Chrétien nicéen et sincère mais sans fanatisme, Valentinien professa la tolérance dès son avènement et se fit une règle de ne pas intervenir dans les affaires de l’Église22. Le paganisme ne fut pas attaqué, l’haruspicine même fut autorisée, seuls les sacrifices nocturnes furent interdits comme autrefois, par crainte de la magie et des complots politiques. L’Occident dans son ensemble était nicéen depuis que les efforts de saint Hilaire de Poitiers avaient porté leurs fruits, mis à part quelques évêchés de l’Illyricum, ceux de Singidunum et de Mursa, et celui de l’évêque de Milan, Auxentius. Un grave conflit naquit à Rome où deux papes se disputaient la tiare, d’abord Felix et Libère, puis en 366 Damase et Ursinus. Après des troubles sanglants qui ternissent la mémoire de Damase, l’ordre fut rétabli par le préfet de la ville, le païen Prétextat, et Damase resta vainqueur. Il fut jusqu’à sa mort, en 384, un pape brillant et actif. En 373, à la mort d’Auxentius, le siège de Milan fut offert à Ambroise, gouverneur de la province, celle de Ligurie, haut fonctionnaire promis à une grande carrière par ses qualités d’administrateur et son autorité personnelle. Il fut aussi un évêque actif et ambitieux, d’une orthodoxie irréprochable, mais pas plus que Damase il n’eut de difficultés avec Valentinien.
Cette politique prudente et ferme, qui respectait chacun en son domaine l’indépendance de l’Église et de l’État, ne fut pas celle de Valens. Les conditions étaient plus difficiles en Orient où la lutte était ardente depuis que Julien avait déchaîné les fanatismes par son habile tolérance. Valens, baptisé par l’homéen Eudoxe qui devint évêque de Constantinople, adopta comme autrefois Constance cette doctrine, en elle-même modérée, mais qu’il voulut imposer par la violence à ses nombreux adversaires, nicéens, homéousiens et anoméens (supra, p. 98). Il trouva dans son entourage des agents d’exécution décidés, au premier rang desquels le préfet d’Orient Modestus, d’autant plus zélé qu’il avait à se faire pardonner son apostasie intéressée sous Julien. Valens cependant eut moins de succès que Constance, peut-être parce qu’il était moins énergique et surtout parce que la situation avait changé : une tendance à la conciliation se faisait jour entre les nicéens de Rome et d’Italie (Damase, Ambroise) et un parti « néo-orthodoxe » qui se recrutait moins chez les homéousiens que dans la fraction modérée des homéens. Mélèce d’Antioche et surtout les grands Cappadociens orthodoxes, dont le chef de file fut saint Basile de Césarée, évêque de 370 à 379, théologien et homme d’action, engagèrent de délicates négociations avec Athanase (mort en 373), son frère et successeur Pierre d’Alexandrie, exilé à Rome, et surtout Damase, afin de trouver les bases d’une conciliation doctrinale en surmontant les difficultés de vocabulaire qui opposaient Orientaux et Occidentaux. Valens, dès le début de son règne, avait banni des évêques et des moines. Mais Basile résistait au terrible Modestus, intervenait dans tout l’Orient, fondait même des monastères auxquels il donna la première véritable « règle ». Le conflit s’apaisa en 377, après le départ de Modestus, et Valens, pressé bientôt par le péril goth, autorisa le retour des exilés. Basile mourut en 379, mais l’orthodoxie qu’il avait si bien défendue allait triompher sous Théodose23.
Avant 379, Gratien suivit la politique tolérante de son père. Malgré sa piété personnelle très forte, il subissait alors l’influence d’Ausone, chrétien tiède, peut-être païen, fit diviniser Valentinien — ce fut la dernière « apothéose » — et réprima l’agitation donatiste par souci du maintien de l’ordre. En 378, se trouvant à Sirmium, il accorda aux ariens nombreux dans la région un édit de tolérance explicite24. Mais, dès le mois d’août 379, il était tombé sous les influences de Théodose et d’Ambroise de Milan, et il répudie la tolérance, interdit aux ariens et aux hérétiques d’enseigner, de se réunir en synode et même d’avoir un clergé (C. Th., XVI,5,5). La même année, un synode présidé par Mélèce, évêque d’Antioche, se tint en cette ville, et accepta définitivement le nicaenum, l’exposé de la foi nicéenne rédigé par Damase en 372. Les temps étaient venus de la réunification de l’Église25.
