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La riche polysémie du latin s'est transmise au verbe français à travers ses emplois transitifs, intransitifs et pronominaux, ceci dès l'ancien français et pour l'essentiel avant le
XIIIe siècle.
Tenir, transitif, signifie d'abord « occuper (un territoire), le posséder », d'où au
XVIe s.
tenir la mer (1549) avec la même valeur aujourd'hui disparue (l'expression ayant pris un autre sens), l'idée de violence liée à l'occupation n'apparaissant qu'au
XVIIe s. (1669).
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L'idée de possession donne lieu à un emploi dans le vocabulaire féodal, « avoir un fief qui relève de qqn » (1130) [d'où le dérivé
tenure, ci-dessous], et aussi à
ne rien tenir de qqn « ne pas en dépendre » (
XIIIe s.) d'où vient, au passif et au figuré,
être tenu à qqch. « obligé » (v. 1283), toujours usuel en français moderne, par exemple dans l'expression proverbiale
à l'impossible nul n'est tenu (1690).
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Par extension, cette notion de dépendance aboutit plus tard à une autre acception :
tenir de qqn, de qqch. en vient à signifier « avoir ses qualités ou ses défauts » (1636) et « lui ressembler » (fin
XVe s.).
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Toute une série d'emplois se développent à partir du
XIe s., différenciés par une préposition ou un complément figé :
tenir (qqn, qqch.) pour... « croire tel, estimer » (v. 1050), plus tard
tenir que « estimer, penser » (v. 1330), qui reste vivant.
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Tenir qqn chez soi « loger » (v. 1050) ne s'est pas maintenu, non plus que
se tenir a « demeurer à » (v. 1175). Cette valeur du verbe s'est maintenue en français de Belgique dans l'emploi familier pour « élever » :
tenir des poules, des lapins, et dans des emplois comme
tenir une collection (on dirait
faire, en France).
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C'est aussi depuis le
XIe s. que
tenir suivi d'un adjectif signifie (v. 1050) « maintenir (qqch., qqn) dans un certain état »
(tenir éveillé). Des emplois tels que
tenir qqn en respect relèvent du même sémantisme que
tenir qqch. pour soi, en français de Belgique, « garder pour soi ».
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Déjà dans La Chanson de Roland, le verbe a le sens concret du latin, « avoir (qqch.) en main » (1080) et figure très tôt dans des emplois que les préfixés maintenir* et retenir* ont parfois seuls conservés ; tenir s'emploie pour « s'accrocher à (qqch.) pour ne pas tomber » (v. 1175) et « empêcher (qqn) de tomber (1080) ou de s'en aller » (v. 1190).
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Parallèlement tenir qqn équivaut à « l'occuper en lui parlant » (v. 1175), valeur encore vivante dans la locution familière et figurée tenir la jambe à qqn, qui correspond à retenir.
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Tenir qqch. de qqn « l'avoir appris ou obtenu de lui » n'apparaît qu'en moyen français (fin XVe s., Commynes), comme faire tenir qqch. à qqn « le lui remettre » (1549), aujourd'hui un peu archaïque.
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L'impératif tiens ! tenez !, en emploi absolu, a le sens de « prends ! prenez ! (ce que je tiens) » (1080) [→ tennis] ; ironiquement, il s'adresse à qqn que l'on frappe (1667) ou que l'on attaque. Au figuré, tiens a valeur d'interjection (1200) pour appeler l'attention ou manifester un sentiment, évidence (1793), surprise ou étonnement (valeur attestée à la fin du XVIIIe s.), tiens étant alors souvent répété (tiens tiens tiens !).
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La valeur concrète du verbe, « garder dans sa main », se réalise aussi dans des locutions où l'impératif est substantivé, comme assez vaut miex un tien que quatre tu l'auras (v. 1170) devenue, après plusieurs variantes (v. 1185, mieux vaut un tien que deux auras), un tiens vaut mieux que deux tu l'auras (in Furetière, 1690) ; elle se manifeste aussi dans l'emploi pronominal se tenir à qqch. « s'y arrêter » (XIIe s.), d'où vient l'expression usuelle savoir à quoi s'en tenir (XVe s. ; v. 1174, a coi soi tenir) « savoir ce que l'on doit penser de qqch. », et dans de nombreuses locutions figurées, comme tenir les rênes « gouverner, dominer » (XIIIe s.), tenir la plume (1690) ou se tenir les côtes (de rire) [1763 ; 1690, se tenir les côtés].
