2

Montréal, automne 1689

Une pluie drue et froide battait encore ce jour-là, comme la veille et l’avant-veille, avec une intensité et une régularité désespérantes. Tout ce tragique automne, elle avait sévi sans discontinuer, jour après jour, achevant de démoraliser une population déjà profondément éprouvée. Montréal baignait dans un frimas humide et poisseux, et de ses rues transformées en bourbiers où s’enlisaient hommes et bêtes montaient de tenaces odeurs de marécage. Mais depuis l’aube et en dépit du mauvais temps, des habitants surgis de partout s’étaient résolument attroupés aux carrefours en s’abritant tant bien que mal sous un porche ou la bâche d’un étal. Le nouveau gouverneur avait donné à entendre qu’il prendrait un bain de foule dès le point du jour. La nouvelle avait couru les rues comme une traînée de poudre.

Un lointain coup de tonnerre déchira le ciel en amenant des torrents de pluie et fut suivi d’un long et retentissant roulement de tambour. On vit alors s’avancer au débouché d’une rue un imposant détachement de militaires, fusils en bandoulière et épées au fourreau. La populace les accueillit avec un déluge de vivats. Se moquant de la pluie qui giclait sur leur redingote et mouillait les plumes des chapeaux, les soldats paradaient fièrement.

Louis de Buade et Hector de Callières ouvraient la marche. Le premier était de petite taille et trottait d’un pas nerveux, ce qui offrait un contraste saisissant avec le second, un homme grand, dont la démarche plus hésitante était entravée par une forte corpulence. Les tambours et les fifres rythmaient les cris de la foule qui s’ébrouait.

Puis ce fut la bousculade. Les habitants se précipitèrent en désordre au-devant des arrivants. La confusion fut telle que les soldats durent refouler vigoureusement les gens pour protéger les officiers.

— Allez, faites place, reculez, reculez...

Plus ému qu’il ne l’aurait cru par la chaleur de l’accueil, Louis s’occupait à caresser des têtes et à distribuer des paroles d’encouragement. Il avait délibérément choisi de parcourir Montréal à pied. Il n’entendait souffrir aucun intermédiaire entre la population et lui et, pour que l’exercice fût efficace, il avait entrepris d’arpenter méthodiquement chaque artère étroite et encombrée de la petite agglomération. Il voulait prendre le pouls des mécontents et donner la parole à tous, du plus important jusqu’au plus humble. Car il fallait que les Canadiens sachent, avec tambour et trompette, qu’il avait enfin repris place à la tête du pays et que les événements changeraient désormais de cours.

— Vive le gouverneur! Vive le haut et puissant seigneur de Frontenac!

La foule scandait ses acclamations à tue-tête et les gens couraient dans la boue en se bousculant pour suivre le cortège. Comme Louis se repaissait de ces marques d’authentique ferveur! Cela mettait un tel baume sur ses vieilles blessures d’orgueil qu’il en oublia du coup sa fatigue et ses douleurs rhumatismales.

«Vive notre sauveur! » martelait-on autour de lui. Louis sentit son pouls s’accélérer. Il ne fallait pas être fin clerc pour décoder le sens de cet émouvant appel au secours de la part de gens qui vivaient depuis des semaines dans la terreur constante d’être pris par les Iroquois, abattus sur-le-champ ou mis à mort sous la torture.

C’était d’ailleurs avec un mélange de surprise et de colère que Frontenac avait appris, à l’île Percée et de la bouche des récollets venus au-devant de son bateau, la catastrophe qui venait de s’abattre sur la Nouvelle-France. Le 5 août précédent, mille cinq cents guerriers s’étaient jetés dès l’aube sur Lachine endormie, avaient tiré de leur lit et attaqué à coups de casse-tête et de haches des habitants hébétés, qui avaient été massacrés sans pitié. Les hommes avaient été charcutés, cependant qu’on éventrait les femmes et qu’on embrochait les enfants. Quelques survivants avaient été amenés prisonniers. En se repliant sur la rive nord du lac Saint-François, les Iroquois avaient d’ailleurs brûlé vifs ceux qui étaient incapables de marcher jusqu’aux campements ennemis. Leurs cris d’épouvante et leurs gémissements inhumains, portés et amplifiés par le vent, s’étaient fait entendre jusqu’au lever du jour. Depuis lors, les attaques-surprises se succédaient à un rythme affolant et faisaient chaque jour de nouvelles victimes.

— D’après ce que j’ai pu savoir, le découragement s’est emparé de la population et certains parlent déjà de plier bagage et de rentrer en France, lui avait glissé Callières à l’oreille, la veille au soir.

Louis serrait des mains, jetait une parole d’encouragement par ci et répétait, comme un leitmotiv, de vigoureux «Nous vengerons nos morts » ou «Nos ennemis vont voir de quel bois se chauffe un de Buade » par là, tout en marchant d’un pas énergique. Il ressentait malgré lui une affection paternelle pour ce petit peuple combatif et fier qui, hier encore, jouissait d’une situation stable. N’avait-il pas laissé la colonie en paix quand il l’avait quittée bien à regret, sept années plus tôt? À l’époque, ce pays si prospère était encore à l’abri des incursions iroquoises et vivait tranquillement de fourrures, d’agriculture et de pêche. Les Cinq Nations étaient tenues en respect par l’habile politique d’apaisement et de négociation qu’il avait assidûment menée pendant dix ans. Alors qu’aujourd’hui... Rien que d’y penser, il sentait la rage et le dépit l’envahir.

Mais qu’avaient fait ses successeurs pour précipiter le pays dans de pareilles affres? s’interrogeait-il en vain. Denonville aurait certes des comptes à rendre. Louis le tenait responsable du malheur actuel et entendait bien le lui dire avant son départ imminent pour la métropole.

«Aurais-je pu empêcher cela si j’étais arrivé plus tôt? » se demandait encore le vieux comte, tout en s’approchant d’un groupe de femmes qui se mirent à parler toutes en même temps des malheurs des uns et des autres, dans une cacophonie assourdissante. L’une d’elles l’avait même saisi par l’uniforme et le retenait captif.

Louis se dégagea et pressa le pas, mal à l’aise devant ce débordement d’émotions contre lequel il ne pouvait rien, du moins dans l’instant, dût-il être le Messie en personne. Mais il fallait agir et il agirait. La petite enquête qu’il avait d’ailleurs fait mener la veille auprès d’officiers proches de Denonville et de Vaudreuil avait porté fruits. Il détenait assez d’informations pour comprendre la défiance de la population à l’égard du gouverneur sortant et du commandant des troupes. L’absence de riposte des soldats et des miliciens devant la barbarie de l’attaque iroquoise l’expliquait largement, croyait-il. Certaines personnes accusaient en effet les autorités militaires d’avoir péché par incompétence ou par lâcheté, ce fameux 5 août.