En matière de foi, Théodose n’hésita jamais et se montra toujours fermement nicéen, ce qui lui fit accepter aisément les conseils de saint Ambroise et de Damase. Le 28 février 380, six mois donc après Gratien26, il condamna toutes les hérésies, ordonnant à ses sujets de professer la foi de Nicée, définie comme étant celle de Damase et de Pierre d’Alexandrie, rentré d’exil en 378. Dans les grandes cités, les ariens durent, parfois par la force, céder leurs sièges à des orthodoxes et Grégoire de Nazianze, ami de saint Basile, devint évêque de Constantinople, mais se retira rapidement. Plusieurs conciles se réunirent sur l’initiative de Théodose et de Gratien, en Orient à Constantinople (en 381, 382 et 383), en Occident à Aquilée (381) et à Rome (382). Aucun d’eux ne fut réellement œcuménique, car des jalousies subsistaient entre les évêques d’Orient et ceux d’Occicent. Plusieurs sectes hérétiques furent condamnées avec les ariens, la hiérarchie ecclésiastique fut précisée (évêques de cités, métropolites de provinces et de diocèses, primatie reconnue en Orient à l’évêque de Constantinople) et l’on tenta de résoudre les conflits qui opposaient d’ardents compétiteurs à Antioche et à Constantinople. Les empereurs publièrent plusieurs édits conformes aux décisions des conciles, le bras séculier se mettait au service de l’Église orthodoxe. L’arianisme, que la faveur de Valens avait artificiellement maintenu, s’affaiblit rapidement, sauf en Illyricum où il devait reparaître plus tard. Cependant à Milan, où s’agitait l’impératrice Justine, tutrice de Valentinien II, Ambroise connut des difficultés en 385-386. Justine était arienne et se conciliait sans vergogne la faveur des païens de Rome. Autour d’elle et de Valentinien se forma une communauté arienne, composée surtout de militaires goths : ils réclamèrent la disposition d’une église qu’Ambroise leur refusa, fort de l’appui de la majorité nicéenne de la population. D’autre part, Valentinien promulgua un édit de tolérance pour les homéens, ce qui contrevenait aux lois de Gratien et de Théodose. Du dimanche des Rameaux au Vendredi-Saint 386, Ambroise et ses fidèles furent assiégés par les troupes dans l’église qu’il refusait de céder. Il réussit à débaucher une partie des soldats et galvanisa ses partisans en leur faisant chanter des hymnes qu’il composait à mesure. Les ariens durent reculer et peu de temps après l’ « invention » miraculeuse des reliques des martyrs Gervasius et Protasius justifia avec éclat la fermeté de l’évêque. Pour la première fois, un empereur légitime avait dû céder devant des clercs, plus influents que lui sur ses propres troupes et la population. En Afrique cependant, les conditions politiques favorisaient le donatisme : le comte d’Afrique Gildo se conduisait en potentat indépendant et protégeait les communautés donatistes qui se multipliaient, au point qu’il fallut plus tard, à partir de 393, employer les grands moyens pour les liquider.
