Au nombre des institutions qui prennent leur forme définitive aux XVe et XVIe siècles et persisteront jusqu’à nos jours figure la représentation diplomatique. De tous les coins du monde, les souverains s’envoient de longs messages et entament des négociations, mais toujours avec de nombreuses différences dans la façon de procéder et d’interpréter les événements. Certains pays fondent leur diplomatie sur la religion, d’autres sur des liens ethniques, pour la plupart imaginaires, ou encore familiaux, entre têtes couronnées. Dans la Chine des Qing, le mythe de l’empereur qui règne sur le monde a la vie dure, c’est pourquoi, dans l’idéal, tout contact avec l’extérieur doit être inclus dans les concepts de pétition ou de tribut. Dans l’Europe du Moyen Age, les souverains s’envoient des hérauts d’armes – accompagnés d’un cérémonial particulier et avec des règles pour les protéger – ou des émissaires occasionnels. Après 1500, les Européens adoptent progressivement une pratique adaptée aux temps de paix, celle des ambassadeurs résidents, encore en vigueur aujourd’hui. Intermédiaires obligés de toutes les négociations, au moins au stade initial, ils ont aussi pour mission de tenir leur souverain informé de tout ce qui concerne le pays auprès duquel ils sont accrédités.
Les ambassadeurs vénitiens sont les premiers exemples notables de ce type de représentation, ce qui n’a rien d’étonnant pour une république comme Venise, si tributaire du commerce et du maintien de relations régulières. Puis la situation évolue. Progressivement, les risques liés à la fonction d’émissaire sont oubliés, les diplomates se voyant accorder un statut particulier assorti de privilèges et d’immunités. La nature même des traités et autres protocoles diplomatiques devient aussi mieux définie et se régularise. Les procédures s’uniformisent. Autant de changements qui interviennent petit à petit, lorsque leur utilité s’impose comme une évidence. Certes, au XVIIIe siècle, les diplomates tels que nous les connaissons aujourd’hui n’ont pas encore fait leur apparition, pour la plupart. D’une manière générale, les ambassadeurs sont encore des gens de la noblesse capables d’assumer le coût d’un rôle représentatif, et non des fonctionnaires rémunérés par l’Etat. Mais il n’en reste pas moins que la diplomatie commence à se professionnaliser, autre signe qu’après 1500, entre puissances souveraines, un nouveau mode de relations se substitue aux liens féodaux et à la vague suprématie du pape ou de l’empereur.
La caractéristique la plus marquante de ce nouveau système est de donner corps à l’hypothèse selon laquelle le monde est partagé entre des Etats souverains. Il faut du temps pour que cette idée se fasse jour, les Européens du XVIe siècle ne percevant nullement leur continent comme un ensemble de territoires indépendants, gouvernés chacun par un souverain et n’appartenant qu’à lui. Et l’on imagine encore moins, à quelques exceptions près, l’existence d’une sorte d’unité susceptible d’être qualifiée de « nationale ». Tout cela ne tient pas seulement à la survie de reliques des pratiques passées, comme le Saint Empire romain germanique, mais aussi à la suprématie du principe dynastique dans la diplomatie de l’Europe moderne.
Au XVIe et au XVIIe siècle, les entités politiques européennes sont moins des Etats à proprement parler que de grands domaines fonciers. Ce sont des agrégations de propriétés assemblées sur des périodes plus ou moins longues, à coups d’expéditions militaires, d’alliances matrimoniales et d’affaires de succession – c’est-à-dire par les moyens classiques favorisant la constitution de domaines familiaux. Les résultats sont visibles sur les cartes, aux frontières toujours fluctuantes, selon que tel ou tel territoire est dévolu à un souverain ou à un autre. Les habitants des régions concernées n’ont pas plus leur mot à dire que les travailleurs agricoles d’une ferme qui passe de main en main. Le principe dynastique justifie le souci monocorde de négociations et de conclusions de traités par les possibles conséquences des unions matrimoniales et le soin et l’attention minutieuse apportés à l’ordre de succession.
Outre leurs intérêts dynastiques, les souverains défendent leur religion, et de plus en plus leurs intérêts commerciaux ou leur fortune. Certains acquièrent des territoires outre-mer et la situation n’en devient que plus compliquée. De temps à autre, les vieux principes de suzeraineté peuvent encore être invoqués. La cartographie des pays dépend toujours de forces étrangères au fonctionnement de ces principes, comme la colonisation de nouvelles terres ou l’éveil d’un sentiment national. D’une manière générale, néanmoins, la plupart des souverains de cette époque se voient comme les gardiens des droits et intérêts hérités de leurs ancêtres, qu’à leur tour ils transmettront. En cela, ils font ce que l’on attend d’eux, réfléchissant l’attitude d’autres hommes et d’autres clans de leur société. Le Moyen Age n’est pas la seule époque à accorder de l’importance au lignage. Le XVIe et le XVIIe siècle seront l’âge d’or de la généalogie.
En 1500, la cartographie dynastique de l’Europe est à la veille de subir une transformation majeure. Au cours des deux siècles suivants, deux puissantes familles vont se disputer une grande partie de l’Europe, tout comme elles se battent déjà pour l’Italie : d’un côté les Habsbourg et, de l’autre, d’abord les Valois puis, après l’accession d’Henri IV au trône de France en 1589, les Bourbons. Les premiers essaimeront autour de la maison d’Autriche et les seconds resteront centrés sur la France, mais les deux dynasties exporteront souverains et consorts dans de nombreux autres pays. A l’aube du XVIe siècle, leur querelle tourne autour de l’héritage bourguignon. Chacun est alors loin de jouer un rôle prépondérant sur la scène européenne. De fait, ils ne se distinguent pas beaucoup des autres dynasties de l’époque en termes de pouvoir, mais plutôt en termes d’ancienneté. Les Tudors, par exemple, d’origine galloise, n’ont accédé au trône d’Angleterre qu’à l’avènement d’Henri VII en 1485.
L’Angleterre, la France et peut-être l’Espagne et le Portugal sont les seuls pays où l’on discerne une réelle cohésion et un sentiment national à l’appui d’une unité politique. L’Angleterre, puissance relativement dépourvue d’importance, est un bon exemple. Insulaire, éloignée des invasions et débarrassée, après 1492, de ses appendices continentaux, hormis celui de Calais qu’elle perdra finalement en 1558, elle a un gouvernement extraordinairement centralisé. Les Tudors, impatients de faire valoir l’unité du royaume après la longue série d’affrontements que l’histoire a retenus comme la « guerre des Deux-Roses », associent volontairement l’intérêt national à celui de la dynastie. Le recours au langage patriotique chez Shakespeare est tout à fait naturel (on remarquera qu’il est peu disert sur les différends religieux). La France aussi a déjà parcouru un bout de chemin sur la voie de la cohésion nationale. Les Valois-Bourbons rencontrent cependant plus de difficultés que les Tudors avec les immunités et enclaves privilégiées sur leurs territoires, faute d’y exercer une souveraineté pleine et entière en tant que rois de France. Certains de leurs sujets ne parlent même pas français. Il n’empêche, la France est en voie de devenir une nation.
L’Espagne n’est pas en reste, même si pour réunir les deux couronnes il faut attendre que le petit-fils des Rois Catholiques, Charles de Habsbourg, futur Charles Quint, administre le royaume conjointement avec sa mère Jeanne la Folle, à la mort de Ferdinand d’Aragon en 1516. Il lui reste encore à distinguer avec prudence les droits du royaume de Castille et ceux de l’Aragon. Toutefois, sous son règne, la nation espagnole prend un départ plus timide : bien que populaire au début, Charles cache l’identité espagnole dans l’immensité de l’empire des Habsbourg, sacrifiant l’intérêt de l’Espagne à des fins et triomphes dynastiques. Le grand événement diplomatique de cette première moitié du siècle est son élection en 1519 au trône du Saint Empire romain germanique, sous le nom de Charles Quint. Il succède à son grand-père Maximilien, qui a facilité son élection, et grâce à des mariages soigneusement arrangés par le passé il se trouve tout de suite à la tête de l’empire le plus étendu que le monde ait jamais connu et auquel le titre impérial s’adapte parfaitement.
Par sa mère, Charles Quint hérite des royaumes hispaniques et par conséquent des intérêts aragonais en Sicile et des titres revendiqués par la Castille dans le Nouveau Monde. De son père, le fils de Maximilien Ier, lui viennent les Pays-Bas, inclus dans le duché de Bourgogne, et de son grand-père les possessions des Habsbourg, c’est-à-dire l’Autriche et le Tyrol, ainsi que la Franche-Comté, l’Alsace et quelques territoires de la péninsule Italienne. Il s’agit là du plus grand cumul dynastique de l’époque, les couronnes de Bohême et de Hongrie revenant à son frère Ferdinand, qui lui succédera à la tête de l’empire. Pendant la plus grande partie du XVIe siècle, la prééminence des Habsbourg constitue un élément essentiel de la politique européenne. Leurs prétentions, justifiées ou non, ressortent bien de la titulature de Charles Quint à son accession au trône impérial : « roi des Romains, empereur désigné, toujours Auguste, roi des Espagnes, de Sicile, de Jérusalem, des îles Baléares, des Canaries, des Indes et de la Terra ferma de l’autre côté de l’Atlantique, archiduc d’Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Styrie, de Carinthie, du Luxembourg, de Limbourg, d’Athènes et de Patras, comte de Habsbourg, de Flandre et du Tyrol, comte palatin de Bourgogne, du Hainaut, de Pfirt, du Roussillon, landgrave d’Alsace, comte de Souabe, seigneur d’Asie et d’Afrique ».
Si ce conglomérat est représentatif de quelque chose, ce n’est pas d’une nation. Pour des raisons pratiques, l’empire se scinde en deux branches principales : l’héritage espagnol, riche de la possession des Pays-Bas et alimenté par l’afflux croissant de l’or des Amériques, et les anciens territoires des Habsbourg, exigeant une présence active dans le nord de l’empire pour y maintenir la prééminence de la famille. Pourtant, de son trône impérial, Charles Quint a une vision bien plus élargie. Il est tout à fait révélateur qu’il aime à se présenter comme le « porte-étendard de Dieu » et mène campagne comme un paladin chrétien d’autrefois contre les Ottomans en Afrique et de part et d’autre de la Méditerranée. Il se voit toujours comme un empereur du Moyen Age et non comme un souverain parmi beaucoup d’autres : il est le chef de la chrétienté et n’a de comptes à rendre qu’à Dieu. Peut-être croit-il avoir plus de légitimité à prétendre au titre de « défenseur de la foi » que son rival Henri VIII Tudor, qui aspire lui aussi au trône impérial. Les intérêts dynastiques de la maison d’Autriche, du Saint Empire et des Espagnes vont tous être plus ou moins sacrifiés à sa vision du rôle qui lui revient. Pourtant, le but recherché est impossible à atteindre. Gouverner un empire aussi vaste est un rêve qui dépasse les pouvoirs de tout être humain, étant donné les contraintes imposées par la Réforme et l’inadéquation des infrastructures et de l’appareil administratif de l’époque. En outre, Charles Quint s’efforce de gouverner personnellement, voyageant constamment en poursuivant cet objectif futile ; il s’assure aussi qu’aucune région de l’empire (à moins qu’il ne s’agisse des Pays-Bas) ne s’identifie à la maison des Habsbourg. Ses aspirations témoignent d’une persistance du monde médiéval, mais aussi d’une personnalité anachronique.
