4

Québec, automne 1690

On gratta à sa porte. Impatient, Louis répondit d’une voix contrariée :

— Quoi, encore?

Charles de Monseignat pénétra dans la pièce et lui tendit une enveloppe scellée par un cachet de cire rouge sang portant à l’endos les trois pattes de griffon et la couronne, au blason des Frontenac.

— Monseigneur, j’ai une lettre pour vous qui provient de madame.

— Donnez, donnez.

Il s’en saisit avec vivacité. Ses noms et titres étaient élégamment moulés d’une écriture fine et nerveuse qui courait librement sur toute la surface. Il porta l’enveloppe à ses narines. Une fragrance délicate et légèrement acidulée s’en dégageait encore.

Son parfum...

Cette odeur entêtante qui imprégnait tout ce que portait Anne de la Grange-Trianon, Louis l’aurait reconnue entre mille. Elle était devenue indissociable de la femme même. Chaque pli d’Anne le ramenait dans le passé et l’image de la jeune fille d’alors s’imposait à lui avec une netteté surprenante.

À seize ans, elle possédait un charme et un esprit si éclatants qu’il s’en était épris au point de vouloir l’épouser sur-le-champ ou se donner la mort. Le père, un riche bourgeois de Paris, conseiller du roi et maître de comptes, lui avait d’abord accordé la main de sa fille, puis avait fini par se raviser. Louis de Buade, comte de Palluau et de Frontenac, avait dû lui paraître trop pauvre, malgré sa haute noblesse, pour convenir à un parti prometteur autour duquel se bousculaient les soupirants.

Mais la belle Anne avait résolument tenu tête à son père et lui avait jeté au visage, alors qu’il la menaçait du couvent : «Mon père, vous avez donné ma main et m’avez commandé d’aimer cet homme, je m’y suis engagée; je n’en aurai point d’autre! »

En fille rouée, elle avait fini par se faire « enlever » sous le toit de son père pour se faire conduire à l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs, une petite chapelle réputée pour bénir les unions qui se faisaient sans le consentement des parents et où toute la famille Frontenac l’attendait à bras ouverts. Fou de colère à l’annonce du mariage de son unique fille, le père l’avait déshéritée. «Je n’ai que cinquante ans, lui avait-il dit, je me remarierai et j’aurai douze enfants; tu n’auras que le bien de ta mère. Je t’ôterai tout ce que tu pouvais espérer de moi. »

Depuis lors, bien de l’eau avait coulé sous les ponts... Leur couple avait rapidement chaviré, et Louis s’était retrouvé seul.

Mais Anne lui manquait toujours. Un besoin d’elle qui le tyrannisait parfois, surtout la nuit, pendant ses périodes d’insomnie. Ce qui ne cessait de l’étonner, après tant d’années.

Louis soupira d’impuissance en haussant les épaules, puis glissa la lettre dans sa poche en s’avisant qu’on l’attendait.

Il se leva de sa chaise en réprimant une grimace de douleur. Il avait oublié ses genoux, qui l’incommodaient dès qu’il restait trop longtemps immobile. Mais il refusait d’abdiquer devant son corps vieillissant. Il le mènerait sur le même train jusqu’à la fin, dût-il la précipiter.

Il eut un sourire amer au souvenir d’une boutade du grand Bossuet qu’il avait jadis fréquenté chez son beau-frère, le seigneur de Montmort. À quelque jeune flatteur qui vantait les mérites et la sagesse du grand âge, l’homme d’église aurait répondu : «Il est peut-être vrai que la vie date des cheveux blancs mais... employez, employez, si m’en croyez... tant que vous pourrez... le temps des cheveux noirs. »

* * *

La pièce s’était assombrie à l’approche du crépuscule, mais comme la lumière naturelle lui semblait encore menaçante, Perrine tira lentement les rideaux de velours jusqu’à plonger la chambre dans une totale obscurité.

— Enfin, laissez un peu entrer le jour, ma mie.

