Après les troubles et l’appauvrissement du IIIe siècle, les lettres et les arts, qu’il nous faut maintenant présenter brièvement, connaissent au IVe siècle une indéniable renaissance, aux aspects du reste inégaux.
Bien que l’éducation rhétorique soit toujours également dispensée aux jeunes païens et aux jeunes chrétiens, qui se coudoient dans les écoles des sophistes, que par suite les techniques de l’expression écrite soient les mêmes chez tous et qu’enfin les chrétiens, surtout dans la seconde partie du siècle, se soient attachés à produire des œuvres d’une parfaite beauté extérieure, il est préférable, étant donné la différence de leur inspiration, de distinguer la littérature chrétienne de la païenne, qu’elles soient de langue latine ou grecque.
Les écrivains demeurés païens et qui sont fort nombreux car l’héritage littéraire prédisposait au conservatisme religieux, par piété envers les lettres d’autrefois — l’amour des lettres grecques fit beaucoup, on l’a vu, pour la conversion de Julien — ne sont pas en ce siècle de grands créateurs1. Ils ont surtout le goût de l’érudition, du panégyrique, que favorise l’élévation des empereurs au-dessus de la simple humanité, et d’une poésie raffinée. L’érudition, très développée parmi les membres de la classe sénatoriale romaine et qui est une forme de leur fidélité aux grands ancêtres, multiplie les éditions et les commentaires de textes (Tite-Live et Virgile surtout), ce qui part d’un sentiment louable, et nous a procuré d’utiles renseignements par les « scolies », bien que les insuffisances d’une « philologie » encore dans l’enfance soient flagrantes. Le meilleur des commentaires qui nous sont parvenus est sans doute celui de Virgile par Servius Honoratus qui écrivait sous Théodose. A cette époque, les nobles romains aimaient les discussions érudites et se sont beaucoup occupés de Tite-Live, le chantre de la grandeur romaine au temps du paganisme en la vigueur de sa jeunesse. L’un des membres de ces cercles de Rome, Macrobe, écrivit vers 415-420 les Saturnales, où il traite, sous forme de dialogues, de problèmes de grammaire, mais aussi de littérature (Virgile), de philosophie (néo-platonisme) et de religion : de ce point de vue, cet ouvrage fournit des indications sur les croyances des grands païens du temps, Nicomaque Flavien ou Prétextat, où dominent les tendances monothéistes et solaires2. La poésie est représentée surtout, et toujours à la fin du siècle, par Ausone et Claudien. Le Bordelais Ausone, riche propriétaire, dont on retrouve dans la région la trace des villae, fut longtemps professeur de rhétorique et connut une fortune tardive en devenant le maître de Gratien, qui lui confia de hautes fonctions (préfecture des Gaules en 376) qu’il géra sans éclat. Officiellement chrétien, il est en fait à la fois « païen d’imagination et épicurien de tempérament » (R. Pichon). Son inspiration est aussi courte que la plupart de ses œuvres, de petites pièces où il célèbre dans le raffinement d’une métrique variée, ses parents, des collègues professeurs, des villes célèbres et même les beautés de la grammaire. Il révèle un talent descriptif et une sensibilité à la nature dans son poème de la Moselle, la plus connue de ses productions3. Claudien, lui, était un Grec d’Alexandrie, qui écrivit, et avec maestria, en latin, pour plaire sans doute à son héros préféré et sans cesse célébré, Stilicon. Il vécut à Rome les dernières années de sa vie, de 394 à 404, et eut la chance de mourir avant son grand homme. Bien qu’il ait écrit des poèmes mythologiques peu inspirés, il connut une plus grande réussite par ses panégyriques (de Stilicon, d’Honorius) et ses invectives contre les ennemis du général (Eutrope, Rufin), où se déploie un réel talent pamphlétaire. Décrivant la guerre contre les Goths ou l’horrible aspect des Huns, il témoigne de son patriotisme romain et touche parfois à l’épopée4.
