). Un jour, il affronte un tigre, seul, et le tue d’un coup d’épée. Il est également très fier de son adresse au tir (Babur avait introduit les armes à feu dans l’armée moghole). Pourtant, comme ses prédécesseurs, il accorde beaucoup d’importance à l’érudition et aux belles choses. Il collectionne les livres et durant son règne l’architecture et la peinture connaissent un âge d’or : ce mécène puise dans ses propres deniers pour entretenir des peintres de cour. Surtout, il sait traiter en véritable homme d’Etat les problèmes posés par les différences de religion au sein de ses sujets.

Akbar reste maître de l’Inde pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’en 1605. Son règne chevauche exactement celui d’Elisabeth Ire en Angleterre. Parvenu à l’âge adulte, l’une de ses premières décisions est d’épouser une princesse rajpute, hindoue bien sûr. Le mariage joue toujours un rôle important dans la diplomatie et la stratégie d’Akbar, et cette princesse, mère du prochain empereur, n’est autre que la fille du plus grand rajah des royaumes rajputs, un excellent parti, donc.

Néanmoins, il est possible de voir plus qu’un simple geste politique dans cette union. Akbar permet déjà aux hindoues de son harem de pratiquer librement leur religion, fait sans précédent pour un souverain musulman, et très vite il abolit la jiziya, l’impôt levé sur les non-musulmans. Loin d’être fanatique, il se veut l’empereur de toutes les religions. Il va même jusqu’à s’intéresser à l’enseignement chrétien, invitant des Portugais arrivés sur la côte ouest à lui envoyer des théologiens, et de fait, en 1580, trois missionnaires jésuites se présentent à sa cour. Ils débattent avec ferveur, devant l’empereur, avec leurs homologues musulmans et reçoivent de nombreuses marques de faveur, mais malgré tous leurs efforts ils ne parviennent pas à le convertir. L’empereur semble avoir un sens religieux authentique, assorti d’un esprit éclectique ; il va jusqu’à tenter d’instaurer une nouvelle religion de son invention, sorte de mélange de zoroastrisme, d’islamisme et d’hindouisme. Celle-ci n’aura guère de succès, hormis au sein de courtisans prudents. Au contraire, elle en choquera plus d’un.

Quelle que soit l’interprétation qu’on donne à cet événement, il est évident qu’en Inde une politique d’apaisement atténuerait les problèmes de gouvernement. Dans ses Mémoires, Babur oriente ses conseils dans ce sens, prônant la conciliation avec les ennemis vaincus. Akbar se lance donc dans une série de conquêtes et ajoute à son empire de nombreux territoires hindous. Il restaure l’unité de l’Inde du Nord, du Gujarat au Bengale, et entreprend de conquérir les sultanats du Deccan. La majeure partie du système d’administration de l’empire perdurera jusqu’à une période avancée du Raj britannique, bien que, dans ce domaine, Akbar innove moins qu’il ne confirme l’établissement d’institutions reçues en héritage. Des fonctionnaires gouvernent en son nom et selon son bon plaisir ; ils s’occupent en priorité de la conscription, en fonction des besoins, et de l’augmentation de la taxe foncière, désormais établie à l’échelle de l’empire et avec une plus grande souplesse, selon un système mis au point par un ministre des Finances hindou. Cette réforme semble être une réussite sans pareille, dans la mesure où elle conduit à une hausse de la production, et par conséquent à une élévation du niveau de vie en Hindoustan. Parmi les autres réformes remarquables dans leur projet sinon dans leur réalité, il faut mentionner l’interdiction du satî, l’immolation volontaire des veuves sur le bûcher funéraire de leur époux.

Par-dessus tout, Akbar stabilise le régime. Déçu par ses fils, il se dispute avec eux, et pourtant, à sa mort, les bases de la dynastie sont solidement ancrées. Mais cela n’exclut pas les révoltes, dont certaines semblent provoquées par la colère des musulmans devant le comportement d’Akbar, qui s’éloigne apparemment de sa religion. Même durant la période « turque », la netteté des distinctions religieuses entre musulmans et non-musulmans s’est quelque peu estompée, dans la mesure où les envahisseurs, en s’installant, ont adopté les coutumes indiennes. Un autre signe d’assimilation, antérieur celui-là, est l’apparition d’une nouvelle langue, l’ourdou, la langue du camp militaire moghol. C’est la « lingua franca » des souverains et de leurs sujets, très proche de l’hindi par ses structures syntaxiques, et du persan et du turc par son lexique.

