Buchenwald 1

L’enfant avait toujours les yeux cernés, même quand elle venait de se lever. Une allergie? Ma sœur disait que c’était héréditaire, que je n’avais qu’à regarder l’album avec les photos des ancêtres. En effet, il y avait là toute une galerie de femmes à l’allure grave, aux yeux mornes, cernés de noir. La mère de l’enfant, un médecin, n’avait pas de réponse précise au sujet de sa fille. Et elle ne s’inquiétait point du vague de son diagnostic.

Moi, j’étais convaincue que Carla souffrait d’insomnie. C’était elle qui donnait les ordres dans cette maison et je me disais qu’elle devait se tenir éveillée une bonne partie de la nuit, se demander si la famille n’allait pas tenter de lui échapper, si vraiment elle en avait tout le contrôle. Le matin, en vrai Louis XIV, elle vérifiait son pouvoir :

«Fais-moi un chocolat!»

Promptement, sa grand-mère se levait. Même si elle n’avait pas encore fini son petit déjeuner, elle allait sans se plaindre à la cuisine, mettait le lait à chauffer, le saupoudrait de cacao, le fouettait pour qu’il n’y ait pas de grumeaux. Car Carla n’aimait pas les grumeaux. Si jamais il y en avait, elle regardait le contenu de sa tasse avec dégoût, sa grand-mère avec mépris, ne buvait pas.

Rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à ses yeux. Elle me réprimandait du matin au soir :

«Ne t’assieds pas dans ce fauteuil. C’est le mien.

«N’entre pas dans ma chambre.

«Écarte-toi de mon chemin.

«Non, je ne veux pas que tu m’adresses la parole. Je veux que tu partes. Je ne veux pas te voir.»

Aucun sourire. Ses yeux cernés, ses sourcils froncés, sa bouche sévère me faisaient reculer. Les yeux surtout. Gris, durs comme des boutons, ou bien comme ces yeux en porcelaine dont on affublait autrefois les poupées. De temps à autre, et ce n’était pas plus agréable, elle se couvrait les yeux d’une main en me parlant, m’indiquait de l’autre une fin de non-recevoir, un rejet définitif.

Le matin, les oiseaux pépiaient joyeusement dans les grands arbres du jardin, alors que je me réveillais pleine d’angoisse. J’aurais voulu rester couchée, prétendre un malaise, me rendormir.

Sortie finalement de mon lit, j’essayais de ne faire aucun bruit de crainte qu’on ne vienne s’enquérir de moi. J’écoutais les voix, les pas des autres dans l’escalier, chaque jour je tâchais de déterminer si Carla était de bonne humeur ou non. Je me demandais ce que je lui avais fait, quel défaut de mon caractère m’empêchait d’établir un contact avec elle, provoquait chez elle ce refus absolu de ma personne.

Puis, contrainte d’abandonner mon refuge, je rejoignais à pas hésitants la famille en train de prendre le petit déjeuner sur la terrasse entourée d’énormes rhododendrons aux fleurs mauves. C’était l’été, la journée s’annonçait belle, j’étais en vacances, chez ma sœur que je ne connaissais pas si docile, dans la vieille maison où nous avions toutes deux grandi.

Ce matin-là, j’ai dû dire quelque chose, je ne sais plus quoi, j’ai probablement posé une de ces questions aimables qui sont de rigueur au petit déjeuner, dans les familles paisiblement bourgeoises. Bien dormi? Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui? Tu as des plans?

Carla me fait tout de suite sentir que je ne suis qu’une intruse : «Je ne veux pas que tu nous parles.»

Au fond, bien sûr, elle a raison. Ça fait longtemps que j’ai quitté l’Allemagne, que je n’y vais plus que pour de courtes visites. Mais je prétends ne pas avoir entendu. Tout en faisant des commentaires sur la belle température, je prends un petit pain croustillant, l’ouvre, y étale du bon beurre, de la confiture d’abricots. Je le croque. J’ai l’air de me régaler, alors que je sens des crampes me saisir au ventre.