Damase était mort en 384 et son successeur, Sirice, n’avait pas son envergure, Ambroise était alors le véritable chef de l’Église d’Italie. L’usurpation de Maxime mit fin aux entreprises de Justine et de Valentinien II, et Théodose apporta à l’évêque l’appui des autorités. Mais Ambroise, caractère entier et dominateur, considérait qu’en matière religieuse l’Église devait avoir le pas sur l’État et qu’en outre l’empereur à titre personnel devait être traité comme un simple fidèle27. Théodose n’était pas habitué en Orient à de telles prétentions. Il se brouilla à plusieurs reprises avec Ambroise, à qui il fit refuser la communication des délibérations du Consistoire. Malgré ses interventions, il prit des mesures contre les moines qui en Orient, à Callinicum sur l’Euphrate, avaient excité la population contre les Juifs et incendié une synagogue, et il leur fit interdire de séjourner dans les villes. Après son voyage de Rome en 389 il se montra même assez favorable aux païens. En 390, il ordonna, hâtivement et sous le coup de la colère, le massacre de la population de Thessalonique qui avait tué au cours d’une émeute un général goth. Plusieurs milliers de personnes rassemblées dans le cirque périrent, le contrordre étant arrivé trop tard. Ambroise indigné lui refusa la communion et lui imposa une pénitence. Théodose hésita plusieurs semaines, puis se soumit après s’être réconcilié avec l’évêque, sur les instances de son nouveau préfet du, prétoire d’Orient, Rufin. Cet épisode a été diversement interprété et il ne faut pas pousser trop loin les choses : l’évêque et l’empereur étaient tous deux sincères et pieux et l’affaire de Thessalonique, étrangère en son principe au domaine de la religion, avait d’évidentes implications morales. Saint Ambroise ne voulait pas « humilier » la monarchie mais rappeler à Théodose qu’il était chrétien avant d’être empereur, et il accepta la leçon, ce que certains historiens lui reprochent encore28. L’évêque du reste n’est nullement un inquisiteur médiéval acharné à la perte des hérétiques : en Espagne, une hérésie mal connue, celle de Priscillien, à la fois gnostique et ascétique, troublait les esprits. En 386, l’usurpateur Maxime, voyant des avantages à passer pour le champion de l’orthodoxie, et renchérissant sur une condamnation conciliaire, le fit exécuter avec plusieurs des siens. Cette procédure brutale souleva l’indignation et les protestations de plusieurs évêques et d’Ambroise en particulier, mécontent de voir pour la première fois le bras séculier vouloir la mort du pécheur29.
Dans la seconde moitié du siècle, l’ancienne religion montra une étonnante vigueur qui rend hommage à l’œuvre si brève de Julien. Sans parler des superstitions populaires toujours vivantes dans les campagnes surtout30, le paganisme restait la religion des milieux intellectuels, des professeurs de l’Occident comme de l’Orient. Les plus grands sophistes et écrivains du temps sont des païens, parfois déterminés (Libanios, Himerios), parfois prudents (Themistios), parfois tièdes (Ausone, Claudien). Pour eux, les Grecs surtout, le paganisme s’identifie avec la vraie culture, cet hellénisme dont Julien avait été le héraut. Pour les nobles de Rome, c’est avant tout une fidélité aux vieilles traditions sénatoriales, ce qui n’empêche pas leur religion, moins mystique et irrationnelle que celle de Julien, d’être fortement teintée de néo-platonisme, de mithriacisme, et le culte d’Isis d’y être toujours très à l’honneur31. Les Saturnales de Macrobe (après 400) mettent en scène les représentants du paganisme de l’époque théodosienne, Prétextat, Symmaque et Nicomaque Flavien, qui remplirent de hautes charges et revêtirent tous les sacerdoces romains32. C’est probablement dans ce milieu que fut écrite l’Histoire Auguste, entre 395 et 400, selon les derniers spécialistes. Symmaque, préfet de la ville en 384, est le héros de l’affaire célèbre de l’autel de la Victoire : placé dans la curie (salle de réunion du Sénat), enlevé sous Constance, rétabli par Julien, il fut de nouveau enlevé en 382, sur l’ordre de Gratien, qui en même temps supprima les immunités, subventions et revenus des Vestales et des sacerdoces romains. Une pétition réclama l’abolition de ces mesures, mais Damase fit parvenir à l’empereur une contre-pétition des sénateurs chrétiens33. En 384, Justine nomme préfet du prétoire Prétextat et Symmaque préfet de la ville. L’occasion était bonne pour reprendre l’affaire et la Relatio III de Symmaque développe éloquemment les arguments des païens : appel à la tolérance, respect des traditions et des donations faites par les ancêtres aux sanctuaires et aux Vestales. Mais cette fois Ambroise veillait et intervint avec vigueur pour faire rejeter la requête des païens34. Sous Eugène, en 393, l’autel fut remis en place. Mais l’usurpation donna lieu à une réaction païenne dont l’ampleur dépasse cette affaire, et qui fut menée cette fois par Nicomaque Flavien. Les anciens cultes refleurirent, les cérémonies se multiplièrent, non sans quelque affectation qui sent l’ « archéologie », rites étrusques, invocation à Bellone, proclamation du justitium. Un sénateur chrétien apostasia et de violents pamphlets (Carmen contra Flavianum) attestent l’âpreté des passions et les craintes des chrétiens35.