La femme sourit au vieux comte et se mit à allumer les chandelles une à une, avec une application de collégienne. Du fond de son lit où il était étendu, inondé de parfums et négligemment vêtu d’une robe de damas, Louis pouvait suivre des yeux l’onctueux mouvement de hanches de la servante, qui se penchait avec sensualité au-dessus de chaque mèche pour bien y faire mordre la flamme. Elle alluma ensuite la petite lampe à bec de corbeau suspendue près du lit de son maître et se tourna enfin vers lui, satisfaite.

— Êtes-vous certaine d’avoir bouché la moindre fissure capable de révéler au monde extérieur nos coupables amours de mortels? se moqua-t-il gentiment, tout en l’attirant à lui.

La femme se laissa faire et se mit à rire, d’un rire argentin de jeune fille.

Perrine, née Lotier dit Rolland, fille de serrurier et cinquième d’une famille de huit enfants, était servante au château depuis bientôt douze ans. Deux fois mariée et autant de fois veuve en moins de cinq ans, elle n’avait jamais enfanté et avait décidé de ne plus convoler. Ce n’était plus tout à fait une jeunesse et ses traits n’avaient pas cette régularité qu’on appelle la beauté, mais son corps était sain et bien proportionné et il avait la rondeur accueillante des paysannes. Les premières approches, qui remontaient bien à une dizaine d’années, avaient été laborieuses. Perrine était pudique et timide et avait repoussé les ardeurs de son maître avec des cris scandalisés chaque fois qu’il avait glissé une main fiévreuse dans son corsage ou tenté de fourrager sous ses jupes. Puis, peu à peu, à force de gentillesses, de compliments bien tournés et de petites faveurs, elle s’était montrée plus réceptive.

Elle avait fini par faire taire les remords découlant de cette liaison adultère avec un homme de vingt-cinq ans son aîné et marié, de surcroît, devant l’Église. « Après tout, s’était-elle dit, point bête, il n’y a pas de mal à donner un peu de tendresse à un homme seul, abandonné de sa femme dont on dit qu’elle est une galante qui le cocufie dans tous les salons de Paris. Et tant qu’à pécher, un gouverneur ne vaut-il pas mieux qu’un ramoneur? » Mais, en femme délurée, elle s’était arrangée pour contrôler le jeu et ne se donner qu’avec parcimonie, à ses conditions et à son rythme à elle, de façon à maintenir son vieil amant en perpétuel état de manque. Comme Frontenac était un homme à femmes qui ne cessait de jouer le joli cœur, de conter fleurette et de faire des ronds de jambe dès que se pointait un jupon, en particulier les soirs où il avait des invités, Perrine, qui servait à table, lui avait fait payer ses infidélités verbales et ses jeux de prunelles par de petites bouderies et des jours de pain sec, où elle se prétendait trop fatiguée pour se rendre à ses appartements.

Depuis le retour du comte à Québec, le jeu de séduction avait repris de plus belle. Perrine devait user d’une extrême prudence pour se rendre chez Frontenac, car il n’était pas question qu’on les surprenne ensemble. Monseigneur de Saint-Vallier et ses curés l’auraient déchirée à belles dents, l’auraient forcée à quitter son poste et excommuniée. Il fallait donc constamment jouer de ruse, ce qui, par contre, ajoutait un indéniable piquant à l’aventure...

— Là, étendez-vous près de moi, fit Louis dans un souffle, tout en délaçant avec lenteur le corsage de sa maîtresse. Et enlevez vite ces oripeaux qui me cachent vos splendides tétons. Voilà qui est mieux, ajouta-t-il en dégageant les seins qui pommaient lourdement sous leur poids.

Deux superbes sphères de chair laiteuse apparurent sous la lumière dansante de la flamme.