On racontait que Pierre Rigaud de Vaudreuil, qui avait remplacé Callières comme gouverneur de Montréal pendant son voyage en France, aurait commis de graves erreurs les jours précédant le massacre. Il aurait relâché la vigilance au point de permettre aux habitants de dormir dans leur maison et de se rendre à leurs champs sans escorte, contrairement aux règles de prudence les plus élémentaires. Et à l’inverse, le jour fatidique, Vaudreuil se serait terré peureusement avec ses troupes à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur, les habitants tombaient comme des mouches. Il aurait même interdit à quiconque de poursuivre l’ennemi retranché en amont sur le Saint-Laurent, alors que les trois quarts des Iroquois étaient déjà saouls morts après avoir bu tout l’alcool de traite entreposé dans les maisons de Lachine. Vaudreuil aurait facilement pu abattre des dizaines de guerriers et libérer les prisonniers s’il avait été plus audacieux et moins bêtement soumis aux ordres.

Autant de témoignages qui ne faisaient qu’attiser la rage qui couvait déjà dans l’esprit de Frontenac. Et le comble, c’est qu’on lui avait appris le matin même que Denonville avait donné l’ordre de faire raser le fort Cataracoui. Une décision déjà prise par le roi avant son départ de Versailles, semblait-il, mais dont on s’était bien gardé de lui faire part. Outré par ce qu’il considérait comme une terrible erreur stratégique, il venait d’ordonner à ses gardes de se préparer à lancer une expédition de sauvetage. Il fallait faire diligence pour empêcher la destruction de ce fort qu’il chérissait comme la prunelle de ses yeux.

Aux abords de la place du marché, la foule se fit plus bigarrée. Des Indiens, aux visages peints et aux costumes chamarrés, déambulaient en se mêlant aux curieux.

Un homme se jeta subitement devant Frontenac en exhibant avec fierté ses mains mutilées. Il avait été fait prisonnier lors du massacre, argua-t-il, traîné en pays iroquois et longuement tourmenté. Il avait pu échapper à ses tortionnaires à la faveur de la nuit et regagner Montréal. Deux doigts manquaient à sa main droite et l’index de sa main gauche avait été cruellement brûlé. Et lorsque, d’un geste théâtral, il enleva son bonnet, des cris d’horreur fusèrent autour de lui. Le « scalpé vivant », dont le crâne nu et violacé était encore couvert de plaies purulentes, s’avérait d’une laideur repoussante. Nullement décontenancé, l’homme ébaucha un sourire et remit précautionneusement son couvre-chef. C’était un coureur des bois endurci, qui avait assez fréquenté les Indiens pour s’estimer chanceux d’être encore en vie.

— Monseigneur, fit-il avec vivacité à l’intention de Frontenac, prenez garde! J’ai surpris des conversations où il était question d’une alliance entre Iroquois, Mohicans* et Anglais, afin d’envahir l’île de Montréal dès le printemps prochain. Ils descendraient ensuite aux Trois-Rivières, puis attaqueraient Québec par terre pendant qu’une flotte anglaise l’assiégerait par mer. Méfiez-vous, ils sont enragés comme des loups affamés. Et ils sont des centaines, embusqués partout le long du Saint-Laurent et de l’Outaouais.

— Merci, mon ami, vous êtes un brave, lui rétorqua Louis en lui enserrant chaleureusement les épaules.

Puis il s’éloigna, troublé malgré lui par cette révélation à laquelle il accordait cependant peu de foi. Même si une attaque anglaise et iroquoise par terre et par mer était toujours à craindre et risquait de placer la colonie dans une situation périlleuse. «Voilà pourquoi il faut agir vite et tuer la vipère dans l’œuf », se dit-il encore, conforté dans la politique qu’il était en train d’esquisser mentalement.

— Mais il n’y a pas que de mauvaises nouvelles, monseigneur, fit Callières en se penchant à l’oreille de Frontenac.

La respiration du gouverneur de Montréal était courte et saccadée. Il peinait visiblement à l’effort. Son impressionnante corpulence le forçait d’habitude à se déplacer à dos de cheval, mais comme le comte de Frontenac avait choisi de marcher, il s’était vu obligé d’en faire autant.

— Il ne faut pas oublier, poursuivit-il, que les Outaouais* ont réussi le tour de force de descendre jusqu’ici avec huit cent mille livres de fourrures, malgré les barrages iroquois dressés tout le long des voies d’eau. La foire des fourrures a battu son plein pendant deux semaines et ce fut une véritable bénédiction pour la population. Les pelleteries étaient bloquées à Michillimakinac* et à la baie Verte* depuis si longtemps que les marchands, les petits commerçants, les voyageurs et tout un chacun commençaient à crier famine.

Louis se contenta de hocher la tête en signe d’approbation. Rue Saint-Joseph, des militaires et des sauvages extrayaient des charrettes de lourdes poches qu’ils transportaient à l’intérieur d’un abri rudimentaire. Une fine bruine avait remplacé la pluie, mais le ciel n’en demeurait pas moins bas et obstrué.

— Ce sont les Iroquois chrétiens du Sault-Saint-Louis, lui fit remarquer Callières, que Denonville a donné l’ordre de déménager à l’intérieur des murs de Montréal avec leurs biens et leurs provisions de maïs. Ils ont été si harcelés par leurs frères des Cinq Nations* qu’ils ont imploré la protection du gouverneur. Il est en train de leur faire construire un fort et en attendant, il les loge comme il le peut. Louis fit une grimace. Il désapprouvait l’opération.

— Pourquoi diable Denonville n’a-t-il pas plutôt envoyé sur place une garnison de cent cinquante à deux cents hommes pour les protéger au lieu d’entreprendre un tel branle-bas? C’est de la bêtise, dans la situation actuelle, de faire exécuter un tel travail par des soldats et des miliciens déjà surmenés par les continuelles escarmouches!

Le gouverneur de Montréal ne répliqua pas. Frontenac avait en partie raison, mais il ne pouvait désavouer le gouverneur sortant, qu’il considérait comme un bon administrateur et un stratège militaire accompli. Callières respectait Denonville et regrettait son rappel précipité.