Le genre littéraire du panégyrique, avec ses défauts éclatants, sa rhétorique outrancière et parfois son intérêt historique, est très en faveur : tout général, tout gouverneur et bien entendu les empereurs, sont l’objet de ces longs discours infatigablement récités pendant des heures et qui plaisaient énormément. Les lois du genre sont connues depuis longtemps, codifiées par le rhéteur grec Ménandre de Laodicée de Phrygie, qui écrivait au IIIe siècle, et par l’exemple admiré du panégyrique de Trajan, chef-d’œuvre de Pline le Jeune. Cette production fut placée en tête du recueil des onze panégyriques latins, composés entre 289 et 321 et consacrés à Maximien, Constance Ier et Constantin, auxquels on ajouta par la suite celui de Julien par Mamertin (362) et celui de Théodose par Pacatus (389). Ces professeurs, tous gaulois, s’acquittèrent brillamment de leur tâche non sans une lassante rhétorique, qui les rend souvent difficiles à exploiter5. A la fin du siècle, le préfet de la ville Symmaque, grand aristocrate de Rome, écrivit lui aussi des panégyriques mais surtout des rapports officiels (relationes) adressés aux empereurs, qui sont une source historique de premier ordre, par exemple la Relatio III sur l’affaire de l’autel de la Victoire en 384. Ses lettres très élaborées et de lecture difficile, comme toute son œuvre du reste, sont utiles pour connaître les soucis et la mentalité de cette classe fortement typée, et leur exploitation prosopographique est fructueuse6. En langue grecque, les œuvres sont également nombreuses et parfois très amples. Des trois grands sophistes et panégyristes du siècle, Himerios, Themistios et Libanios, les deux derniers sont des sources de premier ordre et de grands stylistes, Libanios surtout. Themistios en effet se piquait de philosophie et fit des commentaires d’Aristote. Il écrivit aussi de nombreux panégyriques adressés à tous les empereurs sous lesquels il poursuivit imperturbablement sa carrière, qu’ils fussent chrétiens ou païens, comme Julien, qui du reste ne l’appréciait qu’à demi. Païen lui-même, mais sans excès de fanatisme, il voulut être surtout un conseiller, voire une éminence grise, et ses panégyriques sont parfois des « lettres ouvertes » où il cherche sous les flagorneries à justifier ou à infléchir la grande politique. Il eut le tort d’approuver platement les compromis passés avec les barbares, sous Jovien, Valens et Théodose, ce qui l’oppose à Ammien ou à Libanios. Mais il avait une intelligence de théoricien et l’on peut dégager de son œuvre une conception bien formée de l’empereur idéal, inspirée par le stoïcisme traditionnel et l’héritage de Platon et d’Aristote7. Libanios d’Antioche, après des études à Athènes, exerça le professorat d’éloquence à Nicomédie, à Constantinople et enfin dans sa patrie, de 354 à 393, date probable de sa mort. Ce fut avant tout un remarquable professeur qui instruisit des générations d’étudiants, dont il s’occupait avec affection. Pour eux il écrivit de nombreux exercices de rhétorique (les Déclamations) sans autre intérêt que de technique littéraire. Ses 64 discours sont très variés et à côté de panégyriques, parfois peu sincères (celui de Constance et Constant en 349), parfois enthousiastes (ceux qu’il adressa à Julien et son oraison funèbre, l’Epitaphios, de 365 sans doute, et celui d’Antioche, l’Antiochikos, de 356), on rencontre des discours de circonstance, sur l’émeute de 387, des attaques violentes contre des gouverneurs de Syrie et des comtes d’Orient, des lettres ouvertes à Théodose, très courageuses, où il déplore l’affreux régime des prisons (or. XLV), les abus du patronage militaire (or. XLVII) et la politique anti-païenne du préfet Cynegios en 386 (or. XXX : Pro templis). Une connaissance presque complète de la vie municipale et de la classe curiale, dont il fut l’infatigable défenseur, peut être tirée de ses discours et aussi de ses Lettres, au nombre de 1644, qui sont malgré leur forme apprêtée une excellente source prosopographique : lettres à d’anciens élèves, à des curiales amis, à des professeurs et surtout à de nombreux fonctionnaires des provinces de l’Orient. Sans grand génie, mais sincère et souvent sensé, Libanios est le défenseur de toutes les traditions helléniques et surtout de l’autonomie municipale et du principat libéral : Julien fut son grand homme et son amour pour lui allait jusqu’à l’aveuglement8.