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Une série d'emplois argotiques, puis familiers, donne au verbe la valeur d'« avoir » ou « garder », dans tenir le crachoir (1867) « garder la parole », ou encore en tenir une (sévère), ellipse de tenir une cuite, une biture (d'abord tenir la coque, 1899).
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Le verbe s'est spécialisé avec un complément nom de personne (XIIe s.) au sens de « tenir par la main (la personne qui reçoit le baptême) », aujourd'hui, avec l'idée de « porter dans ses bras (un jeune enfant) », sous la forme tenir (un enfant) sur les fonts (baptismaux) « en être le parrain ou la marraine » (v. 1460).
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Dans l'abstrait, le verbe équivaut (1080) à « observer, suivre (une règle, etc.) », sens qu'il gardera jusqu'au XVIIe s. et qui subsiste dans tenir sa parole (v. 1155), tenir un pari (1798) qui succède à tenir employé absolument pour « parier » (av. 1550). Tenir son ordre (v. 1226) « se conformer aux règles de sa situation sociale » a été remplacé par tenir son rang avec une autre nuance (ci-dessous) ; tenir rigueur à qqn (1549, tenir la rigueur) « le traiter rigoureusement » s'est affaibli en « lui en vouloir de qqch. » (1786).
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La valeur concrète du verbe, « suivre », apparaît au XIIe s. avec tenir a et tenir en « se rendre (quelque part) » et « se diriger vers » (v. 1138) ; ces emplois sont propres à l'ancien français.
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Par figure, tenir près qqn (1165) signifiait « soumettre à une discipline sévère », encore à l'époque classique.
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Quant au transitif, la valeur spatiale du verbe se retrouve dans tenir la mer (1680) et sa valeur psychologique de surveillance dans tenir qqn de près (1694).
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Dans un emploi érotique, tenir une femme a signifié (v. 1213) « posséder » (Cf. prendre).
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Tenir à, avec un sujet nom de chose, s'emploie (1210) pour marquer un rapport d'effet à cause (une chose tient à une autre), valeur reprise plus tard en construction impersonnelle et dans la locution qu'à cela ne tienne (1693), précédée par à cela ne tienne (1611).
Depuis la fin du XIIe s., tenir à signifie (v. 1180) « être attaché, maintenu à » en parlant d'une chose, d'où par analogie « être contigu » (v. 1175) et tenir, intransitif, « être difficile à arracher » (1553), aujourd'hui modalisé (bien, mal tenir). Cette acception donne lieu à des locutions figurées : ne tenir qu'à un fil (v. 1650), ne tenir à rien (1694) et à il n'est (amitié, etc.) qui tienne (1668), il n'y a pas de (raison, etc.) qui tienne (1694), etc.
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Se tenir à qqn « se ranger dans son parti » (XIIe s., soi tenir) ne s'est pas maintenu et a été remplacé par tenir pour (XVe s.), surtout vivant à propos d'une opinion, alors construit avec un adjectif (tenir pour vrai, certain, assuré...). Tenir à qqn, à qqch. signifie depuis le XVIe s. (1580) « y être attaché ».
Tenir, intransitif, équivaut dès le
XIIe s. à « subsister sans changement », puis s'emploie en particulier (fin
XVIIe s.) à propos d'une couleur qui ne déteint pas et du temps qui ne change pas (1694), acception vieillie.
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Le verbe reprend par ailleurs le sens latin de « résister » (v. 1080), qui donne lieu à des emplois, souvent pronominaux ou transitifs, repris par retenir*, comme se tenir de faire qqch. (v. 1160) ou tenir sa colère (v. 1175). Tenir, intrans., correspond aussi à « garder sa valeur et supporter la comparaison » (1882 en art). D'autres emplois sont restés vivants, comme tenir bon, au propre (v. 1460) et au figuré (1640), ou, avec un sémantisme analogue mais une syntaxe différente (transitif), tenir le coup (1548, tenir coup), précédé par l'emploi concret de tenir le coup de (v. 1080).
