C. L’Empire et les barbares à la fin du IVe siècle.


a) L’armée et ses problèmes50

S’il était vrai, comme les auteurs anciens le suggèrent, que Dioclétien ait quadruplé les effectifs du Haut-Empire et Constantin doublé ceux de Dioclétien, l’armée comprendrait au cours du IVe siècle plus de 2 millions d’hommes… En fait, d’après la Notitia dignitatum, l’armée ne doit pas atteindre tout à fait 500 000 hommes : numériquement parlant l’Empire est sous-défendu. Depuis Constantin, peu de changements, sauf la multiplication des magistri militum et une loi de Valens sur le recrutement, mais une évolution de fait. Le recrutement s’opère parmi les citoyens. Sont exclus et exemptés les esclaves, les gens de condition inférieure, pas tous sans doute, les curiales, les colons adscrits à la fin du siècle (infra, p. 169), les membres des classes supérieures. Servent donc avant tout les paysans des régions dont les habitants restent réputés pour leurs qualités guerrières, Gaulois du Nord, Illyriens, Isauriens, et les barbares. On distingue plusieurs modes de recrutement : 1° le volontariat, assez peu répandu mais qui existe encore ; 2° l’hérédité ; 3° l’exaction fiscale (praebitio tironum) qui fournit sans doute le plus fort contingent de non-barbares, et que l’on peut remplacer par l’aurum tironicum qui serait pour un homme de 36 solidi51 ; en 375 une loi complexe de Valens régularise le système (C. Th., VII, 13,7 = De Martino, V,408, n. 79) en précisant l’obligation fiscale des groupes de propriétaires formant un capitulum : la recrue peut être soit un des colons du groupe, dont le maître est indemnisé par les autres membres du consortium, soit un paysan quelconque ou un barbare, que l’État se procure lui-même grâce à la somme d’or versée en remplacement52 ; 4° le recours aux barbares fédérés : des tribus passent avec les autorités romaines une sorte de contrat (foedus), aux termes duquel elles fournissent des soldats qui combattent avec leur propre équipement, sous le commandement supérieur d’officiers romains. Depuis Constantin, et surtout après la défaite d’Andrinople en 378, les fédérés se recrutent parmi les barbares installés dans l’Empire même, Francs, Alamans, Sarmates et Goths, servent sous leurs propres chefs, de vrais condottières parfois, et reçoivent, outre leur solde, des subsides et des terres pour leur famille. Certaines tribus ne sont admises dans l’Empire qu’à la condition de fournir des recrues : ce sont les Lètes (laeti) attestés dans le nord-est de la Gaule, et en Italie (Francs et Sarmates) auxquels il faut sans doute assimiler les Gentiles mal connus53.

La nomenclature des unités est compliquée : les anciennes légions subsistent, réduites à 1 000 hommes environ, ainsi que les cohortes de fantassins et les ailes de cavaliers, composées en général de citoyens romains et peu considérées. Se sont ajoutées, mais tout à fait à part, les vexillations de cavaliers issues de la grande unité de cavalerie de Gallien dispersée par Dioclétien (clibanares ou cataphractaires, sagittaires, scutaires) et surtout les auxilia, formés de barbares, fantassins, cavaliers des cunei (escadrons d’assaut) ou simples equites. Le dispositif des unités est le suivant : sur les frontières les limitanei ou ripenses (ou encore riparienses), moins estimés mais dont le statut est, sauf détails, le même que celui des autres, les soldats de l’armée de campagne, les comitatenses, parmi lesquels se distinguent les troupes d’élite, les palatini. Au sommet de la hiérarchie, la Garde impériale, les scholae, attachées à la personne des empereurs, à la disposition du maître des offices, et commandées par leurs tribuns. Ce sont en général des barbares germains, dont les unités de 500 hommes portent les noms de Scutarii, Gentiles, Sagittarii, Armaturae54.