L’abondante poitrine de Perrine était auréolée de bourgeons rosés qui gonflaient et durcissaient déjà. Frontenac s’empara des seins offerts et les comprima tendrement entre ses joues et sa main valide, fasciné par le débordement soyeux et chaud des chairs tendres, dont la texture fine et lisse appelait l’ivresse. Il y farfouilla en chien fou, de la tête et de la langue, léchant et mordillant avidement le moindre centimètre de surface chagrinée. Les mamelons érigés de Perrine pointaient effrontément. Il les stimula d’une main experte tout en accentuant ses manœuvres. Perrine poussa de petits cris haletants en s’abandonnant à la caresse. Les yeux mi-clos, le haut du corps dénudé jusqu’à la taille et les jambes empêtrées dans ses larges jupons, elle psalmodia d’une voix éteinte, comme chaque fois qu’il la prenait : «Non! monsieur... non, c’est mal... il ne faut pas... Ah! que c’est bon! Ah! encore... non! », se laissant pourtant affoler par le plaisir, mille fois plus fort que les interdits et les menaces de damnation éternelle. Elle s’arrangerait bien, après coup, avec sa conscience. Quand son partenaire intensifia ses caresses, elle se mit à gémir un peu plus fort et lorsqu’il releva ses jupes et farfouilla entre ses jambes où elle guida de la main son sexe, elle se cambra et se colla plus étroitement à lui. Elle refusait de se dénuder complètement, persuadée de moins pécher si elle ne dévoilait pas le bas de son corps, et interdisait sa bouche à son amant, incommodée par son haleine trop chargée d’ail et de viandes épicées.

Louis se saisit de l’abondante croupe pour l’aiguillonner en récitant des mots fiévreux et délirants où il n’était question que de «langueurs mouillées du puits d’amour » et de «fesses rebondies plus tentatrices que le chant des sirènes appelant Ulysse ». Puis, chevauchant Perrine, il donna un coup de rein et la pénétra profondément pour ralentir aussitôt le rythme et calmer le jeu tant son souffle se faisait court et rapides les battements de son cœur.

— Quelle douceur, ma colombe, dans cet antre béni des dieux, fit-il en accentuant lentement son mouvement de va-et-vient tout en continuant à réciter, au bord du plaisir : «Baise m’encor, rebaise-moi et baise... Donne-m’en un de tes plus savoureux... et t’en revaudrai quatre plus chauds que braise... » en oubliant l’auteur de ce vers grivois qui nourrissait si bien son exaltation.

Puis, empruntant cette fois à Ronsard, il enchaîna :

— Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame... las! le temps, non, mais nous nous en allons, et tôt... Ah! oui... oui... serons étendus sous la lame et des amours... desquels nous parlons... Ahhhh! continuez à pousser ainsi ma mignonne, que vous êtes paillarde et douée pour l’amour, ma polissonne... que votre caverne est suave et accueillante...

Il dut faire une nouvelle pause qu’il ne put garder plus longtemps, car une intense vague de jouissance déferlait en lui.

— Quand serons morts... n’en sera plus nouvelle... pour... ce... Ahhh!!!... Aimez-moi... cependant qu’êtes belle... put-il seulement balbutier dans un dernier hoquet de plaisir en s’effondrant lourdement sur Perrine, qui l’entoura aussitôt de ses bras et le berça doucement tel un enfant, tout en caressant longuement ses rares cheveux épars.

* * *

Louis rejeta ses couvertures avec impatience. Il avait chaud et n’arrivait pas à dormir depuis que Perrine s’était retirée.

« Et dire qu’il fut un temps où le plaisir amoureux me plongeait dans un long et pesant sommeil. Voilà ce que c’est que de vieillir », se dit-il, morose.

Il gratta sur l’amadou une allumette et communiqua le feu à la chandelle dont la flamme répandit bientôt une douce lumière mouvante. Il se recoucha, les bras sous la tête, et parcourut des yeux les quelques objets qui l’entouraient : une crédence en chêne de style Louis XIII, héritée de sa mère; son pupitre de bois de cerisier sur lequel brillait un chandelier d’étain spiralé, un cadeau de sa sœur préférée, Henriette-Marie; un petit meuble bibliothèque contenant les quelques livres dont il ne se départait jamais et qui avaient traversé avec lui les océans; des tapis, des chandeliers, divers objets décoratifs, et ces deux petits miroirs au cadre d’argent ouvragé que son épouse, Anne, lui avait offerts au début de leur mariage. C’était là toute sa fortune ou du moins, ce à quoi il tenait le plus. Le reste, tout le reste des objets qu’il avait accumulés au fil de ses nombreuses vies était entreposé chez ses sœurs ou chez ses nièces, au cas où le roi le rappellerait en France.

En attendant, il croupissait dans un édifice qui menaçait ruines. Dans ce château qui n’avait du château que le nom.

