Conclusion générale


Théodose réunit en ses mains pour la dernière fois le gouvernement de l’Empire tout entier. Bien que les contemporains ne semblent pas en avoir senti comme les modernes l’importance, la date de 395 est l’une de celles qui marquent la fin de l’Empire romain.

Peut-être est-ce alors le moment d’aborder le problème qui a préoccupé tous les historiens de Rome et que l’on appelle communément celui des « causes de la chute de l’Empire romain » ? Depuis le XVIIIe siècle ont été élaborées des explications « unitaristes » qui attribuent cette ruine à une cause unique, ou tenue pour essentielle. Disons aussitôt les inconvénients de ces théories : d’abord, en les analysant sommairement, on néglige de multiples nuances qui n’avaient pas échappé aux grands maîtres qui les ont édifiées. Ensuite, une cause unique ne peut rendre compte d’un aussi vaste phénomène : en admettant que l’explication de l’univers puisse reposer un jour sur une équation suprême (Einstein), l’histoire n’obéit pas à une simplification de type mathématique. Enfin, aucune de ces théories n’a résisté aux critiques des historiens d’aujourd’hui ni aux progrès de la connaissance1.

La plus ancienne est celle de E. Gibbon, qui date des années 17761788 (The History of the Decline and Fall of the Roman Empire), qui voit dans le christianisme la cause essentielle de la fin du monde romain et du triomphe de la barbarie. Même si l’on admet, avec A. Piganiol et F. de Martino, que la nouvelle religion n’est pas foncièrement romaine et qu’elle a pu en une certaine mesure affaiblir l’esprit de résistance, il faut rappeler le patriotisme des Pères de l’Église, la douleur ressentie par saint Jérôme et saint Augustin lors de la prise de Rome par Alaric en 410, et l’intérêt de la formulation chrétienne, par Eusèbe de Césarée, de l’idée d’Empire. Le christianisme triomphant fut un facteur d’unité et de cohésion, qui inspira plus tard les efforts de Charlemagne et d’Othon2. Le premier historien « scientifique » du Bas-Empire fut O. Seeck, dans sa Geschichte des Untergangs der antiken Welt, 6 vol., Stuttgart, 1910-1919, qui insista sur l’affaiblissement des classes dirigeantes, minées par une politique de mariages forcés dans l’aristocratie, et par la volonté des empereurs depuis le IIIe siècle d’éliminer les meilleurs (die Ausrottung der Besten). Cette thèse a été réfutée, récemment encore, par S. Mazzarino et F. de Martino. M. Rostovtzeff conclut sa grande Histoire économique et sociale de l’Empire romain (parue d’abord en allemand en 1926), en se demandant si le destin des grandes civilisations n’est pas de disparaître quand une certaine culture se répand parmi les masses ignorantes et jalouses : le déclin de Rome résulterait de la lutte acharnée que les empereurs depuis les Sévères ont menée contre les élites urbaines en s’appuyant sur l’alliance des paysans et des soldats. Ces vues, inspirées à l’auteur par le spectacle de la révolution russe de 1917, ne sont pas confirmées par les faits, parfois même elles sont par eux nettement contredites (révolte de l’Afrique contre Maximin en 238). Les élites urbaines, en Orient du moins, subsistent parfaitement au IVe siècle, et ailleurs s’est dégagée une nouvelle aristocratie, trop puissante même, celle des potentes et « seigneurs » de l’Occident. L’Empire n’a pas connu de révolution sociale au profit des masses.

Les historiens marxistes pourtant, à la suite d’une parole peu éclairée de Staline, ont longtemps défendu la thèse d’une « révolution des esclaves » qui aurait jeté bas l’Empire romain. Le règne de cette élucubration, jadis imposée par le dogmatisme officiel, est aujourd’hui révolu, mais les historiens de l’Est étudient volontiers ce qui leur semble être une des périodes-charnières de l’histoire de l’humanité : le passage de l’Antiquité « esclavagiste » au monde médiéval, reposant sur le travail des paysans dépendant de leurs seigneurs, et dans cette optique le colonat acquiert un relief remarquable. Mais en ce cas il ne s’agit plus d’une « révolution » mais d’une lente évolution, qui entre dans l’étude d’ensemble des transformations du monde romain sur plusieurs siècles3.

