XIV

L’autorité et ses contestataires en Europe

L’idée que de nombreux Européens se font encore en 1800 de l’organisation sociale et politique aurait été compréhensible et tout à fait appropriée quatre cents ans plus tôt. A cet égard comme à beaucoup d’autres, le Moyen Age ne se termine pas brutalement. Les conceptions de la société et des modes de gouvernement que l’on peut raisonnablement qualifier de « médiévales » se maintiennent comme des forces efficaces sur une vaste région, et, au fil des siècles, un nombre croissant de faits sociaux s’y insèrent. D’une manière générale, ce que l’on nomme organisation « corporative » de la société – le regroupement de personnes dans des organismes offrant des privilèges juridiques qui en protègent les membres et définissent leur statut – est toujours la règle dans l’Europe continentale du XVIIIe siècle. Sur une grande partie des territoires du centre et de l’est, nous l’avons vu, le servage s’est généralisé et durci. Quant aux institutions politiques, elles jouissent d’une continuité manifeste. En 1800, le Saint Empire romain germanique existe de la même façon qu’en 1500, comme le pouvoir temporel du pape. Un descendant des Capétiens se prétend toujours roi de France, bien qu’exilé et issu d’une autre branche que ses prédécesseurs du XVIe siècle.

En Angleterre, au cours du banquet qui suit le couronnement, jusqu’à celui de George IV, en 1820, le champion du roi pénètre à l’intérieur de la grande salle de Westminster en armure et à cheval, prêt à défendre la légitimité du souverain envers et contre tous. Dans la plupart des pays, il va toujours de soi que l’Etat est une entité confessionnelle, que religion et société sont étroitement imbriquées et que l’autorité de l’Eglise est établie par la loi. Si ces idées ont été sujettes à de nombreuses contestations et sérieusement malmenées dans certains pays, il n’en reste pas moins qu’en 1800, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le poids de l’histoire pèse toujours énormément, mais moins cependant que dix années seulement auparavant.

Cela étant, la tendance générale de l’Europe, entre 1500 et 1800, est néanmoins de dissoudre ou du moins d’affaiblir les liens sociopolitiques caractéristiques des gouvernements médiévaux. Le pouvoir et l’autorité ont donc tendance à entrer dans le giron de l’Etat, loin de l’organisation « féodale » de la dépendance personnelle (l’idée même de « féodalité » comme terme de droit date en réalité du XVIIe siècle et porte à croire que l’époque avait besoin de définir avec précision une notion dont la réalité commençait à s’estomper). A cette période, l’idée même d’un monde chrétien, malgré l’importance qu’elle conserve sur le plan émotionnel et dans le subconscient, perd effectivement toute réalité politique. Les effets du grand schisme commencent à retentir sur l’autorité pontificale, et celle des empereurs du Saint Empire s’est réduite comme peau de chagrin depuis le XIVe siècle.

En outre, aucun principe unificateur inédit ne s’est dégagé pour donner à l’Europe une capacité d’intégration. Les Ottomans ont servi de test. Si les princes chrétiens en guerre contre cet Empire musulman en appellent à leurs coreligionnaires pour obtenir de l’aide et si les papes continuent à pratiquer la rhétorique des croisades, la réalité, et les Turcs le savent bien, c’est que les « Etats » n’ont en vue que leur propre intérêt, et que s’il le fallait ils iraient jusqu’à s’allier avec les infidèles. A toutes fins utiles, l’Empire ottoman est devenu partie intégrante de la politique européenne. Nous sommes entrés dans l’ère de la Realpolitik, de la subordination consciente des principes et de l’honneur aux savants calculs des intérêts de l’Etat. Il est étonnant qu’à une époque où les Européens admettent de plus en plus se distinguer nettement des autres cultures (à leur avantage, ils en sont convaincus), ils accordent aussi peu d’attention aux institutions qui reconnaissent leur unité fondamentale – et ne font rien pour en créer de nouvelles. Seul un visionnaire vient de temps à autre prôner l’édification d’une instance qui transcenderait l’Etat.

Cependant, l’explication de cette attitude réside peut-être simplement dans une nouvelle prise de conscience de la supériorité culturelle de l’Europe. Le Vieux Continent entre dans une ère d’expansion triomphante, et il n’a pas besoin d’un partage des institutions pour le savoir. Au lieu de cela, au cours des siècles qui vont suivre, l’autorité des Etats s’affaiblit et, par voie de conséquence, le pouvoir de leur gouvernement. Il est important de ne pas se laisser fourvoyer par des questions de forme. La tendance générale est d’accepter l’idée d’une souveraineté législative, malgré toutes les querelles au sujet de qui doit en avoir l’exercice et en dépit d’une multitude d’essais politiques suggérant toutes sortes de limites à y apporter. En clair, les Européens en viennent à penser que si l’autorité de l’Etat est entre de bonnes mains, aucune restriction ne devrait entamer son pouvoir de légiférer.

Il n’empêche que la rupture avec l’ancien mode de pensée est complète. Pour un Européen du Moyen Age, ce serait un blasphème social et juridique autant que théologique que de s’autoriser à penser que peut-être il n’existe pas de droits ni de règles au-dessus de l’ingérence de l’homme, pas d’immunités juridiques et de libertés définies par une charte qui soient impossibles à modifier par des législateurs ultérieurs, pas de loi fondamentale éternellement respectée, ni de loi divine que celles de l’homme ne puissent jamais enfreindre. Les juristes anglais du XVIIe siècle se sont enlisés dans leurs désaccords sur les lois fondamentales de la propriété foncière, mais tous convenaient de leur nécessité. Un siècle plus tard, les grands esprits du droit français répètent exactement la même chose. Néanmoins, au bout du compte, dans ces deux pays (comme dans beaucoup d’autres, mais à des degrés divers), on commence à accepter l’idée qu’un pouvoir législateur souverain, juridiquement illimité, est la caractéristique même de l’Etat.

Pourtant, un gouffre sépare l’idée de la réalité. Pendant une grande partie de l’histoire de cette période, l’émergence d’un Etat souverain moderne est obscurcie par la forme de gouvernement la plus répandue, la monarchie. La plupart du temps, les conflits tournent autour du pouvoir des souverains et il est parfois difficile d’en distinguer clairement les enjeux. Après tout, les prétentions des princes régnants peuvent être contestées pour deux motifs assez différents. L’un se fonde sur le principe qu’aucun gouvernement ne saurait disposer des pouvoirs que certains monarques affirment avoir (ce que l’on pourrait appeler une défense « médiévale » ou « conservatrice » de la liberté). L’autre s’appuie sur l’idée que l’existence de tels pouvoirs n’a rien d’inconvenant, mais qu’ils sont rassemblés entre de mauvaises mains (ce que l’on désigne comme une défense « moderne » ou « libérale » de la liberté). Dans la pratique, les deux raisons sont souvent inextricablement liées, mais cet imbroglio est lui-même significatif d’une mutation idéologique en cours.

Le principe juridique mis à part, l’affermissement de l’Etat ressort dans la capacité croissante des monarques à accomplir leur volonté, comme l’indique, au XVIe et au XVIIe siècle, le déclin presque universel des institutions représentatives apparues dans de nombreux pays à la fin du Moyen Age. En 1789, la plus grande partie de l’Europe occidentale (sinon de l’Europe centrale et orientale) est gouvernée par des monarques dont la liberté d’action n’est guère entravée par des organes représentatifs. La principale exception à cette règle est la Grande-Bretagne. Au XVIIe siècle, les rois exercent des pouvoirs qui auraient paru extraordinaires aux barons et bourgeois du Moyen Age. Cette situation est parfois présentée comme l’émergence de la monarchie absolue, une expression acceptable si l’on n’exagère pas les chances qu’a le monarque de parvenir réellement à ses fins : de nombreux obstacles pratiques sont susceptibles de limiter son pouvoir aussi sûrement que les immunités médiévales ou une assemblée de représentants.

Partout ou presque, la force relative des souverains par rapport à leurs rivaux augmente considérablement dès le XVIe siècle. De nouvelles ressources financières leur permettent de disposer d’une armée de métier et d’une artillerie prête à servir contre les grands nobles qui ne peuvent pas se l’offrir. Parfois, pour imposer le régime aux plus puissants, la monarchie est capable de faire appel au sentiment national, qui émerge lentement. A la fin du XVe siècle, dans de nombreux pays, on constate de bonnes dispositions envers l’autorité royale, pourvu que celle-ci garantisse l’ordre et la paix. Pour des raisons propres à chaque cas ou presque, la quasi-totalité des monarques creusent le fossé qui les sépare de la haute noblesse et étayent à coups de canon et d’impôts leurs nouvelles prétentions au respect et à l’autorité. Le partage obligé du pouvoir avec des hauts dignitaires à qui leur statut attribue une fonction de facto et parfois de jure cesse de peser sur eux aussi lourdement qu’auparavant. Sous les Tudors, en Angleterre, le Conseil privé est parfois une méritocratie presque autant qu’un rassemblement de grands nobles.

Au XVIe et au début du XVIIe siècle, tout cela débouche sur ce que d’aucuns ont appelé l’« Etat de la Renaissance ». Cette expression plutôt pompeuse pour désigner des bureaucraties démesurées, peuplées de fonctionnaires royaux et aspirant à la centralisation, est cependant assez claire si nous ne perdons pas de vue son antithèse : le royaume médiéval, dont la fonction gouvernementale est souvent en grande partie déléguée à des vassaux ou corporations (l’Eglise en constituant la principale). Certes, aucun de ces deux modèles d’organisation politique n’a existé historiquement à l’état pur. Il y a toujours eu des officiers royaux, « des hommes nouveaux1 » d’origine obscure, et les gouvernants d’aujourd’hui délèguent encore certaines tâches à des organismes non gouvernementaux. On ne peut guère parler de transition soudaine vers l’« Etat » moderne : cette évolution a pris des siècles et souvent revêtu d’anciennes formes. En Angleterre, les Tudors ont profité d’une institution en place, les juges de paix, pour rassembler la petite noblesse locale au sein de la structure gouvernementale. Une étape de plus dans un long processus visant à saper l’autorité seigneuriale à laquelle, ailleurs, il reste encore des centaines d’années à vivre.

Cependant, l’Angleterre elle-même doit longtemps traiter ses nobles avec égards pour éviter de se les aliéner d’une manière qui pourrait lui être fatale. Pour l’homme d’Etat du XVIe siècle, la rébellion est une réalité sans fin. Les troupes royales auraient peut-être le dessus au bout du compte, mais aucun monarque ne veut en être réduit à devoir employer la force. Comme le veut un célèbre adage, l’artillerie est ultima ratio regum, l’« ultime argument des rois ». C’est ce que montrent à la fois la Fronde, révolte nobiliaire française qui se poursuit jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’Angleterre, à qui il en a beaucoup coûté, à la même période, de contrarier les intérêts locaux, et les Habsbourg, avec leurs tentatives d’unifier le pays aux dépens des grands seigneurs locaux. Le Royaume-Uni connaît sa dernière rébellion féodale en 1745 ; pour d’autres pays, elle est encore à venir.