Le Saint Empire romain germanique se distingue également des possessions des Habsbourg. Il incarne lui aussi le passé médiéval, mais si rongé qu’il en devient irréel. La Germanie, où se situent la plupart de ses territoires, est une sorte de chaos prétendument uni sous l’égide de l’empereur et de ses locataires principaux, les membres de la Diète impériale. Depuis la Bulle d’or, les sept grands électeurs sont pratiquement souverains sur leurs territoires respectifs. On compte aussi une centaine de princes et plus de cinquante villes impériales, toutes libres. Pour compléter ce tableau bigarré, il faut ajouter environ trois cents mini-Etats et des Etats vassaux – vestiges de l’Empire médiéval des premiers temps. Au début du XVIe siècle, une initiative visant à mettre de l’ordre dans ce chaos et à donner à la Germanie une certaine unité nationale tourne court, un échec qui convient aux princes de moindre importance et aux grandes villes. Il n’en sort que de nouvelles institutions administratives. L’élection de Charles Quint en 1519 n’est absolument pas jouée d’avance ; à juste titre, on craint qu’au sein des immenses possessions des Habsbourg les intérêts de la Germanie passent au second plan, ou à la trappe. Il faut promettre beaucoup d’argent aux électeurs pour qu’ils acceptent de donner la préséance à ce Charles Ier, roi des Espagnes, plutôt qu’à François Ier, roi de France et seul autre candidat sérieux (si Henri VIII est entré en lice, personne ne croit qu’il en a les moyens). Par la suite, les intérêts dynastiques des Habsbourg constitueront le seul principe unificateur du Saint Empire, jusqu’à son abolition en 1806.
L’Italie, l’une des entités géographiques les plus remarquables d’Europe, est elle aussi toujours divisée en Etats indépendants : la plupart sont gouvernés par des aristocrates despotiques et certains dépendent de puissances extérieures. Le pape est un monarque temporel dans les Etats pontificaux. Le royaume de Naples est gouverné par un roi de la maison d’Aragon. La Sicile appartient à ses cousins espagnols. Venise, Gênes et Lucques sont des républiques. Milan est un vaste duché situé dans la plaine du Pô et gouverné par la famille Sforza. Florence, théoriquement décrite comme une république, devient de facto, à partir de 1509, une monarchie avec à sa tête une famille de banquiers, les Médicis. Au nord de l’Italie, depuis leurs terres ancestrales, les ducs de Savoie règnent sur le Piémont. Les divisions de la péninsule Italienne en font une cible attractive et l’embrouillamini des relations familiales fournit toutes sortes d’excuses aux souverains français et espagnol pour mettre un pied dans la botte. Pendant la première moitié du XVIe siècle, le thème principal de l’histoire de la diplomatie européenne tourne autour de la rivalité entre les Habsbourg et les Valois, en Italie surtout.
Les guerres d’Italie qui vont opposer ces deux dynasties commencent en 1494 par une invasion française qui n’est pas sans rappeler les raids et autres incursions médiévales lancés sous couvert du terme « croisade ». Elles dureront jusqu’en 1559. Ces six guerres d’Italie sont plus importantes qu’elles n’en ont l’air au début. Elles constituent en effet une période distincte dans l’évolution des systèmes étatiques européens. L’accession au trône de Charles Quint et l’échec de François Ier à l’élection impériale mettent en évidence les grandes lignes de la compétition dynastique. En le détournant du problème luthérien dans les Etats impériaux, les guerres d’Italie auront des conséquences fatales pour Charles, empereur du Saint Empire ; pour Charles, roi des Espagnes, elles marqueront le début d’un épanchement non moins fatal de la puissance de ce pays. Les Français n’y trouvent qu’appauvrissement et invasions, avec au bout du compte un sentiment de frustration pour leur souverain : l’Espagne en sort victorieuse. Quant aux habitants de la péninsule eux-mêmes, ils subissent aussi leur lot de catastrophes. Pour la première fois depuis les invasions barbares, ils assistent au sac de Rome, en 1527, par des mutins de l’armée impériale, et l’hégémonie espagnole met un terme définitif aux belles heures des cités-Etats. Enfin, les côtes italiennes subissent en même temps les assauts des marines française et turque. La vacuité de l’unité du monde chrétien éclate lorsque le roi de France noue officiellement une alliance avec le sultan.
Peut-être les Ottomans sont-ils les uniques bénéficiaires de ce début du XVIe siècle. Venise, généralement laissée seule aux prises avec les Turcs, voit s’étioler son hégémonie sur la Méditerranée orientale. L’Espagne, sensible au mirage d’une suprématie sur l’Italie et bercée d’illusions nourries par un afflux apparemment infini de richesses en provenance des Amériques, abandonne ses premières conquêtes marocaines. Charles Quint et son fils essuient des revers en Afrique, et la défaite des Turcs à la bataille de Lépante, en 1571, ne leur offre qu’un succès provisoire : trois ans plus tard, Tunis sera reprise aux Espagnols. A ce stade, la lutte contre les Ottomans et son appui à la cause des Habsbourg en Italie constituent une charge trop lourde pour l’Espagne, si riche soit-elle. A la fin de son règne, Charles Quint est criblé de dettes.
En 1556, juste après la suspension des hostilités religieuses consécutive à la paix d’Augsbourg, l’empereur abdique en faveur de son frère Ferdinand et laisse la couronne d’Espagne à son fils Philippe II, un Espagnol né et élevé au pays. Natif des Pays-Bas, Charles Quint choisit de mettre fin à son règne au cours d’une cérémonie officielle dans la grande salle d’apparat du palais du Coudenberg, à Bruxelles. Emu aux larmes, il quitte l’assemblée en s’appuyant sur l’épaule d’un jeune aristocrate, Guillaume d’Orange. Ce partage de l’héritage des Habsbourg marque un tournant décisif dans les affaires européennes des années 1550.
S’ensuit alors la période la plus noire que l’Europe ait connue depuis des centaines d’années. A la brève accalmie du début du XVIIe siècle succède une débauche de haine, bigoterie, massacres, tortures et autres violences sans pareilles jusqu’au XIXe. Parmi les faits marquants de cette période, citons la suprématie militaire de l’Espagne, le conflit idéologique déclenché par la Contre-Réforme, la paralysie des Etats du Saint Empire et, pendant longtemps, de la France, aux prises avec des guerres de religion ; ajoutons l’émergence de nouvelles puissances (Angleterre, Provinces-Unies, Suède) et les premières ébauches des conflits maritimes des deux siècles suivants. Il faudra attendre la fin de cette période pour assister à l’amoindrissement de la puissance espagnole et à l’ascendance de la France sur le continent européen.
Tout commence avec la guerre de Quatre-Vingts Ans. Comme la guerre civile espagnole de 1936-1939 (mais pendant beaucoup plus longtemps), elle mêle des étrangers à un imbroglio de querelles idéologiques, politiques, stratégiques et économiques. La France ne peut connaître la tranquillité si elle se sait à la merci d’une invasion espagnole, à partir de la péninsule Ibérique, de l’Italie ou de la Flandre. Quant à l’Angleterre, son implication prend une autre forme. Les Anglais sont protestants, mais l’éviction des catholiques est toute récente, et Philippe II veut éviter une rupture franche avec Elisabeth. Longtemps, il refuse de sacrifier la possibilité de consolider les avantages de son union avec Marie Tudor, et au début il pense les conserver en contractant un mariage avec une autre reine d’Angleterre. Il a ensuite l’esprit occupé par la lutte contre les Ottomans. Cependant, en Angleterre, le sentiment national et religieux s’enflamme devant les réactions espagnoles aux actes de piraterie des Anglais contre leur empire. Les relations anglo-espagnoles se détériorent rapidement entre les années 1570 et 1580. Ouvertement comme en secret, Elisabeth aide les Hollandais, dont elle veut éviter la défaite, mais elle n’y met aucun enthousiasme – en tant que monarque, elle n’aime pas les rebelles. Finalement, en 1588, ayant obtenu l’aval du pape pour destituer la reine hérétique, Philippe II se lance dans une grande opération navale, avec l’idée d’envahir l’Angleterre. Sur les médailles commémoratives anglaises, on peut lire « Le souffle de Dieu les a dispersés » : le mauvais temps achève en effet le travail de la marine et de l’artillerie anglaises, et bien que pas un vaisseau ne soit coulé, de l’un ou l’autre bord, l’Invincible Armada est détruite. La guerre avec l’Espagne continue encore longtemps après que les débris de la flotte espagnole ont regagné leur base, mais c’en est fini du grand défi. Et, presque incidemment, naît en Angleterre une véritable tradition navale.
Une fois la paix rétablie, le successeur d’Elisabeth, Jacques Ier, s’efforce sagement d’éviter une reprise du conflit ; et, en dépit de tous les préjugés de ses sujets contre les Espagnols, il y parvient. L’Angleterre ne se laisse pas aspirer par la guerre qui déchire l’Europe continentale lorsque les Pays-Bas septentrionaux, de nouveau enflammés après douze années de trêve, voient leur révolte se fondre dans la guerre de Trente Ans, conflit autrement plus important. Au cœur de ce nouvel embrasement figure la tentative des Habsbourg de restaurer l’autorité impériale en Bohême en associant celle-ci au triomphe de la Contre-Réforme. Il s’agit là d’une remise en question de la paix d’Augsbourg et de la survie du pluralisme religieux dans cette partie de l’Empire. La résurgence du conflit est également perçue comme une tentative de soutien à l’ambition démesurée des Habsbourg. Une fois de plus, des contre-courants vont brouiller la donne de ce conflit idéologique. A l’instar de la rivalité entre Habsbourg et Valois en Italie au siècle précédent naît une autre dispute qui, cette fois, oppose les Habsbourg aux Bourbons dans les Etats impériaux du Nord. Des intérêts dynastiques dressent la France catholique contre les Habsbourg, de même confession. Sous la direction du cardinal de Richelieu, la « fille aînée de l’Eglise », comme on appelle encore la France, s’allie avec les calvinistes hollandais et les luthériens danois et suédois pour garantir les droits des princes-électeurs. Pendant ce temps, les malheureux habitants d’une grande partie de l’Europe centrale se retrouvent fréquemment à la merci des caprices et de l’avidité de princes guerriers quasi indépendants. Le cardinal de Richelieu est mieux placé que quiconque pour revendiquer la qualité d’initiateur d’une politique étrangère consistant à fomenter des troubles outre-Rhin, au bénéfice des intérêts de la France pendant plus d’un siècle. Si quelqu’un en doutait encore, il est clair désormais qu’avec lui débute l’ère de la Realpolitik et de la raison d’Etat1, à savoir l’affirmation pure et simple, sans scrupule ni états d’âme, de l’intérêt de l’Etat souverain.
En 1648, les traités de Westphalie mettent un terme à la guerre de Trente Ans. A bien des égards, ils constituent un appel au changement… et un excellent point de vue, car ils portent encore les stigmates d’un passé en voie de disparition. L’époque des guerres de Religion touche à sa fin ; pour la dernière fois, des hommes d’Etat européens considèrent l’avenir confessionnel du peuple comme l’une des préoccupations majeures d’un accord de paix. Envolés également la suprématie militaire espagnole et le rêve de reconstitution de l’empire de Charles Quint. Dans l’histoire des Habsbourg, ces traités marquent aussi la fin d’une époque. Le Saint Empire voit apparaître dans l’électorat de Brandebourg une autre force à laquelle la dynastie se confrontera plus tard, mais l’échec des ambitions des Habsbourg au sein de l’Empire est l’œuvre de deux puissances étrangères, la Suède et la France. Les augures des temps à venir se trouvent là, avec la montée en puissance de la France à l’ouest de l’Elbe. Et, en approfondissant encore la perspective, on distingue les premiers signes d’une époque où les questions qui sous-tendront la diplomatie européenne seront l’équilibre des pouvoirs en Europe, à l’Est comme à l’Ouest, le destin de l’Empire ottoman et la répartition des puissances mondiales.