«Je ne suis qu’un don Quichotte vieillissant et solitaire qui règne sur un royaume en sursis dans un faux palace de gravats et de décombres... » se dit-il avec dépit.

Il se versa une coupe d’un vin tiré d’une carafe que Perrine tenait toujours pleine, à portée de main. L’alcool lui procurait parfois quelques heures d’un sommeil léger mais fécond. Il ramena le regard sur ces deux petits miroirs au cadre d’argent placés en vis-à-vis, de chaque côté de la fenêtre. Anne les avait fait fabriquer sur mesure par un des meilleurs orfèvres de Paris. Elle avait dessiné elle-même les entrelacs de grappes de raisins et de fruits qu’elle voulait voir reproduits dans l’argent et avait exigé des miroirs bombés, parce que cela faisait plus joli. En lui offrant ce cadeau, elle avait dit qu’il représentait leurs deux destinées séparées et originales, mais qui se renforceraient désormais en se servant mutuellement de modèle.

L’amertume l’envahissait peu à peu. Il avait rapidement fait un gâchis de leur vie commune. Trop fantasque, trop habitué à prendre ses libertés et à faire les quatre cents coups, Louis avait braqué Anne contre lui dès les premiers mois. Elle était si jeune et si entière. Elle l’avait d’abord aimé sans retenue, à cœur perdu, avec l’ingénuité et la ferveur de la jeunesse, mais en exigeant en retour la même fidélité et le même engagement.

Il était bel homme et plaisait aux dames, un privilège dont il aimait abuser et duquel il n’entendait pas être dépouillé par le mariage. Il avait donc commencé à s’absenter, à découcher, à mentir pour cacher ses liaisons à sa jeune femme qu’il découvrait tout à coup soupçonneuse, jalouse et malheureuse. S’il n’avait eu que des passades sans importance, Anne aurait peut-être passé l’éponge et pardonné. Mais il avait commis la bêtise irrémédiable de s’amouracher de mademoiselle de Mortemart, connue plus tard sous le nom de madame de Montespan, que Louis XIV entourait d’attentions jalouses.

— Mais fallait-il être assez sot pour s’intéresser à cette ambitieuse, sans cœur ni conscience, qui m’a discrédité auprès du roi dès qu’elle a compris que notre liaison risquait de la perdre! s’entendit-il protester avec vigueur. Mais n’y ai-je pas trouvé mon compte? se reprocha-t-il aussitôt, dans un sursaut de lucidité.

Il se redressa sur sa couche et se prit à sourire, puis à rire à pleine gorge au souvenir de la chanson qu’il avait composée pour se vanter de son triomphe libertin. Quoi! Ravir au roi de France la plus aimée de ses maîtresses était un succès d’alcôve peu banal! Il se mit à chanter tout bas les paroles dont il n’avait rien oublié, plus de trente ans plus tard :

— Je suis ravi que le Roi, notre Sire

Aime la Montespan!

Moi, Frontenac, je m’en crève de rire,

Sachant ce qui lui pend!

Et je dirai, sans être des plus lestes,

Tu n’as que mes restes,

Ô roi!

Tu n’as que mes restes!

Pour comble de malheur, il avait laissé tomber un jour en tirant son mouchoir une lettre d’amour destinée à la Montespan, qu’un courtisan ravi de lui nuire s’était empressé de porter au roi. C’est ainsi que le monarque avait appris qui braconnait sur ses terres et tirait impunément son gibier. D’autres couplets fort piquants avaient couru sous le manteau, mais Frontenac avait bientôt découvert que Louis XIV n’aimait pas être chansonné et qu’il souffrait encore moins la concurrence au pays du Tendre*. Car c’est en 1672 que le roi l’avait éloigné en le nommant pour la première fois gouverneur général de la Nouvelle-France. La favorite, à l’apogée de sa puissance, avait probablement multiplié les instances pour que Frontenac soit envoyé outre-mer, afin de prouver à son amant son amour et sa fidélité. C’était du moins ce que Louis s’était dit pendant ces longues années d’exil où il s’était langui de sa femme, qu’il aimait toujours, et de cette France, qu’il tenait alors pour le centre du monde civilisé.