Théodose s’était montré bien plus déterminé contre le paganisme que ses prédécesseurs. Dès son avènement, il avait refusé le grand-pontificat qu’à son instigation sans doute Gratien répudia peu après36. Après avoir dès 381 interdit les sacrifices qui permettent d’avoir la connaissance de l’avenir (C. Th., XVI,10,7), il semble avoir hésité à poursuivre l’offensive que son fanatisme rendait inévitable. En 384, Themistios devient même préfet de Constantinople. Mais en 386 le nouveau préfet d’Orient, Cynegios, effectue une tournée dans sa circonscription et fait plus ou moins légalement fermer de nombreux temples, ce qui souleva l’indignation de Libanios : dans son Pro Templis, la même année, il présente hardiment la défense des sanctuaires païens37. Nouvelle pause entre 388 et 391 : à Cynegios décédé succède le païen Tatianos, dont le fils Proculos devient préfet de la ville et les consuls désignés pour 391 sont tous deux païens (Tatianos et Symmaque). C’était là sans doute, si l’on ose dire, le « baroud d’honneur », de Théodose, irrité par les incessantes pressions de saint Ambroise. Après sa soumission, à Noël 390, les choses se précipitent : le 24 février 391, la loi C. Th., XVI,10,10 condamne le paganisme, interdit les sacrifices et la fréquentation des temples. Revenu en Orient, Théodose prend pour conseiller Rufin, chrétien ardent, mais arriviste aux façons méprisables, qui s’appuie sur une coterie d’Espagnols et d’Aquitains puissante à la cour38. Maître des offices depuis 388, il supplante et fait exiler Tatianos, et exécuter Proculos, en 392. Le 8 novembre 392 est publié l’édit de mort du paganisme, sa condamnation totale, sous toutes ses formes, même les pratiques privées (C. Th., XVI,10,12). Ainsi parvenait à son terme l’évolution commencée sous Constantin, au bout d’un siècle ou peu s’en faut, ce qui atteste la force de résistance de l’ancienne religion.
Depuis la conversion de Constantin, l’empereur, lui-même en dehors de l’Église au point de vue institutionnel, se tenait pour investi d’une mission spirituelle : « empereur par la grâce de Dieu », il devait œuvrer pour le salut des âmes dont les corps lui étaient confiés. La cité terrestre dont il était le chef devait conduire les hommes vers la cité céleste. Malgré les tendances « césaropapistes » (terme postérieur, à utiliser avec réserves) de Constance, et les aspirations « théocratiques » (mêmes réserves) de saint Ambroise, chacune des deux puissances est dans l’ensemble restée à sa juste place. Cependant, sous le règne de Théodose, qui voit en tous domaines le triomphe de l’orthodoxie, l’alliance du trône et de l’autel s’affermit. La catholicisme devient la religion de l’État, les évêques ne réclament plus la liberté mais la mise du bras séculier au service de la vraie foi contre hérétiques et païens. L’empereur n’est plus au-dessus mais à l’intérieur de l’Église, selon saint Ambroise (non supra Ecclesiam sed intra Ecclesiam). Moins radical que lui, sauf contre les donatistes, saint Augustin, tout en exaltant la « cité de Dieu », estime que le pouvoir impérial, s’il garantit l’ordre et la justice, est sur le plan terrestre et matériel l’indispensable allié de l’Église. L’épiscopat oriental est moins hardi, plus docile aux pressions, voire aux ingérences, du gouvernement, parce que l’armature étatique est plus forte en Orient40.