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Très vite apparaissent les signes d’une possible absorption de l’islam par un hindouisme omnivore. Au XIVe et au XVe siècle, grâce aux hymnes populaires, une nouvelle ferveur dévotionnelle propage un culte quasi monothéiste, dont le dieu pourrait s’appeler Rama ou Allah, mais qui offre à tous amour, justice et miséricorde. En parallèle, et avant même l’avènement d’Akbar, des musulmans ont montré de l’intérêt et du respect pour les idées hindoues, absorbant dans une certaine mesure les pratiques rituelles de cette religion. On remarque bientôt que les nouveaux convertis à l’islam ont tendance à révérer les tombes des saints hommes : autour de celles-ci se créent des lieux de villégiature ou de pèlerinage qui répondent au besoin d’un axe de dévotion secondaire au sein d’une religion monothéiste, et remplissent les fonctions des divinités inférieures et locales qui ont toujours eu leur place dans l’hindouisme.

Une autre évolution importante commence avant la fin du règne d’Akbar : il s’agit de la consolidation des premières relations directes de l’Inde avec l’Europe de la façade atlantique. Les liens avec l’Europe méditerranéenne ont peut-être été facilités, déjà, par l’arrivée de l’islam. Depuis les pays du Levant jusqu’à Delhi, le fait d’avoir une religion commune permettait un contact distant, certes, mais continu. De grands voyageurs européens se sont rendus en Inde de temps à autre et les souverains indiens ont su, à l’occasion, utiliser les compétences de spécialistes, bien que ceux-ci se soient raréfiés après les conquêtes ottomanes. Toutefois, ce qui se prépare ira beaucoup plus loin et transformera l’Inde à jamais. Les Européens qui arrivent seront suivis par d’autres, toujours plus nombreux, et ils refuseront de s’en aller.

Tout commence par l’arrivée d’un amiral portugais à Malabar, à la fin du XVe siècle. En quelques années, ses compatriotes s’installent comme commerçants, se comportant parfois comme des pirates à Bombay (Mumbai) et sur la côte du Gujarat. Au cours des années tumultueuses qui suivent la mort de Babur ont lieu plusieurs vaines tentatives pour les déloger, et pendant la seconde moitié du siècle les Portugais cherchent de nouveaux comptoirs commerciaux dans le golfe du Bengale. Pendant longtemps, ils sont au premier rang des Européens en Inde. Ils s’exposent néanmoins à l’hostilité des musulmans, qui flairent un relent d’idolâtrie en les voyant apporter avec eux des icônes et images du Christ, de la Vierge Marie et des saints. Les protestants, lorsqu’ils arriveront à leur tour, heurteront moins le sentiment religieux des Indiens.

Nous sommes encore loin du Raj britannique, mais le 31 décembre 1600 coïncident avec une rare exactitude historique la fin du XVIe siècle et la création de la toute première Compagnie anglaise des Indes orientales. Trois ans plus tard, lorsque le premier émissaire de la Compagnie arrive à la cour d’Akbar à Agra, Elisabeth Ire, la reine qui a octroyé aux marchands la charte leur conférant le monopole du commerce, n’est déjà plus de ce monde. Ainsi est-ce en cette fin de règne des deux grands souverains que s’établit le premier contact entre des pays dont les destinées vont s’enchevêtrer pendant si longtemps, avec de lourdes conséquences pour chacun d’eux comme pour le monde entier. A ce moment-là, rien ne laisse présager un tel avenir. Les Anglais jugent le commerce avec l’Inde moins important que leurs relations avec d’autres régions d’Asie.

Le contraste entre les deux royaumes est également très troublant. L’empire qu’a bâti Akbar est l’un des plus puissants du monde, et sa cour l’une des plus fastueuses. Lui-même puis ses successeurs règnent sur une civilisation plus glorieuse et plus impressionnante que tout ce que l’Inde a connu depuis les Gupta. Le royaume d’Elisabeth Tudor, en comparaison, n’est pas vraiment une grande puissance, même au regard des autres pays d’Europe : criblé de dettes, il compte moins de sujets que la moderne Kolkata (l’actuelle Calcutta). Quelques années plus tard, un successeur d’Akbar recevra les cadeaux du roi Jacques Ier avec un mépris non dissimulé. Pourtant, l’avenir de l’Inde se trouve entre les mains des sujets de Sa Gracieuse Majesté.