Cependant, un siècle et demi après Christophe Colomb, alors que l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la France et la Hollande se sont déjà tous bâtis d’immenses empires outre-mer, ceux-ci ne semblent pas présenter d’intérêt pour les auteurs des traités de Westphalie. L’Angleterre n’est même pas représentée, dans aucun des lieux où se tiennent les pourparlers. Une fois terminée la première phase de la guerre, elle a cessé de se préoccuper des événements. Concentrée sur ses difficultés intérieures et ses relations conflictuelles avec son voisin écossais, elle axe sa politique étrangère sur des objectifs extra-européens – qui pourtant la conduiront à entrer en guerre contre les Hollandais (ce sera la guerre anglo-néerlandaise de 1652-1654). Même si Cromwell restaure la paix assez vite, affirmant aux Hollandais que la Terre est assez vaste pour apporter la prospérité commerciale à deux nations, les diplomaties anglaise et hollandaise font déjà ressortir plus clairement que les autres l’influence des intérêts commerciaux et coloniaux.
L’ascendant français sur le continent se fonde sur des avantages naturels solides. De tous les pays d’Europe occidentale, la France est celui qui compte la plus forte population, et jusqu’au XIXe siècle c’est là-dessus que reposera sa puissance militaire. Pour la contenir, il faudra toujours constituer des coalitions de grande envergure. En outre, si affreuse que soit la misère dans laquelle vit sa population, du moins à nos yeux d’Européens modernes, l’ancien royaume franc dispose de ressources économiques considérables, grâce auxquelles la France de Louis XIV peut maintenir l’extraordinaire épanouissement de sa puissance et de son prestige. Officiellement, le règne du Roi-Soleil commence en 1643 ; en réalité, la prise de pouvoir du jeune Louis XIV date de 1661, quand, à vingt-deux ans, il affirme sa volonté de gérer seul les affaires du royaume. Cette déclaration de pouvoir suprême constitue un événement majeur dans l’histoire du monde autant que dans celle de la France. De tous les représentants du métier de roi, Louis le Grand est le plus accompli que la Terre ait jamais connu.
C’est uniquement par souci de commodité que nous ferons une distinction entre la politique étrangère de Louis XIV et les autres aspects de son règne. La construction du château de Versailles, par exemple, ne satisfait pas seulement une envie personnelle, c’est aussi une façon de se doter d’une marque de prestige essentielle pour la diplomatie. De même, s’il est possible de les distinguer, la politique étrangère et la politique intérieure du Roi-Soleil sont étroitement imbriquées et reflètent une idéologie. Le monarque veut améliorer le tracé stratégique des frontières nord-occidentales de la France, mais cela ne l’empêche pas d’afficher son mépris à l’égard des Hollandais « commerçants » (même si, certaines années, il leur achète des millions de tulipes pour le château de Versailles), ou sa réprobation de leur sentiment républicain et son aversion pour eux en tant que protestants. Louis XIV porte en lui l’esprit militant de la Contre-Réforme. Et nous sommes loin du compte. Légaliste – un impératif chez les monarques –, il est plus à l’aise lorsqu’il existe une base juridique assez bonne pour donner de la respectabilité à ce qu’il entreprend. Tous ces éléments forment l’arrière-plan complexe d’une politique étrangère expansionniste. Et si, en définitive, la France le paie chèrement, elle n’en est pas moins propulsée vers des cimes qui lui permettront de fonctionner en roue libre pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle et donneront lieu à une légende que les Français considèrent encore avec nostalgie.
Sa volonté de modifier les frontières vaut à Louis XIV un conflit avec l’Espagne, toujours en possession des Pays-Bas espagnols et de la Franche-Comté. La défaite espagnole débouche sur une guerre avec la Hollande. Les Hollandais ne s’en laissent pas remontrer, mais la guerre se conclut en 1678 par un traité généralement considéré comme le point d’orgue de la politique étrangère du Roi-Soleil. Après quoi, le souverain français se tourne vers le Saint Empire. Outre les conquêtes territoriales, il vise la couronne impériale et, pour l’obtenir, il est prêt à s’allier avec les Turcs. L’année 1688 marque un tournant décisif : Guillaume d’Orange, stathouder (gouverneur) des Provinces-Unies, débarque en Angleterre avec sa femme Marie Stuart pour renverser Jacques II, le père de celle-ci, et la placer sur le trône. Dès lors, Louis XIV compte un nouvel ennemi outre-Manche, qui prend la place, et pour longtemps, des descendants des Stuarts, si obligeants à son égard. Guillaume le Hollandais a la possibilité de déployer les troupes du plus grand des pays protestants, et pour la première fois depuis Cromwell l’Angleterre envoie une armée sur le continent pour soutenir une alliance des Etats européens – auxquels le pape lui-même se joint en secret – contre le souverain français. La guerre de la Ligue d’Augsbourg, encore appelée « guerre de Neuf Ans », réunit l’Espagne et l’Autriche ainsi que les Etats protestants d’Europe contre l’ambition démesurée du roi de France. Le traité qui y met fin est le premier qui l’oblige à des concessions.
En 1700, Charles II d’Espagne meurt sans postérité – un événement attendu étant donné sa nature souffreteuse et sa faiblesse d’esprit. Des manœuvres diplomatiques de grande envergure ont précédé son décès, à cause des risques majeurs et des opportunités qui ne pouvaient manquer de s’ensuivre. Sur le tapis, un immense héritage dynastique, écheveau indébrouillable de prétentions à la Couronne consécutives au jeu des alliances matrimoniales passées, oppose l’empereur de la maison des Habsbourg et Louis XIV (lequel a cédé à son petit-fils son droit à l’héritage), et tout le monde s’y intéresse. Les Anglais veulent savoir ce que deviendra le commerce dans les colonies espagnoles aux Amériques et les Hollandais s’interrogent sur le sort des Pays-Bas espagnols. La perspective d’un héritage indivis, alloué soit aux Bourbons, soit aux Habsbourg, inquiète tout le monde ; l’ombre de l’empire de Charles Quint plane de nouveau. Dans ce contexte, des accords de partage ont déjà été signés. Mais voilà que le testament de Charles II laisse toutes les possessions espagnoles au petit-fils du Roi-Soleil. Louis XIV accepte, cassant les accords qu’il avait lui-même approuvés. Il offense aussi les Anglais en reconnaissant à Jacques Stuart, prétendant au trône en exil, le titre de Jacques III d’Angleterre. Une grande alliance se forme entre l’empereur, les Provinces-Unies et l’Angleterre. C’est le début de la guerre de Succession d’Espagne, douze années de combats qui finiront par amener Louis XIV à un accord. Selon les termes des traités d’Utrecht et de Rastatt, signés en 1713 et 1714, les couronnes d’Espagne et de France ne pourront jamais être réunies, mais l’Espagne a désormais un Bourbon pour souverain. Elle conserve les Indes mais perd les Pays-Bas espagnols, qui reviennent à l’empereur à titre de compensation et pour constituer un fil de détente destiné à protéger les Hollandais d’une éventuelle agression française. L’Autriche se voit attribuer des territoires en Italie et la France accepte de concéder à la Grande-Bretagne (ainsi nommée depuis l’union de l’Angleterre et de l’Ecosse en 1707) l’île de Minorque et Gibraltar. Le prétendant des Stuarts est expulsé du territoire français et Louis XIV reconnaît officiellement la règle britannique de succession anglicane.
Ces événements majeurs garantissent une quasi-stabilité de l’Europe occidentale jusqu’à la Révolution française, soixante-quinze ans plus tard. Les accords ne conviennent pas à tout le monde (l’empereur refuse de renoncer à ses droits sur la couronne d’Espagne), mais dans ses grandes lignes la délimitation des frontières occidentales de l’Europe au nord des Alpes restera notablement la même. Bien sûr, la Belgique n’existe pas encore, mais une grande partie de ce qui deviendra son territoire est alors occupée par les Pays-Bas autrichiens, et les Provinces-Unies correspondent aux Pays-Bas actuels. La France conservera la Franche-Comté ainsi que l’Alsace et la Lorraine, acquises sous Louis XIV et Louis XV – hormis pour un long intermède entre 1871 et 1918. Après 1714, l’Espagne et le Portugal demeurent séparés par les mêmes frontières qu’aujourd’hui. Ces deux puissances sont toujours à la tête de vastes empires coloniaux mais jamais plus ils n’auront le potentiel qui leur permettrait de revenir au premier plan. La Grande-Bretagne est la nouvelle grande puissance occidentale ; depuis 1707, l’Angleterre n’a plus à se soucier de la vieille menace écossaise mais, une fois de plus, elle est liée au continent du fait qu’après 1714 ses souverains sont aussi électeurs de Hanovre. Au sud des Alpes, les retombées sont plus lentes. Morcelée, l’Italie passe par trois nouvelles décennies d’incertitude. D’un Etat à l’autre, les représentants des maisons royales secondaires se démènent pour régler des points de détail et obtenir les reliquats de l’époque des luttes dynastiques. Après 1748, il ne reste plus qu’une seule dynastie originelle notable, la maison de Savoie, rois de Sardaigne et princes du Piémont, sur le versant sud des Alpes. Depuis le XVe siècle, les Etats pontificaux peuvent être considérés comme une monarchie italienne, même si ce caractère dynastique apparaît seulement de temps à autre, et les Républiques de Venise, Gênes et Lucques, sur le déclin, soutiennent aussi l’étendard loqueteux de l’indépendance italienne. Les autres Etats ont à leur tête des souverains étrangers.
Ainsi la géopolitique occidentale est-elle établie pour longtemps. Dans l’immédiat, on le doit beaucoup au besoin que ressentent les hommes d’Etat d’éviter aussi longtemps que possible l’éclatement d’un conflit comme celui qui vient de prendre fin. En 1713, pour la première fois, les termes d’un traité stipulent que l’objectif des signataires est de garantir la paix par un équilibre des pouvoirs. Une visée aussi pragmatique représente une innovation majeure dans la réflexion politique, et ce réalisme est tout à fait fondé. Les guerres sont plus ruineuses que jamais, et la Grande-Bretagne et la France, seules nations du XVIIIe siècle à pouvoir supporter sans apport financier étranger le coût d’un conflit avec d’autres grandes puissances, ont été elles-mêmes lourdement grevées. Mais la fin de la guerre de Succession d’Espagne apporte aussi une solution à des problèmes bien réels. Une ère nouvelle s’annonce. Abstraction faite de la botte italienne, la majeure partie de la carte politique de l’Europe occidentale du XXIe siècle est déjà visible. L’esprit dynastique se trouve relégué au second rang des principes régissant la politique étrangère. L’époque à venir est celle des politiques nationales, du moins pour les princes conscients de ne plus pouvoir séparer les intérêts de leur Maison et ceux de leur nation.
A l’est du Rhin (et plus encore à l’est de l’Elbe), la situation est très différente. De grands changements se sont déjà produits et beaucoup d’autres interviendront jusqu’en 1800. Mais l’origine de ces mutations remonte loin, au début du XVIe siècle. A cette époque, la frontière orientale de l’Europe est gardée par l’Autriche des Habsbourg et le vaste royaume polono-lituanien des Jagellons, issu du jeu des alliances matrimoniales du XIVe siècle. Tous deux se partagent, avec l’empire maritime vénitien, la lourde tâche de résister à la puissance ottomane, facteur suprême de la politique européenne de l’époque.
Le terme « question d’Orient » n’est pas encore forgé, mais s’il l’avait été, il aurait exprimé la difficulté à défendre le christianisme contre l’islam. En effet, les Ottomans continuent de remporter des victoires et de conquérir des territoires jusqu’au XVIIIe siècle, même si, à cette époque, leur dernier grand élan expansionniste appartient déjà au passé. Néanmoins, pendant plus de deux siècles après la prise de Constantinople, ils ont défini les conditions de la diplomatie et de la stratégie européennes occidentales. La chute de la capitale de l’Empire byzantin a été suivie d’un siècle, voire plus, de guerres navales et d’expansion turque, avec pour victime principale la République de Venise. Bien que la Sérénissime reste longtemps nantie par rapport aux autres Etats italiens, elle connaît un déclin relatif, militaire d’abord, puis commercial. Le premier, qui conduira au second, résulte d’un long combat, perdu d’avance, contre les Ottomans. En 1479, ceux-ci s’emparent des îles Ioniennes et monnayent l’autorisation de pratiquer le commerce en mer Noire. Certes, deux ans plus tard, Venise acquiert Chypre et en fait une base commerciale majeure, mais elle la perd en 1571.