Il n’est pas possible non plus de multiplier les levées d’impôts, à cause des risques de soulèvements et des insuffisances de la machine administrative qui en est chargée. Pourtant, il faut bien payer soldats et fonctionnaires. Alors, une solution consiste à autoriser ces derniers à demander des droits ou à percevoir des gratifications de ceux qui recourent à leurs services. Bien évidemment, le remède n’est pas suffisant. Le souverain doit donc lever des sommes plus importantes. Il est toujours possible de chercher à améliorer l’exploitation du domaine royal, mais tous les monarques sont amenés un jour ou l’autre à rechercher de nouvelles taxes et cette difficulté-là, peu d’entre eux savent la résoudre. Pendant trois cents ans, on déploiera des trésors d’imagination pour créer de nouveaux impôts, mais il faudra attendre le XIXe siècle, voire au-delà, pour venir à bout des difficultés techniques que cela représente. D’une manière générale, les seuls filons à la disposition du collecteur d’impôts sont les biens immobiliers et la consommation – par le biais d’impôts indirects comme les droits de douane et les accises, ou taxes sur les ventes, ou encore l’obligation d’acquérir, moyennant finance, licences ou autorisations de pratiquer le commerce. Les plus touchés sont souvent les pauvres, qui, contrairement aux riches, consacrent une grande partie de leurs maigres revenus aux produits de première nécessité. Il n’est pas aisé non plus d’empêcher un propriétaire terrien de répercuter ses charges fiscales jusqu’au bas de la pyramide.

La levée d’impôts est particulièrement entravée par la survivance du concept médiéval d’immunité. En 1500, il est communément admis que certains endroits, certaines personnes ou encore certaines sphères d’activité sont particulièrement protégés de toute ingérence du souverain. Autrefois, cette protection pouvait prendre la forme d’octrois royaux irrévocables, comme les privilèges accordés à de nombreuses villes, d’accords contractuels comme la Magna Carta, la « Grande Charte » anglaise, de coutumes immémoriales ou d’une loi divine. L’exemple suprême est celui de l’Eglise. Ses propriétés ne sont pas imposables, la compétence de ses tribunaux lui permet de traiter des affaires inaccessibles à la justice royale, et elle a sous son contrôle des institutions sociales et économiques de la plus haute importance, comme le mariage. Toutefois, l’immunité, juridictionnelle ou fiscale, peut aussi concerner une province, une profession ou une famille. Et le statut de souverain n’est pas uniforme. Le roi de France lui-même ne sera longtemps que duc en Bretagne, ce qui n’est pas sans incidence sur ses droits. C’est avec ce genre de réalités que doit cohabiter l’« Etat de la Renaissance ». Il ne peut rien faire d’autre que d’accepter leur survivance, même si l’avenir repose entre les mains des fonctionnaires royaux et de leurs dossiers.

Au début du XVIe siècle, le monde chrétien d’Occident traverse une crise majeure qui brise à jamais l’unité confessionnelle de l’époque médiévale et accélère le processus de consolidation du pouvoir royal. Ce que l’on nomme de façon simpliste la Réforme protestante commence comme une querelle de plus à propos de l’autorité religieuse, une remise en question des prétentions papales dont la structure formelle et théorique a survécu à tant de vagues contestataires. A cet égard, la Réforme est un phénomène fondamentalement médiéval. Mais son histoire ne s’arrête pas là. La résumer à cela nuit à l’analyse exhaustive de sa portée politique. Ayant servi de détonateur au déclenchement d’une révolution culturelle, elle mérite incontestablement la place que lui attribue la tradition, celle de point de départ de l’histoire moderne.

Les revendications en faveur d’une réforme ecclésiastique ne présentent aucun caractère nouveau. Vers 1500, le sentiment que le pape et la Curie ne servent pas nécessairement les intérêts de tous les chrétiens est tout à fait motivé. Certains détracteurs ont déjà continué sur cette lancée pour se poser en dissidents, arguant d’une divergence doctrinale. Le profond courant de ferveur anxieuse du XVe siècle a été l’expression d’une recherche de nouvelles réponses à des questions spirituelles, et d’une volonté de dépasser, pour trouver ces réponses, les limites posées par l’autorité ecclésiastique. Les hérésies n’ont jamais été étouffées, seulement contenues. L’anticléricalisme du peuple est un phénomène aussi ancien que répandu ; depuis longtemps, l’accent est mis sur la nécessité d’une plus grande fidélité du clergé à l’Evangile. Au XVe siècle est apparu un autre courant dans la religiosité, peut-être plus profondément subversif que les hérésies parce que, contrairement à celles-ci, il contenait des forces susceptibles de finir par saper la conception traditionnelle de la religion. Faute d’un terme plus approprié, ce mouvement intellectuel, sceptique, rationnel, humaniste et cultivé a été qualifié d’érasmien, d’après le nom de l’homme qui, aux yeux de ses contemporains, incarnait le plus cet idéal – le premier Hollandais à jouer un rôle majeur dans l’histoire de l’Europe.

Erasme de Rotterdam était profondément fidèle à sa foi. Il se savait chrétien, et incontestablement cela signifiait qu’il demeurait au sein de l’Eglise. Toutefois, l’idéal qu’il avait de cette Eglise incluait l’idée d’une possible réforme. Il recherchait une plus grande simplicité dans la dévotion et une plus grande pureté du pastorat. S’il ne contestait ni l’autorité de l’Eglise ni celle du pape, il les remettait en cause de manière plus subtile, dans leur principe, car les déductions auxquelles avait abouti son travail de recherche étaient profondément subversives. Tel était le ton de sa correspondance avec ses pairs, dans toute l’Europe. Avec lui, ils apprenaient à débrouiller l’écheveau de leur logique, et par conséquent à épurer l’enseignement religieux des momifications scolastiques de la philosophie aristotélicienne. Dans son Nouveau Testament en grec, Erasme fournissait une base solide pour débattre de la doctrine chrétienne à une époque où la connaissance du grec redevenait largement répandue. Il dénonçait aussi le caractère fallacieux de textes dont on avait tiré d’étranges structures dogmatiques.

Pourtant, ni lui ni ceux qui partageaient son point de vue n’attaquaient franchement l’autorité religieuse. Pas plus qu’ils ne donnaient aux questions ecclésiastiques une dimension universelle. C’étaient de bons catholiques. Le courant humaniste, comme l’hérésie, le mécontentement engendré par le comportement des clercs et la cupidité des princes, était déjà dans l’air au début du XVIe siècle, attendant que l’homme et l’occasion fissent de ses adeptes les artisans d’une révolution religieuse. Aucun autre terme ne saurait mieux convenir en effet pour décrire le mouvement involontairement déclenché par un moine allemand, Martin Luther. En 1517, cet homme libère des énergies qui vont mettre à mal une unité chrétienne restée intacte, en Europe occidentale, depuis la disparition des Ariens.

Contrairement à Erasme, personnalité internationale, Luther a vécu toute sa vie, à l’exception de quelques brefs intermèdes, à Wittenberg, une petite ville allemande située sur les bords de l’Elbe, quasiment au fin fond de nulle part. Ce moine augustin à l’esprit quelque peu tourmenté, très versé en théologie, est déjà parvenu à la conclusion qu’il lui faut aborder les Saintes Ecritures sous un nouvel angle, présenter Dieu dans Sa miséricorde et non comme l’artisan d’une justice punitive. Cela ne fait pas nécessairement de lui un révolutionnaire ; l’orthodoxie de ses idées n’a jamais été mise en doute, jusqu’à ce qu’il entre en conflit avec la papauté. Il est allé à Rome et n’a pas aimé ce qu’il y a vu : selon lui, la cité pontificale est trop attachée aux biens de ce monde et ce ne sont pas les scrupules qui étouffent les dirigeants ecclésiastiques. Alors, bien sûr, cette expérience ne l’incite guère à montrer de bonnes dispositions à l’égard d’un frère dominicain, colporteur d’indulgences, qui sillonne les routes de Saxe. Les indulgences sont des certificats accordés par le souverain pontife, moyennant finance, en échange d’une rémission partielle des peines du purgatoire (l’argent sert à édifier la magnifique basilique Saint-Pierre en cours de construction à Rome). Les paroles du dominicain parviennent jusqu’à Luther, rapportées par des paysans qui lui ont acheté des indulgences après l’avoir entendu.

Par son caractère cru, cette transaction vivement conseillée par le prédicateur lève le voile sur l’un des aspects les plus déplaisants du catholicisme médiéval. Luther en est exaspéré, lui qui est presque obsédé par le sérieux de la nécessaire métamorphose de l’homme au cours de sa vie terrestre s’il veut être certain d’obtenir la rédemption. Alors, il rédige quatre-vingt-quinze thèses dans lesquelles il expose ses idées et s’élève contre les indulgences et d’autres pratiques pontificales. Respectant la tradition des joutes dialectiques, il les placarde, en latin, sur la porte de l’église du château de Wittenberg, le 31 octobre 1517. Il les envoie aussi à l’archevêque de Mayence, primat de Germanie, qui les transmet à Rome en demandant à l’ordre des Augustins d’interdire à Luther de prêcher sur le thème des indulgences. Mais déjà les thèses ont été traduites en allemand et, grâce à la toute nouvelle invention de l’imprimerie, elles circulent dans tout le Saint Empire. Luther obtient donc la disputatio recherchée. Seule la protection du grand électeur de Saxe, Frédéric III, qui refuse de l’extrader, lui permet de garder la vie sauve. Il est trop tard pour empêcher le venin de l’hérésie de se répandre : l’ordre de Luther l’abandonne, mais pas son université. La papauté se trouve bientôt confrontée aux doléances du peuple germanique, dont l’ardeur contre Rome est entretenue et attisée par l’ambition des grands princes de la région et par Luther, qui se découvre soudain un génie littéraire étonnamment fluide et productif. Il est le premier à exploiter les immenses possibilités du pamphlet imprimé.