L’histoire serait mal représentée en ce siècle s’il n’y avait Ammien Marcellin. De bons auteurs sont quasi perdus, tels Eunape et Olympiodore, dont on retrouve la trace chez l’historien byzantin (de la fin du VIe siècle) Zosime. Les abréviateurs sont nombreux en ce siècle de diffusion d’une culture souvent superficielle, et le genre biographique était fort prisé : le meilleur est sans doute Eutrope de Palestine, qui écrivit en latin pour Valens, qui n’entendait pas le grec, une Histoire romaine abrégée (Breviarium ab urbe condita), sans valeur littéraire mais historiquement utile, ainsi que les biographies d’Aurelius Victor, d’Auguste à Constance II9. Enfin, tout à la fin du siècle, probablement entre 395 et 400, fut fabriquée cette fameuse Histoire Auguste encore aujourd’hui si discutée. Présentée comme l’œuvre biographique (d’Hadrien à Carinus) de six auteurs inconnus, censés écrire sous Dioclétien et Constantin, elle se révéla à la science moderne, depuis un article de H. Dessau paru en 1889, comme une falsification rédigée sans doute par un seul auteur que l’on ne put identifier, mais qui semble avoir appartenu aux cercles des sénateurs romains. Ces biographies sont l’œuvre d’un païen, favorable au Sénat et hostile aux « tyrans », mais dont les anachronismes, les erreurs peut-être volontaires, les fantaisies déconcertent l’historien et exigent une prudence extrême. Cependant les Vies des plus anciens empereurs sont fondées sur des sources de valeur, peut-être les Biographies de Marius Maximus. Malheureusement les Vies des empereurs postérieurs à Caracalla (et c’est sur le IIIe siècle que nous avons le moins de connaissances par ailleurs) sont si aventureuses qu’un des derniers commentateurs a traité l’auteur de « farceur » (R. Syme)10.
Ammien Marcellin est un des grands historiens de Rome. Cet Antiochéen qui lui aussi, comme Eutrope et Claudien, préféra écrire en latin et vivre à Rome — c’est un hommage rendu à la ville qui demeurait la capitale intellectuelle de l’Empire — issu d’une famille bourgeoise et sans doute curiale, s’engagea dans les protectores (ce qui suppose des « relations ») et remplit diverses missions durant les guerres perses de Constance. Ayant pris sa retraite après la campagne malheureuse de Julien à laquelle il participa, il vécut à Antioche puis à Rome et écrivit ses Res gestae pendant le règne de Théodose. Il prétendait poursuivre l’œuvre de Tacite et avait commencé son travail à partir du règne de Nerva. Il ne nous en est parvenu que la partie la plus développée, la plus neuve aussi, qui raconte en détail les faits de 353 à 378 (bataille d’Andrinople). Il suit un plan chronologique, émaillé de digressions historiques et géographiques parfois un peu longues et il s’intéresse autant à la politique intérieure qu’aux faits militaires et à la géographie des régions qu’il a parcourues. Son histoire est très détaillée, fondée sur des sources officielles, des récits contemporains, des souvenirs personnels et des enquêtes auprès des personnalités qu’il a pu interroger durant ses campagnes ou à Rome même. Son érudition est parfois livresque et pesante quand il n’a pas connu lui-même les choses. Il prétend écrire en militaire (et en Grec également) et rejette le mensonge et l’artifice, mais montre une grande partialité en faveur de son patron Ursicin, et contre les généraux de Constance. A la fin de chaque règne, il brosse un portrait complet de l’empereur, alternant artificiellement les ombres et les lumières. Il est très dur pour Constance, Valentinien et Valens qui firent à plusieurs reprises régner la terreur, mais reconnaît en chacun d’eux certaines qualités. Envers Julien, il est comme Libanios très enthousiaste, mais avec davantage de réserves, à propos de sa loi contre les professeurs chrétiens ou de ses mesures drastiques pour repeupler les curies, et ces réserves même montrent sa sincérité. Il est païen, mais sans fanatisme, équitable pour les chrétiens, parfois dur envers leurs coreligionnaires haut placés qui se conduisent mal (Petronius Probus). Il semble avoir un goût pour les images de violences et de tortures, nous laisse du règne de Valentinien un récit effrayant et décrit les intrigues des eunuques de Constance d’une plume particulièrement acérée. Sans avoir pu égaler Tacite, car sa langue est rude et difficile, parfois maladroite et affectée, il a probablement plus d’honnêteté intellectuelle que lui et certainement moins de parti pris11.