On me verse du café, j’y ajoute un peu de crème. Ma sœur me tend une partie du journal. Ce n’est pas de l’indifférence, non. Nous avons ça en commun, nous aimons commencer la journée, le journal à la main.

Elle-même est plongée dans les nouvelles de la bourse, sa fille lit les annonces. Ma nièce cherche-t-elle un nouveau mari? Ma sœur a-t-elle des soucis d’argent? Ce ne sont pas des questions à poser par un matin ensoleillé.

Je prends la section des nouvelles du monde. Qui ne sont pas bonnes, on le sait. Massacres en Afrique, tremblements de terre, incendies, accidents d’avion ou détournements, bombes, assassinats...

Pendant trois ou quatre minutes, Carla nous permet de lire. Puis, d’un geste maladroit et peut-être volontaire, elle renverse son chocolat. Sa mère court à la cuisine chercher une éponge. Il faut débarrasser la table, enlever la belle nappe tachée. Un petit pain tombe par terre, un couteau. Nous ne lisons plus. Une petite fille de quatre ans nous en empêche.

Je monte à ma chambre qui est celle de mon enfance. Je me sens chez moi et je ne le suis plus. Sur le petit bureau où je faisais autrefois mes devoirs, il y a mon passeport, mon billet d’avion. Je pourrais écourter mes vacances, rentrer chez moi, prendre la fuite.

Ou alors hurler, donner quelques claques à cette Carla féroce et apparemment indomptable, me jeter sur elle, pas pour la briser, mais pour faire cesser cette irritation constante. Par la violence, oui... Les coups, les cris, s’il le faut. Mais déjà je m’effondre, épuisée par le vent furieux qui vient de me secouer.

Je n’en veux pas, de la sévérité que Carla démontre. J’ai vécu ici autrefois, sous les Verboten affichés presque partout. J’ai entendu les militaires claquer des talons, Hitler et Goebbels déclamer leurs slogans à la radio... Après la guerre, à la première occasion, je me suis enfuie.

J’aime l’Allemagne, ce beau pays aux produits impeccables, fugues, cathédrales, automobiles, machines et contes de fée. Mais là, elle me fait mal. Une enfant de quatre ans soulève en moi toute la nausée devant l’autre côté de la médaille, celui que je ne réussis pas à effacer.

Barbelés. Wagons à bestiaux. Bergers allemands. Chambres à gaz et fours crématoires. Les images défilent au pas de l’oie, ma tête est prête à éclater.

Est-ce simplement parce que j’étais trop jeune encore, à l’époque du régime nazi, que je ne suis pas devenue tortionnaire? Qui me garantirait des horreurs que je pourrais commettre moi aussi? Je porte le crime en moi, celui des autres, la possibilité du mien. Je pourrais étrangler Carla, par exemple, cette petite qui semble personnifier ce que je voudrais oublier.

Peut-être la visite d’un lieu de supplice me permettrait-elle de me désensibiliser? À voir des films d’horreur, ne perd-on pas sa peur devant l’épouvante?

Je me dis qu’il est temps de regarder en face le fantôme du passé, d’avoir le courage de faire un pèlerinage à rebours: au lieu d’aller me prosterner devant un lieu saint, je me tiendrai debout devant le lieu sinistre le plus proche. Je mettrai les pieds là où d’autres ont trébuché, je regarderai attentivement ce qu’ils ont eu le malheur de voir.

Weimar, ville de Goethe et du camp de concentration de Buchenwald, est à trois heures de train. J’achète mon billet, attends sur le quai, monte dans le wagon, m’installe.

J’ai apporté un livre, le sors de mon sac. Dix minutes plus tard, je ne l’ai toujours pas ouvert. Un roman, pourtant, ce serait un moyen de m’évader? Je suis inquiète, nerveuse. J’ai pris cette décision d’affronter... quoi? Les monstres d’un autre temps? Non. Moi-même plutôt, le monstre qui m’habite, que je réprime quotidiennement, cet être allemand de mauvaise renommée. Elle est précise? ordonnée? ponctuelle? Mais oui, c’est son côté germanique... Elle est brusque? autoritaire? froide? Ah, ça s’explique, c’est son côté... Mes juges m’alignent avec ceux qui...