A partir de Babur, les empereurs moghols se succèdent en ligne directe, quoique non sans interruption, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Après Akbar, le prestige de la dynastie est si grand qu’en Inde il devient très prisé de se réclamer d’origines mongoles. Nous ne nous intéresserons ici qu’aux trois premiers souverains qui succèdent à Akbar, car c’est sous le règne de Jahângîr et de Shah Jahân, dans la première moitié du XVIIe siècle, que l’empire atteindra sa plus grande expansion territoriale et sous Aurangzeb, dans la seconde moitié, qu’il amorcera son déclin. Le règne de Jahângîr n’est pas aussi glorieux que celui de son père, mais l’empire survit à sa cruauté et à son alcoolisme – preuve, s’il en faut, de la solidité de sa structure administrative. L’esprit de tolérance religieuse insufflé par Akbar est également intact. Malgré tous ses défauts, cependant, Jahângîr reste un grand promoteur des arts, surtout de la peinture. Sous son règne, l’impact de la culture européenne devient perceptible, pour la première fois, à travers les motifs artistiques tirés des importations d’images et de gravures, notamment le halo qui auréole les saints chrétiens et les empereurs byzantins. Après Jahângîr, tous les empereurs moghols seront représentés avec ce halo.

Shah Jahân se lance petit à petit dans l’acquisition des sultanats du Deccan, malgré de rares succès dans ses campagnes du nord-ouest et son incapacité à repousser les Perses de Kandahar. A l’intérieur, le principe de tolérance religieuse faiblit, mais pas suffisamment pour désavantager les hindous dans la fonction publique ; l’administration reste plurireligieuse. L’empereur décrète la démolition de tous les temples hindous, mais il sert de mécène à des poètes et musiciens de cette confession.

A la cour d’Agra, Shah Jahân mène une existence fastueuse, d’un raffinement extraordinaire. Il fait édifier le Taj Mahal, le plus célèbre et le plus admiré des édifices indiens, un mausolée érigé à la mémoire de son épouse préférée ; son seul concurrent au titre de plus beau joyau de l’architecture mondiale est la mosquée de Cordoue. La bégum est morte en couches, peu après l’accession au trône de son époux, et il faudra plus de vingt ans pour achever le mausolée. Chef-d’œuvre de l’architecture avec dômes et arcades, l’édifice est l’un des legs les plus remarquables de l’islam à l’art indien, et le plus beau monument musulman en Inde.

En dehors de la sphère impériale, l’image de l’Inde moghole est beaucoup moins glorieuse. Les fonctionnaires locaux se voient dans l’obligation de lever de plus en plus d’impôts non seulement pour faire face aux dépenses de la maison de l’empereur et au coût de ses campagnes, mais aussi pour soutenir les élites sociales et militaires, qui au fond parasitent l’économie de production. Sans considération des besoins locaux ou des catastrophes naturelles, la rapacité de la machine à collecter les impôts prive parfois le paysan producteur de la moitié de ses revenus, avec aucun réinvestissement productif, ou si peu. L’exode rural et la hausse du banditisme dans les campagnes sont deux symptômes révélateurs de la souffrance et de la résistance qu’engendrent ces exactions.

Pourtant, les exigences de Shah Jahân ont probablement causé moins de tort à l’empire que la ferveur religieuse de son troisième fils, Aurangzeb, lequel a écarté trois de ses frères et emprisonné son père pour devenir empereur, en 1658. Aurangzeb a fait un amalgame désastreux entre le pouvoir absolu, une grande défiance à l’égard de ses subordonnés et une religiosité étriquée. Avoir réussi à réduire les dépenses de la Cour ne compense guère l’effet produit. Les nouvelles conquêtes ont pour pendant les révoltes contre l’Empire moghol, qui doivent beaucoup, dit-on, à la volonté d’Aurangzeb d’interdire la religion hindouiste, de détruire ses temples et de restaurer la jiziya. La promotion des hindous au service de l’Etat est de plus en plus rare. Pour réussir, il faut se convertir. C’est la fin d’un siècle de tolérance religieuse et cette rupture avec le passé vaut à l’empereur l’aliénation d’un grand nombre de ses sujets les plus loyaux.

Entre autres conséquences, il lui sera impossible, au final, de conquérir les Etats du Deccan, une faillite décrite comme l’ulcère qui a rongé l’Empire moghol. Le nord et le sud de l’Inde ne pourront être réunis, comme autrefois sous le règne d’Ashoka. Les Marathes, des montagnards au cœur de l’opposition hindoue, se rallient en 1674 derrière un souverain qui se déclare indépendant. Ils se rangent du côté des vestiges de l’armée des sultans musulmans du Deccan pour résister à l’offensive moghole au cours d’une longue lutte qui verra l’avènement de Shivaji, un héros devenu aux yeux des nationalistes hindous modernes une sorte de paladin. Peu à peu, en réunissant les morceaux, ce chef audacieux parvient à construire une identité politique marathe, laquelle lui permet bientôt d’exploiter les contribuables d’une manière aussi impitoyable que les Moghols. Jusqu’à sa mort en 1707, Aurangzeb mène campagne sans relâche contre les Marathes. Puis, ses trois fils se battant pour la succession, le régime traverse une crise gravissime. L’empire éclate presque aussitôt, alors qu’en coulisses attendent les Européens, de bien plus redoutables légataires que les princes hindous ou les petits seigneurs locaux.