En 1600, bien que toujours prospère grâce à ses manufactures, Venise n’est plus une puissance marchande à l’échelle des Provinces-Unies ou même de l’Angleterre. Elle est éclipsée par Anvers d’abord, puis Amsterdam. Après un intermède au début du XVIIe siècle, les victoires ottomanes reprennent. En 1669, les Vénitiens doivent admettre qu’ils ont perdu la Crète. Entre-temps, en 1664, la paix de Vasvar entérine les dernières conquêtes ottomanes en Hongrie, bien que les Ukrainiens reconnaissent bientôt la suzeraineté turque et que les Polonais cèdent la Podolie en 1672. En 1683, pour la seconde fois de leur histoire, les Ottomans assiègent Vienne (le premier siège date d’un siècle et demi auparavant). Pendant plus de deux cents ans, l’Europe semble courir un grand danger. En réalité, il n’en est rien. Le second siège de Vienne sera le dernier, les beaux jours de la puissance ottomane sont révolus.
En effet, ces efforts de conquête, qui commencent avec la Hongrie, sont le dernier sursaut d’une puissance déjà depuis longtemps dans la tourmente. L’armée ottomane n’est plus au fait des dernières techniques militaires. Elle ne dispose d’aucune artillerie de campagne, l’arme décisive des champs de bataille du XVIIe siècle. En mer, les Ottomans s’entêtent à conserver les tactiques des galères d’antan, éperonnement et abordage, et ils se laissent de plus en plus dépasser par les techniques de leurs adversaires de l’Atlantique, lesquels utilisent leurs vaisseaux comme une batterie d’artillerie flottante (pour leur malheur à eux aussi, les Vénitiens sont conservateurs). En tout état de cause, la puissance ottomane est beaucoup trop étirée. Dominante dans le sud-est de l’Europe, où elle a épargné le protestantisme dans le Saint Empire, en Hongrie et en Transylvanie, elle est bloquée en Asie (la prise de l’Irak à la Perse, en 1639, a mis la quasi-totalité du monde islamo-arabe sous tutelle ottomane). En Europe et en Afrique, la tension est trop forte pour une structure que des gouvernants inadaptés ou incompétents autorisent à se relâcher. Au milieu du siècle, un grand vizir a bien repris la situation en main pour permettre de lancer les dernières offensives, mais il ne lui a pas été possible de pallier certaines des faiblesses inhérentes à la nature de l’Empire.
A l’instar de nombreux empires, celui des Ottomans est issu d’un projet militaire expansionniste plus que d’un bloc politique. Toutefois, alors que d’autres, comme les Russes ou les Chinois, imposent des institutions uniformes qui assimilent de vastes territoires et permettent de réunir main-d’œuvre et nouvelles ressources fiscales, les Turcs deviennent maîtres d’une région considérablement étendue et diversifiée où prédominent des forces centrifuges. Ils sont en outre dangereusement dépendants de sujets chez qui ils n’arrivent pas à susciter une loyauté profonde. D’une manière générale, ils respectent les coutumes et institutions des communautés non musulmanes, qu’ils contrôlent grâce au système des millets2, dont chacun possède sa propre hiérarchie. Les Grecs orthodoxes, les Arméniens et les Juifs constituent les millets les plus importants, avec leurs lois et arrangements à eux. Les Grecs chrétiens, par exemple, doivent payer une taxe spéciale et dépendent en dernier ressort de l’autorité du patriarche de Constantinople. Aux échelons inférieurs, des arrangements en apparence meilleurs sont passés avec les dirigeants des communautés locales pour soutenir la machine à piller. En définitive, ce système engendre une toute-puissance des sujets, dans la mesure où les pachas s’enrichissent au milieu d’un fatras d’incohérences et d’inefficacité. Faute de pouvoir trouver matière à identification dans l’autorité du sultan, nombre de ses sujets s’en éloignent.
C’est pourquoi, si l’année 1683 marque bien la dernière position défensive de l’Europe contre l’Islam avant de passer à l’attaque, la période est moins critique qu’il n’y paraît. Après cette date, on assiste à un reflux quasi continu de la puissance ottomane, jusqu’à son démantèlement en 1918, où une fois de plus elle se trouvera confinée à l’arrière-pays immédiat de Constantinople et à l’Anatolie, son ancien bastion. Au sauvetage de Vienne par le roi de Pologne, Jean III Sobieski, succède la reconquête du centre et du sud de la Hongrie après un siècle et demi de domination ottomane. La déposition, en 1687, du sultan Mehmed IV, à la suite de plusieurs revers, et son remplacement par une succession de grands vizirs ne permettent pas de remédier à la faiblesse des Ottomans. En 1699, la Hongrie rentre officiellement dans le fief des Habsbourg, aux termes du premier traité signé par des Ottomans vaincus. Au siècle suivant, ceux-ci perdront encore la Transylvanie, la Bukovine et la plupart des territoires situés sur les côtes de la mer Noire. Au XVIIIe siècle, les Russes font valoir un droit de protection pour les sujets ottomans d’obédience chrétienne et tentent de fomenter des rébellions parmi eux. A la même époque, on assiste à un déclin de la domination ottomane en Afrique et en Asie. Vers la fin du siècle, même si les formes sont préservées, le califat ottoman ressemble à celui des Abbassides de la dernière période. Le Maroc, l’Algérie, Tunis, l’Egypte, la Syrie, la Mésopotamie et l’Arabie sont tous indépendants ou semi-indépendants, à des degrés divers.
Les légataires de l’héritage ottoman ne sont pas l’Union polono-lituanienne ni les Habsbourg, gardiens traditionnels de l’Europe orientale. Ces deux grands empires n’ont pas non plus porté les coups les plus durs à l’« homme malade de l’Europe ». En fait, les Polonais approchent de la fin de leur propre histoire en tant que nation indépendante. Simple union personnelle au début, l’Union polono-lituanienne a trop tardé à devenir celle de deux Etats. En 1572, lorsque le dernier roi de la dynastie des Jagellons meurt sans héritier, la monarchie est déjà élective non plus seulement en théorie, mais de facto. Un immense territoire est alors à prendre. Le nouveau roi de Pologne est un Français. Au cours du siècle suivant, la haute noblesse polonaise et les monarques étrangers se disputent chaque élection tandis que le pays subit une forte et persistante pression des Ottomans, des Russes et de la Suède. La Pologne ne se sort bien de la confrontation avec ses ennemis que lorsqu’ils sont occupés ailleurs. Pendant la guerre de Trente Ans, la Suède se précipite sur les territoires du nord et les dernières zones côtières polonaises lui reviennent en 1660. Les divisions internes ont d’ailleurs empiré la situation ; la Contre-Réforme conduit à la persécution des protestants polonais, les Cosaques d’Ukraine se soulèvent et les serfs ne cessent de se révolter.
L’élection de Jean Sobieski, héros national, au trône de Pologne est la dernière à ne pas être le fruit des intrigues des souverains étrangers. Fort de ses belles victoires, le nouveau roi parvient à diriger un pays à la structure curieuse et extrêmement décentralisée. Les souverains élus ont un pouvoir juridique très faible à opposer aux grands propriétaires terriens. Faute d’une armée de métier, ils ne peuvent compter que sur leurs propres troupes lorsque la petite et la haute noblesse, réunies en « confédérations », recourent à la pratique de la rébellion armée pour obtenir gain de cause. Au sein de la Diète, l’organe parlementaire central du royaume, la règle de l’unanimité contrecarre tout projet de réforme. Or, des réformes sont absolument nécessaires à la survie d’un pays divisé sur le plan religieux, aux frontières mal définies et gouverné par une petite noblesse terrienne égocentrique. La Pologne est une communauté médiévale dans un monde en pleine modernisation.
Contre cela, Jean Sobieski ne peut rien. La structure sociale du pays est très réfractaire aux réformes. La haute comme la petite noblesse sont en réalité les satellites de quelques grandes familles extraordinairement riches. Un clan notamment, les Radziwill, possède un domaine d’une superficie équivalente à la moitié de l’Irlande et vit entouré d’une cour dont le faste éclipse celle de Varsovie. Quant aux Potocki, leur propriété s’étend sur 16 800 km2, soit environ la moitié de la Hollande. Les petits propriétaires ne peuvent résister à ces grands nobles : en 1700, leurs terres représentent moins d’un dixième du territoire polonais. Les membres de la petite noblesse – presque un million de personnes –, qui, juridiquement, constituent la « nation » polonaise, sont pour la plupart assez pauvres et par conséquent sous la coupe de grands magnats peu enclins à renoncer à leur pouvoir de rassembler une confédération ou de manipuler une diète. Au bas de l’échelle se situent les paysans, parmi les plus misérables d’Europe. En 1700, ils bataillent continuellement contre les droits féodaux qu’on leur impose et sont à la merci de seigneurs qui exercent encore sur eux un droit de vie ou de mort. Les petites villes n’ont aucun pouvoir. Leur population équivaut à seulement la moitié de la petite noblesse et elles ont été dévastées par les guerres du XVIIe siècle.
Pourtant, la Prusse et la Russie survivent, et elles reposent aussi sur des infrastructures agraires prémodernes et féodales. La Pologne est la seule des trois à se trouver dans une faillite totale. Le principe d’une royauté élective empêche l’émergence d’un Tudor ou d’un Bourbon polonais susceptible d’assimiler ses instincts dynastiques conquérants à ceux de la nation. Le pays aborde le XVIIIe siècle avec à sa tête un souverain d’origine étrangère, l’électeur de Saxe, qui succède à Jean III Sobieski en 1697. Rapidement déposé par les Suédois, il retrouvera son trône grâce aux Russes.
La Russie est la nouvelle grande puissance orientale. En 1500, son identité en tant que nation était à peine discernable. Deux cents ans plus tard, la plupart des hommes d’Etat occidentaux commencent à entrevoir son potentiel, bien que Polonais et Suédois s’y soient déjà frottés. Aujourd’hui, un effort est nécessaire pour comprendre la fulgurance surprenante de l’apparition en tant que force majeure de ce pays qui va devenir l’un des Etats les plus puissants du monde. Au début de l’ère européenne, après les premières ébauches de la future Russie par Ivan le Grand, cette issue est encore inconcevable et le restera longtemps. Le premier à porter officiellement le titre de « tsar de toutes les Russies » est son petit-fils, Ivan IV, couronné en 1547. L’octroi de ce titre, le jour du sacre, est destiné à montrer que le grand-prince de Moscovie est devenu un empereur exerçant sa souveraineté sur de nombreux peuples. En dépit d’un caractère violent qui lui vaut son surnom, « le Terrible », Ivan IV ne joue aucun rôle significatif dans les affaires européennes.
Au siècle suivant, la Russie est encore si peu connue qu’un roi de France a pu écrire à un tsar sans savoir que celui à qui il s’adressait était mort depuis dix ans. La forme de la future Russie se dessine lentement, presque à l’insu des autres pays d’Europe occidentale. Même après Ivan le Grand, ses frontières restent mal définies et exposées aux attaques. Les Ottomans ont pénétré dans le sud-est de l’Europe. Entre eux et la Moscovie s’étend l’Ukraine, le pays des Cosaques, un peuple qui défend fièrement son indépendance – tant qu’il n’a pas de voisins puissants, ce n’est pas difficile. A l’est de la Russie, les monts Oural constituent une frontière théorique (mais guère réaliste). Les tsars de Russie se sont toujours facilement sentis isolés en ayant autour d’eux un espace hostile. Presque instinctivement, ils ont recherché des frontières naturelles ou un glacis d’Etats satellites.