Les théories unitaires étant inopérantes, restent en présence les historiens pessimistes et les optimistes. Les premiers, dont en France F. Lot fut sans doute le dernier représentant — et du reste il invoquait surtout l’histoire de la Gaule — estiment que l’Empire est mort de ses vices internes, d’une crise généralisée, d’une irrémédiable « décadence » : les barbares ont détruit un organisme vermoulu, plus qu’à demi détruit déjà avant leur déferlement. Il est vrai que les contemporains ont eu parfois l’impression de vivre à la fin d’un monde, les chrétiens surtout, et l’idée de décadence n’est étrangère, bien avant eux, ni à Polybe ni à Cicéron4. L’influence de ces théories a été considérable, elles ont nui pendant longtemps à l’étude du Bas-Empire — ce terme péjoratif a été inventé par Lebeau, au XVIIIe siècle — et cette longue période a été sacrifiée comme inintéressante, voire « ridicule » (Voltaire). Cette notion de décadence généralisée est antihistorique, et doit rejoindre dans les ténèbres extérieures les élucubrations des romanciers et des cinéastes sur les « orgies romaines »… Depuis, toute une génération de bons historiens s’est consacrée à l’histoire du Bas-Empire, ou mieux de l’Empire tardif (die Spätantike, the Late Roman Empire) à la suite de A. Piganiol et de J. R. Palanque, dont la thèse sur saint Ambroise (1933) est l’une des premières parues en France sur cette période. De là, les vues optimistes de A. Piganiol, dans son Empire chrétien (1947) : l’Empire était à la fin du IVe siècle en pleine renaissance et la civilisation romaine a été brutalement « assassinée » par les barbares de 406-407. Néanmoins, les « optimistes », auxquels se joint S. Mazzarino, admettent que l’Empire avait des points faibles : A. Piganiol signale la modification des routes de commerce qui affecte la Méditerranée et favorise les voies continentales où se créeront les royaumes barbares du Ve siècle. Il souligne également le dégoût des Romains pour le service militaire, et le danger d’avoir confié la défense de l’Empire à des citoyens peu évolués, voire à des barbares. S. Mazzarino insiste sur la démocratisation de la culture et l’éveil des « nations », F. de Martino sur les causes économiques et sociales de cette faiblesse : insuffisance de la production, prédominance des classes improductives, médiocrité du niveau de vie, excès du système de « compulsion » (fixité des conditions, réquisitions, fiscalisme, en somme totalitarisme), décadence relative du commerce et de l’activité industrielle à la suite des invasions du IIIe siècle5. C’est vers l’étude approfondie de ces divers facteurs qu’il faut se tourner afin d’évaluer leur importance relative. Au total, l’Empire affaibli n’a pas pu résister à un assaut particulièrement violent des barbares, en 406-407. Il sera toujours impossible de savoir s’il aurait longtemps survécu, en surmontant ses difficultés, sans ces invasions, mais il existe de fortes raisons de le penser.

Et d’abord la longue survie des formes romaines de civilisation. Un historien récent, J. Vogt, a intitulé un grand ouvrage de synthèse Der Niedergang Roms (le déclin) et non Der Untergang (la chute, cf. O. Seeck), et placé en sous-titre « la métamorphose de l’Empire » : en somme, la notion de continuité remplace aujourd’hui celle de rupture6. Dans le domaine de la culture, P. Riché, à la suite de H.I. Marrou, montre que le système romain d’éducation survit jusqu’à la renaissance carolingienne (Éducation et Culture dans l’Occident barbare, 1962). Dès 1937, H. Pirenne, dans un livre retentissant, avait placé la fin du monde antique à l’arrivée des Arabes, qui a fermé la Méditerranée et isolé définitivement l’Occident de l’Orient7. En Orient précisément, il est inutile d’insister sur les continuités : l’Empire byzantin incarne la Romania, et Justinien a tenté, avec un succès éphémère, la reconquête de l’Italie. Il est en tout cas un fait à ne jamais perdre de vue : entre 395 et 410, ce n’est pas la « chute de l’Empire romain » qui se produit, mais la partitio imperii, la définitive séparation entre l’Orient et l’Occident.