Celui qui porte la responsabilité du succès final des Européens en Inde est peut-être Akbar, qui n’a pas su neutraliser le serpent1. D’un autre côté, Shah Jahân a détruit le comptoir portugais sur les rives de l’Hoogli, mais plus tard il tolérera la présence de chrétiens à Agra. Etonnamment, les Moghols semblent n’avoir jamais envisagé de construire une flotte de guerre, arme redoutable que les Ottomans ont utilisée en Méditerranée contre les Européens. L’empire en ressent déjà les conséquences sous Aurangzeb, lorsque les Européens font courir des risques au cabotage et même au commerce des pèlerins qui se rendent à La Mecque. Ils ont été autorisés, en effet, à mettre un pied sur le sous-continent et à y avoir leurs têtes de pont. Au début du XVIIe siècle, les Anglais gagnent leur première concession commerciale sur la côte ouest après avoir battu un escadron portugais. Puis, avec la permission du rajah local, ils fondent le premier comptoir commercial de la Compagnie des Indes orientales, Fort St. George, à Madras (Chennai, en tamoul), sur le golfe du Bengale. Plus tard, avant la fin du siècle et malgré une défaite que leur inflige Aurangzeb, ils créent d’autres comptoirs, à Bombay et à Calcutta. Leur flotte leur permet de conserver la suprématie ravie aux Portugais, mais, en 1700, un autre rival européen apparaît. Fondée en 1664, la Compagnie française des Indes orientales établit ses propres comptoirs.

Un siècle de conflits s’ensuit, dont les protagonistes ne sont pas seulement les nouveaux arrivants. Les Européens ont déjà été contraints de nuancer leurs choix politiques en raison des incertitudes posées par l’affaiblissement de la puissance moghole. Il faut établir des relations avec l’empereur et avec ses adversaires, comme l’ont appris les Anglais à Bombay, spectateurs impuissants de l’occupation d’une île dans le port par un escadron marathe puis d’une autre, voisine, par un amiral moghol. En 1677, un responsable d’usine envoie aux directeurs de la Compagnie, à Londres, un avertissement lourd de signification : « Il est temps maintenant de diriger par le fer vos entreprises commerciales. » En 1700, les Anglais sont tout à fait conscients de l’importance des enjeux.

Cette année-là, l’Inde entre de plain-pied dans une période où l’emporte un tourbillon d’événements qu’elle n’a pas choisis, une ère de mondialisation historique. Des faits mineurs en témoignent autant que les événements majeurs. Au XVIe siècle, les Portugais ont apporté avec eux du piment, des pommes de terre et du tabac des Amériques. L’alimentation et l’agriculture indiennes sont déjà en pleine mutation. Très vite vont suivre le maïs, la papaye et l’ananas. L’établissement de ce nouveau lien avec un monde élargi ouvre une brèche dans l’histoire des civilisations indiennes et de leurs souverains. Pourtant, l’arrivée des Européens n’est pas responsable de la fin de la grande période de l’Empire moghol. C’est une pure coïncidence, même si la présence de nouveaux venus prêts à en récolter les avantages est capitale. La principale explication de la faillite moghole réside probablement dans la diversité du sous-continent indien et l’incapacité de ses souverains à tirer parti de la loyauté de la population indigène. L’Inde de cette époque demeure un continent peuplé d’élites dirigeantes à l’esprit exploiteur et de petits paysans producteurs aux dépens desquels elles s’engraissent. Les Etats indiens sont en grande partie devenus des machines à transférer les ressources des producteurs à tout un monde de parasites.

Au début du XVIIIe siècle, en dépit des difficultés politiques qu’elle rencontre, l’Inde est très riche. La productivité de l’économie agricole, favorisée par la douceur du climat, d’un bout à l’autre du pays, y est probablement meilleure que partout ailleurs. Les produits manufacturiers se développent, gagnent en qualité et trouvent des marchés importants en dehors des frontières. A Ahmadabad, dans le nord-ouest du Gujarat, par exemple, la fabrication de tissus en coton devient une source d’emploi prédominante et, dans d’autres grandes villes, l’économie de marché connaît également une forte expansion. Bien que le pays subisse la plus grande métamorphose de son histoire contemporaine, quelques-unes des composantes essentielles de sa modernité sont déjà en place. La région diffère considérablement de ce qu’elle était au début des invasions mogholes, deux cents ans auparavant.