Le rhéteur Fronton de Cirta n’avait jamais compris ce qui avait pu inciter son élève Marc Aurèle à se convertir à la philosophie : de même l’excellent Ausone, chrétien de nom, ne comprit-il jamais pourquoi son disciple Paulin (dit de Nole) se retira en 393 de la vie du siècle et finit son existence comme évêque ascétique. C’est là toute la différence entre les auteurs païens et les chrétiens : leurs intentions sont plus hautes, si leur technique et leur instruction de base sont les mêmes. Tous les grands écrivains chrétiens du IVe siècle sont de famille noble ou aisée, et ils ont reçu l’enseignement rhétorique traditionnel, qui n’a joué aucun rôle sur leurs convictions religieuses, le plus souvent héritées de leurs parents. Le bien-écrire n’est pas le but suprême de leur activité, mais à l’époque où nous sommes parvenus, après la victoire, il s’agit d’une sorte de « défense et illustration » de la nouvelle religion, de son affermissement doctrinal au sein des luttes pour l’orthodoxie, de la conversion des païens obstinés à qui l’on démontre que le christianisme aussi est une culture : il s’agit aussi du perfectionnement moral et de la catéchisation des fidèles. Tous les genres sont ainsi représentés dans la littérature chrétienne de ce temps : l’histoire, la théologie, la traduction et le commentaire des Écritures, la polémique, le sermon et l’homélie, la poésie même (les hymnes). Tous, même ceux que la lutte dogmatique accaparait, avaient le désir de faire œuvre littéraire, car ils avaient souffert et souffraient encore parfois du mépris que les païens affichaient pour la culture chrétienne : « Qu’ils se contentent de lire Matthieu et Luc », disait Julien… Les plus grands par la science et la piété furent de remarquables écrivains et orateurs, tels saint Augustin et saint Jean Chrysostome. Tous deux appartiennent à la seconde moitié du siècle, à son extrême fin même, comme si le christianisme avait dû attendre d’avoir assimilé son triomphe pour atteindre, en ce domaine aussi, ses sommets12.
Eusèbe de Césarée (Palestine) se rattache encore à l’époque héroïque des persécutions, puisque son maître Pamphile, dont il ajouta par piété filiale le nom au sien, fut martyrisé sous Maximin Daia. Mais il vécut aussi l’heure du triomphe et mourut en 339 ou 340, peu après Constantin. Sa personnalité ne nous est guère connue, mais son érudition, sa culture universelle, sa fécondité lui eussent valu la canonisation, s’il n’avait pas eu le double tort d’avoir soutenu, non sans réserves, l’arianisme à son début, et surtout d’avoir adopté trop fidèlement la méthode exégétique d’Origène, pour qui il eut toujours la plus grande vénération. S’il n’a aucun sens du style ni de la composition, il use d’une excellente méthode dans tous ses travaux historiques et exégétiques : à tout propos il transcrit des passages entiers des auteurs qu’il utilise et ses œuvres fourmillent de documents tirés de ses dossiers remarquablement constitués. Certains de ces documents ont étonné et ont été tenus pour des faux ou des interpolations postérieures, mais l’exemple fameux d’un papyrus révélant mot à mot la teneur d’une lettre de Constantin que l’on croyait forgée (dans la Vita Constantini) incite à la prudence13. Les historiens connaissent surtout sa Chronique, reprise et continuée par saint Jérôme, et surtout son admirable Histoire ecclésiastique (= de l’Église), plusieurs fois retouchée, jusqu’en 324. Grâce à ses Martyrs de Palestine, la persécution de Maximin Daia est de toutes la mieux connue. Sur Constantin il écrivit plusieurs opuscules qui appartiennent plutôt au genre panégyrique : le plus important est le Triakontaeterikos (sur les Trecennalia de l’empereur en 335) où il expose les principes de sa théologie politique (supra, p. 68) et le plus discuté la Vita Constantini qui contient certainement un « noyau eusébien », remanié plus tard avec des erreurs et des adjonctions. Ses manuscrits nous transmettent en outre le discours en forme de sermon prononcé par Constantin un vendredi saint (313 ou plutôt 323 ?), remanié par Eusèbe ou par Lactance, le Discours à l’assemblée des saints. Eusèbe a écrit également des œuvres religieuses, apologétiques (Préparation évangélique, Démonstration évangélique), exégétiques, une défense d’Origène et une réfutation des attaques portées par Porphyre contre le christianisme14.