Les premières étapes consistent impérativement à consolider les conquêtes d’Ivan le Grand, où bat le cœur de la Russie. Puis vient le temps d’investir les régions reculées du Nord. A l’avènement d’Ivan le Terrible, la Russie possède une petite partie des côtes de la Baltique et un immense territoire qui s’étend jusqu’à la mer Blanche, ouvrant un itinéraire vers l’ouest. Sa faible population est constituée de peuplades primitives dispersées. En 1584 est fondé le port d’Arkhangelsk. Ivan IV ne peut guère tenter d’actions sur les bords de la Baltique, mais il s’en prend aux Tatars après qu’ils ont une nouvelle fois incendié Moscou en 1571. Sorti vainqueur du conflit, au cours duquel il aurait fait massacrer 150 000 personnes, il chasse les Tatars de Kazan et d’Astrakhan, prend le contrôle de la Volga sur toute sa longueur et étend la puissance moscovite jusqu’à la mer Caspienne.
L’autre grande entreprise expansionniste amorcée sous le règne d’Ivan IV est la poussée vers l’Oural et la Sibérie, mais il s’agit moins de conquête que de colonisation. Encore aujourd’hui, la majeure partie de la République russe se situe en Asie. Pendant presque deux siècles, les tsars et leurs successeurs ont été à la tête d’une puissance mondiale. Ironie de l’histoire, les premières étapes du processus qui les y a amenés anticipent un thème récurrent de la principale frontière sibérienne : les premiers colons russes à traverser l’Oural semblent être des réfugiés politiques partis de Novgorod. Les suivants sont, pour certains, d’anciens serfs fuyant leur condition, puisque le servage n’existe pas en Sibérie, et des Cosaques mécontents. Vers 1600, les colonies russes s’étendent jusqu’à 900 kilomètres au-delà de l’Oural et sont étroitement surveillées par une bureaucratie compétente, bien décidée à assurer le paiement en fourrures du tribut dû à l’Etat. Les fleuves sont essentiels pour la région, plus importants encore que ceux du territoire américain. En un demi-siècle, il sera possible de parcourir en bateau, avec des bagages et seulement trois portages, la distance entre Tobolsk, à 450 kilomètres à l’est de l’Oural, et le port d’Okhotsk, dix fois plus loin. Il ne restera alors que 600 kilomètres, par la mer, pour atteindre Sakhaline, une île située à l’extrême nord de l’archipel nippon, soit l’équivalent de la distance entre le promontoire de Penwith, à l’extrême ouest de la Cornouaille, et Anvers. En 1700, on dénombre 200 000 colons à l’est des monts Oural : à cette époque, Russes et Chinois parviennent à s’entendre et à signer le traité de Nerchinsk. Quelques personnes en Russie, dit-on, évoquent une conquête de la Chine – l’entreprise serait insensée : la dynastie Qing est à son apogée.
La poussée vers l’est n’est pas très affectée par les soulèvements et autres périls du Temps des troubles, la quinzaine d’années qui suivent la mort d’Ivan IV, bien qu’à l’ouest la Russie connaisse des moments difficiles avec la perte de l’accès à la Baltique et l’occupation de Moscou et Novgorod par les Lituaniens ou les Polonais. Au début du XVIIe siècle, le pays n’est toujours pas une puissance européenne. A l’époque, l’Etat suédois monte en force et se lance dans des interventions militaires en Russie. Les tsars ne récupéreront finalement Smolensk et la Petite Russie qu’à la fin de la guerre de 1654-1667. Ils ne perdront de nouveau l’Ukraine qu’en 1812, et pour une durée assez brève. Cartes et traités commencent à définir les contours occidentaux de la Russie d’une façon qui reflète une certaine réalité. En 1700, les tsars ont déjà acquis Azov, leur premier bastion sur la mer Noire, et la frontière sud-ouest s’étend à l’ouest du Dniepr, sur la majeure partie de son cours, incluant la ville historique de Kiev et les Cosaques qui vivent sur la rive est. Ces derniers, qui avaient demandé au tsar de les défendre contre les Polonais, s’étaient vu accorder un statut spécial et une semi-autonomie, qui perdurera jusqu’à l’époque soviétique. La plupart des acquisitions de territoires se sont faites au détriment de la Pologne, longtemps occupée à repousser Ottomans et Suédois. Cependant, en 1687, l’armée russe rejoint les Polonais contre les Ottomans. C’est un moment historique : il marque le début de la fameuse question d’Orient, bête noire des hommes d’Etat européens jusqu’en 1918, date à laquelle ils découvrent que la difficulté de décider de la limite à mettre, s’il en faut une, à l’empiétement de la Russie sur l’Empire ottoman en Europe a enfin disparu… avec les protagonistes.
La constitution de la Russie est d’abord un acte politique. La monarchie est son centre et son moteur ; le pays ne possède ni unité raciale prédéterminant son existence, ni l’ombre d’une définition géographique permettant d’imposer un tracé morphologique. Et, si l’on prend la religion orthodoxe comme élément unificateur, d’autres pays slaves sont également concernés. La clé de l’édification de cette nation se trouve dans l’accroissement du domaine personnel et du pouvoir des tsars. Ivan le Terrible réforme l’administration. Sous son règne apparaît une noblesse qui en échange de l’octroi de titres de propriété est astreinte à des obligations militaires, méthode déjà employée par les princes de Moscovie pour enrôler des troupes contre les Tatars. Ce système permet la levée d’une armée qui conduit le roi de Pologne à avertir la reine d’Angleterre, Elisabeth, que s’ils acquièrent les compétences techniques des Occidentaux, les Russes deviendront imbattables. Le danger est lointain, mais le propos visionnaire.
Les revers ne sont pas rares mais la survie de l’Etat n’est pas en jeu, semble-t-il rétrospectivement. Le dernier tsar de la maison des Riourikides s’éteint en 1598. Commence alors le Temps des troubles : usurpations et conflits entre familles nobles et interventionnistes polonais désireux de ravir la couronne se succèdent jusqu’en 1613. Cette année-là voit élire le premier tsar d’une nouvelle dynastie, Michel Romanov. Malgré sa faiblesse de caractère – il vivra toute sa vie dans l’ombre d’un père dominateur –, Michel Fédorovitch fonde une dynastie qui régnera sur la Russie pendant trois cents ans, jusqu’à l’effondrement du régime tsariste. Ses successeurs immédiats repoussent les nobles rivaux et soumettent les plus grands d’entre eux, les boyards, qui tentaient de regagner un pouvoir restreint par Ivan le Terrible. Le seul autre rival potentiel à l’intérieur du pays est l’Eglise. Au XVIIe siècle, un schisme l’affaiblit. 1667 marque une étape cruciale dans l’histoire russe : cette année-là, le patriarche est démis de ses fonctions après un différend avec le tsar. Il n’y aura pas de querelle des Investitures en Russie. Après cette date, l’Eglise orthodoxe russe est structurellement et juridiquement subordonnée à une autorité laïque. Chez les croyants naît une opposition spontanée à l’orthodoxie courante, sur le plan doctrinal mais aussi moral. Celle-ci débouche sur un raskol, mouvement dissident clandestin, culturellement très important et étendu dans le temps, qui finit par alimenter l’opposition politique. La Russie ne connaîtra cependant jamais de conflit entre l’Eglise et l’Etat comme celui qui a donné lieu à une si grande force créatrice en Europe occidentale, pas plus qu’elle ne connaîtra les effets stimulants de la Réforme.
L’évolution qui s’ensuit aboutit finalement à l’autocratie tsariste, mode de gouvernement durable, où le souverain incarne une autorité à demi sacro-sainte, sans limite apportée par un contrôle juridique limpide, et possédant des caractéristiques précises : obligation de service pour tous les sujets en échange des terres qui leur sont allouées ; aucun statut en propre, au sein de l’Etat, pour toutes les institutions découlant de l’autocratie, excepté l’Eglise ; absence totale de séparation des pouvoirs ; mise en place d’une bureaucratie très importante et enfin prépondérance des besoins militaires. Ces particularités, note l’historien qui les a pointées, ne sont pas toutes présentes à l’origine, de même qu’elles ne sont pas toutes à l’œuvre et aussi évidentes en tout temps. Néanmoins, elles différencient clairement le tsarisme des monarchies chrétiennes occidentales où, dès le début du Moyen Age, les petites villes, les divers domaines du royaume, les guildes et de nombreux autres organismes ont établi les privilèges et libertés qui serviront de trame au constitutionnalisme ultérieur. Dans l’ancienne Moscovie, les plus hauts fonctionnaires recevaient un titre signifiant « esclave » ou « serviteur » à une époque où, dans la Pologne-Lituanie voisine, leurs homologues étaient désignés comme « citoyens ». Louis XIV lui-même, s’il peut se croire roi de droit divin et aspirer à un pouvoir incontesté, n’en conçoit pas moins toujours ce pouvoir comme explicitement limité par le droit, la religion et la loi divine. Ses sujets le savent monarque absolu, mais ils sont certains qu’il ne s’agit pas de despotisme. En Angleterre s’instaure une monarchie qui présente des différences encore plus flagrantes, car contrôlée par le Parlement. Si antithétiques que soient les monarchies française et anglaise, toutes deux prennent en compte des limites théoriques et pratiques inconcevables pour le tsarisme. Elles portent la marque d’une tradition que la Russie n’a jamais connue. Pour l’Europe de l’Ouest, l’autocratie russe sera toujours synonyme de despotisme.
En Russie, pourtant, ce régime réussit bien. En outre, les comportements qui l’étayent semblent convenir encore, dans une certaine mesure, à une grande partie de la population. Pour les érudits qui étudient la société du XVIIIe siècle, les pays de grande superficie, plats, favorisent le despotisme. Une théorie absurde, certes, mais sur un territoire aussi vaste que la Russie, englobant tant de régions naturelles et une telle diversité de peuples et de cultures, des forces centrifuges cachées ont toujours existé. Jusqu’à présent, les événements ont reflété cette diversité. Comme tous les autres, l’Empire russe s’est constitué au fil des conquêtes. Il est désormais nécessaire d’assurer sa cohésion en le recentrant vigoureusement, afin d’éviter que ces divergences ne soient exploitées par ceux qui veulent s’en échapper, ou par des ennemis à ses frontières.
La soumission des boyards isole la famille royale au sommet de la pyramide. Les titres nobiliaires découlant du service rendu au tsar – souvent récompensé, au XVIIe siècle, par l’octroi de terres, et plus tard par l’attribution de serfs –, la noblesse russe passe progressivement sous la dépendance de l’Etat. Toutes les terres en viennent à être détenues sous condition de service rendu à l’autocratie, comme le définit la « Table des rangs » de 1722. Cette hiérarchisation crée en réalité un amalgame entre toutes les catégories de nobles pour les fondre en une seule classe. Les obligations imposées sont très étendues dans le temps, souvent à vie, bien qu’au XVIIIe siècle elles soient progressivement réduites et finissent par disparaître tout à fait. Néanmoins, le service continue d’être un moyen d’anoblissement automatique, et la noblesse russe n’acquiert jamais vis-à-vis du tsar l’indépendance dont jouissent ses pairs dans d’autres pays. De nouveaux privilèges lui sont conférés, mais aucune caste ne se forme. La classe nobiliaire s’élargit outre mesure grâce aux nouvelles acquisitions de titres et à son accroissement naturel. Certains de ses membres sont très pauvres car, le droit d’aînesse et l’inaliénabilité étant inconnus en Russie, trois ou quatre générations suffisent pour que les domaines subissent de nombreuses partitions. Vers la fin du XVIIIe siècle, la plupart des nobles possèdent moins d’une centaine de serfs.