En Chine aussi des changements se préparent. Au début du XVIIe siècle, la totalité du pays passe sous le contrôle d’une nouvelle dynastie qui se fait appeler les Qing, un mot signifiant « brillant » ou « clair ». L’Etat Qing est un projet politique issu de l’alliance de groupes ethniques du nord-est de la Chine, d’origines diverses. Les clans dominants sont des Mandchous, descendants des Jürchen, tribus qui ont joué un rôle déterminant au XIIe siècle. Toutefois, on y compte aussi des Mongols, des Coréens et des Chinois. Jugeant l’Etat Ming dégénéré, les Qing sont convaincus d’avoir reçu le mandat du Ciel pour redonner vie à la Chine. Ils ont une idéologie confucéenne, en ce sens qu’ils exaltent les vertus et modèles d’autrefois. Mais, comparée à la direction qu’a prise la pensée confucéenne chinoise depuis le XIIe siècle, l’idéologie des Qing n’est qu’une vulgarisation des idées attribuées à Confucius. Elle reste axée sur des dichotomies et codes de conduite d’une grande simplicité. En réalité, les Qing sont à l’origine d’une idéologie de domination et de conquête, s’attribuant le rôle principal de rédempteurs de la Chine.

Leur ambition était démesurée et, sans les nombreuses défaillances de la dynastie Ming au crépuscule de son règne, leurs chances de réussite auraient été bien faibles. En 1600, les Ming sont en effet perçus comme inefficaces, inflexibles et vénaux. Alors que de toute évidence le peuple voit ses difficultés s’accroître, dans le secteur de l’agriculture notamment – sans doute à cause d’un changement climatique en Chine septentrionale, devenue plus froide et plus aride –, les Ming ne font manifestement pas grand-chose pour lui venir en aide. Bien au contraire, la Cour se replie sur elle-même, dominée par des courtisans et des eunuques incapables de voir ce qui se passe au-delà des murs de la Cité interdite. En dehors de Pékin, la bureaucratie continue de fonctionner assez bien, mais au cœur du système se trouve une faille que les ennemis du régime sauront exploiter.

La fin survient rapidement. Un général rebelle du Nord avive les dissensions internes au sein de l’Etat et avance sur Pékin. La ville tombe en avril 1644. Alors que les troupes rebelles en franchissent les portes, le dernier empereur Ming se pend sur la colline du Charbon, derrière la Cité interdite. Or, après avoir proclamé leur nouvelle dynastie Qing en 1632, les Mandchous attendaient, dans le Nord, que le chaos s’installe. Les troupes Qing menées par le prince Dorgon et le général Wu Sangui, transfuge des forces Ming, entrent dans la capitale en juin 1644, sans vraiment rencontrer d’opposition. Ils prétendent être là pour punir les traîtres et ramener la vertu, mais, au lieu de cela, ils intronisent le jeune Shunzhi, et, après l’avoir proclamé empereur Qing de toute la Chine, ils se lancent dans une campagne d’une extrême violence pour venir à bout des ultimes bastions Ming. Très vite, ils contrôlent toute la région. Le dernier prétendant au trône des Ming, réfugié en Birmanie, est ramené de force en 1662. Déclaré ennemi de l’Etat, il est exécuté en place publique.

Les Qing prétendent redonner vie à la tradition, mais, en réalité, leur Etat, pluriethnique depuis ses prémices, est une invention moderne, différente de ce que la Chine a connu précédemment. Les souverains exigent une loyauté absolue au régime et à ses institutions. La Chine devient un Etat plus centralisé que jamais. Généraux et administrateurs dépendent entièrement de la tolérance de l’empereur, qui a ses informateurs et ses espions partout. Le souverain officie lors de grandes cérémonies publiques dans la capitale, souvent accompagné des représentants de nombreuses religions ; il est le chef de toutes les confessions sans appartenir à l’une d’elles en particulier. Le concept de l’empire, raisonnable, judicieux et efficace, est considéré comme universel. L’Etat Qing n’est pas l’apanage d’un groupe chinois, il aspire à gouverner tout pays qui aurait le bon sens de se soumettre à sa gloire.