La visite de la ville s’éternisait. Tout en serrant encore quelques mains, et sous la rumeur des acclamations, le petit groupe finit par atteindre la place Royale. Sur une estrade, face au fleuve, s’élevaient trois longs poteaux noircis alignés côte à côte. Louis se tourna vers son acolyte, l’air interrogateur.

— C’est ici que trois Iroquois ont été brûlés vifs par les Indiens de la mission de la Montagne, il y a quelques jours. Trois frères d’un grand courage, à ce qu’il paraît. J’ai appris la nouvelle avec étonnement. Il semblerait que leur capture ait été le résultat d’une bataille menée par deux de nos meilleurs officiers, les sieurs de Manthet et du Lhut, accompagnés de vingt-six hommes. Ceux-ci ont été interceptés sur le lac des Deux Montagnes par une brigade de Tsonontouans*. Les nôtres se sont placés dos au soleil couchant et ont attendu sans broncher. Les Iroquois ont tiré les premiers. Comme le soleil leur tapait dans les yeux, ils ont raté leur cible. Nos combattants ont alors vidé leurs armes et dix-neuf Iroquois ont été envoyés par le fond. Les trois sur vivants ont été ramenés et mis au poteau, à la joie de tous.

Louis était abasourdi. Jamais une telle chose n’aurait été possible sous son administration.

— Mais quel exemple de barbarie donnons-nous à la population? Les méthodes de mise à mort des sauvages ne sont guère civilisées et nous n’aurions jamais dû les cautionner!

— Écoutez, monseigneur, fit Callières dans un profond soupir. Ce sont les Indiens de la Montagne qui ont décidé de les «mettre à la chaudière », pour m’accorder à leur expression. Mais la population aurait insisté pour que l’opération se déroule au vu et au su de tous. Après ce que les gens d’ici ont vécu et vivent encore chaque jour par la faute des Iroquois, monsieur de Denonville aurait eu mauvaise grâce de leur refuser cette consolation. Cette victoire et la vengeance que nous en avons tirée ont relevé l’espoir de nos habitants, découragés par tant de défaites successives. Et cela aura pour mérite de faire réfléchir l’ennemi. Que voulez-vous, les temps sont durs...

Louis ressentait une grande lassitude. Et il était transi de froid. Son costume dégoulinant lui collait au corps et son bras droit était à nouveau douloureux. Il décida de mettre un terme à son opération de séduction et se tourna vers un officier de sa garde :

— Faites-nous venir une voiture. Nous rentrons au château de monsieur de Callières.

* * *

Lachine dévastée offrait un spectacle de pure désolation. Des cinquante-quatre maisons qui composaient la petite bourgade, près d’une quarantaine avaient été rasées par les flammes. L’église saccagée, les bâtiments éventrés, les carcasses d’habitations ouvertes à la pluie et aux vents, les champs calcinés sur trois lieues jusqu’aux portes de Montréal, tout témoignait du drame récent.

Louis parcourait à cheval les lieux du sinistre et ne décolérait pas. Il devait faire face à tellement d’embûches et de difficultés depuis le matin qu’il doutait de pouvoir mener ses affaires avec la célérité voulue. Et cette maudite pluie, moitié eau moitié neige, qui tombait encore à plein ciel. Il lui semblait que depuis qu’il avait remis les pieds en Nouvelle-France, deux semaines plus tôt, le mauvais temps n’avait cessé de sévir avec une constance et une violence étonnantes.

Quand Frontenac franchit la porte de Fort Rolland, une petite construction militaire adossée au fleuve et située à l’extrémité ouest de l’île de Montréal, à trois lieues de la ville, il fut surpris de la trouver si bondée. Le fortin, conçu pour abriter une garnison d’une cinquantaine d’hommes, servait de refuge aux survivants de Lachine. Un brouhaha indicible y régnait. Des soldats, des civils et des Indiens s’y bousculaient, vaquant à leurs affaires dans le tumulte des cris d’enfants, des grognements de chiens et de porcs laissés en liberté dans un périmètre restreint. L’arrivée du nouveau gouverneur, suivi de quelques cavaliers et d’un contingent de mousquetaires*, produisit un effet de surprise. On l’entoura dès qu’il mit pied à terre. Le commandant se précipita à sa rencontre, pour s’entendre aussitôt ordonner d’une voix déterminée :

— Monsieur, j’ai besoin de tout milicien et civil capable de tenir un outil! Nous avons cent canots de maître à construire que nous devons remplir de vivres, d’équipements et de munitions en quantité suffisante pour ravitailler Fort Cataracoui.

— Je ferai de mon mieux pour répondre à vos attentes, monsieur le gouverneur, fit le jeune officier, bien que nous n’ayons que peu de bras disponibles. Les Iroquois nous ont tué ou enlevé beaucoup d’hommes valides et nous hébergeons ici les quelques familles qui ont réussi à échapper au carnage.

Les enfants, fascinés par les chevaux qui s’ébrouaient en piétinant sur place, ne les lâchaient pas des yeux. Des femmes au regard triste et résigné donnaient le sein aux plus petits, pendant que d’autres s’occupaient des grands. Les quelques hommes échoués là avaient la mine basse. Louis aurait voulu secouer ces malheureux, effacer de leur mémoire les douloureux souvenirs qui devaient tant les hanter. Il ne put que leur répéter ce qu’il martelait à satiété depuis la veille, au point d’en avoir la voix rauque :

— Nous viserons et frapperons désormais l’ennemi droit au cœur! Je vous promets la paix et la prospérité. Suivez mes ordres et faites-moi confiance. Un de Buade ne se rend jamais!

Il réussissait, une fois encore, le petit miracle d’allumer au fond de ces cœurs meurtris une étincelle d’espérance. Ébranlé par ce pouvoir nouveau qu’il exerçait sur les consciences, Louis s’empressa de remonter en selle. Il se reconnaissait si peu dans ce rôle de sauveur. Car enfin, qui était-il pour oser promettre la paix et la prospérité à une colonie qui s’en allait à vau-l’eau, lui dont les intérêts personnels avaient si souvent primé sur ceux des quelques milliers d’habitants qui peuplaient cette colonie? Mais la situation précaire du Canada, auquel il se découvrait tout à coup plus attaché qu’il ne l’aurait cru, révélait plus clairement les enjeux. L’approche de la mort transformait Peut-être aussi sa perception de la réalité...