Non, je ne peux pas lire. Pas maintenant. Que faire alors pour cesser de me tourmenter ainsi? Le silence règne dans le wagon, les roues tournent avec régularité, je ne dois pas montrer mon agitation, non, je dois me maîtriser, me distancier de ce qui se passe en moi, ne pas éclater en sanglots, ne pas crier ma honte, ne pas, cinquante ans après, évoquer les rames de wagons scellés, ce serait ridicule, ça dérangerait les autres passagers qui ne m’ont certainement rien fait et n’ont probablement commis aucune atrocité.

Je me mets à les observer. Ils ont l’air calme. Un jeune lit, non, il étudie. Il a un crayon à la main, écrit dans les marges. À intervalles réguliers, disons toutes les trois minutes, il se frotte la tempe gauche. Peut-être a-t-il mal à la tête. Peut-être n’aime-t-il pas entendre le bruit des aiguilles métalliques avec lesquelles une femme tricote un chandail d’enfant. De temps à autre, elle a des difficultés: les fils de son tricot à plusieurs couleurs, rouge, bleu et violet, s’entortillent, elle est forcée de les démêler. Elle soupire. Mais déjà elle attaque une nouvelle rangée. Le contrôleur passe, poinçonne nos billets. Le jeune a cessé de se frotter la tempe.

J’ai mal au ventre. Plus on approche de Weimar, plus les crampes se font sentir. Erfurt passé, je crois percevoir une odeur de chair humaine brûlée, me dis que j’imagine des choses, que je suis bel et bien hystérique. Le temps des horreurs est terminé. Nous sommes en 1995.

La gare de Weimar. Vieillotte. C’est l’Allemagne de l’Est, fatiguée, mal entretenue, pas encore entièrement rénovée. Mon voyage est un véritable retour au passé, c’est comme si la guerre venait tout juste de se terminer.

Une dame au bureau de renseignements me dit qu’il y a un autobus pour Buchenwald, le numéro 6, qui mettra huit minutes pour faire les huit kilomètres. Je ne savais pas que c’était si proche. Les crampes redoublent.

Je trouve les toilettes qui datent visiblement d’avant-guerre. Ça sent le désinfectant, la vieille urine. Les murs carrelés sont sales. Revêtu de carreaux noirs et blancs, le sol n’a pas été lavé depuis longtemps. Les robinets au-dessus des lavabos sont ternis. Des mains de générations de femmes ont laissé leurs traces sur les portes grises des cabines. J’ai chaud tout à coup et je tremble. J’ai honte de mon recul; les voyageurs de la mort n’ont pas eu droit à pareille halte.

Des chasses que l’on tire, des sièges en bois brun, des cuvettes tachées d’excréments. Tant pis, je dois m’enfermer dans un de ces réduits. J’ai la diarrhée à n’en plus finir. J’ai mal. Je suis malade. Je ne veux pas prendre l’autobus, je ne veux pas aller à Buchenwald. J’ai peur.

Je sors de la gare, trouve l’arrêt du 6. Deux hommes y attendent, parlent en anglais de la chaleur incroyable qui sévit cet été, sur le continent européen. Je crois comprendre qu’ils se rendent également à Buchenwald. À les écouter, je me sens un peu mieux, me rappelle que, dans un sens, je suis étrangère ici, moi aussi.

Voici l’autobus. Nous montons. Il y a d’autres passagers. Deux femmes, quelques jeunes, un vieillard. Était-il à Weimar au temps de l’Holocauste? Les Anglais se parlent à voix basse.

Le long de la route, je vois des points de vente d’automobiles, un petit centre commercial, des maisons. L’autobus s’arrête une ou deux fois.