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En français de Belgique, tenir pour (qqn), tenir avec (qqn) s'emploie au sens de « prendre parti pour, soutenir ».
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Suivi d'un adverbe ou d'un adjectif (se tenir tranquille), se tenir, avec un sujet nom de personne, équivaut à « se comporter, avec telle attitude » (v. 1155), également dans des locutions, comme se tenir bien (mal) [1667], qui s'emploient au propre et au figuré (voir ci-dessous tenue).
Une autre construction ancienne, où tenir correspond à « continuer, ne pas arrêter (une activité) », se réalise dans tenir plait « délibérer » (v. 1155), tenir un discours (v. 1175), tenir une séance (v. 1190), d'où se tenir « avoir lieu, délibérer » en parlant d'une assemblée (1559).
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Tenir s'emploie aussi (v. 1130) pour « être situé, avoir une place dans un ensemble », d'où « habiter, demeurer » (XIIIe s.), sens relevé jusqu'au XIXe siècle. Cette valeur reste vivante en emploi abstrait, dans des syntagmes comme tenir son rang (v. 1175, un rang) et par métaphore dans tenir le bon bout (1640), modification d'une autre construction, se tenir sur le bon bout (1611).
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Par extension, le verbe signifie « occuper (un espace) » (v. 1215), « être susceptible de contenir » (v. 1130), acception dont procèdent tenir l'eau « être étanche » (1674), en parlant d'un récipient, et, à propos d'une personne, tenir le vin « boire beaucoup sans être ivre » (1697, ...du vin).
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L'idée de « demeurer » a produit de nombreuses expressions où tenir est aujourd'hui remplacé par garder, comme tenir le lit (1671). Tenir le lieu de qqn « occuper la place de qqn » (1370) est devenu tenir lieu de avec ce sens (1534) et s'emploie encore aujourd'hui pour « équivaloir à » (1599).
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Dès le
XIIe s., le participe présent
TENANT, ANTE est adjectivé (v. 1160) et employé en ancien et en moyen français avec des sens sortis d'usage (« stable », « solide », v. 1165). Il s'emploie aujourd'hui pour « qui se continue de manière suivie » (1828, dans
séance tenante) et « qui n'est pas séparé, qui tient » (
XXe s., en parlant d'un col).
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Parallèlement, le nom TENANT n. m. (v. 1138) a perdu divers sens anciens : « avare » (v. 1190), « remplaçant » (1326), et désigne, d'après différents sens du verbe, une personne qui « tient » qqch. ou qqn, dans quelques domaines spéciaux : celle qui dépend d'une autre (v. 1138), le tenancier de terres en roture (v. 1198) [voir tenure, ci-dessous], l'assiégé, l'amant en titre (1615), le combattant dans un tournoi (1610), toutes valeurs devenues historiques ou archaïques.
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Le mot désigne de nos jours, en sports, l'athlète qui détient un titre (1889), surtout dans l'expression le tenant du titre.
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Il sert aussi à désigner, au figuré, la personne qui soutient qqch. contre tous (av. 1685).
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Depuis le XIIe s., tenant désigne également ce qui n'est pas séparé, dans quelques locutions : d'un tenant (v. 1130, valeur temporelle « en une seule période de temps, de manière continue » ; 1538, valeur spatiale), puis d'un seul tenant (1878), qui a remplacé tout d'un tenant (1531, R. Estienne).
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Dans le langage juridique, son pluriel les tenants se dit des terres qui bornent une propriété (1611), d'abord dans la locution tenants et aboutissants (1508) passée dans l'usage au figuré (1625), et en blason des figures qui soutiennent l'écu (1636).
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Quant au participe passé TENU, UE, il est substantivé au féminin TENUE n. f. (v. 1165), d'abord terme de féodalité, là où l'on dit plus souvent tenure. Le disparate des sens de ce substantif procède de la polysémie de tenir : tenue a désigné ce que l'on tient (1373) et exprimé la continuité, la suite (XVIe s.), sens qui a vieilli sauf dans la locution d'une tenue (1636) ; il désigne spécialement, en musique, la continuation d'un même son sur une touche (1680), comme synonyme de note tenue, en manège la qualité d'un cheval capable de soutenir un effort prolongé (1885), en finances la fermeté d'une valeur boursière (1872).