« Que m’importe l’enchaînure de tout cela, se dit-il encore en éperonnant vigoureusement sa monture. L’essentiel, c’est de ne céder un pouce ni aux Iroquois ni aux Anglais, tout en trouvant le moyen de faire mieux que mes prédécesseurs. Et je détiens pour cela des cartes maîtresses! »

D’un geste, Louis entraîna ses troupes près de la grève et leur fit monter un campement sommaire. Il s’occupa ensuite de mettre en branle son projet de sauvetage de Fort Cataracoui en distribuant les responsabilités, les équipements et les tâches. Tous les canots d’écorce devaient être construits et bourrés de marchandises en soixante-douze heures. Le transport allait s’avérer difficile cependant, à cause des chemins quasi impraticables et du peu de charrettes disponibles. Mais il réquisitionnerait, que pouvait-il faire d’autre? Déjà qu’il avait dû se battre avec le gouverneur sortant et l’intendant Champigny pour obtenir les trois cents hommes dont il avait besoin.

— Mais c’est de la folie! s’était emporté Denonville, lorsque Frontenac l’avait rejoint dans un fort qu’il travaillait à réparer. Vous ne pouvez pas mettre en danger la vie de tant d’habitants, dans une saison si avancée et avec les Iroquois qui contrôlent les rivières! Nous avons besoin ici de tous les hommes disponibles pour protéger la population!

— Envoyer un pareil détachement jusqu’à Cataracoui va nous coûter un prix fou. Et en pure perte! Nous n’avons plus les moyens de maintenir une garnison si éloignée et impossible à ravitailler, avait renchéri l’intendant Champigny.

Frontenac n’avait rien voulu entendre. Sans tenir compte de leur résistance, il avait ordonné la levée du corps expéditionnaire. Mais les volontaires étaient rares et rechignaient à partir.

— Je vois à quel point on manque de discipline. Comptez sur moi pour y mettre bon ordre, avait-il lancé à un Denonville irrité, qui s’était contenté d’élever les bras en l’air en signe d’impuissance.

« Qui peut blâmer les hommes? pensait ce dernier. Ils ont travaillé jour et nuit pour ériger les forts et les palissades autour de Montréal. Et ils s’acharnent depuis des semaines à terminer la construction du fort devant abriter les Indiens du Sault-Saint-Louis. Quand les Iroquois n’attaquent pas du côté de Châteauguay, ils surgissent en force à Chambly, Sorel, quand ce n’est dans les parages de Bécancour. Avec des troupes sans cesse renouvelées, alors que nous manquons de soldats de métier, de miliciens expérimentés, de munitions, et que tout le monde est épuisé. Et voilà que Frontenac leur demande de quitter Montréal pour se lancer, au péril de leur vie, sur des rivières parsemées d’Iroquois! »

Denonville se prit à espérer que ses ordres aient été exécutés à la lettre et que Fort Cataracoui ne soit déjà plus qu’une ruine fumante.

* * *

Après trois jours d’une activité fébrile menée par des hommes épuisés de devoir faire toujours plus vite, l’essentiel des tâches était terminé. Les canots, lourdement chargés de marchandises et de munitions, s’alignaient depuis le matin en amont des rapides de Lachine, dans l’attente du signal de départ. Plusieurs Indiens christianisés* s’étaient portés volontaires et se mêlaient aux Français.

Mais Frontenac s’occupait à régler une autre affaire de dernière minute.

Retiré dans une tente de fortune et entouré d’un groupe de sauvages empanachés, tous iroquois, il assistait patiemment aux palabres engagées depuis l’aube. Sa stratégie consistait à profiter de l’envoi de sa brigade de canots à Fort Cataracoui pour dépêcher une délégation à Onontagué, siège de la Confédération iroquoise. Il ferait ainsi d’une pierre deux coups : prévenir la destruction du fort Cataracoui et entamer des démarches de paix avec les Iroquois.

Comme il y avait peu d’émissaires crédibles pour porter le message aux Cinq Cantons, le gouverneur dut se rabattre sur un Iroquois du nom de Nez Coupé. L’homme en avait perdu le bout lors d’une bataille et masquait sa cicatrice avec un anneau de cuivre passé à sa racine, duquel pendaient des perles et des plumes. Il était hostile aux Français et se montrait arrogant vis-à-vis d’Oureouaré, choisi par le gouverneur pour conduire les négociations de paix. Frontenac dut se faire violence pour ne pas le renvoyer.

Oureouaré était un sachem*, un chef considérable de la tribu des Goyogouins*. Il avait été fait prisonnier deux ans plus tôt par les Français et expédié manu militari sur les galères de Louis XIV. Il avait eu la chance de survivre à cet enfer, avec une poignée d’autres, et avait été ramené au Canada par Frontenac. Des survivants que ce dernier utiliserait comme monnaie d’échange en temps propice.

Le sachem avait préparé avec minutie son message et les cadeaux à livrer à ses frères. Après avoir bien instruit Nez Coupé, Oureouaré ajouta :

— Remets-leur également ces colliers qui portent mes paroles.

Oureouaré remit à l’émissaire les wampums, ces longs assemblages de perles pourpres et blanches enfilées avec art sur des lanières de cuir. Ces porcelaines donnaient crédibilité aux paroles et servaient de caution à l’entente, une façon de faire imposée par les sauvages et à laquelle les Français ne dérogeaient jamais. Il lui indiqua aussi une dizaine de ballots renfermant les présents à remettre aux principaux chefs.

Nez Coupé s’était engagé à porter ces paroles et il le ferait. Il prit les wampums avec précaution, jeta un œil sur les ballots de marchandises et se contenta de hocher plusieurs fois la tête en signe d’acquiescement.

Soulagé de la tournure que prenait l’affaire, Frontenac accompagna la députation iroquoise jusqu’aux canots et présida au chargement. Il ordonna ensuite le départ.

Les canotiers se mirent à réciter fiévreusement le Notre Père. Puis, le long convoi s’ébranla lentement sous une neige mouillée qui tombait serrée, encombrant un ciel bas de novembre. Un à un, les lourds canots de maîtres quittaient la rive et prenaient le large en disparaissant bientôt dans un halo vaporeux. Ils devaient remonter le Saint-Laurent jusqu’au fort Cataracoui, situé à la tête du lac Ontario. Une fois sur place, les hommes de Frontenac avaient pour mission de relayer la garnison du commandant Valrennes. La délégation de Nez Coupé bifurquerait pour sa part vers le sud jusqu’à la rivière Genesee, menant tout droit à Onontagué, la capitale iroquoise.