Et, quand la gloire ne suffit pas, la puissance vient en renfort. L’Etat Qing est extrêmement militarisé. A son sujet, une historienne a évoqué une « culture de guerre » au début de la Chine des Qing, et cette description est juste. L’armée, constituée de professionnels, est divisée en huit « bannières », unités d’élite complétées par des fantassins. Le corps des officiers est pluriethnique, à l’image de l’Etat, avec cependant une nette prépondérance de Mandchous et de Mongols. Les troupes sont organisées en unités plus petites, généralement selon l’origine ethnique – les Qing ont un point de vue rigide sur les capacités des diverses nationalités dont ils sont les souverains. Les membres des bannières sont équipés des meilleures armes de l’époque, notamment un nombre croissant de canons et de fusils mis au point par les Européens. Leur point fort demeure néanmoins la rapidité et la précision meurtrière de leur cavalerie. Le nouveau régime met en pratique des siècles de connaissance de la guerre à cheval en Eurasie pour créer des unités de cavalerie qui terrorisent ses ennemis.

Les armées Qing ont vocation à conquérir et à intimider l’adversaire. Dès le début de l’histoire de la dynastie, la majeure partie de la Mongolie et du Tibet passe sous son contrôle direct. Le sud-est de la Chine (correspondant aux provinces actuelles du Guangxi et du Yunnan) est repris lors de la poursuite des princes Ming et en partie repeuplé par les membres des bannières. Taïwan est conquis en 1683. La Corée et le Vietnam acceptent la suzeraineté des Qing, sans toutefois appartenir à l’empire. Le long des côtes, d’autres pays – de la Birmanie aux îles Ryukyu – paient un tribut qui bien souvent masque des arrangements commerciaux très compliqués. Le long des frontières terrestres avec l’Asie centrale, les Qing poursuivent inexorablement leurs visées expansionnistes. L’armée prend le contrôle de toute la côte pacifique asiatique, jusqu’au nord de l’île de Sakhaline. A l’ouest, ils pénètrent dans ce qui est aujourd’hui le Xinjiang, voire au-delà, après s’être heurtés à une forte résistance de la population locale.

L’expansionnisme des Qing dans le centre de l’Eurasie met l’empire au contact d’un autre empire, lui aussi en pleine expansion, la Russie. Les empereurs Qing prennent alors conscience de la nécessité d’enrayer cette menace avant de pouvoir finaliser la conquête des contrées occidentales de la région. Dès la fin du XVIIe siècle, la Chine et la Russie signent un grand nombre d’accords dans l’intention de diviser le centre de l’Eurasie pour finalement mettre un terme à l’autonomie des peuples des steppes, qui au cours des deux millénaires précédents ont pesé si lourd dans l’histoire de l’humanité. Libres de s’en prendre à leurs ennemis, les Qing commencent alors une guerre d’usure contre les groupes mongols et turcs de la région située entre le bassin du Tarim et les rives occidentales du lac Balkhach. Ces campagnes culminent dans les années 1750, lorsque, après avoir vaincu les Dzoungars, l’empereur se lance dans un génocide, annihilant définitivement la puissance mongole en Asie centrale et garantissant que, sur le plan ethnique, la région sera désormais dominée par des Turcs musulmans, même si les Qing tentent de peupler de Chinois leurs nouveaux territoires.

Leurs succès, les Qing les doivent en partie à la souveraineté de l’empereur Kangxi (1661-1722) et de son petit-fils Qianlong (1735-1796). A bien des égards, Kangxi est à l’origine de l’idéal chinois de l’empereur moderne. Bien qu’ayant reçu une éducation axée sur les valeurs guerrières, il consacre beaucoup d’énergie à acquérir une culture chinoise et s’intéresse vivement à ce qu’il peut apprendre des pays étrangers, de la lointaine Europe notamment. Il invite à sa cour des personnalités éminemment instruites venues des quatre coins de l’Asie, auxquelles se joignent des érudits musulmans et des jésuites européens. Il prend aussi l’habitude d’effectuer régulièrement des tournées d’inspection dans les provinces, ordonnant sur-le-champ d’apporter des améliorations dans le domaine des communications, de l’administration ou des affaires militaires. Doté d’une mémoire prodigieuse, il travaille beaucoup, même si certaines de ses initiatives ne peuvent avancer en raison de sa tendance à pratiquer ce que nous appellerions aujourd’hui un micromanagement. Têtu et impatient, il ne tolère aucune ingérence dans les plans qu’il échafaude pour la Chine et, lorsqu’il pressent une opposition, il n’hésite pas à faire tomber les têtes.