L’hérésie arienne occupe naturellement une grande place dans l’œuvre des évêques du IVe siècle, et surtout dans celles de saint Hilaire de Poitiers et de saint Athanase. Athanase vécut plus longtemps (vers 295-373), écrivit davantage et se battit personnellement parfois avec trop d’ardeur. Il composa beaucoup d’ouvrages et d’opuscules, surtout contre l’arianisme, où, sans prétendre être théologien, il se montre brillant controversiste et bon connaisseur des Écritures, et aussi vigoureux pamphlétaire contre ses adversaires. Il entama les premières recherches sur le dogme de la Trinité et précisa le problème christologique. Enfin il créa un genre appelé à un long avenir, l’hagiographie, en publiant sa Vie de saint Antoine, qui fit beaucoup en Orient comme en Occident (traduite en latin dès 375) pour le développement du monachisme15. Hilaire de Poitiers, évêque peu après 350, eut une existence plus brève et consacra toute son activité jusqu’à sa mort, en 367, à lutter contre l’arianisme, qui gagnait les diocèses de la Gaule. Très instruit, très organisé, muni de dossiers épais et doué d’une éloquence ardente, il prit avec fougue la défense d’Athanase au concile de Béziers en 356 et fut bientôt dénoncé à Constance qui eut la maladresse de l’exiler en Orient, de même que Constantin avait expédié Athanase à Trêves : en Phrygie, Hilaire s’initia aux subtilités de la langue et de la philosophie grecques et en revint plus redoutable à ses adversaires, avec un opuscule remarquable sur la Trinité qui approfondissait le problème théologique avec une précision de vocabulaire encore inconnue des Occidentaux. Après le concile de Séleucie en 359, où il avait été invité, quoique évêque latin, il essuya les rebuffades de Constance et l’attaqua durement dans un libelle qui ne fut sans doute publié qu’après sa mort (novembre 361) : l’empereur arien (homéen exactement) était hardiment comparé à Néron, à Dèce et à Maximin Daia et traité de « précurseur de l’Antéchrist »… Revenu en Gaule, Hilaire continua à guerroyer contre les ariens (contre Auxence de Milan en particulier) et consacra ses dernières années à commenter des psaumes à la manière d’Origène, dont il ne percevait pas le danger. Il rédigea des Fragmenta historica, recueil de textes documentaires, qui montre le réalisme de sa pensée, et composa en outre les premières hymnes en latin16.
Valens et Modestus, acharnés défenseurs de l’arianisme, on l’a vu, trouvèrent en Orient leur maître en la personne de saint Basile de Césarée, le plus vigoureux des grands Cappadociens. La province de Cappadoce, depuis longtemps gagnée au christianisme, eut en ce siècle la gloire de fournir à l’orthodoxie trois grands évêques, Basile, son frère Grégoire de Nysse et son ami intime Grégoire de Nazianze. Le goût de la culture y était fort répandu, car le païen Libanios reçut en son école nombre de Cappadociens17. Basile, lui, de famille aisée et chrétienne, avait été à Athènes le condisciple de l’Antiochéen, et échangea plus tard avec lui quelques lettres courtoises et raffinées. Il fut d’abord professeur de rhétorique puis se « convertit », non pas au christianisme car il était né chrétien, mais à la vie religieuse, vers 356. Baptisé, il parcourut les déserts de l’Orient alors peuplés d’anachorètes et admira les vertus de ces ascètes : il devait fonder plus tard des monastères et rédiger la première règle raisonnée, à la fois stricte et humaine, et cette règle « basilienne » est encore celle de nombreux couvents orthodoxes. Prêtre de Césarée, sa ville natale, en 364, il en devint l’évêque en 370 et déploya de grandes qualités d’administrateur, créant des hôpitaux pour les malades et des hospices pour accueillir voyageurs et étrangers Mais il dut à son tour combattre l’arianisme et montra devant les menaces de Modestus une fermeté qui l’étonna. Sur le plan dogmatique, il se donna pour tâche de réconcilier avec l’Église orthodoxe, celle d’Athanase et de Damase, les esprits modérés, semi-ariens et « néo-nicéens », et pour cela il fut amené à préciser les délicates notions de substance (ousia/substantia) et de personnes divines (hypostases/personae), approfondissant ainsi le dogme trinitaire et la doctrine de Nicée, celle des homoousiens (supra, p. 97). Il n’eut pas la joie de