«Pourvu qu’ils atteignent le fort avant qu’on l’ait fait sauter », se dit Louis, tout en secouant ses habits couverts de boue. Il n’avait rien avalé depuis la veille et avait à peine dormi quelques heures. Il se surprit à rêver d’un repas fin et d’un lit douillet. L’interminable traversée de l’Atlantique, l’arrivée en catastrophe à Québec et le voyage précipité à Montréal, sous une pluie glaciale et dans des barques qui prenaient l’eau, ne lui avaient laissé aucun répit. Et cette affligeante équipée dans le but de réaliser une mission quasi impossible l’avait vidé de ses énergies.

* * *

Le repli vers Montréal s’effectua sous une neige grêleuse poussée en rafales par des vents violents. La végétation, noircie par le feu tout le long du chemin de Lachine, se recouvrait peu à peu de grappes blanches d’où surgissaient de maigres tiges tordues et calcinées. Louis était enroulé dans un long caban et chevauchait à plein étrier, pressé de se mettre à l’abri. Oureouaré galopait à ses côtés, la redingote déboutonnée, insensible au froid qui cinglait. Tout enivré du plaisir de courir sur le dos de ce bel « orignal français », comme les Indiens nommaient le cheval, il était porté par un intense sentiment d’exaltation.

Les cavaliers longèrent le fleuve sombre et agité qui refoulait durement ses vagues contre la grève avant d’atteindre la maison du gouverneur de Montréal, située au bout d’une pointe de terre formée de la rencontre du Saint-Laurent et de la petite rivière Saint-Pierre. La grande résidence seigneuriale – qu’on appelait « le château à Callières » et dont une aile était encore en construction – s’élevait, solide et rassurante, flanquée de quatre tourelles et entourée d’une longue palissade de bois. Callières avait tenu à faire monter les murs à l’endroit où le fondateur de Montréal, Paul Chomedey de Maisonneuve, avait fait ériger sa première habitation, une quarantaine d’années plus tôt.

Hector de Callières reçut le vieux comte avec chaleur et multiplia les ordres pour lui permettre de se restaurer. Louis se retira dans la pièce haute et claire qui lui était réservée, à l’étage. De sa fenêtre, on voyait courir la longue clôture de pieux entourant la ville d’où émergeaient des clochers et quelques toits de maisons. Dans le ciel agité virevoltaient des farandoles de flocons.

Louis admira un long moment la blancheur en furie.

— Je préfère mille fois la neige à la pluie, murmura-t-il en se tournant vers le majordome, qui déposait sur la commode une bassine remplie d’eau chaude.

Une fine fragrance de bergamote s’en exhalait. Le domestique voulut l’aider à enlever ses vêtements, mais Louis le repoussa d’un geste ferme.

— Non, laissez. Bougre de Dieu, je ne suis pas encore impotent!

Son bras droit, raide et ankylosé, compliquait cependant l’opération et rendait chaque mouvement douloureux. Il s’y prit à trois fois pour ôter sa chemise. De sa main valide, il se frotta énergiquement le visage, le cou et les avant-bras, puis se contenta de s’asperger rapidement le torse et le haut des cuisses. Aidé du domestique, dont il se résigna à accepter le secours, Louis enfila une chemise propre, des bas de soie et des hauts-de-chausse de serge gris souris, un long justaucorps bleu aux parements rouge et or et des bottes fraîchement cirées. Il retira sa perruque défraîchie et en mit prestement une autre. Il fit ensuite enserrer son bras malade dans une étroite gaine de cuir arrangée en bandoulière. Se saisissant d’un flacon posé sur la table, il demanda qu’on l’en asperge. L’odeur trop piquante le fit éternuer. Il congédia enfin son valet. Il se sentait ragaillardi.

«Foin de ces inquiétudes! Il fallait quelqu’un pour donner le coup de barre et je l’ai donné! »

Louis s’approcha à nouveau de la large fenêtre et s’y accouda. La neige tombait en bourrasques, à présent, s’agglutinait aux interstices, comblait les vides, masquait les formes et arrondissait les angles. Le décor, ocre et fauve quelques heures plus tôt, changeait de palette et se parait de toutes les nuances du blanc, passant de l’opalin à l’argenté, du nacré au lacté. Le doux linceul d’albâtre reposait l’œil, apaisait l’âme. Louis se détendit. Il aimait la neige. D’aussi loin qu’il se souvienne, il avait accueilli les premières bordées avec une joie enfantine. C’était d’ailleurs ici, bien des années plus tôt, qu’il avait connu sa première vraie tempête de neige. Il l’avait regardée déferler une partie de la nuit, incapable de s’arracher au spectacle et fasciné par la féerie qui s’étalait sous ses yeux. Il s’étira et respira profondément. La douleur à son bras droit s’était atténuée, mais la fatigue gagnait tout son corps.

Les événements s’étaient bousculés avec une telle rapidité depuis son départ de France qu’il en était encore abasourdi. Car rien ne s’était déroulé comme prévu. Les bateaux avaient quitté La Rochelle avec trois semaines de retard, et les vents les avaient tellement ralentis qu’ils n’avaient atteint le CapBreton qu’à la fin de septembre. Puis la nouvelle du saccage de Lachine les avait atterrés. Plus question désormais de tenter une quelconque sortie contre les Anglais, quand l’ennemi iroquois assiégeait le pays.

On vint lui annoncer que la table était dressée. Louis s’arracha à ses ruminations et quitta sa chambre d’un pas décidé. Les voix et les rires des convives montaient jusqu’à lui. Mis en joie par la perspective d’un repas en bonne compagnie, il s’engagea prestement dans l’escalier. Dans la salle à manger l’attendait Callières, entouré de quelques officiers, d’Oureouaré et de Charles de Monseignat, le secrétaire de Frontenac. La table était couverte de victuailles et de pichets de vin. Poule au pot, rôti de chevreuil et pâté d’anguilles dégageaient un agréable fumet.

Frontenac et Callières attaquèrent les plats avec un égal appétit. Le festin allait bon train. Le ton montait et les regards s’égayaient lorsqu’une rumeur de bruits de sabots vint couvrir les conversations. On courut à la fenêtre.

— C’est le commandant Valrennes qui s’amène avec ses hommes, articula un officier, la bouche pleine. Et n’est-ce pas Saint-Pierre de Repentigny qui s’avance à ses côtés?

