– Allô, Kris ? Kris, c’est bien toi ? Je capte super mal. C’est la tempête, ici !
– Oui, moi, je t’entends correctement !
– OK, on va devoir faire avec… Je ne te réveille pas au moins ?
– Non, pas de souci. Je ne dors pas beaucoup, tu sais. Tu as reçu ce que je viens de t’envoyer ?
– Tu parles de l’organigramme d’Enoksen ou des documents sur les combinaisons ? J’ai tout reçu, oui, merci. Mais il faut que je te dise… On m’a adressé autre chose.
– Comment ça ?
– Un autre SMS. Avec des photos d’Enoksen en pleine négo avec Harry Pedersen, à l’aéroport de Nuuk. Le genre tête-à-tête discret.
– Pedersen… Le Pedersen d’Arctic Petroleum ?
– Lui-même.
– Ah bon, mais quand ça ?
– Si j’en crois l’horodatage, ce matin.
– Mais qui te les a envoyées ?
– Aucune idée. Expéditeur masqué.
– Bizarre… Et en même temps, ça serait cohérent avec tout ce qu’on sait sur Enoksen et ses projets.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Que c’est bien le genre à aller vers le plus offrant. Surtout si ça lui profite au passage.
– Mouais… j’avoue que j’ai encore du mal à faire le lien entre tous ces éléments. Pour l’instant, de mon point de vue, ça ressemble plus à de la peinture abstraite tendance Pollock qu’à une toile figurative.
– Pas pour moi. Enfin…
– Enfin quoi ?
– Qaanaaq ?
– Oui, oui ! Je t’entends.
– Eh bien, moi aussi j’ai découvert quelque chose… Quelque chose dont je ne t’ai pas encore parlé.
– Je t’écoute.
– Enoksen a une maîtresse.
– Quel rapport avec notre…
– C’est Rikke. Sa maîtresse, c’est Rikke.
– Ta Rikke ?
– Oui, Rikke Engell. Notre directrice. La Rikke, quoi.
– Tu es sûr de toi ?
– Aussi sûr qu’une certaine chambre numéro 5 à l’hôtel Vandrehuset. Je les ai vus de mes yeux.
– Tu les as suivis ? Pis ! Je suis désolé, Kris…
– Oh, pas de quoi être désolé. C’est pas comme si j’avais eu mes chances.
– Tu es dur…
– Non, il s’agit pas de ça. Avec mon profil de petit légiste groenlandais, je ne cadrais pas vraiment avec son plan de carrière.
– Tu penses qu’elle a couché avec Enoksen uniquement pour s’assurer une place dans le futur gouvernement ?
– Je ne sais pas, mais disons que ça arrange bien ses affaires. Et puis elle se tape pas Enoksen juste par amour des pulls tricotés main, non ?
– Oui, je ne sais pas…
– Attends, c’est limpide : Rikke séduit Kuupik Enoksen car il est la clé pour forcer le verrou de l’indépendance au Parlement.
– Hum, tu vas loin, là…
– Laisse-moi dérouler mon scénario : Enoksen se laisse convaincre de mettre Green Oil et Møller au tapis par des moyens… disons « limite ».
– Ce serait elle qui aurait tout manigancé ?!
– Peut-être pas, j’en sais rien. Peut-être qu’Enoksen et elle ignorent les détails et qu’ils ne font que profiter d’une situation que le ou les tueurs leur ont offerte sur un plateau. Peut-être qu’elle n’est qu’une opportuniste doublée d’une fille plutôt douée pour mener les hommes par le bout du nez.
– À la limite, je pencherais plus pour ça… Mais continue, va jusqu’au bout de ton « film ».
– Eh bien… Green Oil hors jeu à cause de la série de meurtres, notre vaillant vice-ministre à l’Énergie se charge de la négo avec Arctic Petroleum et devient le sauveur de la cause indépendantiste. Puis l’Inatsisartut entérine le projet de référendum lors de la session extraordinaire du 31…
– Dans trois jours… Et ensuite ?
– Ensuite, j’imagine que, reconnaissant de ce succès, le parti du Siumut l’investit pour les législatives dans la foulée. Dernier acte : Enoksen devenu Premier ministre, sa très chère Rikke obtient un poste de ministre de l’Intérieur, que même dans ses rêves les plus fous elle n’aurait jamais imaginé décrocher. CQFD.
– Putain… Mon ami Karl Brenner m’a dit que Rikke n’avait pas été mutée ici contre son gré. C’est elle qui a réclamé ce poste.