résoudre le conflit qui opposait à Antioche les partisans de Mélèce (son candidat) et ceux de Paulin (reconnu par les autorités de l’Occident), tous deux du reste orthodoxes. Il mourut six mois après Valens, le 1er janvier 379, dans l’espoir de voir le nouvel empereur que Gratien devait désigner (et qui fut Théodose) répudier les erreurs ariennes et faire triompher l’orthodoxie. Il écrivit bon nombre de traités divers, prononça de belles homélies de carême (Hexemeron) qui inspirèrent saint Ambroise, et laissa plus de 360 lettres bien écrites, vivantes et d’un grand intérêt historique. Seul de tous les docteurs de ce temps il mérita, et à juste titre, le nom de « Grand18 ». Les autres Pères cappadociens, très différents de lui, furent néanmoins des personnalités remarquables. Grégoire de Nazianze n’avait pas les qualités d’un homme d’action ni celles d’un administrateur. Il devint prêtre malgré lui, évêque de Sasimes (où il ne résida jamais) pour servir la politique de son ami Basile, et évêque de Constantinople pendant deux ans (380-382), sans l’avoir voulu. Perdu dans les querelles et les jalousies, il retourna très vite dans sa retraite familiale d’Arianze où il mourut en 390. Il avait l’ascétisme d’un moine, le style magnifique d’un sophiste et l’âme d’un poète. Il écrivit des discours théologiques, apologétiques et hagiographiques et des poèmes autobiographiques (De vita sua) d’une grande perfection de forme, qui révélaient chez leur auteur une parfaite connaissance de Platon et du stoïcisme, et tout imprégnés d’une religiosité extrêmement sensible. Il approfondit les idées de saint Basile sur la Trinité et la christologie et fut un des créateurs de la « mariologie » (dogme de la maternité divine de Marie, la Theotokos)19. Le frère cadet de Basile, Grégoire de Nysse, du nom de la bourgade dont il fut l’évêque sur l’ordre de son frère, est surtout un théologien et un mystique, très sensible également aux beautés de la rhétorique la plus raffinée, ce qui lui assura une audience durable. Il écrivit beaucoup contre les ariens, pour la défense de l’orthodoxie, sur la christologie, mais ses œuvres mystiques lui confèrent son originalité : il est le fondateur de la « théologie mystique », héritée en partie de Platon, qui conduit à la connaissance directe et intuitive de Dieu, et permet de passer sans effort de la vie terrestre à celle de l’Au-delà20.
Saint Jean Chrysostome n’est pas un Cappadocien, mais un prêtre d’Antioche, peut-être élève de Libanios, qui devint, grâce à la notoriété que lui valurent son ascétisme et son éloquence, évêque de Constantinople. Il n’y connut que des déboires, entra en conflit avec Eudoxie, la femme d’Arcadius, et finit en exil sur les bords les plus éloignés de la mer Noire, en 407. Son œuvre est la mieux conservée de toutes celles des Pères grecs, car la réputation de son éloquence, le classicisme de sa langue, la pureté de sa doctrine lui valurent dès le VIe siècle le surnom de saint Jean Bouche d’Or (Chrysostomos). Ce fut avant tout un admirable prédicateur dont nous retrouvons exactement le ton grâce aux notes sténographiques de ses collaborateurs. Ses homélies, souvent très longues, traitent de l’Ancien et du Nouveau Testament, et les plus belles, prononcées à Antioche entre 381 et 398, sont des commentaires enthousiastes des épîtres de saint Paul (aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, etc.). Certaines ont un caractère dogmatique et attaquent la doctrine anoméenne, fondée par Aèce et dont le grand docteur fut Eunome, d’où le nom d’Eunomiens qu’on donne aussi aux anoméens, qui sont à l’extrême pointe de l’arianisme. Parmi les plus fameuses, les homélies Sur les statues, prononcées dans l’Église d’Antioche en 387, lors de la sédition qui commença par le renversement des statues des empereurs : comme Libanios (or. XIX à XXIII) il y relève les courages, mais en profite pour prêcher à des ouailles portées sur les plaisirs l’austérité, la pénitence et la charité, et ses paroles contre les riches, le luxe et la jouissance sont très dures. L’apport théologique de son œuvre est moins important, son orthodoxie nicéenne est évidente, certains traits de sa « mariologie » contestables, et il porte un intérêt particulier au mystère de l’Eucharistie21.