Louis frémit. Il se leva d’un bond, décontenancé. Voilà bien ce qu’il craignait. Des militaires pénétrèrent dans la pièce, les uns à la suite des autres, l’air penaud, le casque de fourrure à la main. La neige qui dégoulinait de leur manteau et de leurs mocassins laissait en fondant sur le parquet de larges traces mouillées. Un silence gêné s’installa, que le commandant rompit aussitôt.

— Monseigneur, je reviens de chez monsieur de Denonville qui m’a enjoint de venir vous délivrer ce message. J’ai dû obéir aux ordres portés par monsieur de Repentigny et faire raser le fort Cataracoui.

Le sieur de Valrennes, qui venait de prononcer ces paroles, avait mauvaise mine. Les yeux injectés de sang et le visage fiévreux, il tenait à peine debout. Il revenait du fort Cataracoui, d’où il n’avait pas été relayé depuis des mois. Sa garnison et lui avaient survécu tant bien que mal, isolés au bout du monde et entourés d’Iroquois hostiles qui les empêchaient de se ravitailler.

Frontenac lui faisait face, dans une rigidité toute militaire. La fixité et la brillance de son regard trahissaient seules la tempête qui montait en lui. Valrennes connaissait l’attachement de Frontenac pour son fort et se sentait malheureux de lui porter une telle nouvelle. Aussi s’empressa-t-il d’ajouter :

— Le gouverneur Denonville m’a laissé toute liberté de reculer ou d’avancer mon départ, monseigneur. Or, ma garnison était réduite à une quarantaine d’hommes, tous malades du scorbut. Nos vivres étaient à ce point raréfiés que nous n’avons mangé que des racines et du castor salé pendant des mois. Pour empêcher que le fort ne tombe entre les mains des Iroquois ou des Anglais, poursuivit-il en posant un regard plus soutenu sur Frontenac qui venait de serrer les dents et de froncer les sourcils, j’ai dû, comme me le recommandait monsieur de Denonville, faire miner les bastions, les murailles, les tours et chacun des bâtiments. J’ai préalablement fait dégringoler les canons de fer dans le fleuve et fait couler les trois barques en abandonnant les ancres par le fond. Quant aux canons de fonte, ils ont été transportés et cachés au lac Saint-François. Après m’être retiré avec mes hommes, j’ai entendu une violente déflagration.

— Êtes-vous retourné sur les lieux pour constater les dégâts? questionna Louis, d’une voix blanche.

— Non, monseigneur, nous craignions trop d’être rejoints par nos ennemis. J’ignore l’étendue des dommages, mais je ne peux que supposer qu’ils sont importants.

— Se peut-il que les pertes ne soient que partielles et que certains murs soient restés debout?

— Avec la technique que j’ai utilisée, sur les conseils de monsieur de Denonville, j’aurais tendance à vous dire non. Quoiqu’on ne sache jamais, monseigneur. J’ai étayé les murailles avec des bois goudronnés auxquels j’ai fait mettre le feu. J’ignore, par contre, si tout a flambé. C’est toujours un pari...

— Il est donc possible qu’une partie du fort soit restée intacte?

— Tout est possible, monseigneur, répondit encore Valrennes, qui se mit à implorer un miracle pour que sa mèche ait fait long feu.

— Avez-vous des pertes à signaler?

Frontenac avait repris un ton plus détaché.

— Oui, monseigneur. J’ai malheureusement perdu six hommes sur un contingent de quarante-cinq. Ils se sont... noyés... et nous n’avons malheureusement... rien pu faire... pour les rescaper. Mes hommes ont bêtement chaviré dans des rapides, à quelques lieues seulement de Montréal. De bons nageurs se sont jetés à leur rescousse, mais le courant était si violent qu’il a été... impossible... de les sauver.

Valrennes avait baissé les yeux et sa voix s’était brisée sur ces dernières paroles. Frontenac adoucit le ton pour continuer :

— Avez-vous croisé le détachement que j’ai envoyé dans l’espoir d’annuler les ordres de monsieur de Denon ville?

— Nous les avons rencontrés à quelques lieues de Lachine et la majorité d’entre eux ont rebroussé chemin. Seuls quelques canots ont continué vers Onontagué.

— Où sont-ils à présent?

— Ils nous suivaient de près. Le commandant devrait arriver sous peu. Le reste du contingent doit attendre vos ordres à Lachine, monseigneur.

L’officier Saint-Pierre de Repentigny, qui avait été chargé de porter à Valrennes l’ordre de démolition, s’avança à son tour et s’inclina devant Frontenac. C’était un homme fortement charpenté, plus grand que les autres d’une tête et dont le visage était aussi ridé qu’une blague à tabac. Il avait quitté Montréal sans escorte à la fin de septembre et voyagé de nuit en suivant un parcours à travers bois pour tromper l’ennemi.

— Monseigneur, fit-il d’une voix résolue, je désapprouvais cette décision et je l’ai fait sentir dès l’abord à monsieur de Denonville. Je ne puis comprendre qu’un gouverneur qui vit dans ce pays et le connaît depuis quatre ans n’ait pas compris l’importance de maintenir un tel poste. L’expérience nous a pourtant fait voir les avantages qu’on pouvait en tirer pour conserver le commerce avec nos alliés qui, autrement, se seraient donnés aux Anglais il y a belle lurette. Comment n’a-t-il pas vu que la démolition du fort nous ruinerait de réputation?

Repentigny était indigné. Le sang lui montait aux joues et intensifiait le cuivré de son teint, qui virait au brique. Il continua, en portant encore plus haut le ton :

— Le simple fait que les Iroquois en aient exigé la destruction aurait dû empêcher le gouverneur de céder devant eux, ne serait-ce que pour ne pas augmenter la fierté de ces barbares et leur faire un aveu aussi évident de notre faiblesse!

Frontenac ponctuait ces propos de petits hochements de tête affirmatifs. Il finit par laisser échapper une espèce de rugissement douloureux, comme un long sanglot surgi des tréfonds de son âme. Il avait croisé les bras et incliné la tête. Y succéda un pesant silence qu’on se garda bien de rompre; le vieux lion paraissait blessé. Il contenait difficilement une colère qu’il se promit de ne laisser éclater qu’en temps propice. Il finit par articuler, d’une voix bourrue :

— En ce qui vous concerne, messieurs, je vois que vous avez obéi aux ordres avec fermeté et diligence. Vous avez fait votre devoir de soldat et personne ne vous en tiendra rigueur. Maintenant, rompez.