Kangxi est avant tout un chef militaire. Il se montre impitoyable dans la répression des révoltes qui éclatent dans les lointaines provinces et se lance dans la concrétisation de sa politique expansionniste en Asie centrale, que son petit-fils achèvera. Convaincu que le premier devoir de la société est de soutenir l’armée, il travaillera toute sa vie sur les questions d’entraînement, de recrutement et de logistique, et constituera une organisation militaire qui restera intacte jusqu’à ce que les attaques européennes de la fin du XIXe siècle la fassent voler en éclats. Plus que n’importe lequel de ses contemporains en Europe ou en Asie, Kangxi croit aux vertus cardinales de l’instruction dans la préparation militaire, et il est tout disposé à dépenser des sommes faramineuses pour des projets d’érudition, comme les compilations d’œuvres littéraires et les études lexicographiques. Sa grande encyclopédie, achevée juste avant sa mort, comporte plus de 5 000 fascicules.

Le petit-fils de Kangxi, Qianlong, vit une époque différente. L’empire est stabilisé, les Mandchous sinisés et les tâches à accomplir ressortent de façon manifeste. Qianlong ne possède pas l’intelligence de son aïeul, mais il est âpre au travail et s’efforce de comprendre au mieux les motivations et désirs qui déterminent les actions des sujets de son immense empire. En plus du mandchou et du chinois, qu’il connaît déjà, il apprend le tibétain et le mongol ; il fait ses dévotions dans tous les Lieux saints et croit fermement que chaque groupe ethnique dont il est le souverain doit être gouverné suivant ses caractéristiques propres (il admet cependant qu’il lui est parfois difficile de les distinguer ; dans son journal, il avoue être capable de confondre les Mongols avec les Tibétains, et vice versa).

Qianlong n’a pas oublié la prédilection de ses ancêtres pour les affaires militaires. Durant la première moitié de son règne, il parvient à étouffer les rébellions dans le sud du pays, et étend la superficie de son empire en Asie centrale. Il intervient également au Tibet où il resserre le contrôle chinois, en prenant le dalaï-lama comme intermédiaire avec les Tibétains. Les interventions militaires suivantes ne sont pas toutes couronnées de succès, faute d’objectifs politiques bien définis. Les opérations réalisées en Birmanie dans les années 1760 visent à écraser un pouvoir politique indépendant et à se servir du pays comme rampe de lancement pour étendre le contrôle de la Chine aux régions occidentales de l’Asie du Sud-Est. Les Chinois se heurtent toutefois à une forte résistance des Birmans, soutenus par les pays voisins. A la fin de la décennie, les Qing sont contraints de se replier sans rien avoir obtenu d’autre qu’une promesse de reconnaissance officielle de leur souveraineté. Le roi de Birmanie conserve sa couronne.

Les choses tournent encore plus mal au Vietnam, où Qianlong est intervenu dans les années 1780 pour favoriser un prétendant à la couronne. Or, si la grande armée chinoise est parvenue à occuper la région nord du pays, elle s’enlise rapidement dans un conflit local contre des troupes rebelles vietnamiennes endurcies par les combats. Qianlong refuse d’ordonner le repli de ses soldats et, lorsqu’ils sont finalement évacués vers la Chine après une offensive vietnamienne dévastatrice, en 1789, ils doivent ramener le prétendant au trône avec eux. Les Vietnamiens célèbrent ce repli comme une victoire, mais, à l’instar des Birmans, ils s’empressent de demander aux Qing, dès le départ des troupes chinoises, la permission de redevenir leurs tributaires. La tradition vietnamienne a cependant retenu cette bataille de 1789, qui se déroula durant le Têt, la fête du Nouvel An lunaire, comme symbole national. Elle sera aussi le symbole d’une autre offensive, qui portera le même nom, contre des troupes américaines, cent soixante-dix-neuf ans plus tard.

A la fin de sa vie, confronté à une politique étrangère chaotique, Qianlong se tourne de plus en plus vers l’intérieur, se concentrant sur les affaires de la Cour. Collectionneur enragé, de pendules européennes notamment, il se passionne également pour la poésie et les essais. L’ensemble de ses écrits comprend plus de 40 000 poèmes et 1 300 autres textes. Malheureusement, le vieil empereur est aussi à l’origine d’une série de promotions catastrophiques accordées à ses courtisans favoris, notamment celle du jeune Mandchou Hesen. Devenu de facto ministre des Finances, Hesen vide autant qu’il le peut les caisses de l’Etat. Vers la fin du règne de Qianlong, la corruption est un phénomène profondément ancré à la Cour, dans des conditions très similaires, pensent de nombreux Chinois, à celles qui ont annoncé la chute de beaucoup d’autres dynasties.