Les faits de cette période ont été étudiés de près par É. Demougeot, De l’unité à la division de l’Empire romain, 395-410 (1951). Sur le plan politique, la séparation des deux parties de l’Empire résulte de l’échec de Stilicon qui ne put remplir la mission reçue de Théodose mourant (supra, p. 125). Les jalousies et les intrigues des grands dignitaires orientaux, les ambitions personnelles du général et ses maladresses, la violente réaction « anti-barbare » qui sévit à Constantinople, et qui nuit aux intérêts de Stilicon, demi-vandale lui-même, telles sont les causes immédiates : le destin de l’unité fut scellé par l’assassinat de Stilicon en 408. Son échec s’explique également par l’affaiblissement de ses forces à la suite des invasions barbares qui menacèrent l’Italie même et déferlèrent sur l’Occident. Les Orientaux ne purent, ou ne voulurent pas avec force, intervenir. En fait, selon R. Rémondon, ce ne fut point par hostilité mais par indifférence8. Depuis longtemps s’étaient creusées les différences qui opposaient les deux parties du monde romain, et les menaces de scission étaient anciennes : si Marc Antoine avait vaincu à Actium, en 31 av. J.-C., nul doute que l’Occident aurait refusé l’autorité de Cléopâtre et la suprématie d’Alexandrie. Un simple événement, la victoire d’Octave, a ainsi retardé de deux siècles environ la prépondérance de l’Orient : ainsi les facteurs économiques et sociaux ne sont pas toujours décisifs, comme beaucoup le professent aujourd’hui, car en 31 la richesse était du côté d’Antoine. Les provinces orientales en leur majorité avaient à plusieurs reprises soutenu des compétiteurs, tel Avidius Cassius, ou accepté la domination étrangère comme celle des Palmyréniens de Zénobie. La collégialité, si fréquente au IVe siècle, avait accoutumé les esprits à l’idée d’une partitio. Pourquoi Stilicon ne réussit-il point à maintenir l’entente entre Arcadius et Honorius, alors que d’eux-mêmes Valentinien et Valens, très différents pourtant, avaient régné en bonne intelligence et préservé l’unité ? En un quart de siècle, de 375 à 400, l’Empire ne s’était pas sensiblement transformé. Il faut incriminer sans doute la faiblesse (y compris celle de l’esprit) des jeunes empereurs, la carence du pouvoir impérial et surtout le danger barbare : comme en un sauve-qui-peut général, chacun agit pour soi, et, la tourmente passée, l’irréparable était accompli, de façon irréversible.

L’Orient en effet avait été très menacé lui aussi. Pourquoi a-t-il résisté et duré ensuite si longtemps ? La pression barbare y fut moins forte, l’armée était meilleure et probablement plus nombreuse, et l’on pouvait opposer aux barbares des chefs romains et des soldats de l’intérieur, les Isauriens. La supériorité économique de l’Orient ne fait aucun doute, même si l’on ne tient pas compte de théories aventureuses sur le déplacement des stocks d’or de l’Occident vers l’Orient. Les grandes routes méditerranéennes et continentales convergeaient sur le Bosphore et l’Asie Mineure. Avec Constantinople, l’Orient avait reçu de Constantin la capitale qui lui faisait défaut. C’est en ce sens peut-être que Constantin a « trahi Rome » (A. Piganiol), déjà abandonnée9 : il la remplaça, ce qui la détruisait (politiquement), mais assurément sans le savoir. Personnellement, nous insisterions sur deux points qui nous paraissent d’importance : 1° le maintien en Orient d’une solide notion de l’État, grâce à la prépondérance du haut fonctionnariat civil autour d’une préfecture du prétoire unique qui constitua un puissant facteur d’unité ; 2° socialement, l’Occident était rongé par le développement de la grande propriété, et par l’abandon des villes pour les campagnes, où se créait déjà chez les grands une mentalité « pré-seigneuriale ». L’Orient certes connaissait aussi les abus du patronage, mais, on l’a vu, le grand domaine n’y avait pas fait disparaître la petite et la moyenne propriété des villages autonomes et des citadins, ni l’attachement à la vie urbaine. La richesse des grandes cités, la survie de l’idéal municipal, attestée chez Libanios et plus tard chez Synesios de Cyrène, furent les facteurs essentiels de la résistance victorieuse de l’Orient.


1.

A. PIGANIOL, EChr., 455-466. F. DE MARTINO, Stor, Costituz., V, 506-527. R. RÉMONDON, La Crise, 243-262. S. MAZZARINO, La Fin du monde antique, Paris, 1973. K. CHRIST, Römische Geschichte (supra, tome 1, p. 182, n. 47), 311-319 (bibliogr.). M. CHAMBERS (ed.), The Fall of Rome. Can it be explained ?, Londres, 1957 : choix d’articles et d’extraits de divers savants.

2.

M. MESLIN, « Nationalisme, État et religions à la fin du IVe siècle », Arch. Sociol. relig. (Paris), 18, 1964, 3-20.

3.

M. RASKOLNIKOFF, La Recherche en Union soviétique (supra, tome 1, p. 232, n. 61), 393-397.

4.

S. MAZZARINO, La Fin du monde antique, 11-54. Ce point de vue pessimiste est celui de F.W. WALBANK, The Awful Revolution. The Declin of the Roman Empire of the West, Liverpool, 1969 (cf. discussion de É. DEMOUGEOT, REA, 1970, 229-234).

5.

F. DE MARTINO, op. cit., 524-527. I. LANA, La storiografia del Basso Impero, Turin, 1963, II, Append. I-XXXIII.

6.

J. VOGT, The Decline of Rome. The Metamorphosis of Ancient Civilisation, Londres, 1967 (tr. de l’édit. allem. 1965).

7.

H. PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Paris, 1937.

8.

R. RÉMONDON, La Crise, 257-260. P. PETIT, Précis d’histoire ancienne, 3e édit., Paris, 1971, 349-353.

9.

A. PIGANIOL, EChr., 79.