* * *

Frontenac arpentait la pièce de travail de Callières comme un prisonnier sa cellule. Il fulminait. S’il avait eu le gouverneur sortant devant lui, il lui aurait craché son fait au visage, mais Denonville avait quitté Montréal en catastrophe, la veille au soir. Comme la saison de navigation tirait à sa fin, il se hâtait vers Québec afin d’attraper le dernier bateau pour La Rochelle. Le roi le rappelait d’urgence à ses côtés pour l’aider à tenir tête à la vaste coalition qui se formait contre lui. L’Angleterre venait de prendre la tête de la ligue d’Augsbourg et de déclarer la guerre à la France. Son nouveau roi protestant, Guillaume d’Orange*, se présentait comme l’ennemi juré de Louis XIV et des papistes. Triste perspective, dont la Nouvelle-France risquait de souffrir cruellement...

Louis savait à quel point le roi était las des affaires du Canada et assez tenté de l’abandonner à son sort, en cet automne de misère. Il devait tenir compte de cela et de tant d’autres choses encore. La percée massive des Iroquois et leurs incursions répétées appelaient une défense énergique du territoire. Il jouait depuis le matin avec différentes hypothèses pour à la fois protéger le pays, calmer les Iroquois en les amenant à la paix, et trouver le moyen de faire payer aux Anglais leur témérité. La quadrature du cercle, en quelque sorte. Mais le dépit et la rage d’avoir perdu Fort Cataracoui l’agitaient encore et lui brouillaient l’esprit. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, bourrelé de colère, d’impuissance et de doute. Un doute fâcheux et incommodant, bien peu compatible avec sa nature aventurière et auquel il cédait trop souvent à son goût, ces derniers temps.

— La fatigue et l’âge se conjuguant peut-être, trouva-t-il pour toute explication, en frappant du poing un rebord de fenêtre.

Cette nuit-là, appréhendant la difficulté de ce qui l’attendait, Louis avait été à deux doigts de tout abandonner, tant la tâche lui paraissait au-dessus de ses forces. Eut-il été plus avisé de refuser cette commission que Louis XIV avait fini par lui octroyer sous la pression de ses nombreux amis et protecteurs? Une responsabilité qu’il avait lui-même sollicitée instamment, mois après mois, se présentant comme le plus apte à comprendre à fond les enjeux, les particularités du pays et la mentalité des sauvages. Il avait pourtant fini par s’apaiser avec les premières lueurs de l’aube. Un matin gris et pesant le surprit, courbaturé et bougon. Dès qu’il ouvrit l’œil, la colère reprit ses droits. Il se jura d’intercepter Denonville avant qu’il ne s’embarque pour la métropole. Il avait d’ailleurs des dépêches à lui confier pour le ministre de la Marine, le marquis de Seignelay. Comme les bateaux ne pourraient quitter le port sans son aval, il foncerait sur Québec dès qu’il aurait réglé avec Callières quelques affaires pressantes.

* * *

Cet après-midi-là, Louis passait en revue les troupes des Compagnies franches de la Marine pour leur assigner leurs quartiers d’hiver. Les hommes des différents contingents étaient réunis dans la cour du château de Callières.

On dénombrait huit cents soldats de Sa Majesté dans la région de Montréal et cinq à six cents en garnison, immobilisés dans différents postes. Pour un malheureux total de mille quatre cents hommes! Un nombre dérisoire, quand on savait que les Iroquois avaient déployé mille cinq cents guerriers à Lachine et qu’ils en disposaient encore de plus du double. Sans parler des forces que les Anglais pourraient bientôt jeter dans la bataille, avec une population quinze fois plus nombreuse que celle de la Nouvelle-France.

— Mais c’est une pitié! s’indigna Frontenac à l’intention de Callières, qui se contenta d’opiner.

Les soldats étaient alignés au garde-à-vous sous une neige fondante, malingres et dépenaillés, les cheveux dégoulinants sous leur chapeau disparate. Un ramassis de gueux issus des couches les plus défavorisées de la paysannerie française qu’on avait dû menacer pour les forcer à s’embarquer et qui maniaient mieux la fourche que le fusil. C’étaient des soldats de misère, en mauvaise condition physique et à peine capables de travailler aux fortifications, de garder le fort ou de remplacer les miliciens dans les champs.

«Que peut-on décemment espérer de pareils loqueteux, se répétait Louis, désabusé. La France ne nous a jamais envoyé que ces rebuts, dont aucune armée digne de ce nom ne voudrait dans ses rangs. »

Il reprit cependant espoir quand il vit s’avancer la cohorte des capitaines de milice. Des notables hautement respectés dans leur collectivité et choisis pour leur autorité et leur talent de chef.

« Ma milice », avait-il aussitôt pensé, avec fierté. Car c’était lui qui l’avait mise sur pied, dix-sept ans plus tôt. Elle regroupait tous les hommes de seize à soixante ans en état de porter les armes, ce qui représentait environ le quart de la population. Mais les guerres constantes et les épidémies les avaient dangereusement décimés. Trop d’hommes, là aussi, manquaient à l’appel. Croyant pourtant reconnaître quelques vieux combattants de la première heure, Louis les salua avec chaleur. Puis il s’adressa aux réguliers comme aux miliciens, en leur tenant un langage simple et honnête qui, espérait-il, leur irait droit au cœur.

— Enfants de ce pays, improvisa-t-il, j’ai besoin de vous. J’ai besoin de vous pour combattre les vrais responsables des massacres que nous subissons depuis Lachine. Les chiens iroquois ont cruellement mordu la main charitable que nous leur tendions, mais la meute ne s’est pas déchaînée de son plein gré. Elle a été poussée par d’insidieux maîtres. Car ce sont nos voisins du Sud qui les arment et les excitent secrètement contre nous! Les Anglais de la Nouvelle-York, d’Albany et de Boston – il scandait ces noms avec une rage contrôlée –, jaloux de notre commerce et de nos territoires, nous combattent sournoisement par Iroquois interposés! Ils se terrent peureusement pendant que d’autres meurent à leur place!

Le brouhaha des cris de joie et de colère mêlés s’intensifia au point qu’il dut forcer la voix pour se faire entendre.

— Je vous promets, continua-t-il, que l’Anglais paiera à son tour, et qu’un jour prochain nous irons débusquer ces lâches et porter la torche de la guerre jusque dans leurs chaumières!

L’agitation s’amplifia. Les gens d’ici savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir quant aux colonies anglaises et brûlaient d’envie de se mesurer à elles. Ce défi qu’il leur lançait ranimait chez eux le goût de se battre à mort pour conserver ce coin de terre conquis à l’arraché.