La faute, publiquement affichée, avait tellement blessé l’orgueil et l’honneur de sa belle Anne qu’elle avait préféré quitter son époux et vivre seule avec leur jeune fils, François-Louis.

Louis reprit la lettre d’Anne et la parcourut à nouveau. Puis il la porta à ses narines. L’odeur, bien qu’atténuée, était toujours la même. Un mélange subtil de tilleul, de chèvrefeuille et de romarin qu’un parfumeur de renom avait préparé pour elle seule et dont elle s’inondait quotidiennement depuis plus de trente ans. L’espace d’une vie... Trente années durant lesquelles Anne, bien que séparée de lui, s’était montrée sa plus sûre alliée et l’ambassadrice la plus douée pour pousser auprès de la cour ses affaires et celles de la Nouvelle-France. Sa correspondance assidue en témoignait.

«Dieu merci! une vie ne se résume pas au total de nos bêtises. On doit bien pouvoir l’évaluer autrement. »

Louis tira sur lui ses couvertures et s’y blottit, tout en se disant qu’un petit séjour de méditation au cloître des Récollets lui serait salutaire. Satisfait de sa résolution, il ferma les yeux puis succomba au sommeil, à l’exact moment où le soleil amorçait à l’horizon sa longue course ascendante.

* * *

— Après tout, tonnait Frontenac, c’est bien avec les mousquets, la poudre et le plomb des Anglais que les Iroquois nous attaquent! Ce sont bien leurs couteaux, leurs haches et leurs casse-tête qui servent à nous scalper et à nous massacrer! Et ne sont-ce pas leurs officiers qui les poussent contre nous? Nous les harcèlerons désormais de telle sorte qu’ils seront plus occupés à se défendre qu’à nous venir attaquer!

Emporté par sa véhémence, le gouverneur général arpentait la pièce de long en large en faisant virevolter au passage la pointe des beaux fleurdelisés bleu et blanc, cérémonieusement alignés devant les fenêtres.

Étaient réunis autour de la longue table Le Neuf de la Vallières, capitaine des gardes, une dizaine d’officiers supérieurs des Compagnies franches de la Marine, dont Boisberthelot de Beaucours, Claude de Villeneuve, l’ingénieur du roi, l’intendant Champigny – le seul officier de plume toléré dans cet aréopage d’officiers d’épée, comme il se plaisait à dire en se moquant – Hertel de Rouville, Pierre Le Moyne d’Iberville et François Perrot, major de Québec. Monseignat, placé à la droite de l’intendant, consignait tout.

La grande salle du château servant aux rencontres extra ordinaires et aux réceptions de toutes sortes s’était transformée pour l’occasion en officine d’état-major. La pièce s’animait du cliquetis des armes et du chatoiement bleu royal et écarlate des uniformes. Les officiers échangeaient bruyamment entre eux dans la plus complète cacophonie, puis faisaient subitement silence chaque fois que la voix tonitruante de Frontenac s’élevait, péremptoire.

— Le fléau anglais est en train de s’abattre sur toutes nos frontières, continuait-il, des rivages de l’Acadie et de Terre-Neuve jusqu’à la baie d’Hudson, des Grands Lacs jusqu’aux confins du pays des Iroquois. Il n’est qu’à voir ce qui se passe en Acadie, où nos voisins du Sud se comportent déjà en conquérants. Ils envoient leurs pirates bloquer le golfe, cependant que les puritains* du Massachusetts grugent pied à pied le territoire de nos alliés abénaquis*. Quant aux Iroquois, les Anglais de la Nouvelle-York les tiennent désormais pour des sujets britanniques. Ils noyautent leurs conseils de guerre et orientent leur diplomatie en les poussant contre nous. Ils autorisent désormais les marchands d’Albany à trafiquer dans la région des Grands Lacs comme s’ils y étaient chez eux. Ils ont exigé et obtenu la destruction des forts Niagara et Cataracoui, et ils poussent les Iroquois à saper à la base nos alliances avec les nations outaouaises et algonquines!

Le portrait sombre mais percutant que leur brossait le vieux routier, avec un sens de la mise en scène qui lui était particulier, galvanisa les esprits.