Puis nous traversons un bois de hêtres encore jeunes, d’un vert clair et lumineux. Buchenwald! W-a-l-d... Mon corps vibre au son du mot. Les forêts des promenades de mon enfance surgissent, mon père me tient par la main, me fait répéter les noms des arbres, le soleil s’insinue à travers le feuillage, comme il s’infiltre à travers les vitraux d’une cathédrale, la mousse est un doux tapis.

Buchenwald: autrefois une vaste et belle forêt, puis un nom, marqué au fer rouge dans l’abécédaire de la mémoire. Aucun reboisement ne saura y remédier.

Au terminus, il n’y a plus que les Anglais et moi. Il est dix heures. Nous nous trouvons à l’entrée du camp. Un écriteau rappelle dans plusieurs langues que les convois de prisonniers faisaient le trajet de la gare jusqu’ici à pied. J’entends les ordres des SS, les coups, les gémissements étouffés de ceux que l’on chasse vers plus de souffrance encore. Les chiens aboient.

Le portail en fer forgé porte l’inscription «]edern das seine». À chacun son dû. Qui, nom de Dieu, a poussé l’ironie, non, la cruauté à ce point? J’en ai le vertige, la nausée, pourquoi me suis-je imposé ce calvaire? C’est machinalement que j’avance.

Nous achetons nos billets d’entrée. Ai-je l’air perdue? Les deux Anglais me saluent dans leur langue, affirment qu’il me faudrait au moins quatre heures si je désire tout voir. Eux, c’est leur deuxième journée à Buchenwald.

Je m’attarde au centre de documentation. J’achète quelques cartes postales, des timbres, un guide. Je feuillette des livres. Je sors. Il le faut. Il n’y a plus moyen de reculer.

Un vaste champ. Quarante-six hectares vides. Un vide muet chargé d’émotion. Je m’étais attendue à voir des baraques, à y entrer. Rien. Une immense étendue dans laquelle je ne suis rien.

La lecture du guide m’apprend qu’en 1945 les Russes ont mis le feu à l’enfer qu’avait été Buchenwald. De grands rectangles de béton noir indiquent aujourd’hui l’emplacement des baraquements, appelés «blocs» dans le langage concentrationnaire.

Soixante rectangles au moins, remplis de pierres noires. Des milliers, des centaines de milliers... si de chaque pierre devait se lever une victime...

Je ne peux m’en empêcher, je ramasse furtivement une petite pierre triangulaire, noire comme les triangles que portaient les détenus qualifiés d’anarchistes. Je la glisse dans la poche de mon pantalon. Il me faut ce memento mori concret, touchable, lourd.

Au loin, je vois l’ancien bâtiment de la désinfection, le magasin d’habillement, le crématoire, sa haute cheminée. Même l’air est sans mouvement.

Nous sommes une trentaine de personnes à visiter les lieux. Nous nous rencontrons de temps à autre, nous ne nous saluons pas, ne nous sourions pas. Muet devant l’immensité de cet univers de la douleur, chacun vérifie de temps à autre où il se trouve, à l’aide du guide ou de la carte reçue avec le billet d’entrée. Puis il reprend le chemin dont la documentation marque les étapes.

La maison d’arrêt. Des cellules étroites dans lesquelles des tortionnaires s’acharnaient à briser leurs victimes. Je sors de cette bâtisse silencieuse, poursuivie par des sanglots, des craquements d’os, des hurlements. Imaginaires, je sais, moins effrayants que la réalité, oui, mais...

La place d’appel où deux fois par jour l’on comptait les internés, dans un fou souci de tout enregistrer, numéroter, contrôler afin d’anéantir toute individualité. C’est ici que l’on procédait à des bastonnades en public, le supplicié, nu, attaché sur un chevalet, sa dignité meurtrie, soutenue seulement par ceux que l’on force à assister, muets, à son supplice. C’est ici que d’autres devaient se tenir debout pendant des heures, chanter, rester suspendus à un poteau, attendre de mourir.

Aux vivants de charger les cadavres dans des charrettes à bras, de traîner celles-ci jusqu’au crématorium, de faire descendre les corps le long d’une glissière, dans le sous-sol du bâtiment, où d’autres malheureux les déshabilleront avant de les porter au service de pathologie. Arrachage des dents en or, prélèvement de lambeaux de peau... Puis le monte-charge transportera les pauvres dépouilles mortelles, dépouillées de tout, dans la salle des fours.