De tous les tsars de la Sainte Russie, Pierre Ier, dit « le Grand », monté sur le trône en 1682 à l’âge de dix ans, est celui qui fera l’usage le plus mémorable de l’autocratie, lui imprimant profondément sa marque. A sa mort en 1725, la métamorphose de la Russie est devenue irréversible. En un sens, il ressemble à ces dictateurs du XXe siècle s’efforçant implacablement de faire entrer la société dans la modernité. Mais, en tant que monarque, il appartient bien à son époque : il concentre son attention sur les succès militaires (de tout son règne, la Russie ne connaîtra la paix qu’une seule année) et reconnaît que, pour atteindre ses objectifs, il lui faut passer par l’occidentalisation et la modernisation. Ses visées ambitieuses sur la côte balte jouent un rôle moteur dans le train de réformes qu’il met en place. Peut-être doit-il à son enfance ses dispositions novatrices. Il a en effet grandi dans le quartier « allemand » de Moscou, où vivaient des marchands étrangers et leurs suites. Son célèbre pèlerinage en Europe, en 1697-1698, montre la réalité de son intérêt pour les nouvelles techniques. Mentalement, il ne fait sans doute aucune distinction entre le besoin de modernisation du pays et la nécessité de libérer définitivement ses sujets de leurs appréhensions à l’égard de leurs voisins. De quelque côté qu’ait penché la balance, il reste que depuis lors ses réformes sont la pierre de touche des idéologies russes. Des générations successives de philosophes ont repensé à cette période avec révérence, réfléchissant à l’action du grand tsar et à sa signification pour le pays. Comme l’a écrit l’un d’eux au XIXe siècle : « Pierre le Grand n’a trouvé qu’une feuille vierge, où il a inscrit les mots Europe et Occident. »
Sa politique expansionniste est plus facile à évaluer. S’il envoie des expéditions dans le Kamtchatka et les oasis de Boukhara, et cesse de payer aux Tatars le tribut imposé à ses prédécesseurs, son ambition est de rejoindre la mer à l’ouest. Il construit la flotte de la mer Noire et s’empare d’Azov (qu’il devra abandonner plus tard lorsqu’il sera occupé ailleurs, avec les Polonais et, surtout, les Suédois). Les guerres qu’il mène contre la Suède pour obtenir une ouverture sur la Baltique sont des luttes à mort. La « Grande Guerre du Nord », nom donné par les contemporains à la dernière des guerres nordiques, commence en 1700 et dure jusqu’en 1721. Le monde entier reconnaît le caractère décisif de l’anéantissement, en 1709, de l’armée du roi de Suède, la meilleure au monde. L’événement se produit loin de là, à Poltava, au milieu de l’Ukraine, où son chef a cherché à contracter une alliance avec les Cosaques. Jusqu’à la fin de son règne, Pierre Ier ne perdra pas de vue ses objectifs. Lorsque la paix est signée, la Russie s’installe sur les côtes de la Baltique, en Livonie, en Estonie et dans l’isthme de Carélie. La Suède perd son statut de grande puissance. Elle est la première victime d’une autre grande puissance qui vient d’apparaître.
Quelques années auparavant, l’Almanach royal demandé par le roi de France incluait pour la première fois le nom des Romanov dans la liste des familles régnantes d’Europe. La victoire ouvrait la possibilité d’un contact plus fort avec le reste de l’Europe, et Pierre le Grand avait déjà anticipé la paix en se lançant dans la construction, sur un territoire pris aux Suédois, de Saint-Pétersbourg, une ville magnifique qui sera pendant deux siècles la capitale de la Russie. Le centre de gravité politique et culturel passe ainsi d’une région géographiquement isolée, la Moscovie, aux frontières de la Russie, avec un accès facile au Saint Empire et à l’Europe occidentale. Désormais, l’occidentalisation pourra se poursuivre plus facilement. La rupture avec le passé, délibérée, est consommée.
La Moscovie elle-même, bien sûr, n’a jamais été complètement isolée de l’Europe. Un pape avait contribué à arranger le mariage d’Ivan le Grand, espérant, grâce à lui, voir la Russie entrer dans le giron de l’Eglise d’Occident. Les relations avec les voisins catholiques polonais n’ont jamais été au point mort, et sous le règne d’Elisabeth Tudor on a vu des marchands anglais venir jusqu’à Moscou, ce dont aujourd’hui encore le Kremlin garde le souvenir à travers de magnifiques collections d’orfèvrerie anglaise. Le commerce s’est poursuivi, avec l’arrivée d’un nombre considérable de spécialistes étrangers. Au XVIIe siècle sont apparues les premières ambassades permanentes dépêchées par les monarques européens. Mais les Russes, toujours hésitants et soupçonneux, iront jusqu’à tenter d’opérer une ségrégation entre résidents étrangers.
Pierre le Grand rejette cette culture. Il veut des spécialistes – constructeurs navals, fondeurs de canons, enseignants, employés, soldats – et il distribue les privilèges en conséquence. Dans l’administration, il rompt avec l’ancienne tradition des charges héréditaires et tente d’instaurer une bureaucratie fondée sur le mérite. Il crée des écoles où enseigner les techniques modernes et fonde une Académie des sciences, introduisant ainsi la notion de science en Russie, où jusqu’à présent l’instruction était exclusivement religieuse. Comme nombre d’autres grands réformateurs, il met beaucoup d’énergie à faire respecter des décisions dont certaines pourraient être qualifiées de superficielles. Les courtisans ont par exemple l’obligation de porter des vêtements européens ; les longues barbes d’antan doivent être taillées et les femmes apparaître en public vêtues à la mode du Saint Empire. Ce sont là des chocs psychologiques indispensables dans un pays aux traditions si diverses. Pierre le Grand n’a presque aucun allié pour atteindre ses objectifs et, en fin de compte, ce qu’il met en place il doit l’imposer. Ses réformes reposent essentiellement sur son pouvoir autocratique. L’ancienne douma des boyards, Conseil consultatif, est abolie et remplacée par un Sénat constitué de membres nommés. Pierre Ier commence à distendre les liens entre propriété foncière et pouvoir étatique d’une part, et entre souveraineté et propriété d’autre part. Avec lui, la Russie fait ses premiers pas vers sa nouvelle identité d’empire pluriethnique. Ceux qui résistent sont impitoyablement brisés, mais il est moins facile pour le tsar de se débarrasser des esprits conservateurs ; il n’a à sa disposition qu’une machine administrative et des voies de communication qui sembleraient incroyablement inadéquates à un gouvernement d’aujourd’hui, quel qu’il soit.
Le signe le plus remarquable de la réussite de cette modernisation est l’émergence de la puissance militaire russe. Ensuite vient la quasi-réduction de l’Eglise à un ministère d’Etat. Il est difficile d’en trouver de plus complexes : la grande majorité des Russes ne sont pas touchés par les réformes de l’enseignement, qui n’affectent de manière évidente que les ingénieurs et quelques membres de la classe supérieure. Cela donne une haute noblesse assez occidentalisée et concentrée à Saint-Pétersbourg. En 1800, la plupart parlent français et sont parfois au fait des courants de pensée nés en Europe occidentale mais, face à une petite noblesse provinciale que tout cela agace, ils forment un îlot culturel perdu au milieu d’une nation très différente. Longtemps, la masse des nobles ne profite pas des nouvelles écoles et académies. Au plus bas de l’échelle sociale, le peuple russe demeure analphabète ; ceux qui ont appris à lire ânonnent beaucoup en général, n’ayant reçu que l’enseignement du prêtre du village, qu’une seule génération sépare de l’illettrisme. Pour devenir instruite, la Russie devra attendre le XXe siècle.
Sa structure sociale aussi tend de plus en plus à mettre la Russie à part. Elle sera le dernier pays d’Europe à abolir le servage. Parmi les Etats chrétiens, seuls l’Ethiopie, le Brésil et les Etats-Unis d’Amérique maintiendront l’esclavage plus longtemps. Tandis que le XVIIIe siècle voit cette institution donner presque partout des signes de faiblesse, en Russie elle se propage. L’explication réside en grande partie dans le fait que le travail est toujours plus rare que la terre. Il est très significatif, à cet égard, que la valeur d’un domaine y soit généralement exprimée en termes de « nombre d’âmes » – c’est-à-dire de serfs – qui lui sont attachées, et non d’après sa superficie. Le nombre de serfs a commencé à croître au XVIIe siècle, lorsque les tsars ont jugé prudent d’être agréables à la noblesse en lui donnant des terres, dont certaines étaient déjà occupées par des moujiks. Liés à leur seigneur par leur dette, nombre d’entre eux sont devenus esclaves pour s’en acquitter.
Entre-temps, la législation a imposé de plus en plus de restrictions au serf, et de plus en plus elle a enraciné la structure étatique au sein de l’économie. L’augmentation constante du pouvoir de se faire justice en recapturant les serfs et en exerçant sur eux des représailles, et l’intérêt pour les maîtres des domaines d’user de ce pouvoir, datent de l’époque où Pierre le Grand leur confie la responsabilité de la conscription et de la collecte de la capitation, un impôt par tête d’habitant. Ainsi, en Russie, économie et administration sont-elles liées plus intimement que dans n’importe quel pays occidental. Les aristocrates tendent à devenir des fonctionnaires dont la charge est héréditaire ; ils travaillent pour le tsar.
Officiellement, vers la fin du XVIIIe siècle, hormis la peine de mort, il est peu de choses qu’un seigneur ne puisse se permettre à l’égard de ses serfs. S’ils ne sont pas obligés d’effectuer des travaux difficiles, ils doivent payer des droits selon des calculs presque arbitraires. Le taux de serfs en fuite est élevé ; certains partent pour la Sibérie et d’autres se portent même volontaires pour les galères. En 1800, environ la moitié des Russes sont asservis, et beaucoup d’autres doivent au tsar des services quasiment identiques avec, toujours, le risque de se voir attribués à un noble.
Les populations des régions nouvellement annexées sont elles aussi asservies, même celles pour qui cette condition est inconnue. Il en résulte une immense inertie et une société extrêmement rigidifiée. A la fin du siècle se pose déjà le problème le plus grave auquel sera confrontée la Russie du XIXe : que faire d’une population aussi importante lorsque les exigences économiques et politiques rendent toutes deux le servage de plus en plus intolérable, mais quand son ampleur pose à la réforme des difficultés colossales ? Comme pour un homme à dos d’éléphant, tant qu’on reste dessus, tout se passe bien ; c’est au moment d’en descendre que les choses se gâtent.
Le servage est devenu l’épine dorsale de l’économie. A l’exception de la célèbre région des « Terres noires », tout juste ouverte au XVIIIe siècle, le sol russe n’est pas riche, et même sur les meilleures terres les méthodes employées laissent à désirer. Il semble peu probable qu’avant le XXe siècle la production ait suivi l’accroissement démographique, même si famines et épidémies périodiques rétablissaient naturellement l’équilibre. Au XVIIIe siècle, la population a presque doublé et, sur les quelque 36 millions d’habitants recensés à la fin de la période, environ 7 millions proviennent des nouvelles acquisitions de territoires ; les autres renvoient à l’accroissement naturel. Le rythme de la croissance démographique est plus rapide en Russie que dans n’importe quel autre pays d’Europe. On ne compte à peu près qu’un seul citadin, tout au plus, pour vingt-quatre ruraux. Pourtant, l’économie a réalisé des progrès remarquables au cours de ce siècle, avec cette particularité unique de réussir à industrialiser le pays par le biais du servage. On peut considérer qu’il s’agit là de l’un des succès de Pierre le Grand. Le processus a été enclenché du temps des deux premiers Romanov, mais Pierre Ier a su diriger le mouvement.