Il ne faut pas deux ans pour que Luther, le moine augustin, soit traité de hussite. Mais, à ce moment-là, la Réforme est devenue inextricablement liée à la politique du Saint Empire. Au Moyen Age déjà, les réformateurs en puissance avaient cherché assistance auprès des pouvoirs séculiers, ce qui n’impliquait pas nécessairement de sortir du giron de l’Eglise : le cardinal espagnol Didacus Ximénès avait voulu se servir de l’autorité de la monarchie pour résoudre les problèmes de l’Eglise d’Espagne. Les souverains ne sont pas censés protéger les hérétiques ; leur devoir est de soutenir la vraie foi. Néanmoins, un appel à l’autorité séculière peut ouvrir la voie à des changements qui vont peut-être plus loin que leur auteur ne le souhaite. C’est le cas de Luther, semble-t-il. Ses discussions l’ont rapidement amené au-delà du désir motivé d’une réforme sur le plan pratique, pour mettre en question l’autorité pontificale d’abord, puis la doctrine religieuse. Les aspects théologiques ne figuraient pas au cœur de ses toutes premières protestations. Pourtant, il en vient à rejeter la transsubstantiation (pour la remplacer par une vision de l’eucharistie encore plus difficile à comprendre) et à prêcher que les hommes et les femmes sont justifiés – c’est-à-dire rachetés – non par la seule observation des œuvres (les sacrements), mais par la foi. Il s’agit là, manifestement, d’une position extrêmement individualiste. Elle touche le nerf même de l’enseignement religieux traditionnel, pour lequel il n’est aucun salut possible en dehors de l’Eglise (on notera cependant qu’Erasme, lorsqu’on lui demandera son avis, ne condamnera pas Luther ; on sait en outre qu’il trouvait que ce dernier avait dit beaucoup de choses très intéressantes).

En 1520, Luther est menacé d’excommunication. Devant une assistance ébahie, il brûle la bulle papale en même temps que les recueils du droit canon. Il continue à prêcher et à écrire. Sommé de s’expliquer devant la Diète impériale, il refuse de se rétracter. Le Saint Empire semble alors au bord d’une guerre civile. Après avoir quitté la Diète grâce au sauf-conduit qui accompagne sa convocation, Luther disparaît, enlevé par Frédéric de Saxe, le prince compatissant, soucieux de le mettre à l’abri. En 1521, l’empereur Charles Quint prononce sa mise au ban de l’Empire. Désormais, Luther est hors la loi.

Les doctrines de Luther, qu’il étend à la condamnation de la confession, de l’absolution, et du célibat des prêtres, attirent à lui de nombreux compatriotes. Ses disciples assurent leur diffusion par des prédications et en distribuant sa traduction du Nouveau Testament. Le luthéranisme est aussi un phénomène politique, que garantissent les princes germaniques en l’imbriquant à leurs relations compliquées avec l’empereur et à sa vague autorité sur eux. Des guerres s’ensuivent, et le terme « protestant » fait son apparition. En 1555, le Saint Empire est irrémédiablement divisé en deux camps : les Etats catholiques et les autres, protestants. La paix d’Augsbourg officialise la séparation en posant pour principe que dans chaque Etat la religion dominante sera celle du prince. C’est la première institutionnalisation, en Europe, du pluralisme religieux – et une concession importante de la part d’un empereur, Charles Quint, qui se pose en défenseur du catholicisme universel. En même temps, ce renoncement est nécessaire pour conserver la loyauté des princes. Dans les deux parties de l’Empire, catholique et protestante, la religion se tourne comme jamais vers l’autorité politique pour obtenir son soutien dans un monde où rivalisent les credo des uns et des autres.

La Réforme n’est cependant pas une affaire simple. D’autres formes de protestantisme ont déjà émergé du ferment évangélique. Certaines ont bénéficié de l’agitation sociale. Très vite, Luther doit établir une distinction entre son enseignement et les idées des paysans qui invoquent son nom pour justifier leur rébellion contre leurs maîtres. L’un de ces groupes radicaux est celui des anabaptistes, persécutés de la même façon par les princes catholiques et protestants. L’introduction de la communauté des biens et de la polygamie par les anabaptistes de Münster, en 1534, confirme les craintes de leurs détracteurs et entraîne une violente répression. Toutefois, de toutes les formes de protestantisme, seul le calvinisme peut avoir sa place dans un récit aussi général que le nôtre. C’est certainement la contribution la plus importante de la Suisse à la Réforme, bien que son fondateur, Jean Calvin, soit français. Le théologien n’est encore qu’un jeune homme lorsqu’il formule les points essentiels de sa doctrine : la dépravation totale de l’homme après la Chute et son incapacité à obtenir le salut, à moins d’appartenir à la catégorie des rares élus que Dieu a choisi de sauver. Si Luther, le moine augustin, parle avec la voix de Paul, celle de Calvin a des accents de saint Augustin. Le succès de cette foi calviniste assez déprimante n’est pas facile à comprendre, mais Genève n’est pas le seul endroit où l’histoire témoignera de son efficacité, la France, l’Angleterre, l’Ecosse, les Provinces-Unies et les territoires britanniques de l’Amérique du Nord en seront d’autres. L’étape cruciale, pour un calviniste, est de faire reconnaître son inclusion dans le cercle des élus. Comme les signes de cette appartenance sont l’adhésion apparente aux commandements de Dieu et la participation aux sacrements, la chose est moins difficile qu’il n’y paraît.

Du temps de Calvin, Genève n’est pas le lieu idéal pour les caractères désinvoltes. Le théologien français a rédigé la Constitution d’un Etat théocratique qui pose le cadre d’un exercice remarquable de gouvernement autonome. Le blasphème et la sorcellerie sont punis de mort mais, pour les contemporains, cela n’a rien de surprenant. Dans la plupart des pays européens, l’adultère aussi est un crime puni par les tribunaux ecclésiastiques. Mais, à Genève, c’est un péché gravissime, passible de la peine capitale : les femmes subissent le supplice de la noyade et les hommes sont décapités (un renversement de tendance, apparemment, par rapport aux pratiques pénales usuelles d’une société européenne à prédominance masculine, où les femmes, considérées comme plus fragiles sur le plan moral et intellectuel, se voient accorder des châtiments plus doux que ceux réservés aux hommes). Les personnes convaincues d’hérésie encourent aussi des peines très sévères.

De Genève, où sont formés ses pasteurs, la nouvelle secte s’implante en France, où elle gagne des convertis parmi la noblesse. En 1561, les calvinistes comptent plus de 2 000 congrégations. Aux Pays-Bas, en Angleterre et en Ecosse, puis enfin dans les Etats du Saint Empire, la doctrine entre en concurrence avec le luthéranisme. Elle gagne aussi la Pologne, la Bohême et la Hongrie. La vigueur du calvinisme à ses débuts surpasse celle du luthéranisme, lequel, à l’exception de la Scandinavie, n’a jamais vraiment pris racine en dehors des Etats impériaux qui l’ont adopté au départ.

L’extrême variété des formes revêtues par le protestantisme constitue, encore aujourd’hui, un véritable défi à toute personne qui voudrait les résumer ou les simplifier. Profondément enracinée et d’une grande complexité dès l’origine, la Réforme doit aussi beaucoup aux circonstances. Elle est variée, riche et d’une très grande portée, dans ses effets comme dans son expression. Si le terme « protestantisme » peut être pris sérieusement comme indicateur d’une identité fondamentale cachée derrière l’imbroglio de ses nombreuses formes d’expression, c’est dans son influence et ses répercussions qu’on la trouve. Le protestantisme est un élément perturbateur. En Europe et aux Amériques, il est à l’origine de nouvelles cultures ecclésiastiques fondées sur l’étude de la Bible et des prédications, dont l’importance dépasse parfois celle des sacrements. Il va façonner l’existence de millions d’individus en les accoutumant à un nouvel examen approfondi et scrupuleux de leur conduite personnelle et de leur conscience (ironie du sort, le mouvement protestant réalisera là ce que les catholiques romains ont longtemps cherché à obtenir), et il reconstitue un clergé non célibataire. Ses conséquences négatives sont l’affaiblissement (ou du moins la remise en question) de toutes les institutions ecclésiastiques existantes et l’apparition de nouvelles forces politiques sous forme d’Eglises que les princes vont pouvoir manipuler pour arriver à leurs fins – souvent contre des papes qu’ils voient simplement comme des princes, à leur image. A juste titre, le protestantisme va finir par être considéré, autant par ses partisans que par ses ennemis, comme l’une des forces déterminant la forme de l’Europe moderne et, par conséquent, celle du monde.

Pourtant, luthéranisme et calvinisme n’ont joué aucun rôle dans la première incidence du rejet de l’autorité pontificale par un Etat-nation. L’Angleterre va en effet connaître, presque accidentellement, une métamorphose religieuse unique. A la fin du XVe siècle monte sur le trône une nouvelle dynastie originaire du pays de Galles, les Tudors, et le deuxième monarque de cette lignée, Henri VIII, mêle le pape à son désir d’annuler ce qui s’avérera être la première de six unions, afin de pouvoir se remarier et donner un héritier mâle à la Couronne. S’ensuit alors une querelle qui donnera lieu à l’une des plus remarquables démonstrations de l’autorité séculière au XVIe siècle, lourde de conséquences, elle aussi, pour l’avenir de l’Angleterre. Fort du soutien du Parlement, qui lui obéit en votant la législation requise, Henri VIII se proclame chef de l’Eglise anglicane. Sur le plan doctrinal, il n’imagine aucune rupture avec le passé, d’autant plus que le pape lui a accordé, pour son traité en réponse aux attaques de Luther, le titre de « défenseur de la foi », que son successeur portera encore. Mais l’affirmation de la suprématie du roi ouvre la voie à la séparation d’avec Rome.

La dissolution des monastères et de quelques autres fondations ecclésiastiques, ainsi que la vente des propriétés de l’Eglise à des membres de l’aristocratie ou de la gentry vont donner un intérêt particulier à cette séparation. Sous le règne du successeur d’Henri VIII, des hommes d’Eglise favorables aux nouvelles doctrines cherchent à rapprocher sensiblement l’Eglise anglicane des idées protestantes en vogue sur le continent. La réaction du peuple est mitigée. D’aucuns y voient une façon de renouer avec une vieille tradition de dissidence vis-à-vis de Rome, d’autres n’acceptent pas les innovations. D’un débat confus et d’une politique obscure sortiront un chef-d’œuvre littéraire, le Book of Common Prayers (Livre de la prière commune) et quelques martyrs, catholiques et protestants. Puis, sous la quatrième et malheureuse souveraine de la dynastie Tudor, au destin le plus tragique de toute l’histoire des reines d’Angleterre, injustement surnommée « Bloody Mary » (« Marie la Sanglante »), a lieu un retour à l’autorité pontificale (et au bûcher pour les hérétiques protestants). A cette époque, en outre, les questions religieuses, l’intérêt national et la politique étrangère sont inextricablement liés, les Etats européens s’écartant de plus en plus les uns des autres pour des motifs religieux.