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Depuis le début du XVIIe s., il fournit le nom d'action correspondant à tenir séance (tenue de séance), d'usage didactique ; au XIXe s., celui de tenir une maison, un ménage, la gestion (1835).
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Il exprime aussi le fait et la manière de tenir en place, de se tenir, spécialement en équitation (XVIe s.) et en marine (1680), et, en relation avec les sens pronominaux du verbe, le fait, la manière de se tenir (1835), en particulier la façon d'être habillé (1798), valeur devenue usuelle surtout pour les habits d'uniforme. Ce dernier sens a donné lieu aux expressions usuelles grande tenue (1798) « uniforme de parade », par opposition à petite tenue « uniforme de service » (1835), tenue de rigueur (1835), vieillie, et tenue de soirée, tenue de ville (1933). Par extension, la tenue (avoir de la tenue) est employé au sens figuré de « dignité dans la conduite » (1872) et spécialement de « correction dans le style » (1907).
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TENURE n. f., réfection (1274) de
teneüre (v. 1138), est un terme de féodalité désignant la condition sous laquelle une personne
(le tenant) tient un fief, la possession en fait d'une chose immobilière (
XIIe s.), d'où la dépendance, la mouvance d'un fief féodal (1636). Il se dit aussi techniquement d'un trou dans un bloc d'ardoise pour introduire le coin (1768).
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TÈNEMENT n. m. (v. 1155), qui désigne en ancien français la terre qu'on tient comme fief, est employé régionalement pour désigner une réunion de propriétés contiguës (1872 ; 1690, tout d'un tènement).
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2 TENEUR n. m. (d'abord teneor « possesseur », v. 1175 comme terme de féodalité) s'est employé pour désigner la personne qui tient un établissement (1545), en concurrence avec tenancier* qui l'a éliminé. Il se dit de celle qui tient un registre (1680) et s'emploie dans le vocabulaire technique de l'imprimerie : teneur de copie (1843).
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Tenir a produit deux autres noms de sens technique. TENON n. m. (1379 ; d'abord tenoun, v. 1280) a lui-même donné TENONNER v. tr. (1872), d'où TENONNAGE n. m. (XXe s.) et TENONNEUSE n. f. (1904), nom d'un outil.
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TENETTE n. f. (1680), ancien terme de chirurgie, désignait la pince servant à saisir des calculs dans la vessie.
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Un dérivé plus courant est
TENABLE adj. (
XIIe s.), qui a servi en ancien français d'adjectif verbal à
tenir avec les sens de « que l'on peut tenir, garder », « stable », « que l'on doit respecter (parole, etc.) » (v. 1160), « constant (du cœur) » (v. 1270), tous sortis d'usage.
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Il est resté vivant en emploi négatif pour qualifier ce que l'on peut défendre militairement (apr. 1360) et le lieu où l'on peut se tenir, demeurer (1640).
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L'antonyme préfixé INTENABLE adj. (1627), qui correspond à (ce n'est) pas tenable, est également employé pour qualifier une personne remuante (XXe s.) et notamment un enfant.
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ATTENANT, ANTE adj. est le participe présent adjectivé (1395 ;
atenans, v. 1365) de l'ancien verbe
attenir, issu du latin populaire
°attenire, du latin classique
attinere « toucher à, dépendre de ». Sa formation est parallèle à celle du verbe simple
tenir (voir ci-dessus ; de
°tenire, latin classique
tenere).
Attenir à « être attenant » s'employait encore au
XIXe siècle.
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Attenant qualifie ce qui touche à qqch., en est tout proche et s'emploie notamment à propos de constructions ; il se construit avec à ou s'emploie absolument.
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ATTENANCES n. f. pl., dérivé de attenir (1611), désigne une dépendance contiguë, aussi au figuré abstrait (encore chez Sainte-Beuve, in T. L. F.), et au XVIIIe s. des relations étroites. En ancien français, atenance (v. 1165) s'est dit d'une pensée, d'un sentiment qui dépend de qqch.
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TENUTO adv. (attesté en 1788) est l'emprunt en musique de l'italien
tenuto, correspondant à
tenu, le mot désignant sur une partition les passages où le son doit être soutenu
(Cf. sostenuto).