En tant que figure géométrique, le triangle est fort joli. Plus complexe dans sa forme que le rectangle ou le carré, plus stable que le cercle ou le parallélogramme...
Julie y réfléchissait sans savoir comment elle en était arrivée à ces considérations. Elle n’avait jamais été forte en géométrie.
D’ailleurs, dans quelle discipline avait-elle été forte῀? En musique peut-être, mais à quoi bon῀? Rares sont ceux qui gagnent leur pain grâce à des prouesses musicales. En sciences῀? Ses notes avaient été bonnes sans être excellentes. Finalement, ayant bien réfléchi et plusieurs fois consulté la conseillère de l’école, Julie avait opté pour une carrière d’hygiéniste. Après les études nécessaires, sa personnalité plutôt douce, ses mains calmes et agiles, fortes et rassurantes à la fois, l’avaient aidée à se trouver une place dans un cabinet dentaire de bonne renommée.
Elle avait loué un petit appartement, heureuse de pouvoir se distancer de sa mère silencieuse et surtout de son père si sérieux, incapable de comprendre qu’on puisse vouloir rire, sortir le soir ou simplement s’amuser. Séparée d’eux, elle se crut libre. Ses dons musicaux῀? Elle devint membre d’une chorale dominicale.
Le métier d’hygiéniste est paisible, bien qu’un peu dégoûtant. Il s’échappait parfois de ces odeurs de la bouche de la personne allongée devant Julie῀! Les meilleurs rinçages ne réussissaient pas à les éliminer tout à fait, le masque qu’elle portait ne les arrêtait pas non plus dans leur totalité.
Mais paisible. Une fois la bouche ouverte et le travail commencé, toute conversation s’avérait impraticable. Et comme Julie n’était pas bavarde, ce silence forcé lui convenait à merveille.
Oh là῀! Attention quand même῀! Les réflexions sur son occupation et sur le triangle l’avaient distraite῀; près de la deuxième molaire gauche du maxillaire inférieur, la gencive en avait pris un sacré coup.
Julie décida de ne plus se laisser aller à ses pensées, du moins pas durant les heures de travail. Une chance que c’était vendredi et déjà 14 h. Le cabinet fermait à 16 h. Plus que deux heures à se contrôler.
18 h. Julie a fait quelques courses. Il le fallait, il n’y avait plus rien dans le frigo. Et Robert qui venait dîner῀! Elle a acheté des crevettes, quelques bonnes tomates, une laitue, du pain, du fromage. Un gâteau. Robert aimait les choses sucrées. Celles-ci étaient, selon toute probabilité, la cause de ses mauvaises dents qui l’avaient conduit chez la dentiste et l’avaient finalement placé dans le fauteuil de Julie.
«῀Vous n’êtes pas bavarde, lui avait-il dit quand il avait de nouveau été maître de sa bouche et qu’ils avaient échangé quelques politesses, c’est bien. J’aime ça chez les femmes. J’aime qu’elles m’écoutent.῀» Robert préparait un doctorat en littérature comparée et se destinait au professorat. Un prof, c’est quelqu’un qu’on écoute.
Ils étaient vite devenus amis, puis amants. Julie apprenait beaucoup en écoutant Robert qui, lui, s’efforçait de la façonner à son goût. «῀Tu es trop sérieuse, lui avait-il dit une fois, trop timide aussi. On dirait que tu as peur de t’amuser.῀»
Depuis, elle s’efforçait de rire davantage, d’être plus curieuse et de profiter de toutes les sorties qu’il lui proposait. «῀Tu devrais rencontrer mon amie Colombine, avait-il dit encore, elle est marrante comme tout. J’aimerais que vous deveniez amies.῀»
Ce soir, il venait dîner. Il aurait bien voulu emmener son amie. Est-ce pour cette raison que Julie avait réfléchi sur les triangles῀? De toute façon, Colombine Tremblay était invitée ailleurs.
19 h. Robert a apporté un joli bouquet. Julie aime qu’on lui apporte des fleurs. Mais des colombines῀? La jeune femme se demande chez quel fleuriste il a pu en trouver et pourquoi il insiste tant.
Ils mangent. Julie a bien choisi les victuailles, il a apporté un bon vin. Il lui pose quelques questions sur sa journée, elle répond gentiment sans toutefois s’étendre. Évidemment, elle ne va pas se mettre à parler de ses travaux dans la bouche des gens῀; le sujet n’est pas de mise quand on est à table. Julie sait aussi que la plupart des gens détestent parler dentiste. Donc, elle écoute. Robert parle d’un cours de littérature qui le passionne, un cours sur l’influence du poète allemand Goethe.
«῀Tout le monde connaît Faust῀», affirme-t-il. Heureusement, il ne s’attend à aucune réponse῀: Julie serait forcée d’avouer que ce Faust si universellement connu lui est totalement étranger. Comme Goethe d’ailleurs.
«῀Et puis il y a Le Tasse῀! Et Les Affinités électives῀! Dans les deux œuvres, Goethe s’interroge sur la monogamie.῀»
Ah bon῀! Voilà où il veut en venir῀! Julie se crispe. Robert lui verse du vin.
«῀Dans Faust, il y a deux grands rôles féminins ῀: Gretchen et puis Hélène, la belle Hélène῀!῀»
Julie en a un peu marre. Elle voudrait qu’il arrête de lui faire un cours, qu’il lui dise carrément et en toute franchise qu’il ne sait pas être fidèle. Soudain, une idée folle lui passe par la tête. Aurait-il envie de faire l’amour avec deux femmes à la fois῀?