Le schisme anglican présente une autre caractéristique remarquable : comme la Réforme en Allemagne, il jalonne l’évolution d’une conscience nationale. Entériné par une loi votée au Parlement, le règlement de la question religieuse en renferme une autre, implicite et d’ordre constitutionnel : y a-t-il une limite à l’autorité législative ? Avec l’accession au trône de la demi-sœur de Marie Tudor, Elisabeth Ire, le pendule religieux revient en arrière, bien que pendant longtemps l’on ne sache pas très bien jusqu’où. Elisabeth insiste, et son Parlement légifère dans son sens : elle retient l’essentiel de la position de son père ; l’Eglise anglicane ou Eglise d’Angleterre, comme on peut dorénavant l’appeler, déclare ne pas renoncer à la doctrine catholique, mais s’appuyer sur la suprématie royale. Plus important encore, puisque cette suprématie est reconnue par un vote du Parlement, l’Angleterre ne tarde pas à déclarer la guerre au Roi Catholique espagnol, connu pour sa détermination à extirper toute forme d’hérésie dans les pays conquis. Ainsi une autre cause nationale vient-elle s’identifier à celle du protestantisme.

Alors que certaines institutions médiévales représentatives s’effacent devant le pouvoir monarchique, la Réforme aide le Parlement anglais à survivre, mais on ne saurait tout résumer à cela, loin s’en faut. L’unité datant de l’époque anglo-saxonne et l’absence d’assemblées provinciales potentiellement rivales facilitent la concentration du Parlement sur la politique nationale bien plus que ne pourrait l’espérer une autre institution similaire. La négligence du roi a aussi joué un rôle non négligeable : en s’empressant de liquider l’ensemble des propriétés brièvement en sa possession après la dissolution des monastères – environ un cinquième du territoire du royaume –, Henri VIII a laissé filer une belle occasion d’établir une base solide pour une monarchie absolue. Néanmoins, une fois ces impondérables pesés, il reste que la décision ultime du souverain – demander l’aval de l’institution représentative nationale pour créer l’Eglise d’Angleterre – apparaît encore aujourd’hui comme l’une des plus cruciales de l’histoire du Parlement britannique.

Sous le règne d’Elisabeth Ire, les futurs martyrs catholiques sont jugés pour haute trahison et non pour hérésie, mais l’Angleterre est bien moins divisée, sur le plan religieux, que le Saint Empire et la France. La France du XVIe siècle est tourmentée, déchirée entre catholiques et calvinistes, chacun des deux groupes étant représenté, en substance, par un clan nobiliaire qui cherche à s’emparer du pouvoir au cours de guerres dites « de Religion ». Neuf d’entre elles ont été répertoriées, entre 1562 et 1598. Parfois, ces luttes affaiblissent considérablement la monarchie et les grandes familles de nobles en viennent presque à gagner la bataille contre l’Etat centralisateur. Pourtant, leurs divisions finissent par profiter à un souverain qui sait en jouer. Les malheureux Français supportent les troubles et les ravages des guerres de Religion jusqu’à l’accession au trône en 1589, après l’assassinat de son prédécesseur, d’Henri, roi de Navarre et membre d’une branche cadette de la famille royale. Devenu Henri IV, roi de France, il inaugure la branche dynastique des Bourbons, dont les descendants sont encore aujourd’hui les prétendants au trône de France. De confession protestante, il reconnaît que le catholicisme est la religion à laquelle la grande majorité des Français s’accrochent – une lignée continue pour l’identité de la nation. Il accepte alors de se convertir, condition nécessaire pour accéder au trône. Les protestants reçoivent des garanties particulières qui leur laissent un Etat dans l’Etat : on leur attribue des places de sûreté – villes fortifiées où les ordonnances du roi n’ont pas cours. Cette solution désuète, en créant de nouvelles immunités, leur garantit la liberté de pratiquer leur religion. Henri IV et ses successeurs peuvent ainsi s’employer à rétablir l’autorité royale, sérieusement ébranlée par les assassinats et les intrigues. Mais la noblesse française est loin d’être domptée.

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Avant ces événements, l’antagonisme religieux a été ravivé par la Contre-Réforme, un réexamen interne des doctrines de l’Eglise catholique romaine. Sa manifestation la plus officielle est la tenue du concile de Trente. Convoqué en 1543, il se réunit à trois reprises au cours des treize années suivantes. La présence dominante d’évêques italiens et espagnols contribue à lui donner une assise, car la Réforme protestante a peu d’incidence en Italie et aucune en Espagne. Jusqu’au XIXe siècle, les décisions du concile constitueront les pierres de touche de l’orthodoxie en matière de discipline et de doctrine, selon des critères auxquels les monarques catholiques accepteront de se rallier. Les évêques voient leur autorité s’affermir et les paroisses acquièrent de l’importance. Par voie de conséquence, le concile répond à la vieille interrogation concernant l’exercice de l’autorité suprême dans l’Europe catholique. Désormais, incontestablement, c’est le pape qui la détient. Cependant, à l’instar de son homologue protestante, la Contre-Réforme va au-delà des formules et des principes. La dévotion gagne en intensité, ravivant la ferveur des laïcs comme celle du clergé. Outre qu’elle oblige les fidèles à assister à la messe tous les dimanches, impose une réglementation plus stricte des baptêmes et mariages et met un terme définitif à la vente des indulgences par des religieux autorisés (facteur déclenchant, nous l’avons vu, de l’explosion du luthéranisme), la Contre-Réforme cherche à sauver des régions rurales plongées dans un monde de superstitions et une ignorance si profonde que les missionnaires qui tentent d’y pénétrer, en Italie, les nomment « nos Indes à nous », signifiant par là qu’elles ont autant besoin d’être évangélisées que les Barbares païens du Nouveau Monde.

Pourtant, la spiritualité et la ferveur spontanée déjà apparentes chez les fidèles du XVe siècle vont elles aussi alimenter la Contre-Réforme. Ce nouvel élan spirituel trouve son expression la plus forte dans une institution durable fondée par un soldat de l’armée espagnole. Curieuse ironie du sort, Ignace de Loyola a fréquenté le même collège parisien que Calvin au début des années 1530. Aucun document ne mentionne toutefois une éventuelle rencontre. En 1534, avec quelques compagnons, Ignace prononce ses vœux ; ensemble, ils ont pour objectif d’accomplir une œuvre missionnaire et, tandis qu’ils s’y préparent, l’ascète ébauche les règles d’un nouvel ordre religieux. En 1540, le pape reconnaît la Compagnie de Jésus. Les Jésuites, comme on les appelle bientôt, vont avoir, dans l’histoire de l’Eglise, une importance comparable à celle des premiers moines bénédictins ou franciscains au XIIIe siècle. Leur fondateur-soldat aime les imaginer comme la milice de l’Eglise, parfaitement disciplinée et entièrement soumise à l’autorité pontificale par l’intermédiaire de leur supérieur général, qui vit à Rome. Les Jésuites métamorphosent l’instruction catholique. Ils sont au centre de l’effort missionnaire aux quatre coins du monde. En Europe, leurs grandes capacités intellectuelles et leur sens de la politique leur permettent d’occuper les fonctions les plus hautes à la cour des rois.

Pourtant, si la Contre-Réforme, comme la Réforme, sert d’étai à l’autorité pontificale, elle peut aussi raffermir celle des souverains sur leurs sujets. La nouvelle dépendance de la religion à l’autorité politique, c’est-à-dire à une force organisée, accroît encore davantage l’emprise de l’appareil d’Etat, particulièrement manifeste dans les royaumes d’Espagne où, longtemps avant le concile de Trente, deux forces convergent pour créer une monarchie catholique irrécusable. La première, la Reconquista, très récemment terminée, a été une croisade. Le titre de « Rois Catholiques » révèle en soi l’identification d’un processus politique à une lutte idéologique. En second lieu, la monarchie espagnole se trouve confrontée à la difficulté d’intégrer subitement un grand nombre de sujets non chrétiens, juifs et musulmans, perçus comme potentiellement menaçants pour la sécurité d’une société multiraciale.

L’instrument utilisé contre ces sujets est d’un type nouveau : une inquisition non plus sous contrôle du clergé, comme celle du Moyen Age, mais commandée par la Couronne. Autorisée par une bulle papale promulguée en 1478, l’Inquisition espagnole est instaurée en Castille autour de 1480. Très vite, le pape a des doutes : en Catalogne, les sommités laïques comme les autorités ecclésiastiques lui opposent une résistance, en vain. En 1516, lorsque le futur empereur Charles Quint devient roi des Espagnes, premier souverain à réunir les royaumes d’Aragon et de Castille sous une même couronne, l’Inquisition est la seule institution des territoires espagnols qui, à partir d’un Conseil royal, exerce son autorité sur la totalité d’entre eux, aux Amériques, en Sicile et en Sardaigne comme en Aragon et en Castille. Le résultat le plus marquant, « nettoyage ethnique » avant l’heure, est l’expulsion des Juifs et une réglementation sévère pour les morisques, comme on appelle à cette époque les musulmans convertis.

L’Espagne présente ainsi une unité religieuse impossible à briser pour une poignée de luthériens avec qui l’Inquisition ne rencontre aucune difficulté. Au final, la facture sera lourde. Cependant, déjà sous Charles Quint, catholique fervent, l’Espagne, religieuse et séculière, aspire à une nouvelle forme de monarchie absolue, centralisée – l’Etat de la Renaissance par excellence, en fait – et elle est incidemment la toute première administration à devoir prendre des décisions concernant des événements mondiaux. Le reliquat de constitutionnalisme formel au sein de la péninsule n’y change quasiment rien. L’Espagne constitue un modèle pour les autres Etats de la Contre-Réforme, et ce modèle s’impose dans une grande partie de l’Europe, par la force ou par l’exemple, au cours du siècle qui suit la mort de Charles Quint, survenue en 1558, dans un monastère reculé de la province d’Estrémadure où il s’est retiré pour vivre dans une grande piété.

De tous les monarques européens qui s’identifient à la cause de la Contre-Réforme, se voyant comme les extirpateurs de l’hérésie, aucun n’est plus déterminé ni plus bigot que le fils et successeur de Charles Quint, Philippe II d’Espagne, époux, entre autres, de la défunte Marie Tudor. La moitié de l’empire de son père lui est revenue : l’Espagne, les Indes, la Sicile et les Pays-Bas espagnols (en 1581, il devient aussi roi du Portugal, qui restera espagnol jusqu’en 1640). Le résultat de sa politique de purification religieuse en Espagne a été interprété de nombreuses façons. Mais ce qui échappe à toute controverse est l’effet de cette politique sur les Pays-Bas espagnols, d’où émerge le premier Etat au monde à rompre avec la longue domination de la monarchie et de la noblesse terrienne.