– Tu vois ! C’est pas à Copenhague qu’elle aurait eu une promotion pareille. Je pense qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait en demandant à venir ici. Et qu’elle avait jeté son dévolu sur Enoksen avant même de le rencontrer.
– OK… Si je suis ton scénario à la House of Cards, c’est Rikke qui refile les combinaisons anti-ADN aux excités du NNK pour commettre des meurtres sur commande sans laisser de traces.
– Exactement.
– Et les mâchoires mécaniques ? Et les bottes en peau d’ours ? Elle ne les a pas sorties de son chignon ?
– Sur les mâchoires, j’avoue que je sèche.
– Tu te rends compte que c’est la chaîne de preuves matérielles la plus faiblarde de la terre ? Un morceau de combi brûlée retrouvé dans un bidon, un bon de commande dans un placard… On est à des années-lumière d’un ensemble concluant. Même en admettant que la combinaison en question ait bien été fournie en douce par Rikke, on n’a aucune preuve qu’elle ait été portée par Anuraaqtuq ou ses sbires lors des agressions. Et si on part sur l’idée que Rikke est bien la taupe, il reste un sacré nombre de trous dans cette histoire. Comment tu replaces Czernov et son délit d’initié là-dedans ? Et Zerdeiev, le quatrième mort du Primus, et la clé qu’il a volée à Huan Liang ? Et Taqqiq ? Je ne te parle même pas d’Anuraaqtuq et du NNK… Explique-moi un peu la raison qu’aurait ce parti anti-progrès à tremper dans une combine qui aurait pour but de faire grimper l’exploitation pétrolière en flèche ? C’est l’inverse exact de ce qu’ils prônent. Anuraaqtuq est peut-être un abruti, mais pas au point de s’allier à son pire ennemi. Ça ne tient pas debout une minute.
– Je… Avoue quand même qu’on a des éléments troublants ?
– Dis-moi surtout comment tu relies concrètement Anuraaqtuq à Rikke ? C’est Appu qui s’est chargé de toutes les auditions de son beau-frère.
– Son beau-frère ?
– Euh, oublie ça, c’est un autre sujet… Bref, pour ce qu’on en sait, Rikke n’a eu aucun contact direct avec ce type. Comment aurait-elle pu avoir l’idée de le recruter ? Autant, pour Enoksen, ça s’explique, c’est un personnage public. Mais le NNK, même à Nuuk, c’est pas le genre de gars qu’on rencontre en allant au boulot le matin. Franchement, t’en avais déjà croisé, toi, avant toute cette histoire ?
– Non…
– Tu vois !
– Hum, vu sous cet angle…
– Et puis… ça ne nous explique pas le lien avec ce qui est arrivé ici. Si les carnages du Primus avaient pour but de foutre le bordel chez Green Oil et de favoriser la réattribution de la licence de Kangeq à AP… quel intérêt y avait-il à assassiner deux pauvres chasseurs ici, dans un trou paumé à l’autre bout du pays ? Ça ne rime à rien.
– Ça, c’est à toi de nous l’apprendre, répondit Kris sur un ton qu’on sentait vexé. C’est toi qui es sur place.
– Tu devrais voir ça, c’est n’importe quoi, ici. Tu n’y croirais pas : zéro procédure, zéro indice… On travaille comme en 19181. Totalement à l’aveugle, sans aucun moyen. On a passé la journée à écumer les maisons du coin, avec Appu. Une à une. Deux cent quarante-quatre foutues bicoques perquisitionnées dans un blizzard de malade.
– Et alors ?
– Rien. Enfin si, presque autant d’invitations à prendre le café. Mais pas le début d’une queue de preuve matérielle.
– C’est peut-être une coïncidence. Les deux séries de meurtres peuvent n’avoir aucun rapport.
– Tu rigoles ? On tiendrait les deux premiers cas de meurtres en série du pays, au même moment, avec les mêmes modes opératoires. Un peu gros pour une coïncidence, non ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ça n’a pas servi à rien.
– De quoi tu parles ?
– Me faire prendre l’air ailleurs au moment où je commençais à gratter des trucs intéressants à Nuuk.
– Remarque… Ça expliquerait pourquoi Rikke semblait si contente de te voir partir. En même temps, avec ses galipettes, elle n’avait pas trop la tête à…
– Attends, attends… À quel hôtel tu m’as dit que nos tourtereaux se retrouvaient pour leurs cinq à sept, déjà ?
– Rikke et Enoksen ?
– Oui.
– Au Vandrehuset, pourquoi ?
– Åh, la vache…
– Quoi ?
– C’est l’hôtel où Sergueï Czernov réside à l’année.