Les grands « docteurs » de l’Église de langue latine n’apparaissent que vers la fin du siècle et au-delà, ce qui correspond au décalage idéologique et culturel dont souffrait alors l’Occident en matière de dogmatique chrétienne. Saint Hilaire lui-même n’est devenu brillant controversiste qu’après son exil en Phrygie, et les Occidentaux ont mis du temps avant de saisir les subtilités de la querelle arienne. Chronologiquement, après Hilaire, le premier grand écrivain de langue latine est saint Ambroise : né entre 334 et 340 dans une famille très chrétienne, il appartenait au milieu élevé des grands dignitaires du régime, son père fut préfet du prétoire des Gaules à Trêves (auprès de Constantin II, vers 340 ?) et lui-même, après de fortes études, dut à la faveur d’un autre préfet, Petronius Probus, une nomination de gouverneur de la province de Ligurie, dont Milan était la capitale. En 374, l’évêché étant devenu vacant à la mort d’Auxence, un des chefs de l’arianisme occidental, Ambroise, s’y trouva porté par la ferveur populaire, avant même d’avoir été baptisé : il passa directement du « trône » du gouverneur au siège de l’évêque. Sans avoir reçu de formation théologique, il fut d’emblée confronté aux plus difficiles problèmes, qui le mirent dans l’obligation de se dresser à plusieurs reprises contre le pouvoir impérial, soit au temps de Justine et de Valentinien II (refus de céder une église aux ariens, affaire de l’autel de la Victoire), soit au temps de Théodose (affaires de Callinicum et du massacre de Thessalonique). Son attitude peut être appréciée diversement : il était bon que le pouvoir civil trouve en face de lui la résistance, désarmée mais spirituellement inébranlable, d’un défenseur des lois morales, et dangereux que la prédominance de l’État soit contestée par une puissance indépendante. Ambroise cependant ne voulait pas la victoire d’une théocratie, mais rappelait sans faiblesse à Théodose qu’un chrétien empereur devait agir en empereur chrétien (supra, p. 129). Cet homme d’action, qui avait l’étoffe d’un homme d’État, fut également un excellent prédicateur, nourri des Écritures et des œuvres des Orientaux, Origène, Athanase et Grégoire de Nazianze. Son exégèse surtout allégorique lui valut une grande renommée de « docteur de l’Église », sans qu’il ait jamais fait œuvre de véritable théologien. Il écrivit des traités dogmatiques sur la Virginité, le Mariage (et les secondes noces, après veuvage, très critiquées de son temps), un De officiis, inspiré de l’ouvrage de Cicéron, des opuscules sur la loi, l’Esprit-Saint, et les panégyriques de son frère Satyrus, de Valentinien II et de Théodose même en 395. Lors du siège par les ariens de la basilique Porcia de Milan, où il s’était réfugié, il composa, pour encourager et distraire ses partisans, des hymnes fameuses dont certaines sont parvenues jusqu’à nous. Après la mort de Damase en 384, il fut jusqu’à sa fin en 397 le véritable chef de l’Église d’Occident22.
Saint Jérôme fut surtout un intellectuel, de caractère indépendant et ombrageux, qui refusa toutes les dignités qu’on lui offrit, et n’aurait peut-être pas refusé la papauté, qu’on se garda bien de lui offrir en 384, à la mort de Damase, dont il avait été un des principaux conseillers. Né entre 340 et 350, à Stridon, au nord d’Aquilée, en Italie donc et non en Illyrie, comme on le dit souvent, au sein d’une famille aisée et très chrétienne, il fut étudiant à Rome et y reçut de l’érudit Donat (commentateur de Térence et de Virgile) des leçons qui eurent une grande importance sur sa vocation de philologue et de traducteur. Il fut ensuite pendant trois ans, de 375 à 377, moine dans le désert de Chalcis en Syrie, voyagea en Orient et revint à Rome de 382 à 385. A cette époque, il avait déjà écrit plusieurs Vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion) qui renouvelaient le genre hagiographique, et son intimité avec le pape Damase le fit connaître. Il avait également traduit et poursuivi jusqu’en 378 la Chronique d’Eusèbe de Césarée, et travaillé sur Origène. A Rome, il fut le directeur de conscience d’un groupe de dames pieuses, appartenant à de grandes familles, extrêmement instruites et vouées à une existence quasi monastique. Quand il quitta Rome, elles le suivirent jusqu’en Palestine et fondèrent un couvent