Ce que d’aucuns nomment la « révolte des Pays-Bas » ou encore la « révolte des gueux » ou la « guerre de Quatre-Vingts Ans » a donné lieu, comme beaucoup d’autres événements à l’origine d’une nation, à toutes sortes de mythes, dont certains ont été fabriqués en toute connaissance de cause. Cependant, il est peut-être moins trompeur de colporter ce genre de récits fabuleux que de supposer qu’en raison de l’émergence, au final, d’une sorte de société très moderne, cette révolte, dominée par une lutte passionnée en faveur de la tolérance religieuse et de l’indépendance nationale, a été moderne elle aussi. Rien n’est sans doute aussi fallacieux : les troubles éclatent dans un cadre très médiéval, celui des anciennes possessions bourguignonnes, provinces de l’Etat le plus riche de l’Europe septentrionale, le duché que Marie de Bourgogne, par son mariage, a fait passer sous la souveraineté des Habsbourg. Les Pays-Bas espagnols, dix-sept provinces très différentes, en font partie. Les provinces du Sud2, où beaucoup d’habitants parlent français, comprennent la région la plus urbanisée d’Europe et Anvers, le grand port marchand flamand. Depuis longtemps déjà, elles se rebiffent, et, vers la fin du XVe siècle, les villes flamandes tentent apparemment de devenir des cités-Etats indépendantes. Les provinces septentrionales sont davantage tournées vers l’agriculture et les activités maritimes. Les habitants s’y montrent particulièrement attachés à la terre, peut-être parce qu’ils l’ont réellement conquise sur la mer et transformée en polders depuis le XIIe siècle.

Le Nord et le Sud deviendront plus tard les Pays-Bas et la Belgique, mais en 1556 cette idée est inconcevable. Pas plus que n’est envisageable une division religieuse entre les deux. Bien que les catholiques deviennent majoritaires au sud, du fait de l’émigration de nombreux protestants vers le nord, les deux confessions se mélangent de part et d’autre d’une frontière qui n’existe pas encore. Au début du XVIe siècle, l’Europe est beaucoup plus tolérante vis-à-vis des désaccords religieux qu’elle ne le sera après le coup d’envoi de la Contre-Réforme.

Les événements qui suivent s’expliquent en partie par la détermination de Philippe II à appliquer les décrets du concile de Trente, mais l’origine des émeutes remonte à une date très ancienne. Lorsque les Espagnols s’efforcent de moderniser les relations du gouvernement central et des communautés locales (ce qui revient à exploiter une prospérité croissante à coups d’impôts plus efficaces), ils mettent à jour leurs méthodes et montrent peut-être moins de tact que les Bourguignons. Les émissaires du roi d’Espagne entrent d’abord en conflit avec les nobles des provinces méridionales. Aussi ombrageux et susceptibles que les autres grands de l’époque dans la défense de leurs « libertés » symboliques – c’est-à-dire de leurs privilèges et immunités –, ils se sentent menacés par un monarque qui est encore plus éloigné d’eux que son père, le grand Charles Quint, lequel, au moins, leur donnait l’impression de les comprendre puisqu’il parlait leur langue. Ils reprochent au gouverneur des Pays-Bas, le duc d’Albe, son ingérence dans les juridictions locales pour la poursuite des hérétiques, autre violation de leurs privilèges. Tout catholiques qu’ils soient, ils ont des intérêts dans les villes flamandes prospères où le protestantisme a pris racine et craignent d’y voir arriver l’Inquisition espagnole. De surcroît, comme les autres membres de la noblesse de l’époque, ils s’inquiètent de la pression inflationniste causée en partie par l’afflux de l’or des Amériques en Espagne.

La résistance au gouvernement espagnol commence sous une forme tout à fait médiévale au sein des états généraux, l’assemblée du Parlement, à Bruxelles, dans le Brabant. Pendant quelques années, la brutalité de l’armée espagnole et la prise en main des événements par Guillaume d’Orange, l’un des leurs, unit les nobles contre leur souverain de droit. Comme Elisabeth Tudor à la même époque, Guillaume, surnommé « le Taciturne » à cause de sa décision de ne pas laisser éclater sa colère lorsqu’il a appris la détermination de son souverain à mettre ses sujets hérétiques à genoux, excelle dans l’art de rassembler des hommes autour d’une cause populaire. Toutefois, entre les nobles et les citoyens calvinistes, pour qui les enjeux sont plus importants, un désaccord potentiel subsiste. Un meilleur sens tactique des gouverneurs espagnols et les succès de l’armée de Philippe II suffisent en définitive à ouvrir une faille entre les deux. Les nobles rentrent dans le rang. Ainsi, sans le savoir, l’armée espagnole délimite la Belgique actuelle. Les combats ne se poursuivent plus que dans les provinces septentrionales (bien que toujours sous la direction politique de Guillaume le Taciturne, jusqu’à son assassinat en 1584).

Pour les Hollandais, comme l’histoire nous autorise à les appeler désormais, les enjeux sont de taille, et s’ils ne sont pas encombrés, comme leurs coreligionnaires du Sud, d’une noblesse au mécontentement ambigu, ils n’en sont pas moins divisés et les différentes provinces parviennent rarement à s’entendre. D’un autre côté, ils peuvent dissimuler leurs dissensions derrière le cri de la liberté religieuse et une grande tolérance ; et ils profitent aussi d’une forte migration vers le nord des capitaux et talents flamands. Leurs ennemis se heurtent eux aussi à des difficultés : si redoutable soit-elle, l’armée espagnole a bien du mal à affronter un ennemi qui se retire derrière les remparts des villes et inonde les alentours en perçant des brèches dans les digues qui retiennent les eaux. Les Hollandais, presque par hasard, font porter leur effort principal sur la mer, où ils peuvent causer beaucoup de tort à leurs ennemis, à armes un peu plus égales. Les communications espagnoles avec les Pays-Bas sont plus difficiles une fois que les rebelles barrent la voie maritime au nord. Entretenir une grande armée en Belgique en provenance d’Italie a un coût, et celui-ci augmente encore lorsqu’il faut repousser d’autres ennemis… ce qui est bientôt le cas. La Contre-Réforme inocule à la politique internationale un nouveau facteur idéologique. Ajouté à la volonté anglaise de maintenir l’équilibre des pouvoirs sur le continent européen et d’empêcher une victoire totale des Espagnols, ce dernier va conduire l’Angleterre au conflit avec l’Espagne, diplomatique d’abord, puis militaire, dans un combat naval où elle bénéficiera du concours de ses alliés hollandais.

Quasiment par hasard et de manière presque accessoire, la guerre crée une nouvelle société remarquable, une fédération assez distendue de sept petites républiques dotées d’un gouvernement central faible, qui deviennent les Provinces-Unies. Très vite, leurs citoyens se découvrent un passé national oublié (comme les Africains du XXe siècle après la décolonisation) et célèbrent les vertus de tribus germaines à peine évoquées dans les rapports des Romains sur les soulèvements. Quelques marques de cet enthousiasme subsistent dans les tableaux commandés par les riches bourgeois d’Amsterdam (c’est l’époque de Rembrandt), qui représentent l’attaque d’un camp romain. La spécificité de cette nouvelle nation créée sciemment est plus intéressante, aujourd’hui, que cette forme de propagande historique. Une fois leur survie assurée, les Provinces-Unies connaissent la tolérance religieuse, une grande liberté citoyenne et l’indépendance des unes par rapport aux autres ; au sein de leur gouvernement, les Hollandais se sont bien gardés de donner l’avantage aux calvinistes.

Les générations ultérieures en sont venues à voir un lien analogue entre les libertés civiques et religieuses de l’Angleterre élisabéthaine, mais si cette vision est compréhensible, compte tenu de l’évolution des institutions anglaises au cours du siècle suivant, elle n’en reste pas moins anachronique.

Paradoxalement, cette évolution institutionnelle va en partie dans le sens d’un fort raffermissement de l’autorité législative de l’Etat anglais, qui porte si loin la limitation des privilèges parlementaires qu’à la fin du XVIIe siècle les Européens du continent en restent ébahis. Pendant longtemps, ce raffermissement est resté des plus improbables. En effet, en tant qu’organisatrice du spectacle royal, Elisabeth Ire a été une souveraine incomparable. Lorsque s’est estompé le mythe de sa beauté et de sa jeunesse, elle a montré la majesté de ceux qui survivent à leurs conseillers des débuts. Sa mort, en 1603, a mis fin à quarante-cinq années d’un règne pendant lequel elle était au centre d’un culte national nourri par sa capacité instinctive – particularité des Tudors – à souder les intérêts dynastique et patriotique, grâce à des poètes de génie ou à des procédés très banals, comme ses voyages fréquents (non coûteux, puisqu’elle était reçue chez ses courtisans) permettant à son peuple de voir sa reine, et à sa façon étonnante de traiter avec son Parlement. Relativement tolérante, elle rejetait l’idée des persécutions religieuses, se refusant à « percer des fenêtres dans l’âme des hommes ».

Rien d’étonnant, donc, à ce que le jour de l’accession au trône de la bonne reine Bess soit devenu, sous le règne de ses successeurs, la fête de l’opposition patriote au gouvernement. La Reine vierge n’a pas eu d’enfant à qui transmettre l’éclat prestigieux qu’elle avait su donner à la monarchie, et elle a laissé un Etat criblé de dettes. Comme tous les autres souverains de son époque, elle n’a jamais eu de revenus suffisants. Hériter de ses dettes ne facilite pas la tâche de Jacques Ier Stuart, premier roi de la maison d’Ecosse à lui succéder. Il est toujours difficile de rester modéré dans l’évocation des défauts des hommes de cette dynastie ; les Stuarts ont donné successivement à l’Angleterre quatre mauvais rois. Pourtant, Jacques Ier n’était ni stupide comme son fils, ni aussi dépourvu de scrupules que ses petits-fils. Ce sont probablement son manque de tact et ses manières étranges, plutôt que des défaillances plus graves, qui, sous son règne, ont le plus contribué à envenimer la politique.

A la décharge des Stuarts, il faut reconnaître qu’elle n’est pas la seule monarchie à connaître des difficultés. Au XVIIe siècle, plusieurs pays traversent une période de remise en cause de l’autorité politique, avec en parallèle, curieusement, une crise économique à l’échelle de l’Europe. Les deux sont peut-être liées, mais la nature de ce lien n’est pas facile à déterminer avec certitude. Curieusement, ces rébellions coïncident avec la dernière phase de conflits religieux déclenchés par la Contre-Réforme. A tout le moins, il nous est permis de supposer que, à cette époque et dans un grand nombre de pays d’Europe, la rupture de la vie politique normale s’explique en partie par les besoins des gouvernements contraints de prendre part aux querelles religieuses.