Lorsque la foule se fut enfin calmée, il recommanda à ses hommes de rester vigilants et de continuer à protéger la population avec courage et discipline.

— Nous combattrons à la canadienne, lança-t-il en guise de conclusion, et nos ennemis verront de quel bois on se chauffe en Nouvelle-France!

* * *

— Nous avons quantité d’officiers de valeur qui pourront commander de telles unités, argua Callières en réponse à la proposition de Frontenac.

Le gouverneur de Montréal était calmement assis devant un Louis agité qui parcourait son bureau de long en large comme un automate. Selon son habitude, Callières restait placide et mesuré. Son apparente impassibilité en imposait. C’était un homme solide et fort, mais d’une consternante obésité. Il promenait une panse de chanoine surmontée d’un torse court, et soutenue par de longues jambes gonflées et variqueuses. La redingote de bonne facture qu’il portait ce jour-là cédait aux entournures et s’étirait démesurément aux boutonnières. Le gouverneur de Montréal avait beau faire, il paraissait toujours étriqué. Une exubérance des chairs qui détonnait, surtout chez un militaire. « Comment prétendre discipliner des hommes quand on n’arrive pas à discipliner son propre appétit? » pensait Frontenac, réprobateur. Surtout qu’il était l’exacte contrepartie de son vis-à-vis. Petit de taille, brun de peau et de poil et tout en nerfs, à soixante-huit ans passés, il était encore droit et sec comme un échalas. Et il portait toujours beau.

Une disparité physique qui n’empêchait en rien, néanmoins, la convergence des esprits. Car Frontenac et Callières avaient tout pour s’entendre : même origine noble, même passé militaire, bonne expérience du pays, conception commune sur la façon de mener la guerre en Canada, et aussi prêts l’un que l’autre à se faire hacher menu plutôt que de céder un pouce à l’ennemi.

L’idée de Frontenac de mettre sur pied des unités de combat pratiquant une guerre d’embuscade à la façon indienne, tout en intégrant les principes de l’art militaire classique, correspondait aux conclusions auxquelles Callières était lui-même arrivé. L’expérience de deux campagnes malheureuses en pays iroquois lui avait donné à réfléchir. On ne pouvait plus mener la guerre ici comme on la menait sur les champs de bataille européens. Le territoire avait une dimension hors de proportions avec ce qui existait outre-mer, et l’hiver rigoureux posait des problèmes de logistique connus des seuls pays froids d’Europe, comme la Scandinavie ou l’empire des tsars.

Mais c’étaient surtout les techniques de l’art militaire européen qui devenaient carrément obsolètes. Les masses compactes d’unités de mousquetaires appuyées de piquiers s’avançant en terrain découvert vers celles de l’ennemi, dans le lustre des uniformes chamarrés de couleurs vives et des armes brillant au soleil, étaient proprement impensables. Il n’y avait ici ni routes, ni artillerie de campagne, ni cavalerie à envoyer au-devant des envahisseurs pour freiner leur avance. Callières avait compris que l’essentiel de ses connaissances et de son expérience de la guerre ne lui servirait à rien s’il ne concevait une façon de faire mieux adaptée au pays. Or, les officiers canadiens Hertel de la Fresnière et Pierre Le Moyne d’Iberville appliquaient déjà avec succès de nouvelles stratégies de guerre d’incursion, basées sur l’embuscade.

— Nous allons organiser de petites troupes d’élite légères et rapides, à l’indienne, qui débusqueront et repousseront l’Iroquois. Je veux qu’elles soient composées d’officiers de métier, enchaîna Louis, l’œil brillant, de miliciens canadiens et de quelques soldats français parmi les plus dégourdis. Et, bien sûr, de nos indispensables Indiens christianisés. Bien que nos Iroquois soient plus réticents à affronter leurs compatriotes que les Anglais, n’est-ce pas?

— Cela me paraît de moins en moins vrai, monseigneur. Surtout depuis les événements de Lachine. Les Iroquois des Cinq Cantons leur ont tué ou brûlé tellement de guerriers qu’ils semblent prêts à se battre à mort désormais.

— Ces partis de guerre doivent être mis sur pied rapidement, Callières. Je compte sur vous pour réaliser cela et je vous laisse carte blanche. Quant au plan dont je vous ai parlé succinctement tout à l’heure, je vous en ferai part plus en détail dès que j’aurai convoqué mon état-major. Nous n’avons pas réussi à attaquer la Nouvelle-York et Albany, mais je vous jure que les Anglais ne perdent rien pour attendre!

Louis se tourna vers la fenêtre et se croisa les bras sur le torse en fixant longuement le fleuve. Ce jour-là, des rafales de vent brassaient en tous sens les eaux grises et charriaient à toute vitesse les masses de nuages accumulées au-dessus d’elles, ce qui laissait présager des conditions de navigation difficiles. Le retour à Québec allait encore s’avérer pénible. Louis réprima son impatience. Il en avait assez de ces longues et houleuses équipées navales qui le laissaient frigorifié et las, et aspirait au confort et à la stabilité de la terre ferme. Il attendait d’ailleurs fébrilement le bateau plat qui devait le ramener à Québec et dont le calfatage, opération consistant à en étanchéiser la coque avec de l’étoupe et du goudron, s’éternisait.

Mais le souvenir de Fort Cataracoui s’imposa à lui avec une telle force qu’il s’y abandonna avec délice. Il le revit tel qu’il l’avait laissé, sept ans plus tôt. Il le reconstruirait. Envers et contre tous! Il avait d’ailleurs chargé un de ses meilleurs officiers, d’Ailleboust de Manthet, de conduire dès le petit printemps une expédition d’une centaine d’hommes déterminés pour constater l’étendue des dégâts.

Callières allongea les bras et fit craquer ses jointures. Lui aussi était ailleurs. Il repensait au projet de prise de la Nouvelle-York qui avait si lamentablement échoué, faute de volonté royale. Une entreprise élaborée jusque dans le moindre détail et qui lui tenait à cœur. N’étant pas lui non plus du genre à capituler facilement, il s’était remis à sa table de travail et avait conçu un deuxième, puis un troisième projet de conquête. Un jour prochain, il en était certain, la conjoncture serait à nouveau favorable. En attendant, le plan que Frontenac avait en vue pourrait leur permettre d’atteindre une partie de leurs objectifs. Ce qui restait à voir...