Cependant l’organisation territoriale de l’Église se calque sur celle de l’Empire. Chaque cité ou presque a son évêque, celui de la capitale provinciale, le métropolitain, est supérieur aux autres. Le problème est plus complexe en ce qui concerne les diocèses (civils) : en 381, le troisième canon du concile de Constantinople reconnaît la primauté des chefs-lieux de diocèses (Alexandrie, Antioche, Césarée de Cappadoce, Éphèse, Milan) et l’évêque de la capitale d’Orient est déclaré le second de la chrétienté, malgré des protestations locales à Alexandrie ou à Antioche. Dans les campagnes, en l’absence d’évêques, car l’institution des « chorévêques » a échoué, les grands propriétaires créent des chapelles sur leurs terres et réclament pour leurs desservants, à l’égard de l’évêque, la même indépendance dont ils commencent à jouir eux-mêmes en face des fonctionnaires. L’Église tend à former un État dans l’État, avec ses propres citoyens, les clercs, bien séparés des laïcs, quoique le célibat ne soit pas imposé mais seulement recommandé. Les biens de l’Église sont devenus considérables : Constantin a reconnu au corpus christianorum le droit de posséder collectivement et de recevoir des dons et des legs, surtout testamentaires. Cet enrichissement inquiète certains empereurs, car les terres de l’Église tendent à l’autarcie comme les latifundia des riches. Elles sont en outre probablement exemptées de l’impôt foncier41. Les clercs échappent à la capitation personnelle, aux munera sordida vel extraordinaria, et dans une certaine mesure aux charges municipales. Ces avantages seront réduits dès le Ve siècle. Enfin la juridiction ecclésiastique a été précisée : réelle pour les procès civils (episcopalis audientia), elle n’existe pas au criminel et les clercs coupables de crimes sont jugés par l’État42. Les évêques du reste se déclarent accablés par les procès civils, tandis que l’Église, hostile à la peine de mort, ne revendique guère le droit à la répression.
Le IVe siècle est un des grands siècles du christianisme, d’abord par ses progrès. Certes le paganisme a souffert de la disparition prématurée de Julien mais il est impossible de prouver qu’il aurait résisté longtemps encore. Et il est vrai qu’en étouffant les hérésies le bras séculier a facilité la victoire des orthodoxes. Mais le christianisme avait une grande force d’expansion en cette époque d’intense religiosité. Ses progrès sont manifestes et l’on a pu dire que les chrétiens de ce temps ont eu « le sentiment d’aller dans le sens de l’histoire43 ». Avant même la conversion de Constantin, l’Orient était profondément christianisé, excepté certaines campagnes reculées et les milieux intellectuels. C’est dans l’Occident latin que les conquêtes sont les plus remarquables : en un siècle, l’Italie du Nord est passée de 5 ou 6 évêques à plus de 50, et la Gaule de 22 en 314 (au concile d’Arles contre les donatistes) à 70, et il en est partout de même, semble-t-il, malgré le manque de précisions. La renommée des évêques, la vitalité même de certaines hérésies (priscillianisme d’Espagne, arianisme d’Illyricum), la multiplication des inscriptions chrétiennes (dans les provinces danubiennes par exemple), tout atteste de sensibles progrès. A Rome même, les conversions se multiplient au sein de l’aristocratie sénatoriale, en commençant par les grandes dames d’alors44. Les campagnes même commencent à se convertir en Gaule, grâce au zèle de saint Martin de Tours et de ses émules, bien que souvent le nouveau culte se soit installé dans les sanctuaires des anciens dieux, non sans concessions aux survivances païennes45. Hors de l’Empire, le christianisme a résisté en Perse aux persécutions de Shapur II, bien que l’évêché de Séleucie du Tigre soit resté sans titulaire de 348 à 388 environ. Les communautés ont survécu en adoptant le syriaque et l’école d’Édesse a prospéré sous saint Ephrem. En Arménie, saint Grégoire l’Illuminateur avait converti le roi Tiridate à la fin du IIIe siècle, et par la suite une forte Église arménienne se constitua, dotée elle aussi de sa langue nationale. La nouvelle religion atteint même la Géorgie des Ibères et le pays des Albains (Azerbaïdjan) au-delà du Caucase. Au sud de l’Égypte et en Éthiopie, saint Athanase envoya l’évêque Frumentios. En Égypte même, le recours à la langue indigène, le copte, permit dans les campagnes la floraison de très vivantes communautés. En Afrique, les grands progrès sont dus surtout aux donatistes : ils s’appuient dans leur lutte obstinée sur les tribus berbères de l’intérieur, gagnées à leur schisme, qui du point de vue doctrinal n’était guère éloigné de l’orthodoxie. Quant aux barbares de l’Europe, les Goths furent convertis à l’arianisme homéen : leur évangélisation avait commencé très tôt malgré des persécutions, et l’œuvre essentielle fut accomplie par Ulfilas, consacré évêque en 337 par l’arien Eusèbe de Nicomédie, et mort vers 383. Réfugié en Mésie inférieure en 348, il aurait traduit le Nouveau Testament en langue gothique, créant même à cet effet un alphabet spécial. Plus tard en 382, installés dans les Balkans (infra, p. 142), les Goths se convertirent en masse mais toujours à l’arianisme. Ainsi, hors de l’Empire, le christianisme se répandit grâce à l’adoption des langues locales, promues par lui à la dignité de langues de culture : il servit la civilisation mais non la romanité46.