En Angleterre, la crise précipite le pays dans une guerre civile, un régicide et l’établissement de la seule république de toute l’histoire du pays. Les historiens n’ont pas fini de s’interroger sur l’objet principal de la querelle et sur le point de non-retour qui a marqué le début du conflit armé entre Charles Ier et son Parlement. A un moment crucial, en 1640, le monarque, en guerre contre ses sujets écossais – il est roi d’Ecosse et d’Angleterre –, doit demander l’aide du Parlement anglais. Sans nouvelle levée d’impôts, il est impossible de défendre l’Angleterre. Mais certains parlementaires sont convaincus que le souverain tente de renverser l’Eglise anglicane, entérinée par le Parlement, et de réintroduire le pouvoir pontifical. Ils s’en prennent aux fidèles du roi (deux des plus notables seront envoyés sur le billot). En 1642, Charles Ier décide que l’emploi de la force est la seule issue possible. Ainsi débute la guerre civile, pour s’achever par la défaite du souverain. Comme nombre d’Anglais, le Parlement est inquiet, se demandant où tout cela finira s’il sort du cadre de l’ancienne constitution, qui prévoit un roi et deux Chambres, des lords et des communes. Malheureusement pour lui, Charles Ier gâche cet avantage en cherchant le soutien d’une armée étrangère prête à envahir le pays (cette fois, les Ecossais se battront pour lui). Au Parlement, les personnalités dominantes en ont assez. Charles Ier est jugé et exécuté, à la stupéfaction de ses contemporains. Son fils est envoyé en exil.

Après la destitution du roi, un long interrègne commence, avec pour figure dominante, jusqu’à sa mort en 1658, l’un des hommes les plus remarquables que l’Angleterre ait produits, Oliver Cromwell. Issu de la gentry, il gagne ses galons dans les assemblées du parti parlementaire grâce à son génie militaire, ce qui lui donne un pouvoir immense : il peut se passer des politiques, pourvu que l’armée soit de son côté. En même temps, cela lui impose des limites, puisqu’il ne peut prendre le risque de perdre le soutien des militaires. La république qui en résulte, le Commonwealth d’Angleterre, est étonnamment fertile en nouveaux projets constitutionnels, Cromwell cherchant un moyen de gouverner par l’intermédiaire du Parlement sans faire de l’Angleterre la proie d’un protestantisme intolérant.

L’intransigeance de certains parlementaires est l’un des moyens d’expression de la tendance plurielle du protestantisme anglais – et américain – qui, par la suite, a pris le nom de « puritanisme ». Depuis le règne d’Elisabeth, il s’agit d’un courant mal défini mais en plein essor. A l’origine, ses porte-parole ne recherchaient qu’une interprétation particulièrement fidèle et austère de la doctrine et des cérémonies religieuses. La plupart des puritains des débuts étaient anglicans, mais certains d’entre eux n’ont pas supporté de voir leur Eglise conserver une grande partie de son passé catholique. Au fil du temps, c’est à ceux-là que le substantif s’applique de plus en plus. Au XVIIe siècle, l’épithète « puritain » indique, outre une rigidité de la doctrine et une désapprobation du rituel, une réforme des manières au sens très calviniste du terme. A l’avènement de la république, nombre des partisans du Parlement semblent vouloir se servir de sa victoire pour imposer juridiquement le puritanisme, à la fois sur le plan doctrinaire et moral, non seulement aux anglicans conservateurs et royalistes, mais aussi aux minorités religieuses dissidentes – les congréganistes, baptistes et unitariens, qui, sous le Commonwealth, réussissent à faire entendre leur voix.

Le puritanisme n’a rien de démocratique, ni sur le plan politique ni sur le plan religieux. Ceux qui font partie des élus peuvent choisir librement leurs Anciens et agir comme une communauté autonome, mais, en dehors du cercle des prédestinés au salut, ils ont l’air d’oligarques – ce qu’ils sont en réalité – prétendant savoir ce que Dieu réserve aux autres, et cela est d’autant plus inacceptable. Ce sont ces quelques minorités atypiques, et non des membres de l’establishment protestant dominant, qui lancent les idées démocratiques et égalitaires alimentant le grand débat des années républicaines.

La publication de plus de 20 000 livres et pamphlets (un mot passé dans l’usage autour des années 1650) traitant de questions politiques et religieuses aurait en soi suffi à faire de la guerre civile et des années du Commonwealth une grande époque de l’éducation politique en Angleterre. Malheureusement, avec la disparition de Cromwell apparaît clairement la faillite institutionnelle de la république. Faute d’un consensus suffisant, il est impossible aux Anglais d’établir une nouvelle Constitution, quelle qu’elle soit. Mais il s’avère que la plupart d’entre eux sont prêts à revenir à l’ancien système monarchique. La restauration des Stuarts, en 1660, sonne le glas du Commonwealth. En fait, l’Angleterre rappelle son souverain sans avoir exprimé ses conditions. En dernier ressort, Charles II remonte sur le trône parce que le Parlement en a décidé ainsi, convaincu qu’il va défendre l’Eglise anglicane. La Contre-Réforme catholique effraie alors autant les Anglais qu’auparavant le puritanisme de la révolution. Le conflit entre le roi et le Parlement n’est pas résolu, mais l’Angleterre ne connaîtra pas de monarchie absolue ; désormais, la Couronne se tient sur la défensive.

Les historiens ont longuement débattu de ce que recouvre l’expression « Révolution anglaise ». Manifestement, la religion a joué un grand rôle. Le protestantisme extrémiste a eu l’occasion d’influencer la vie de la nation comme jamais plus il ne lui sera donné de le faire, et cela lui vaut une haine profonde des anglicans en même temps que naît, dans la classe politique, un anticléricalisme qui se maintiendra pendant des siècles. Ce n’est pas sans raison que l’historien anglais classique parle de « révolution puritaine ». Toutefois, pas plus que la querelle constitutionnelle, la religion ne saurait englober à elle seule toute la signification de ces années-là. D’autres ont cherché dans la guerre civile la trace d’une lutte des classes. Nul doute que bien des personnes engagées dans ce conflit aient obéi à des motivations intéressées, mais celles-ci ne rentrent pas dans un cadre général défini. D’autres analystes encore y ont vu une lutte entre une « cour » hypertrophiée, réseau de bureaucrates, courtisans et politiques, tous liés au système par une même dépendance financière, et la « campagne », à savoir les notables locaux qui étaient les payeurs. Mais souvent les régions se divisent. C’est d’ailleurs là que réside l’une des tragédies de cette guerre civile : les familles elles-mêmes risquaient d’éclater. Il est plus facile, encore aujourd’hui, d’énoncer clairement le bilan de la Révolution anglaise que d’en établir l’origine ou de lui donner une signification.

Le procès et l’exécution de Charles Ier jettent la consternation dans la plupart des Etats, qui pourtant connaissent eux aussi des épisodes sanglants. La France traverse une période difficile : le cardinal de Richelieu, principal ministre du roi Louis XIII, cherche à asseoir le pouvoir royal non seulement en réduisant les privilèges des huguenots, comme on appelle désormais les calvinistes français, mais aussi en nommant dans les provinces des « intendants » représentant directement le pouvoir royal. Cette réforme aggrave les souffrances quasi continuelles du peuple français dans les années 1630 et 1640. Dans ce pays à l’économie encore essentiellement agricole, les plus durement touchés par les mesures du Cardinal sont forcément les pauvres. En quelques années, les paysans voient leurs impôts doubler, et parfois même tripler. Des jacqueries éclatent, impitoyablement réprimées. Certaines régions de France sont également dévastées par les dernières campagnes de la guerre de Trente Ans, conflit armé entre les Bourbons et les Habsbourg qui se disputent l’hégémonie dans le Saint Empire et en Europe centrale. La Lorraine, la Bourgogne et une grande partie de l’est de la France sont ravagées, avec par endroits un quart ou un tiers de la population en moins.

Les allégations selon lesquelles la monarchie française chercherait à imposer de nouvelles taxes jugées anticonstitutionnelles par certains finissent par déclencher une crise politique sous le gouvernement du cardinal de Mazarin, successeur de Richelieu. La défense de la Constitution est assurée par des institutions particulières, notamment le Parlement de Paris, constitué d’avocats qui siègent et peuvent plaider devant la première instance du royaume. En 1648, ils déclenchent une insurrection que l’histoire retiendra comme la Fronde parlementaire. Le compromis auquel le gouvernement aboutit est suivi, après une période difficile, d’une seconde Fronde, beaucoup plus dangereuse, celle des princes. Le Parlement de Paris ne maintiendra pas longtemps un front uni avec la haute noblesse, mais les princes savent exploiter l’opposition de la noblesse provinciale à un centralisme absolutiste, comme le montrent les soulèvements dans les provinces. Pourtant, la royauté survit, et les intendants aussi. En 1660, en France, la monarchie absolue est encore essentiellement intacte.

En Espagne aussi, la levée d’impôts provoque des émeutes. Lorsqu’un ministre tente de se débarrasser du provincialisme inhérent à la structure fédérale officielle de l’Etat espagnol, la révolte gronde, au Portugal (absorbé par l’Espagne en échange de la promesse de respecter ses libertés), chez les Basques et en Catalogne, où il faudra douze ans pour mater celle des faucheurs. En 1647, les Napolitains, à leur tour, prennent les armes contre l’Espagne.

Dans tous ces exemples de troubles et émeutes, c’est l’augmentation des taxes et impôts qui engendre des résistances. Sur le plan financier, la Renaissance est loin d’être une réussite. L’apparition d’armées de métier, au XVIIe siècle, dans la plupart des Etats, n’est pas seulement le signe d’une révolution militaire. La guerre est une ogresse qui dévore les recettes fiscales. Les charges des Français semblent d’ailleurs beaucoup plus importantes que celles des Anglais. Alors comment expliquer que la monarchie française ait apparemment moins souffert de cette « crise » ?

D’un autre côté, la guerre civile et le renversement temporaire de la monarchie auxquels l’Angleterre a été confrontée n’ont pas causé de dégâts collatéraux, comme on peut en voir en cas d’invasion. Et les émeutes que le pays a connues de manière sporadique en réaction à la hausse des prix ne peuvent être comparées aux terribles effusions de sang lors des soulèvements paysans de la France du XVIIe siècle. En Angleterre, les dissensions religieuses ont représenté un défi particulier à l’autorité de l’Etat. L’Espagne n’a pas connu ce genre de difficulté et en France, la situation est depuis longtemps sous contrôle. Les huguenots étaient l’objet d’un intérêt particulier, en effet, mais, voyant que la monarchie pouvait les protéger, ils s’y sont ralliés pendant les deux Frondes. En Espagne, le régionalisme revêt un aspect important, et en France un peu moins, mais il sert de bastion au conservatisme menacé par les innovations du gouvernement. En Angleterre, il semble avoir joué un rôle très mineur.