Elle lui pose la question. Il n’en croit pas ses oreilles. Il l’embrasse avec fougue, confirme ses soupçons. Est-elle prête à suivre son amant dans toutes ses lubies῀? Est-elle assez forte pour participer à une telle expérience῀? Cette nuit-là, Robert se montre plus doux et plus amoureux que jamais. Julie conclut qu’elle a bien fait de se laisser convaincre.
Et en avant l’aventure῀! De quelle sorte de triangle va-t-il s’agir῀? Équilatéral῀? Isocèle῀? Julie se rappelle vaguement que les trois côtés du triangle équilatéral sont pareils, que le triangle scalène lui avait toujours semblé particulièrement branlant.
Elle a peur. Toute la semaine, ses instruments s’accrochent aux gencives. Le sang coule. Quelquefois les mains lui tremblent.
Mais Julie tient ses promesses. Vendredi soir, à 20 h précises, elle sonne chez Colombine où Robert l’attend déjà.
Présentations. Sourires hésitants. Un peu d’alcool, un peu de conversation sur des sujets aussi variés que le Manitoba, la Nouvelle-Ecosse, le jardinage et les mœurs des pingouins. Au moins Robert s’abstient-il de discourir.
Un dîner. Colombine est bonne cuisinière, elle aussi. Un digestif. Un peu de musique. Quelques bougies. La chambre, finalement.
C’est là que le fier Robert se surpasse. D’ailleurs il n’en revient pas. Même Goethe n’aurait pu rêver à une telle scène. Henry Miller῀? Mais Robert n’a pas le temps de suivre les méandres de la littérature érotique. Les événements se précipitent.
D’abord, grâce à l’agilité de cet homme par chance ambidextre, les deux femmes arrivent en même temps au paroxysme de la volupté et y restent joyeusement suspendues pendant un même nombre de minutes. La parfaite harmonie quoi῀!
Mais ensuite les choses se gâtent. Robert n’est pas équipé, on le sait, pour pénétrer deux femmes à la fois et ni Goethe ni Henry Miller n’auraient su lui donner de conseil. Par qui commencer῀? Robert hésite. Il est chez Colombine. Les règles de la politesse exigeraient qu’il explore premièrement l’intérieur de celle-ci. D’un autre côté, Julie n’en est qu’à ses débuts. Robert hésite, puis, bon gré mal gré, se tourne vers Colombine qui l’accueille les bras et le reste ouverts. Julie les regarde un moment, pour ainsi dire bouche bée.
Puis, tout à coup, elle se lève, se rhabille, se chausse, prend son sac, claque la porte de l’appartement, appelle l’ascenseur, descend au rez-de-chaussée, quitte l’immeuble. En rage. Une rage qui l’a emportée tel un vent furieux. La nuit est fraîche. Sur le trottoir, Julie se raisonne, mais pas pour longtemps. Ces deux-là, là-haut, sont-ils en train de faire l’amour sans même qu’elle leur manque῀?
Julie retourne à l’immeuble, sonne chez Colombine. Personne ne répond, personne ne lui ouvre la porte. Que faire῀? Julie aperçoit une cabine téléphonique de l’autre côté de la rue qu’elle traverse en courant.
Vite, de la monnaie῀! Mais quel numéro composer῀? Fiévreusement, elle feuillette l’annuaire... Il y a des Tremblay à revendre... Même plusieurs C. Tremblay... Si seulement la lumière n’était pas si mauvaise῀!
Mais voici l’adresse, la bonne... Julie compose le 361-7050... Ça sonne... Pas de réponse. Julie raccroche, elle ne veut pas tomber sur le répondeur. Elle prend la pièce qui vient de tomber dans la sébile de remboursement, recommence l’opération... Non... Non... Ils ne vont pas la laisser ainsi, malheureuse, en larmes dans une cabine téléphonique῀?
Plusieurs fois, elle remet l’argent dans la fente, compose le numéro, laisse sonner quatre ou cinq fois. Aucune réaction.
De nouveau, la rage s’empare d’elle, lui conférant cette fois-ci des forces extraordinaires. La voilà qui arrache le combiné et son long cordon métallique du reste de l’appareil, puis s’attaque à la boîte de métal même. Est-ce possible῀? L’appareil se détache de la paroi, n’y pend plus que par un fil ou une dernière vis.
Ayant dépensé ainsi ses forces, Julie se calme. Elle hèle un taxi pour rentrer chez elle. Elle est épuisée, elle est triste. Elle se couche. En moins d’une nuit, elle a connu les affres du triangle que toutes les littératures exploitent toujours de nouveau.
Jamais elle n’en oubliera l’expérience. Elle ne revoit ni Robert, qui a changé de dentiste, ni Colombine. De toute façon, elle ne sait pas de quel côté du triangle elle aurait eu envie de se pencher. De temps en temps, durant des moments plus mélancoliques, elle se demande comment la parfaite harmonie d’un double orgasme a pu être suivie d’une telle fureur.
Pour l’instant, elle se méfie de l’amour. Elle est confuse, ébranlée, incertaine de pouvoir distinguer entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, de savoir où est le bien, où le mal.
Alors, faute de mieux, elle se consacre à son travail. Mais parfois, sans qu’elle le veuille, elle se dit qu’elle aurait la force d’arracher toutes les dents de toutes les bouches qui s’ouvrent pour elle.
1 Cette nouvelle a paru dans Virages, no 2 (été 1998).