Au cours de ses vingt ou vingt-quatre ans de service et souvent davantage, l’homme de troupe, le simple tiro, gravit de nombreux échelons, du semissalis au centenarius (l’ancien centurion ?), avant de devenir officier subalterne, ducenarius, senator, primicerius, et d’entrer enfin dans le corps prestigieux des protectores, où sont souvent du reste directement inscrits les fils d’officiers et les bénéficiaires de relations bien placées. Les protectores ou domestici sont des officiers d’état-major qui reçoivent de nombreuses missions et gravitent autour des généraux. Ils parviennent rapidement aux grands commandements : officiers supérieurs, tribuns, préfets et praepositi des différentes unités, et officiers généraux dont le nombre s’est accru. Aux magistri peditum et equitum de Constantin se sont ajoutés les comites rei militaris, les magistri utriusque militiae et les magistri praesentales qui sont au sommet de la hiérarchie55. Plus des trois quarts semblent être d’origine barbare.

L’entretien et l’administration de cette armée nécessitent un nombreux personnel et l’intervention des bureaux des préfets du prétoire, des comites financiers, du maître des offices et des magistri militum. Les soldes sont payées en nature sous forme de rations (annones) dont le nombre se multiplie avec le grade. Il s’y ajoute une solde en argent (stipendium), officiellement fixée en 365 au quart du total, et qui en réalité est peu de chose par suite de la dévaluation de la monnaie d’argent et de bronze. Mais les soldats reçoivent des donativa, souvent en pièces d’or, à l’occasion des anniversaires impériaux et des avènements et avec lesquels, sans s’enrichir, ils parviennent à une modeste aisance. Soldes et donativa s’élèvent fortement avec les grades obtenus : l’éventail hiérarchique est toujours très ouvert56. Les officiers et sous-officiers fraudent souvent sur le nombre de leurs effectifs (selon un système voisin de celui des « passe-volants » de notre Ancien Régime), sur les rations et les fournitures qu’ils revendent au « marché noir ». Par comparaison avec le sort de la majorité, le métier militaire conserve de l’attrait pour bien des humbles, surtout s’ils sont robustes et peu évolués. Les « avantages sociaux » ne sont point négligeables : après le congé honorable (honesta missio), vingt ans de service en général, ou le congé émérite (emerita missio), au moins vingt-quatre ans, le vétéran reçoit une prime en argent (que Valentinien supprima) et surtout un lot de terre nanti de son bétail et de la semence, correspondant à une vingtaine de jugera (5 ha) et il bénéficie d’exemptions pour sa capitation personnelle57, et pour une part de sa lustralis collatio (chrysargyre) s’il prend un commerce. Enfin, tous échappent aux munera divers, surtout aux charges municipales. L’armée du IVe siècle est dans son ensemble de bonne qualité et la fidélité des officiers supérieurs, en majorité Francs ou Alamans, mais aussi Sarmates, Goths et même Huns sous Théodose, s’est rarement démentie58. Mais cette armée relativement peu nombreuse et difficile à recruter coûte fort cher, à l’État et aussi aux civils, qu’elle exploite fréquemment : abus de l’hospitium (logement des troupes et des officiers), extorsions, violences, si bien que, malgré les services rendus, les militaires sont en général détestés59.