Certes, il faut du temps pour en voir les effets. La Russie est partie d’un niveau très bas, et aucune économie européenne de l’époque n’est capable d’une croissance rapide. L’augmentation de la production céréalière, à l’origine des exportations dès le XVIIIe siècle (les céréales deviendront la base du commerce extérieur russe), a été obtenue grâce à une vieille méthode consistant à convertir davantage de terres en superficie arable. Peut-être aussi est-elle due à une meilleure efficacité des propriétaires et collecteurs d’impôts dans l’appropriation des excédents. La consommation du paysan diminue. C’est un phénomène récurrent durant la majeure partie du régime tsariste. Parfois, le poids des prélèvements devient écrasant. On estime qu’à l’époque de Pierre le Grand les taxes privent les paysans de 60 % de leur récolte. Les techniques permettant d’accroître la productivité ne sont pas au rendez-vous, et la rigidité du système, encore accentuée, la maintient à un faible niveau. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle encore, le moujik perd le peu de temps qui lui reste, après avoir trimé pour son seigneur, à se traîner sur les bandes de terrain éparpillées qui constituent ce qui lui revient de droit. Souvent, il ne possède pas de charrue et doit se contenter, pour sa récolte, d’un grattage superficiel, la seule technique possible.
En quelque sorte, néanmoins, cette base agricole soutient à la fois l’effort militaire qui propulse la Russie au rang de grande puissance et la première phase de son industrialisation. En 1800, la nation produit une plus grande quantité de saumons de fonte et exporte plus de minerai de fer que n’importe quel autre pays au monde, et ce résultat, elle le doit à nul autre que Pierre Ier. Le grand tsar a compris l’importance des ressources minérales de la Russie et édifié l’appareil administratif permettant de les exploiter. Il lance les études et fait venir des mineurs. En guise d’incitation, il ordonne la peine capitale pour les propriétaires fonciers qui omettent de déclarer les gisements se trouvant sur leurs terres ou tentent d’en empêcher l’exploitation. Le développement des infrastructures permet d’accéder à ces ressources et, lentement, le centre de gravité de l’industrie russe se déplace vers l’Oural. Les fleuves revêtent une importance capitale. Quelques années seulement après la mort de Pierre le Grand, un réseau de voies navigables relie la Baltique à la mer Caspienne.
L’industrie manufacturière se développe autour de l’extraction de minerais et du bois de construction, qui garantissent à la Russie un bon équilibre commercial pendant tout ce siècle. Des 100 manufactures présentes sur le territoire sous le règne de Pierre le Grand, la Russie est passée à plus de 3 000 en 1800. Après l’abolition des douanes intérieures en 1754, l’empire est devenu la plus vaste zone de libre-échange dans le monde.
En cela, comme avec l’octroi de serfs ou de monopoles, l’Etat continue de façonner l’économie russe. L’industrie du pays n’émerge pas de la libre entreprise mais d’une réglementation, et il ne peut en être autrement, l’industrialisation allant tout à fait à l’encontre du fait social russe. Le pays ne connaît peut-être pas de barrières douanières intérieures, mais il n’existe pas non plus de commerce intérieur important sur de longues distances. La plupart des Russes vivent en 1800 comme leurs ancêtres de 1700, au sein de communautés locales autosuffisantes, dépendant de leurs artisans pour approvisionner, modestement, les manufactures et parvenant à peine à une économie monétaire. Ces « fabriques » semblent n’avoir guère été autre chose, parfois, que des agglomérations d’artisans. Dans des secteurs immenses, les baux s’appuient sur le service et non sur le paiement d’un loyer. Le commerce extérieur se trouve encore principalement aux mains de marchands étrangers. En outre, si, pour encourager les propriétaires miniers, l’Etat leur accorde allocations et serfs pour exploiter les gisements, cette nécessité même de les stimuler montre bien qu’il manque à la Russie l’impulsion que l’on trouve ailleurs pour maintenir la croissance.
En tout état de cause, après Pierre le Grand, le désir d’innover faiblit considérablement. L’élan retombe. L’empire ne compte pas assez d’éléments instruits pour permettre à la bureaucratie de maintenir la pression une fois que la force motrice a disparu. Pierre Ier n’a pas désigné de successeur et il a fait torturer à mort son propre fils. Les tsars suivants affrontent de nouveau l’hostilité des grands boyards, mais sans avoir sa force de caractère ni inspirer la même terreur. A la mort de son petit-fils, en 1730, sa descendance en ligne directe s’interrompt. Les souverains peuvent cependant tirer parti des querelles de factions, et c’est ce que fait Anna, sa nièce. Son avènement permet en quelque sorte de rétablir l’autorité de la Couronne. Bien que placée sur le trône par les mêmes boyards qui ont dominé son prédécesseur, la nouvelle tsarine les muselle assez vite. Fait hautement symbolique, la Cour quitte Moscou où, à la grande satisfaction des conservateurs, elle s’était installée à la mort de Pierre le Grand, pour retourner à Saint-Pétersbourg. Anna cherche conseil auprès de ministres nés à l’étranger, et cela fonctionne assez bien jusqu’à sa mort en 1740. Son successeur et petit-neveu, un enfant, est écarté du trône au bout d’un an en faveur de la fille de Pierre le Grand, Elisabeth, qui compte sur le soutien du régiment des soldats de la Garde et sur une aristocratie qu’irritent les étrangers (l’enfant sera ensuite enfermé dans une forteresse et assassiné vingt ans plus tard). A la mort d’Elisabeth en 1762, son neveu, Pierre III, lui succède pour un règne éphémère : six mois plus tard, la princesse allemande qu’il a épousée le fait déposer et assassiner pour lui ravir le trône. La nouvelle tsarine de Russie se nomme Catherine II, dite « la Grande », en référence à son illustre prédécesseur.
L’éclat dont va s’entourer Catherine II par la suite masque beaucoup de choses et abuse un grand nombre de ses contemporains. Il occulte presque, entre autres, les intrigues douteuses et criminelles qui l’ont menée au trône. Il est peut-être vrai, cependant, que si elle n’avait pas frappé la première, c’est sans doute elle qui aurait été la victime, et non son époux. En tout état de cause, les circonstances de son accession au trône, comme pour ses prédécesseurs, montrent un affaiblissement de l’autocratie depuis Pierre le Grand. La première partie de son règne est très délicate pour Catherine II. Autour d’elle rôdent des intérêts puissants prêts à exploiter ses moindres faiblesses et, malgré ses efforts pour s’identifier à sa nouvelle patrie (luthérienne, elle a renoncé à sa religion pour devenir orthodoxe), elle reste une étrangère. « Régner ou mourir, tel est mon destin », avait-elle dit un jour, et elle règne, en effet, et d’une manière hautement efficace !
Pourtant, si son règne est plus spectaculaire que celui de Pierre le Grand, sa puissance novatrice est moindre. Elle aussi fonde des écoles et protège les arts et les sciences, mais la différence réside dans la nature des objectifs : Pierre avait l’esprit pratique alors que Catherine II se soucie plutôt d’associer à sa cour et à ses lois le prestige des philosophes des Lumières. Ses formules sont souvent progressistes, mais la réalité est réactionnaire. Les observateurs attentifs ne se laissent pas abuser par la rhétorique législative. La réalité prend le dessus lorsque le jeune auteur Alexandre Radichtchev, qui a osé critiquer le régime, est condamné à l’exil. L’écrivain est considéré comme le premier intellectuel dissident de Russie. Les élans réformistes de Catherine II vont diminuer de manière perceptible à mesure que son règne s’inscrit dans la durée et qu’elle se laisse distraire par ses préoccupations à l’étranger.
Fondamentalement prudente, elle refuse de toucher au pouvoir et aux privilèges de la noblesse. Tsarine des boyards, elle leur donne un pouvoir plus grand sur la justice locale et retire aux serfs le droit de pétition contre leur maître. Au cours de ses trente-quatre années de règne, le gouvernement n’intervient que vingt fois pour empêcher les abus de pouvoir des boyards sur leurs serfs. Fait encore plus significatif, l’obligation de service est abolie en 1762 et, plus tard, une charte de la noblesse scelle un demi-siècle de retours en arrière. Les décrets de Pierre Ier à l’encontre des nobles sont abrogés. La petite noblesse est dispensée de payer la capitation, exemptée de punitions corporelles et de cantonnement, et ne peut être jugée (et privée de son rang) que par ses pairs. Elle se voit en outre accorder l’exclusivité de l’installation de manufactures et de mines. En un sens, l’autocratie entame un partenariat avec le propriétaire terrien.
A long terme, cette politique a des effets pernicieux. Sous la Grande Catherine, la structure sociale de la Russie devient de plus en plus corsetée, alors même que d’autres pays commencent à relâcher la leur. Il en résultera une incapacité croissante de l’Etat à relever les défis et à affronter les transformations du demi-siècle qui va suivre. L’ampleur de la révolte des serfs est un signe des difficultés à venir. La rébellion a débuté au XVIIe siècle, mais la crise la plus forte et la plus terriblement dangereuse survient en 1773, avec la révolte de Pougatchev, le pire de tous les grands soulèvements qui ont émaillé l’histoire agraire de la Russie avant le XIXe siècle. Plus tard, grâce à une meilleure politique, les révoltes seront en général localisées et maîtrisables, mais elles surviendront régulièrement pendant presque toute la durée de l’époque tsariste.
Leur caractère récurrent n’est guère surprenant. Sous le règne de la Grande Catherine, la charge des services qui pèsent sur le moujik augmente fortement dans la région des Terres noires. Au sein des classes instruites apparaissent bientôt des détracteurs, dont la condition du paysan russe constituera l’un des thèmes favoris, apportant ainsi la démonstration précoce d’un paradoxe flagrant dans de nombreux pays en développement au cours des deux siècles suivants. En effet, il apparaît clairement que la modernisation dépasse le cadre de la simple technique : on n’emprunte pas indûment leurs idées aux nations occidentales sans en subir les effets, impossibles à contenir. Les premières critiques de l’orthodoxie et de l’autocratie commencent à apparaître. En fin de compte, le besoin de préserver un système social en pleine ossification portera quasiment un coup d’arrêt aux changements nécessaires pour que la Russie conserve la place où l’ont menée des gouvernants hardis et sans scrupule, et des effectifs militaires apparemment inépuisables.
A la mort de Catherine II, en 1796, la situation est impressionnante. L’assise la plus solide du prestige de la tsarine, c’est son armée et sa diplomatie. La Russie comprend désormais 7 millions de nouveaux sujets. Catherine II aimait à dire que si la Russie l’avait bien traitée, elle qui était arrivée « avec seulement trois ou quatre robes », elle le lui avait bien rendu, avec Azov, la Crimée et l’Ukraine, un bilan qui s’inscrivait en droite ligne des accomplissements de ses prédécesseurs. Alors même que le régime montrait des signes de faiblesse, la dynamique du règne de Pierre le Grand poussait encore la politique étrangère dans deux directions traditionnelles : la Pologne et l’Empire ottoman. Certes, pendant la majeure partie du XVIIIe siècle, les ennemis potentiels de la Russie connurent des difficultés croissantes, ce qui facilita les choses. Une fois la Suède hors course, seuls la Prusse ou l’empire des Habsbourg pouvaient faire contrepoids. Ces deux-là étant souvent à couteaux tirés, la Russie avait d’ordinaire toute liberté de s’en prendre à une Pologne déjà mal en point et à un Empire ottoman en plein effondrement.