La religion chrétienne connaît en ce siècle une remarquable vitalité qui s’exprime par le culte lui-même et la liturgie, sans oublier les efforts théologiques déployés lors de la lutte contre les hérésies, notamment en ce qui concerne l’approfondissement du dogme trinitaire47, mais aussi par la rapide diffusion du monachisme48. Il apparut en Égypte, la terre classique de l’anachorèse (mais en un sens différent : fuite des opprimés dans le désert dès l’époque hellénistique), vers la fin du IIIe siècle, au temps de saint Antoine. La vie du saint, écrite vers 360 par Athanase — car ses moines furent d’ardents défenseurs du Credo nicéen —, et bientôt traduite en latin, eut un énorme retentissement. Saint Antoine est un ermite isolé qui s’enfonce au désert pour s’y livrer à l’ascèse et rechercher l’expérience mystique : une fois les persécutions terminées, l’ascétisme attira ceux qui étaient nés trop tard pour le martyre. Autour de lui, dans les déserts de Nitrie et de Scété (delta du Nil), d’humbles cabanes abritent d’autres anachorètes, les « athlètes de la foi ». Plus tard, saint Pachôme crée les premiers monastères de « cénobites » (ceux qui vivent en commun) : des milliers de moines se groupèrent ainsi peu à peu, subsistant pauvrement mais du travail de leurs mains, surtout en Haute-Égypte, en Thébaïde. A la fin du siècle, Shenouté (Schenoudi) renforce la discipline jusqu’à de terribles austérités. La plupart de ces moines étaient des humbles, parfois analphabètes. On les a traités d’asociaux, presque de brigands hostiles à la société. Mais ils ne se désintéressent pas de la vie de l’Église, dont ils sont comme le fer de lance : en Syrie, ils se livrèrent parfois à des explosions de violence contre les synagogues juives ou les temples païens et Libanios vitupère « ces errants vêtus de noir qui mangent comme des éléphants49 ». Le monachisme se répandit un peu partout, mais très vite apparut le besoin d’une « règle monastique », plus ou moins sévère, plus ou moins inspirée de celle de saint Pachôme. En Asie Mineure, saint Basile fonda une communauté à Annési et rédigea la règle « basilienne » ; en Occident, saint Martin s’établit près de Tours à Ligugé, puis créa le monastère de Marmoutiers : saint Ambroise et plus tard, saint Augustin ont eu autour d’eux des communautés qu’ils patronnaient et protégeaient ; enfin saint Jérôme, qui vécut longtemps dans l’érémitisme, organisa à Bethléem le monastère très studieux de ses protégées Paula et Eustochium, le premier monastère latin d’Orient, avec celui de sainte Mélanie l’Ancienne dont l’aumônier fut Rufin d’Aquilée, qui resta longtemps l’ami de Jérôme,
Le IVe siècle fut également l’Age d’or des Pères de l’Église, qui ont su mettre leur immense culture, puisée aux sources classiques, au service de la défense et de l’illustration du christianisme (infra, p. 215).