1661, année de la prise de pouvoir du jeune Louis XIV, roi de France, et de la restauration de la monarchie anglaise avec le retour de Charles II, marque un tournant dans l’histoire de ces deux pays. La France ne s’avérera de nouveau ingouvernable qu’à partir de 1789, et au cours des cinquante années suivantes elle affichera une puissance diplomatique et militaire étonnante. L’Angleterre, en dépit de quelques crises constitutionnelles et de la déposition d’un autre roi, ne connaîtra plus jamais de guerre civile. Après 1660, le pays se dote d’une armée de métier et, en 1685, la dernière révolte, menée par un improbable prétendant et quelques milliers de paysans bercés d’illusions, ne menace nullement l’Etat. Rétrospectivement, tout cela rend d’autant plus étonnantes les mauvaises dispositions de la population anglaise à l’égard de la souveraineté de l’Etat. Les Anglais ont solennellement voté une série de textes de loi défendant les libertés individuelles (la Déclaration des droits de 1689) ; cependant, même à cette époque, on serait bien en peine de soutenir que ce qu’un roi a fait avec le Parlement, un autre ne pourrait le défaire. En France, tout le monde s’accorde à dire que le pouvoir du souverain est absolu, mais les juristes continuent de prétendre qu’il est des choses que la loi lui interdit.

Un philosophe au moins, le plus grand de tous les penseurs politiques anglais, Thomas Hobbes, montre, notamment dans son Léviathan de 1651, qu’il reconnaît la direction que prend la société. Selon lui, ne pas accepter qu’une personne ait le dernier mot pour décider de ce qui fait loi présente des inconvénients et soulève des incertitudes nettement plus néfastes que le risque de voir ce pouvoir absolu devenir tyrannique. Les troubles que son époque a connus ont fait naître en lui un besoin profond de savoir avec certitude où trouver l’autorité. Même lorsqu’ils ne sont pas permanents, ces troubles sont toujours susceptibles d’éclater : comme il le dit si bien, il n’est pas nécessaire de vivre en permanence sous une pluie torrentielle pour dire que le temps est à la pluie. Pour l’auteur du Léviathan, le pouvoir législatif – la souveraineté, donc – repose sans limites entre les mains de l’Etat et non ailleurs, et on ne saurait le restreindre en invoquant l’immunité, les coutumes, la loi divine ou autre sans risquer de tomber dans l’anarchie. Voilà ce que Hobbes a apporté à la théorie politique, même s’il n’a pas obtenu beaucoup de gratitude en retour. Pour être dûment reconnu, il lui a fallu attendre le XIXe siècle.

La monarchie constitutionnelle anglaise est en fait l’un des premiers Etats à opérer selon les principes hobbesiens. Au début du XVIIIe siècle, les Anglais (pour les Ecossais, cela est moins certain, même si depuis l’Acte d’Union de 1707, ils siègent au Parlement de Grande-Bretagne, au palais de Westminster) acceptent dans le principe et parfois montrent concrètement qu’il ne peut y avoir de limites autres que pratiques au champ d’application potentiel de la loi. Cette conclusion sera explicitement contestée jusqu’à l’époque victorienne, mais elle est implicite lorsque, en 1688, l’Angleterre rejette enfin la descendance patrilinéaire directe chez les Stuarts, en déposant Jacques II au profit de sa fille et du prince consort, son époux, sous certaines conditions.

L’un des indices montrant le raffermissement du pouvoir parlementaire est l’énergie croissante que met la Couronne, pendant un siècle ou plus, à trouver comment le manœuvrer. L’établissement de la monarchie contractuelle permet enfin à l’Angleterre de rompre avec son Ancien Régime et de commencer à fonctionner comme une monarchie constitutionnelle. La plus grande partie du pouvoir central revient à une Chambre des communes représentant les propriétaires fonciers, classe sociale dominante. Le roi conserve des pouvoirs importants, mais ses conseillers doivent avoir la confiance des Communes. Il n’existe aucune immunité semblable aux privilèges encore intacts sur le continent, ni aucun organe susceptible de rivaliser avec le Parlement. La réponse anglaise au danger posé par une forte concentration des pouvoirs est de garantir, au besoin par une révolution, que le roi ne pourra agir qu’en accord avec les piliers de la société.

L’année 1688 dote l’Angleterre d’un roi hollandais, Guillaume III, époux de la reine Marie II, pour qui l’importance majeure de la « Glorieuse Révolution » (1688-1689) est de pouvoir mobiliser l’Angleterre contre la France, qui menace l’indépendance des Provinces-Unies. Il n’est pas possible d’interpréter les conflits franco-anglais consécutifs uniquement sous l’angle constitutionnel ou idéologique, car trop d’intérêts complexes étaient en jeu. En outre, la présence du Saint Empire, de l’Espagne et de plusieurs princes germaniques au sein des coalitions fluctuantes contre la France pendant le quart de siècle suivant ôte tout son sens à un contraste très net entre les lignes politiques des deux parties. Néanmoins, des contemporains ont été frappés, non sans raison, par la présence dans ce conflit d’un facteur idéologique souterrain. En Angleterre et en Hollande, la société est plus ouverte que dans la France de Louis XIV. La pratique de cultes différents y est autorisée et protégée. La presse n’y est pas censurée, mais réglementée par des lois protégeant les personnes et l’Etat contre la diffamation. Enfin, l’oligarchie régnante représente les détenteurs effectifs du pouvoir économique et social. La France est à l’opposé de tout cela.

Dans la France de Louis XIV, la monarchie absolue atteint son paroxysme. Il n’est pas facile de classer les ambitions de Louis le Grand dans les catégories habituelles : le Roi-Soleil ne fait quasiment aucune distinction entre grandeur personnelle, dynastique et nationale. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qui fait de lui un modèle pour tous les autres princes européens. La politique est réduite, très efficacement, à une question d’administration. Les Conseils royaux, de même que les agents provinciaux, les intendants et les commandants militaires, prennent dûment en compte des réalités sociales telles que l’existence de la noblesse et des immunités locales, mais le règne de Louis XIV a des répercussions négatives sur l’indépendance réelle des forces politiques jusqu’alors si puissantes en France. C’est l’époque – que plus tard d’aucuns jugeront révolutionnaire – de l’établissement du pouvoir royal dans tout le pays ; dans la seconde moitié du siècle, la structure que Richelieu a assemblée avec fracas recouvre enfin une réalité administrative. Louis XIV apprivoise les aristocrates en leur offrant la cour la plus prestigieuse d’Europe. Son sens personnel de la hiérarchie sociale lui procure la satisfaction de les couvrir d’honneurs et de pensions, mais il n’oublie pas la Fronde et sait contrôler la noblesse, comme Richelieu autrefois. Les membres de sa famille sont exclus du Conseil, au sein duquel se trouvent des ministres roturiers sur qui Sa Majesté peut s’appuyer en toute confiance. Les parlements se limitent à l’activité judiciaire. L’indépendance de l’Eglise vis-à-vis de Rome est une chose établie, mais à seule fin de l’amener plus sûrement sous l’aile protectrice du roi Très-Chrétien (l’un des titres attribués aux rois de France). Résolu à tout prix à ne pas être le souverain d’un peuple d’hérétiques, Louis XIV envoie les huguenots en exil ou les soumet à de cruelles persécutions en vue de les amener à se convertir.

La concomitance avec une grande période d’accomplissement culturel semble accentuer encore aujourd’hui la difficulté, pour les Français, de reconnaître la dure réalité du règne de Louis XIV : le Roi-Soleil a les pleins pouvoirs sur une société hiérarchisée, institutionnelle, théocratique, qui en termes d’objectifs, malgré ses méthodes modernes, est tournée vers le passé. Il espère même devenir empereur du Saint Empire. Il refuse à Descartes, défenseur de la religion, le droit d’être enterré religieusement à cause de ses idées subversives. Pourtant, son mode de gouvernement semble longtemps répondre aux attentes de la plupart des Français. Sa façon de procéder pour garantir l’efficacité du gouvernement est parfois brutale : les huguenots, dont la conversion est obtenue à coups de missions bottées les obligeant à loger des troupes entières à leurs frais, ou les paysans réfractaires à l’augmentation des impôts qui ont subi les interventions d’un régiment de cavalerie pendant un mois et quelque en savent quelque chose. Pourtant, en dépit de quelques années exceptionnellement dures, la vie est peut-être plus facile qu’elle ne l’était plusieurs décennies auparavant. Le règne de Louis XIV marque plutôt la fin d’une époque troublée que ses débuts. La France est en grande partie délivrée de la menace d’invasion et la baisse du retour attendu sur les investissements fonciers dure bien après le début du XVIIIe siècle. Ce sont là des réalités concrètes qui sous-tendent la brillante façade d’une époque que l’on appellera le « Grand Siècle ».

Sa belle position en Europe, Louis XIV l’a acquise en grande partie grâce à ses succès militaires (même si la fin de son règne est marquée par de cuisantes défaites), mais ce n’est pas seulement son armée et sa diplomatie qui importent. Grâce à lui et au modèle de monarchie qu’il fournit, le prestige de la France atteint un pinacle qu’il ne quittera pas de longtemps. Le Roi-Soleil est l’archétype du monarque absolu, évoluant dans un décor qui symbolise cet accomplissement ludovicien : l’immense et tout nouveau château de Versailles. Rares sont les édifices qui ont été autant imités, et les cours européennes ne seront jamais autant singées que celle de Versailles. Au XVIIIe siècle, l’Europe est constellée de reproductions en miniature de la cour de France, douloureusement érigées aux dépens de leurs sujets par de « grands monarques » en puissance au cours des décennies de stabilité et de continuité qui, presque partout, ont succédé aux grandes guerres de Louis le Grand.

Entre 1715 et 1740, aucune tension internationale majeure ne provoque de bouleversement à l’intérieur d’un Etat, aucune grande dissension idéologique ne survient, comme au XVIIe siècle, et l’on ne connaît pas non plus de développement économique et social fulgurant, avec la pression qui l’accompagne. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’après un siècle de turbulences on observe une certaine stabilité des gouvernements et de la société. Excepté en Grande-Bretagne et dans les Provinces-Unies, les cantons de la Suisse et les anciennes républiques italiennes, la monarchie absolue constitue le modèle dominant. Elle le restera pendant la majeure partie du XVIIIe siècle, parfois dans un style que l’histoire retiendra comme un « despotisme éclairé », expression insaisissable qui, aujourd’hui comme hier, n’a pas de sens clairement défini (comme les notions de droite et de gauche aujourd’hui). Elle indique que vers 1750 environ, poussés par le désir de mettre en œuvre des réformes concrètes, certains monarques innovent en s’inspirant des idées avancées de l’époque. Ces innovations, lorsqu’elles sont effectives, n’en sont pas moins imposées par les rouages de la monarchie absolue. Si parfois elles sont humanitaires, les politiques des « despotes éclairés » ne sont pas nécessairement libérales. D’un autre côté, elles sont généralement modernes, en ce sens qu’elles sapent l’autorité sociale et religieuse traditionnelle, transcendent les idées reçues concernant la hiérarchie sociale et les droits de l’homme, et contribuent à concentrer le pouvoir de légiférer entre les mains de l’Etat, établissant son autorité incontestée sur les sujets du royaume, traités de plus en plus comme un ensemble d’individus et non comme les membres de corporations hiérarchisées.