A la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, la société chinoise assiste à un accroissement progressif des richesses et à une amélioration globale de son niveau de vie. Sur ce plan, vers 1800, elle n’a rien à envier à personne dans le monde entier. Le meilleur baromètre de cette prospérité générale est la croissance de sa population : les sujets de l’empereur ont plus que doublé au début de la dynastie Qing – à cette époque, le pays compte environ 380 millions d’âmes (à titre de comparaison, la population de la Grande-Bretagne s’élève à 10 millions). Cette flambée démographique s’explique en partie par une longue période de paix, mais aussi par la hausse significative de la production de riz et l’arrivée de cultures importées du Nouveau Monde, maïs et pommes de terre notamment.

D’autres aspects de la société changent également. On constate un développement prononcé des marchés et le rôle accru des commerçants privés. On estime que juste après 1800 environ un tiers de la production agricole chinoise est injecté dans une forme ou une autre d’échange commercial. L’expansion de l’artisanat s’accompagne d’une urbanisation importante. Au XVIIIe siècle, Pékin est la plus grande ville du monde, et d’autres métropoles se développent, notamment autour des nouveaux ports du sud, par lesquels transite un commerce actif avec l’étranger. Le thé, la soie et les produits manufacturés partent de Chine, et l’argent rentre (des Amériques surtout) comme moyen de paiement, soulignant la puissance économique de l’empire de Qianlong, mais aussi sa capacité à créer de l’inflation et, ce faisant, à exercer des pressions sur les paysans pratiquant une agriculture de subsistance. Les Qing continuent à croire qu’ils dirigent l’économie du pays par le biais des recettes fiscales, des contrôles des prix et de l’approvisionnement public ; en réalité, les intérêts privés prennent une place de plus en plus grande.

Ainsi, contrairement aux idées reçues, la Chine et l’Inde se sont véritablement métamorphosées au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais l’Europe encore bien davantage. Et, avant de nous tourner vers l’histoire européenne, il n’est pas inutile de nous arrêter sur ce que certains historiens appellent la « grande divergence », entre 1600 et 1800, période au cours de laquelle le Vieux Continent prend un avantage de plus en plus marqué dans certains domaines, et d’abord dans ce qui touche aux techniques militaires, à la construction navale et à la navigation, trois outils essentiels à l’exploration du vaste monde. Vers la fin du XVIIe siècle, il apparaît clairement que certaines régions d’Europe ont une perception du monde radicalement différente. La science, la technique et l’accumulation de capital sont les premières concernées. Cette révolution intellectuelle conduira finalement à une autre, industrielle, dont les effets sur le monde ne seront pas visibles avant le XIXe siècle.

Si, après 1600, la Chine, l’Inde et d’autres parties du continent asiatique connaissent aussi de plus grands changements intérieurs qu’à d’autres époques de leur histoire, ils sont plus circonscrits et moins pluridirectionnels que les événements uniques que vit alors l’Europe. Dans bien des domaines, la croissance est stable et le niveau de vie suit l’accroissement déjà considérable de la population. Cependant, en Inde comme en Chine, les progrès techniques introduits peu à peu perdent de leur rentabilité, et l’équilibre social apparemment atteint menace fort de se rompre à la base, sous l’effet des catastrophes naturelles, des dissensions internes et de la pression extérieure. En d’autres termes, même si son histoire, en certains endroits du moins, peut être perçue comme en pleine accélération, l’Asie poursuit sa route selon un cap calculé en fonction de points spécifiques empruntés à son passé. L’Europe, en réinterprétant son héritage et celui du monde qui l’entoure, devient radicalement différente.

A la fin de son long règne, Qianlong est toujours convaincu que son empire est le plus puissant de la Terre, même s’il n’ignore pas que des réformes s’imposent, à l’intérieur comme en politique étrangère. A l’instar de ses successeurs du début du XIXe siècle, il souhaite des réformes progressives qui ne risqueront pas de bouleverser l’équilibre social et seront sans danger pour l’avenir de la dynastie. Les missions diplomatiques européennes arrivées à Pékin au cours de la dernière décennie de son règne ne lui plaisent pas. « S’il est avéré, écrit-il au roi d’Angleterre George III, que, considérant notre empire avec admiration, tu désires étudier notre civilisation, il n’en demeure pas moins que le Céleste Empire a son code de rites, différent en tous points de ce qui se pratique dans ton pays. Même si celui de tes sujets qui demeurerait ici était capable de les apprendre, cela ne lui serait d’aucune utilité, puisque, ton pays ayant ses propres coutumes et règles, tu ne copieras certainement pas les rites chinois2. » L’empereur de Chine ne peut imaginer un monde unifié. Ses visiteurs européens, eux, en sont capables.

2. Alain Peyrefitte, L’Empire immobile ou le choc des mondes, Paris, Fayard, 1989, chap. 46, Lettre d’un suzerain à un vassal, 3 octobre 1793. (N.d.T.)