b) L’œuvre de Valentinien et de Valens

Valentinien, arrivé au pouvoir dans un moment difficile (Amm. Marc., XXVI, 4, 5), montra l’énergie d’Aurélien et le goût d’Hadrien pour les techniques défensives. C’est peut-être à lui que fut adressé l’opuscule De rebus bellicis, écrit par un anonyme à l’esprit réaliste et scientifique60, qui n’hésite pas à disserter sur la fiscalité ou le système monétaire, mais s’intéresse surtout aux machines de siège, avec une imagination qui rappelle celle d’un Léonard de Vinci. Valentinien protégea toute la frontière occidentale, sur le Danube et le Rhin, par une fortification puissante de castella et de burgi que les fouilles tentent de reconstituer. Sur le Rhin, les villes sont fortifiées, Cologne, Mayence, Spire, Bâle. Cette « ligne Maginot », digne de celle de Probus à la fin du IIIe siècle, fut admirée des anciens (Symmaque) et des modernes, mais Ammien estime (comme certains de nos généraux après 1940…) qu’elle contribua à créer une mentalité défensive et statique, dangereuse pour le moral et la valeur de la troupe (XXIX,6,2). Valentinien savait aussi combattre, avait de bons généraux qui n’étaient pas tous barbares (Jovinus, Sebastianus, Théodose l’Ancien) et voulut se faire craindre : séjournant à Lutèce, à Reims ou à Trèves, il lança de nombreuses campagnes contre les Alamans surtout (victoires de Châlons-sur-Marne, de Solicinium). Théodose l’Ancien fut le meilleur général de son temps et dirigea contre les Saxons la défense du litus saxonicum (toutes les côtes de l’Armorique à la Flandre). En Bretagne même, il vainquit les Pictes et les Scots, restaura le mur d’Hadrien qu’ils avaient forcé, créa la nouvelle province de Valentia et une flotte. Après avoir combattu en Rhétie et en Pannonie contre les Alamans et les Sarmates, il fut envoyé en Afrique contre Firmus (supra, p. 118). De 373 à 375, il mena des actions vigoureuses, coupées de négociations, dégagea la Numidie et la Maurétanie césarienne (Tipasa) et finalement, après une répression féroce, contraignit Firmus au suicide61. Valentinien devait mourir brusquement en 375 sur le Danube, en recevant une ambassade de Quades, inquiets des fortifications construites par le magister equitum Equitius.

Valens n’avait pas les qualités militaires de son frère. Lors de la révolte de Procope qu’un parti de Goths épaula, les Perses occupèrent sans coup férir l’Arménie et la Géorgie et le prétendant soutenu par les Romains, Pap, assez peu recommandable, finit par être assassiné sur l’ordre de Valens lui-même. De longues négociations s’engagèrent alors, mais l’empereur, pressé par les Goths à partir de 376, abandonna officiellement la Géorgie et pratiquement l’Arménie, sans qu’aucun traité ne mît fin au conflit, qui s’apaisa à la mort de Shapur II en 379. Sous Théodose, entre 384 et 387, de longues tractations devaient aboutir à un partage inégal de l’Arménie, dont une petite partie devint définitivement romaine, et l’empereur donna son nom à une fondation urbaine, Theodosioupolis (Erzeroum).

Le problème goth est assez complexe, car ce peuple divisé sous des chefs tantôt païens tantôt ariens ne répugnait pas aux opérations commerciales avec les marchands de Rome. Il se trouvait alors pressé par les Huns qui avaient détruit vers 275 le vaste royaume ostrogoth d’Ermanaric, qui s’étendait en Ukraine et jusqu’au Dniestr62. Les Huns poussaient devant eux les Alains et ceux-ci les Goths, désireux pour leur échapper de s’établir dans l’Empire, sur le Danube inférieur. Valens séjourna à Marcianopolis de 367 à 370, négocia avec Athanaric et laissa entrer certaines tribus. En 376, les Goths de Fritigern implorent l’autorisation de s’établir en Thrace et en forcent l’entrée avant l’accord de Valens, impuissant devant le fait accompli : c’était un peuple en masse qui pour la première fois passait la frontière. Les fonctionnaires romains, débordés et avides, les exploitèrent honteusement et les bandes gothiques tournèrent au brigandage, introduisirent de nouveaux congénères et mirent au pillage la Thrace et les Balkans. Gratien envoya d’Occident des généraux (Richomer) qui échouèrent, et, en août 378, Valens, impatient d’en découdre avant l’arrivée de Gratien lui-même, s’engage imprudemment et disparaît dans le désastre d’Andrinople, avec beaucoup de ses hommes et plusieurs généraux, dont Sebastianus. La cavalerie des Ostrogoths survenue en pleine bataille avait enlevé la décision. Les barbares ne purent emporter ni Andrinople ni Constantinople, bien fortifiées. Cependant cette catastrophe eut un grand retentissement parmi les contemporains et parut annoncer la fin de l’Empire63. Mais comment désormais déloger ces Goths, peut-être 200 000, installés dans les Balkans ?