Cette salle aujourd’hui si propre. Quatre fours alignés soigneusement, ouverts. Aucune poussière, aucune trace. Combien de cadavres l’esclave de service devait-il y tasser à la fois, avant de pouvoir fermer la porte sur cet amas de misère humaine? Lui laissait-on le temps de les saluer, de dire une prière?

Le soir, à Buchenwald, l’âpre fumée noire monte vers un ciel lourd comme le couvercle d’un chaudron sous lequel frémit le malheur.

Dans l’obscurité de la nuit, des prisonniers croque-morts ramassent les cendres à la pelle, les enfouissent dans des sacs, en chargent un camion, sont conduits au Trou du diable, une dépression naturelle à l’extérieur du camp. Ils y déversent le contenu des sacs infiniment lourds. Le Trou du diable, une immense fosse commune.

Aucune chambre à gaz. À Buchenwald on meurt de faim, de fatigue, de désespoir. Du typhus. De la tuberculose, que sais-je. On meurt tué par quelqu’un d’autre, quelqu’un dont le métier est de tuer. Cinquante-six mille hommes, femmes, enfants, de toutes les nationalités, races, religions, convictions. Buchenwald, atelier efficace de la mort, comme tant d’autres.

Exécutions de masse: sur la place d’appel, dans les Blocs 46 et 50 qui abritent des stations d’expérimentation sur des cobayes humains injectés de virus et de vaccins. Coup de revolver dans la nuque du prisonnier à qui l’on a ordonné de se mettre contre un mur, sous une toise comme il y en a dans les cabinets des médecins. On ne le mesurera point. À travers une fente aménagée dans le mur, le bourreau tire. Méthode ingénieuse, rapide, discrète qui évite la rencontre de l’exécuteur et du condamné.

Il n’en est pas ainsi dans le sous-sol du crématoire: quarante crochets cimentés en haut des murs d’une petite salle. L’horreur me submerge. Non, je ne pense plus à Carla, petit satrape sans importance, c’est moi qui suis dans cette pièce dont le sol est jonché de cadavres sur lesquels je dois me tenir debout. Je tressaille, je veux sortir d’ici, j’affirme mon innocence, quarante visages se tournent vers moi, les corps d’hommes, de femmes, d’enfants sont accrochés tels des côtes de bœuf dans une boucherie, un abattoir, le sang coule, je dois vomir, j’ai besoin d’air, je cherche une fenêtre inexistante, un peu de lumière, une issue.

Les deux Anglais entrent dans la salle, je ne peux pas les regarder, je suis terrassée par la honte, ils me prennent par la main, me font sortir, je me cramponne à eux, je les suis, comment se fait-il qu’ils veuillent ainsi me sauver de mes tourments?

«Respirez, Madame, regardez, il y a du soleil, un enfant là-bas qui court...»

En effet, je me le redis, nous sommes en 1995, il y a les vestiges d’un enfer ici, mais ce n’est pas l’enfer, l’enfer est en moi, je suis descendue au plus profond de mon être et des inconnus me tendent l’échelle de corde, me lancent la bouée dont j’ai tant besoin.

Ensemble, nous visitons le bâtiment de la désinfection, aujourd’hui transformé en galerie d’art. Dire que des prisonniers ont trouvé la force de dessiner, à l’encre, au crayon, au charbon de bois, sur des bouts de papier misérables! Courage. Désir de vaincre. Je cesse de m’apitoyer sur mon sort.

Pourtant c’est ici, dans ce bâtiment, qu’ils ont, le jour de leur arrivée, dû ouvrir leur petite valise, leur paquet, leur havresac, que les préposés ont enregistré ce qu’ils y trouvaient, deux paires de chaussettes, un livre, un crayon, oui, un bijou peut-être, cousu dans l’ourlet d’un manteau. Montres, médaillons et alliances. La liste méticuleusement calligraphiée s’allonge. Vint la mise à nu du corps, son inspection, le rasage total, l’immersion dans un bain de désinfectant, suivi d’une course effrénée, sous les fouets, le long d’un tunnel, vers le magasin d’habillement. Vêtements rayés, sabots. Étoiles jaunes, triangles roses, blancs, rouges ou noirs...