Bien évidemment, il est presque impossible de trouver un exemple qui, dans la pratique, corresponde parfaitement à cette description générale, tout comme il est impossible de trouver une seule définition d’un Etat « démocratique » aujourd’hui, ou « fasciste » dans les années 1930, vérifiée pour chaque cas. Certains pays méditerranéens et méridionaux comme l’Espagne, le Portugal, Naples et quelques autres Etats italiens (et même parfois les Etats pontificaux) ont des ministres qui cherchent à réformer l’économie. D’aucuns par attrait de la nouveauté, d’autres, comme Pombal au Portugal et Floridablanca en Espagne, voient dans le despotisme éclairé un moyen de retrouver un statut de grande puissance. D’autres encore empiètent sur les pouvoirs de l’Eglise. Presque tous ces ministres sont au service de monarques qui ont des liens familiaux avec les Bourbons. L’implication de l’un des plus petits de ces Etats, le duché de Parme, dans une querelle avec le pape conduit à une attaque en règle de tous ces pays contre la Compagnie de Jésus, bras droit de la papauté au temps de la Contre-Réforme. En 1773, le pape est contraint de dissoudre la Compagnie. Cuisante sur le plan symbolique, cette défaite est aussi importante par ce qu’elle montre de la virulence des principes anticléricaux avancés, même dans l’Europe catholique, que par ses effets concrets.

De tous ces Etats catholiques méridionaux, seule l’Espagne peut prétendre au statut de grande puissance, et la monarchie espagnole est sur le déclin. En revanche, des quatre despotismes éclairés à l’Est, trois possèdent ce statut. L’intrus est la Pologne, ce royaume informe et fragile où la réforme « éclairée » vient se briser sur le roc constitutionnel. « Eclairée », elle l’est tout à fait, mais il lui manque le despotisme pour lui donner un caractère tangible. La Prusse, l’empire des Habsbourg et la Russie, en revanche, parviennent à maintenir une façade éclairée tout en renforçant la structure étatique. Une fois de plus, l’indice révélateur du changement, on le trouve dans les belligérances, dont le coût est bien plus élevé que la plus dispendieuse des répliques du château de Versailles.

En Russie, la modernisation de l’Etat remonte au tout début du XVIIIe siècle, lorsque Pierre le Grand cherche à garantir l’avenir de cette nouvelle puissance en encourageant l’évolution des techniques et des institutions. Dans la seconde moitié du siècle, la tsarine Catherine II en récolte la majeure partie des bénéfices. Elle donne aussi au régime un très léger vernis d’ultramodernité en se tenant au fait des nouvelles tendances et en se faisant largement connaître pour son esprit humanitaire et son rôle de mécène. Mais tout cela n’est que poudre aux yeux ; la société russe traditionnelle est immuable. Le régime présente les caractéristiques d’un despotisme conservateur où la politique se résume pour l’essentiel à une affaire de conflits entre factions et familles nobles. Les Lumières n’ont pas déclenché non plus de grands changements en Prusse, où l’administration économique, efficace et centralisée, suit une tradition bien établie, incarnant une bonne partie de ce que les réformateurs cherchent ailleurs. La tolérance religieuse y est déjà de mise et les Hohenzollern règnent sur une société traditionnelle demeurée quasiment inchangée au cours du XVIIIe siècle. Le roi de Prusse est obligé de reconnaître – et il le fait très volontiers – que ses pouvoirs sont fondés sur l’assentiment de la noblesse ; aussi prend-il soin de préserver ses privilèges sociaux et juridiques. Frédéric II reste convaincu que seuls les nobles doivent accéder au grade d’officier. A la fin de son règne, la Prusse compte plus de serfs qu’au moment de son accession au trône.

La rivalité avec la Prusse est un important moteur de réformes dans les territoires des Habsbourg. Mais les obstacles à affronter sont de taille. Les possessions de la maison d’Autriche sont extrêmement variées, sur tous les plans : nationalités, langues et institutions. L’empereur est roi de Hongrie, duc de Milan, archiduc d’Autriche, pour ne citer que quelques-uns de ses nombreux titres. La centralisation et l’uniformisation de son administration sont essentielles pour permettre à cet empire bigarré de peser de tout son poids dans les affaires européennes. Autre difficulté : comme les Etats gouvernés par les Bourbons, mais contrairement à la Russie ou à la Prusse, l’empire des Habsbourg est très majoritairement constitué de catholiques romains. Le pouvoir de l’Eglise y est très fortement enraciné ; les territoires des Habsbourg incluent une grande partie des pays où la Contre-Réforme a été le plus efficace, en dehors de l’Espagne. L’Eglise y possède également des propriétés immenses ; partout elle bénéficie du poids de la tradition, du droit canon et de la politique pontificale, et elle a le monopole de l’instruction. Finalement, au cours de cette période de plusieurs siècles, les Habsbourg réussissent à placer presque sans interruption des membres de leur dynastie sur le trône du Saint Empire. En conséquence, ils ont des responsabilités particulières dans les Etats impériaux.

Ce contexte a toujours été susceptible de donner à la modernisation dans les possessions des Habsbourg une touche « éclairée ». Partout, les réformes concrètes semblent entrer en conflit avec le pouvoir social établi ou l’Eglise. L’impératrice Marie-Thérèse n’est pour sa part absolument pas favorable aux réformes, pour cette raison précisément, mais ses conseillers parviennent à la convaincre lorsque, après 1740, il apparaît clairement que, pour obtenir la suprématie, les Habsbourg vont devoir se battre contre la Prusse. Une fois ouverte la voie des réformes fiscales et par conséquent administratives, le conflit entre l’Eglise et l’Etat devient fatalement inévitable.

Cette situation tendue atteint son paroxysme sous le règne de Joseph II, fils et successeur de Marie-Thérèse, un homme étranger aux sermons moralisateurs de sa mère et réputé avoir des idées progressistes. Ses réformes sont particulièrement associées à des mesures de laïcisation. Les monastères perdent leurs propriétés, les nominations des prêtres ne sont plus la seule affaire de l’Eglise, le droit d’asile est supprimé et l’instruction échappe au clergé. Si loin que ces mesures aient pu aller, déclenchant des réactions hostiles, elles importent moins que cette réalité : à la fin de sa vie, en 1790, Joseph s’est aliéné la noblesse du Brabant, de Bohême et de Hongrie au point qu’elle le défie ouvertement. Les puissantes institutions locales – grandes propriétés et diètes –, par l’intermédiaire desquelles ces provinces peuvent s’opposer à sa politique, finissent par paralyser le gouvernement sur un grand nombre de ses territoires. La variété des circonstances de la mise en pratique de sa politique, la diversité des a priori qui la régissent, le caractère variable de son succès et du degré d’incarnation ou de non-incarnation des idées « éclairées » sont autant de facteurs démontrant à quel point il serait trompeur de s’imaginer qu’il existe quelque part un despotisme éclairé « type » susceptible de servir de modèle.

La France, manifestement touchée par la politique et les aspirations réformistes, illustre parfaitement cet aspect. Paradoxalement, à la mort de Louis XIV, les obstacles au changement s’amplifient. Sous son successeur, dont le règne débute par une période de régence, l’influence réelle des privilégiés grandit en même temps que croît, au Parlement, une propension à critiquer les lois qui rognent les intérêts particuliers et les privilèges historiques. Il se développe une nouvelle résistance à l’idée que la Couronne possède une souveraineté législative illimitée. A mesure que le siècle avance, le rôle international de la France lui impose des charges financières de plus en plus lourdes et la question de la réforme tend à se cristalliser autour de la recherche de nouveaux impôts – exercice qui, fatalement, encourage la résistance. C’est sur cet écueil que vont se briser la plupart des propositions de réforme émanant de la monarchie française.

Il est déconcertant de penser qu’en 1789 la France est le pays le plus associé à l’expression et à la diffusion d’idées critiques et progressistes en même temps que l’un de ceux où il semble le plus difficile de les concrétiser. Cet écueil est toutefois celui auquel se heurtent toutes les monarchies traditionnelles d’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Où que l’on s’essaye à la réforme et à la modernisation, les risques liés aux intérêts historiques particuliers et à la structure sociale traditionnelle créent toutes sortes d’embûches. En dernier ressort, la capacité de la monarchie absolue à se sortir de cette difficulté, où que ce soit, semble peu probable. Elle ne peut pas trop remettre en question l’autorité historiquement établie, puisque c’est précisément sa pierre angulaire. Encore au XVIIIe siècle, contester la souveraineté législative illimitée semble remettre trop de choses en cause. Si l’on touche aux droits historiquement acquis, qu’en sera-t-il des droits de propriété ? La question est juste, même si la classe dirigeante qui s’en sort le mieux, en Angleterre, semble accepter, sans craindre qu’une idée aussi révolutionnaire puisse se retourner contre elle, que rien ne se situe en dehors de la sphère de la compétence législative, et rien non plus hors de portée de l’action réformatrice.

Une fois émise cette réserve majeure, il reste que le despotisme éclairé illustre l’idée, déjà évoquée, qu’au cœur de l’histoire complexe de l’évolution politique de nombreux pays sur trois siècles, la continuité réside dans l’accroissement du pouvoir de l’Etat. Les succès occasionnels de ceux qui ont tenté de revenir en arrière se sont presque toujours révélés éphémères. Certes, même les plus déterminés des réformateurs et les plus capables des hommes d’Etat ont dû composer avec une machine étatique qui, au regard de nos administrations actuelles, semblerait terriblement inadéquate. Bien que l’Etat du XVIIIe siècle puisse mobiliser des ressources beaucoup plus importantes que ses prédécesseurs, il ne bénéficie pas d’innovations techniques révolutionnaires. A la fin du siècle des Lumières, les communications dépendent encore, comme trois cents ans auparavant, de la force des bras et du vent ; le « télégraphe », dont l’utilisation commence dans les années 1790, n’est encore qu’une ligne de sémaphores actionnés par des cordes. Les corps d’armée ne se déplacent pas beaucoup plus vite que leurs prédécesseurs trois siècles plus tôt, et si les armes se sont améliorées, ce n’est certainement pas au point d’être méconnaissables. Aucun pays ne dispose de forces de l’ordre comme nous en connaissons aujourd’hui, et les impôts sur le revenu sont encore lettre morte. L’évolution des pouvoirs de l’Etat est la résultante de changements idéologiques et d’une meilleure efficacité des institutions établies plus que d’un apport technologique. Dans aucun des principaux Etats d’avant 1789, on ne pouvait même imaginer que le peuple parlerait le même langage que le gouvernement. Seules, peut-être, la population de la Grande-Bretagne et celle des Provinces-Unies étaient parvenues à s’identifier au leur au point qu’il se sente davantage concerné par la nécessité de protéger le pays contre des étrangers que par celle de se protéger contre le peuple. Nulle part ailleurs, de ce côté-ci de l’Atlantique, une puissance souveraine ne ressemblait vraiment à un Etat-nation de notre temps.