Le royaume de Prusse, qui perdurera jusqu’en 1918, influence profondément l’histoire de l’Europe, presque autant que la Russie. En 1701, l’électeur de Brandebourg accède au trône avec l’assentiment de l’empereur. Depuis 1415, la dynastie des Hohenzollern a produit une lignée ininterrompue de princes-électeurs, accroissant constamment le domaine ancestral. Au XVIe siècle, la Prusse, qui n’était encore qu’un duché, a formé une union avec la marche de Brandebourg après l’éviction, par un roi polonais, des chevaliers Teutoniques qui en étaient maîtres. La tolérance religieuse fait partie de la politique des Hohenzollern depuis la conversion en 1613 d’un prince-électeur passé du luthéranisme au calvinisme en autorisant ses sujets à demeurer luthériens. L’une des difficultés auxquelles se heurte la dynastie est la rapide expansion et la grande variété des territoires acquis. L’union s’étend de la Prusse-Orientale, sur la côte de la Baltique, à la rive gauche du Rhin. Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, la Suède contribue à peupler cette constellation de territoires, malgré les revers subis par le « Grand Electeur » lui-même, Frédéric-Guillaume de Brandebourg. Fondateur de l’armée de métier en Prusse, il remporte contre les Suédois des victoires qui constitueront la base de la plus durable des traditions militaires de l’histoire de l’Europe moderne.
Ce sont encore les armes et la diplomatie qui portent le successeur de Frédéric-Guillaume à la Couronne convoitée et à sa participation à la grande alliance contre Louis XIV. Cela seul suffit à donner à la Prusse un statut de puissance. Le coût en est très élevé, mais une gestion attentive du royaume a de nouveau permis de rassembler la meilleure armée et de remplir le Trésor, l’un des mieux garnis d’Europe à l’avènement de Frédéric II de Prusse en 1740.
Frédéric II sera lui aussi surnommé « le Grand » en raison de sa capacité à utiliser ces deux atouts, en grande partie aux dépens des Habsbourg et du royaume de Pologne, mais aussi au détriment de son propre peuple, qu’il soumet à une forte imposition et qu’il expose à l’envahisseur. Il est difficile de dire si sa personnalité est plus ou au contraire moins sympathique que celle de sa brute de père, qu’il détestait cordialement. Le nouveau roi de Prusse est assurément perfide, vindicatif et totalement dénué de scrupules, mais c’est un homme très intelligent et cultivé, qui joue et compose des airs de flûte et apprécie particulièrement la conversation des gens d’esprit. Comme son père, il a une véritable dévotion pour les intérêts de sa dynastie, qu’il associe à l’extension de ses territoires et à la magnificence de son prestige.
Frédéric II abandonne quelques possessions trop éloignées pour être intégrées à l’Etat, mais il en ajoute d’autres, plus précieuses. L’occasion rêvée d’annexer la Silésie lui est fournie à la mort de l’empereur, en 1740. Charles VI laisse une fille, Marie-Thérèse, dont il a cherché à assurer la succession, mais aux perspectives d’avenir incertaines. Jusqu’à sa mort en 1780, Marie-Thérèse demeurera l’adversaire le plus implacable de Frédéric, et cette forte antipathie personnelle est parfaitement réciproque. Une « guerre de Succession d’Autriche », de dimension européenne, laissera la Silésie à la Prusse. Frédéric II ne la perdra pas lors des conflits ultérieurs. La dernière année de son règne, il crée une ligue des princes allemands pour contrecarrer les intentions du fils et successeur de Marie-Thérèse, Joseph II, lequel tente de négocier l’acquisition de la Bavière en guise de dédommagement pour l’héritage des Habsbourg.
Dans l’histoire de l’Europe, l’importance de cet épisode dépasse celle d’une banale guerre de succession où l’on se dispute une province – si opulente soit-elle – et la suprématie sur les princes-électeurs. Si d’emblée il rappelle que les préoccupations dynastiques sont toujours très actuelles au XVIIIe siècle, cet événement amorce aussi, et de façon plus cruciale encore, une question qui restera d’actualité pendant cent ans, avec de lourdes conséquences pour l’Europe. Désireux d’obtenir la suprématie dans les Etats germaniques, Frédéric II lance les Habsbourg et les Hohenzollern dans des hostilités qui ne connaîtront leur épilogue qu’en 1866. Cette remarque sort largement du cadre de ce qu’il est utile d’évoquer pour l’instant, mais elle situe le contexte qui met en perspective l’appel des Hohenzollern au sentiment patriotique des Etats germaniques contre l’empereur, dont bien des intérêts essentiels sont étrangers aux leurs. Les relations ne seront pas toujours mauvaises, mais tout au long de cet affrontement durable, commencé en 1740, le grand handicap de l’Autriche sera toujours d’être à la fois plus et moins qu’un Etat germanique à proprement parler.
Les inconvénients de l’élargissement des intérêts autrichiens deviennent flagrants sous le règne de Marie-Thérèse. Les Pays-Bas sont un casse-tête administratif plus qu’un atout stratégique, mais c’est à l’Est que naissent les plus grandes distractions, toujours plus pressantes, qui éloignent l’Autriche des problèmes germaniques. En effet, la seconde moitié du siècle fait apparaître de plus en plus clairement la probabilité d’une longue et persistante confrontation avec la Russie au sujet du destin de l’Empire ottoman. Pendant une trentaine d’années environ, les relations russo-ottomanes ont été laissées en sommeil, avec seulement quelques petites crises autour de la construction d’une forteresse ou des incursions des Tatars de Crimée, l’un des peuples issus de la Horde d’Or, vassaux des Ottomans. Puis, entre 1768 et 1774, la Grande Catherine mène contre ces derniers une guerre qui lui apporte sa plus grande victoire. Le traité de paix signé dans un village obscur du nord de la Bulgarie, que les Turcs appellent Kütchük-Kajnardja, est l’un des plus importants du siècle. En effet, les Ottomans renoncent à leur suzeraineté sur les Tatars de Crimée, ce qui représente une perte importante tant sur le plan matériel (du fait de l’importance des effectifs militaires tatars), que sur le plan moral (c’est le premier peuple musulman dont l’Empire ottoman cède le contrôle). Par ailleurs, la Russie obtient les territoires situés entre le Boug et le Dniepr, ainsi qu’une indemnité et le droit de naviguer sur la mer Noire et dans les détroits. A certains égards, la clause qui contient le plus d’opportunités futures est celle de l’association des Russes avec les Ottomans pour protéger les intérêts « de l’église qui sera construite à Constantinople et de ceux qui servent la religion orthodoxe ». En clair, les autorités russes sont reconnues comme garants et protecteurs des nouveaux droits accordés aux Grecs, c’est-à-dire aux chrétiens orthodoxes assujettis au sultan – une voie royale pour permettre leur ingérence dans les affaires turques.
Tout cela n’est qu’un début. En 1783, Catherine II annexe la Crimée. Une autre guerre avec les Ottomans permet de repousser la frontière jusqu’au Dniestr. Ensuite, la frontière la plus évidente est le cours du Prout, qui se jette dans le Danube à une centaine de kilomètres de la mer Noire. Le risque d’une installation de la Russie à l’embouchure du Danube restera le cauchemar des Autrichiens, mais un autre danger se profile à l’est : la Russie pourrait engloutir la Pologne. L’éclipse suédoise a effectivement permis à Catherine II d’avoir les mains libres à Varsovie. La tsarine laisse à un roi de Pologne docile le soin de protéger ses intérêts. Les querelles de factions entre magnats bloquant la voie des réformes, l’indépendance polonaise est purement fictive : sans réformes, il est impossible de résister à la Russie. Et lorsque celles-ci semblent sur le point de voir le jour, les Russes jouent très habilement des dissensions religieuses, provoquant la création de confédérations qui précipitent le pays dans la guerre civile.
La dernière phase de l’histoire indépendante de la Pologne débute avec la déclaration de guerre des Ottomans à la Russie en 1768. La défense des libertés polonaises sert de prétexte. Quatre ans plus tard, en 1772, a lieu un premier partage : la Russie, la Prusse et l’Autriche s’attribuent environ un tiers du territoire polonais et la moitié de ses habitants. L’ancien système international, qui avait permis une préservation quelque peu artificielle de la Pologne, a disparu. Deux autres partitions (en 1793 et 1794-1795) permettront à la Russie d’atteindre sa superficie maximale, s’adjoignant quelque 500 000 km2, bien qu’au siècle suivant il apparaisse clairement qu’une population de Polonais dissidents ne saurait être considérée comme un apport pur et simple. La Prusse aussi s’en sort bien, avec, dans son escarcelle, un lot de sujets slaves plutôt que germaniques. La transformation de l’Europe orientale commencée en 1500 est désormais accomplie et le décor planté pour le XIXe siècle : aucun objet de convoitise ne viendra désormais détourner l’Autriche et la Russie de la question de la succession ottomane. Entre-temps, la Pologne a perdu son indépendance ; elle ne la recouvrera que cent vingt-cinq ans plus tard.
Catherine II avait raison de prétendre avoir beaucoup apporté à la Russie, mais elle s’est contentée de déployer une puissance déjà apparente. Dans les années 1730, une armée russe avait atteint les rives du Neckar à l’ouest ; en 1760, une autre était entrée dans Berlin. Dans les années 1770, la flotte russe était déjà présente en Méditerranée. Quelques années plus tard, une armée russe menait campagne en Suisse et, vingt ans après, une autre était sur le point d’entrer dans Paris. Ces démonstrations de grandeur gravitent autour d’un point paradoxal : la puissance militaire de la Russie repose toujours sur une structure économique et sociale fondamentalement différente de celle qui a émergé dans certaines régions d’Europe. Peut-être cela tient-il à l’œuvre de Pierre Ier : l’Etat russe repose sur une société avec laquelle il est incompatible. Ses détracteurs insisteront plus tard sur cette idée.
Certes, cela n’implique aucunement la possibilité d’un retour en arrière. En tant que puissance rivale sérieuse, l’Empire ottoman a disparu à jamais, et l’émergence de la Prusse, autant que celle de la Russie, annonce une nouvelle époque. En 1500, il était impensable d’anticiper le poids que les Provinces-Unies et la Suède allaient peser par la suite sur la scène internationale ; mais, en 1800, leur rayonnement n’est plus le même : ce sont toujours de grandes nations, mais elles sont passées au second plan. En cette époque d’émergence d’Etats-nations, la France restera au premier rang, comme elle l’avait été au XVIe siècle, du temps des rivalités dynastiques. En effet, sa puissance s’est relativement accrue et l’acmé de sa domination sur l’Europe occidentale est encore à venir. Mais elle aussi se retrouve face à un nouveau concurrent et ennemi, déjà vainqueur autrefois. Enfin, le petit royaume d’Angleterre de l’an 1500, enfermé sur son île au large de l’Europe avec à sa tête une dynastie aux dents longues, est devenu la Grande-Bretagne, une puissance mondiale.
Cette évolution est presque aussi étonnante et subite que celle de la Russie. Et elle transcende les anciennes catégories de la diplomatie européenne de manière presque aussi spectaculaire. De l’« archipel de l’Atlantique », nom qu’ont donné certains historiens à cet ensemble d’îles et de royaumes gouvernés de façon intermittente par les Tudors et les Stuarts, et revêtant une importance plus ou moins grande selon les époques, a émergé une nouvelle puissance océanique. En dehors de sa récente unité, elle jouit d’avantages institutionnels et économiques uniques, acquis lors de son déploiement dans le monde entier. En trois siècles, le théâtre des opérations des conflits et rivalités européens a changé d’implantation, passant des anciens champs de bataille d’Italie, des régions rhénanes ou des Pays-Bas au centre et à l’est du Saint Empire, à la vallée du Danube, à la Pologne et aux Carpates, ainsi qu’à la Baltique. Il s’étend aussi – et c’est là le point le plus important – aux contrées situées au-delà des océans. Une nouvelle ère s’est ouverte, marquée non seulement par le réaménagement de l’Europe orientale, mais aussi par les guerres de Louis XIV aux visées impérialistes et transocéaniques, premiers conflits mondiaux de l’époque contemporaine.