J’avais étudié l’histoire, consulté des livres, des documentaires, des photographies. À Buchenwald, tout se concrétise pour moi.

Le musée. Ron et David restent près de moi. Nous ne nous parlons pas, il n’y a rien à dire, nous nous trouvons devant une documentation cruellement précise qui nous coupe le souffle. Deux étages d’objets, de documents. Des registres. Des lettres interceptées, jamais reçues. Des détails sur le service de prostitution, pour les SS et les kapos. Des rapports sur les expériences scientifiques, sur le nombre et le poids des dents en or, la fabrication des abat-jour en peau humaine. Existent-ils toujours? Y a-t-il encore des gens qui lisent, le soir, à la lumière tamisée par la souffrance d’autrui?

Des requêtes adressées par des parents au commandant du camp. Où est mon fils? mon mari? mon frère? Que puis-je lui envoyer? Quand pourrais-je aller le voir, lui parler? Des réponses bureaucratiques. Votre frère est décédé à la suite d’une courte maladie. Les cendres de votre fils vous seront envoyées après réception de la somme indiquée ci-dessous, destinée à couvrir tous les frais. Non, les détenus ne peuvent recevoir de colis. Seul l’ajout du numéro d’immatriculation ci-dessus pourra garantir la réception de toute correspondance. Veuillez agréer, Monsieur, Madame...

Instruments de torture. Instruments de musique. Les détenus jouent pour le plaisir de leur tortionnaires, les sons s’élèvent, se mêlent à la fumée noire crachée par la haute cheminée, couvrent les sanglots, le temps d’un concert.

Uniformes. De détenus et de gardiens. De chefs. Photographies des uns et des autres. Des noms célèbres, des visages anonymes.

Le chevalet. Les fouets. Seringues. Chaînes et fers. Un char à bras doublé de zinc pour le transport des cadavres.

Documentation sur le travail forcé dans les fabriques d’armement des environs. Trois cent quinze détenus sont morts à la suite d’une attaque aérienne qui a presque totalement détruit les usines Gustloff où l’on façonnait, entre autres, des installations de commande pour les fusées V2. Les deux Anglais se penchent sur des vitrines.

La résistance. Son centre secret au deuxième étage du bloc 38. Neuf cent quatre adolescents et enfants ont pu survivre, des juifs être sauvés, grâce à des gens courageux malgré l’horreur.

Je prends congé de mes amis. Non, je n’irai pas voir le documentaire qui sera projeté à quatorze heures. J’en aurais la force maintenant? Oui, mais... Ils n’insistent pas.

Oui, en sortant, à gauche de l’entrée, je jetterai un coup d’œil sur les ruines de l’ancien jardin zoologique, construit par les prisonniers pour que les enfants des SS puissent s’y divertir.

Non, cet après-midi je n’irai pas voir la grande maison de Goethe, je ne visiterai pas son pavillon de campagne. Je n’ai pas le temps d’admirer le génie allemand, sa poésie. Je dois aller retrouver une petite fille mal élevée que j’ai injustement associée aux crimes de ses aïeux.

Je reprends le train. Je n’ai plus mal au ventre. Un taxi me conduit à la maison.

Pour la première fois, Carla me sourit. Elle me demande où j’ai été, se contente d’une vague explication, m’entraîne au jardin, me prie de la pousser, assise sur sa balançoire. Tu le fais si bien, dit-elle, il n’y a que toi pour trouver la bonne cadence.

Le crépuscule adoucit les silhouettes, la sienne, la mienne, celle de ma sœur qui arrose ses rhododendrons.

1 Une version postérieure, en français et en traduction anglaise, se trouve au www.fl.ulaval.ca/cuentos.