près de Bethléem. Jérôme y eut sa cellule et vécut dans le travail les plus belles années de sa vie, dirigeant l’ascèse de ses amies, commentant les Écritures, enseignant des jeunes gens, apprenant aux moines à copier les manuscrits et travaillant à la traduction de l’Ancien Testament. Damase lui avait d’abord demandé de réviser le Nouveau Testament (les Évangiles) sur les manuscrits latins et grecs. Il traduisit ensuite le Psautier, les Hexaples d’Origène et se convainquit de la nécessité de reprendre à partir de l’hébreu la vieille traduction grecque de la Bible exécutée par les Septante à l’époque hellénistique. Il rencontra d’énormes difficultés et se fit de nombreux ennemis parmi ceux qui restaient attachés au texte traditionnel et aux traductions latines existantes. Durant ce labeur, il écrivait de vastes commentaires exégétiques, une biographie des hommes illustres (s’y plaçant lui-même à la fin…) et des réfutations d’hérésiarques (Pélagiens). La fin de sa vie fut assombrie par les querelles qu’on lui fit sur son origénisme et sa brouille avec Rufin d’Aquilée, moine lui aussi, traducteur de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe et directeur de conscience de Mélanie l’Ancienne. Rufin, réduit au silence, mourut en 411, tandis que Jérôme poursuivait ses travaux, et mourut en 420 à Bethléem. C’est assurément un « saint hors cadre » (P. de Labriolle). Violent, irascible, rancunier, injuste parfois, il eut l’immense mérite de discipliner son tempérament impulsif et de mettre au service de l’Église et de la culture universelle ses dons de travailleur infatigable, de philologue et de traducteur : la Vulgate suffit à l’illustrer. Il eut en outre le goût de la vie ascétique et contribua à la diffusion de l’idéal monastique. Ses Lettres enfin sont l’admirable peinture de son caractère et d’une partie de la société romaine du temps23.
Saint Augustin, le plus prestigieux des grands docteurs du IVe siècle, n’entre pas complètement dans le cadre de notre étude : né en 354 à Thagaste en Numidie, il mourut en 430 dans sa ville épiscopale d’Hippone (Hippo Regius) assiégée par les Vandales de Genséric. Après des études à Thagaste, puis à Madaure et enfin à Carthage, grande cité universitaire, il est à vingt ans professeur dans sa ville natale, amant d’une femme qui lui donna un fils naturel, et passionnément manichéen, au désespoir de sa mère Monique, très profondément chrétienne. Les erreurs d’une jeunesse agitée et le violent repentir qu’il en eut plus tard donnent à ses Confessions, écrites entre 397 et 401, une puissante valeur émotive. Il fut ensuite professeur à Carthage, puis à Rome même et enfin à Milan, en 384, où il fut séduit par les sermons de saint Ambroise qu’il était allé suivre par curiosité. Une crise mystique en 386 lui ouvrit les yeux sur la vérité de la religion chrétienne. Après trois ans de retraite studieuse à Thagaste, car il avait abandonné son métier de professeur, il fut inopinément élevé à la prêtrise en 395 par le vieil évêque d’Hippone, Valerius, qui le prit pour co-adjuteur et il lui succéda en 396. Pendant les trente-quatre ans de son épiscopat, Augustin déploya une extraordinaire activité : il combattit tenacement les manichéens, les donatistes, allant jusqu’à réclamer contre eux l’appui du bras séculier, et, en réfutant les erreurs du moine breton Pélage, il conçut sa théologie fameuse de la Grâce, nécessaire à l’homme infirme et mauvais de nature, incapable de gagner lui-même, par ses œuvres seules, le salut. Le souvenir de ses fautes passées et des grâces reçues personnellement contribua à lui inspirer cette doctrine qui devait avoir bien plus tard le retentissement que l’on sait (jansénisme). Il administra son diocèse avec diligence et prononça de très nombreux sermons. Il écrivit de nombreux traités, dont un De trinitate, important pour l’histoire de cette notion dans l’Occident latin. Il entretint avec toutes sortes de personnages une importante correspondance, eut des piques avec saint Jérôme, comme tout le monde, et fut pour beaucoup un grand directeur de conscience. Enfin, malgré ses lourdes obligations, il consacra des années à la rédaction de cette somme immense de sa pensée, la Cité de Dieu. Son influence immense et durable le désigne comme le plus grand théologien de l’Occident chrétien24.