c) Théodose et les barbares

Le nouvel empereur avait des qualités militaires mais, on l’a dit, un caractère inégal, des alternatives d’activité et d’apathie. Bien plus que ceux de Valentinien, ses généraux sont des barbares, les Francs Bauto, Richomer, Teutomer, l’Ibère Bacurius, le Goth Gainas, le demi-Vandale Stilicon, mais les meilleurs sont peut-être deux « romains », Timasius et Promotus. Son armée comprend de très nombreuses forces barbares, Sarmates, Goths et Huns même. Il fallut en 379 procéder à de hâtives levées. Contre les Goths établis en Thrace on obtint des succès de détail, entre 379 et 382, mais de nouvelles infiltrations se produisaient sans cesse et la dispersion des barbares, tourbillonnant à travers le pays à la recherche de leur subsistance, empêchait de les exterminer dans une grande bataille, d’autant plus que les chefs de leurs bandes, les Wisigoths Athanaric et Fritigern et les Ostrogoths Alatheus et Saphrax ne manquaient pas d’habileté. En 381-382, des négociations s’ouvrirent, d’abord avec le païen Athanaric qui fut reçu à Constantinople, y mourut et fut enseveli en grande pompe, puis avec l’arien Fritigern. Le général de Théodose, Saturninus, conclut avec eux un véritable traité en octobre 382 : les Goths étaient acceptés officiellement en Thrace et dans les régions où ils étaient déjà installés, avec leurs chefs, leurs armes, leur organisation autonome ; exempts d’impôts, ils recevaient des annones, mais fournissaient des recrues et des colons, qu’il ne restait plus qu’à sédentariser sur les terres abandonnées et ravagées64. Les contemporains réagirent très diversement, mais l’empereur satisfait désigna Saturninus comme consul pour l’année suivante. Cependant l’activité militaire se poursuivait : Promotus extermina une foule d’Ostrogoths et de Greuthunges sur le Danube, en 386, récidiva en 391, et après lui Stilicon efface en 394 les Bastarnes de l’histoire. Malgré cette lutte obstinée, Théodose est resté pour beaucoup l’initiateur d’une politique « philobarbare » qu’on lui reproche fréquemment. Certes avant lui, sans remonter plus loin, Constantin, Constance et Valentinien avaient ouvert aux Germains et aux Sarmates les rangs de l’armée, les hauts grades et les frontières, afin d’utiliser à la fois leur valeur guerrière et leur appétit de terres. En Gaule, en Italie du Nord, dans les provinces danubiennes, en Asie Mineure, des terres incultes étaient ainsi cultivées par des colonies de Francs, d’Alamans, de Sarmates et même de Goths. Mais sous Théodose la nouveauté vient de l’installation massive, dans une seule région pratiquement perdue pour l’Empire, de barbares organisés et surtout non vaincus et conscients d’avoir en fait obtenu satisfaction par leur force même. Cependant, Théodose se considéra toujours comme le vainqueur des barbares, remporta sur eux bien des succès après 382 et se garda d’appliquer systématiquement ce procédé. Malgré les réserves des contemporains, Ammien, Libanios, et plus tard Synesios de Cyrène, sa politique, approuvée par Themistios, ne peut pas être totalement condamnée, du moins tant qu’il vécut. Après lui elle porta des fruits amers, sous des souverains incapables de se faire craindre65.