— Une seule frontière tient encore, poursuivit-il, et c’est celle de la baie d’Hudson. Et ce miracle, nous le devons à monsieur Pierre Le Moyne d’Iberville, ajouta-t-il en s’inclinant avec reconnaissance devant ce dernier, qui lui rendit sa politesse avec le sourire.

— Par ailleurs, vous devez savoir que nous avons raté de peu une expédition ambitieuse organisée par monsieur de Callières et appuyée par le roi, et qui visait à prendre la Nouvelle-York, Albany et Boston, leur jeta-t-il, sans transition.

Chacun tendit l’oreille, car l’entreprise était restée secrète jusqu’à ce jour. Seul Champigny en avait eu vent par l’entremise de Denonville, qui la soutenait de toutes ses forces. Pierre d’Iberville écoutait avec grand intérêt. Il avait entendu parler du projet en France où il attendait de nouvelles directives du roi avant de revenir au pays. Le gouverneur esquissa en peu de mots les grandes lignes de l’expédition, puis exposa les raisons de son échec. Une rumeur de désappointement parcourut la salle. Pierre d’Iberville, enflammé à l’idée d’une attaque encore possible, prit la parole avec fougue.

— Mais qu’est-ce qui nous empêche de reprendre une partie du projet, monseigneur? On pourrait fort bien monter une expédition au cœur de janvier, sur les glaces, et aller prendre par surprise la Nouvelle-York ou Albany.

L’idée sembla susciter l’intérêt. Iberville continua, emporté par l’enthousiasme :

— Albany n’a qu’une enceinte de pieux non terrassée et un petit fort à quatre bastions, où il n’y a que cent cinquante troupiers et trois cents habitants. La Nouvelle-York contient à peine plus de soldats, répartis en huit compagnies, moitié infanterie moitié cavalerie. La capitale n’est point fermée et son fort ne renferme que quelques canons.

Si Pierre d’Iberville croyait l’expédition faisable, c’est qu’elle l’était peut-être. Tout paraissait possible à cet aventurier au destin hors du commun. Il revenait de France auréolé de gloire et nimbé du prestige d’avoir réussi à arracher à nouveau aux Anglais, dans des conditions extrêmes et quasi inhumaines, quelques forts importants de la baie d’Hudson. Grâce à cette audacieuse équipée, la Nouvelle-France étendait sa frontière du nord-ouest jusqu’à la baie de James et récupérait le fructueux commerce des fourrures du nord. Elle retrouvait aussi la vaste étendue d’eau qui mènerait peut-être un jour au mythique passage de la mer de l’Ouest. Réalisation peu banale et que plusieurs commençaient à lui envier, à commencer par Frontenac, qui reprit l’initiative.

— L’idée d’entreprendre des expéditions au cœur de l’hiver va dans le sens de ce que j’ai déjà arrêté avec monsieur de Callières. Mais oublions la Nouvelle-York et Albany pour le moment. Nous ne devons pas exposer nos hommes inutilement, nous sommes trop peu nombreux. Il nous faut des cibles faciles et peu risquées, comme des villes de frontières isolées et mal défendues. Mais pour ce faire, j’ai besoin d’hommes déterminés et aguerris!

Frontenac promena un regard résolu sur les jeunes visages qui l’entouraient. Il avait la partie belle cependant, car tous ses officiers partageaient un même enthousiasme vengeur et trépignaient d’impatience à l’idée de rendre enfin la monnaie de leur pièce à leurs entreprenants voisins du Sud.

— Il faut relever l’honneur des troupes françaises, leur redonner confiance et leur insuffler de l’espoir. Et partant, rassurer nos alliés indiens dont l’allégeance est vacillante depuis le massacre de Lachine, martelait-il avec énergie.

On discuta longuement des villes à cibler, pour finir par s’entendre sur trois garnisons secondaires situées dans les États de la Nouvelle-York, du Massachusetts et du Maine. Tous se portèrent volontaires pour lever des hommes et constituer trois bataillons prêts à tout. Dès la mi-janvier, et à quelques semaines d’intervalle, ils partiraient de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal, et ne s’arrêteraient qu’avec la destruction totale de leurs cibles.

— Ces patrouilles de choc frapperont à la manière et selon les techniques de guerre élaborées par le sieur de Rouville, fit Louis en s’arrêtant avec un sourire appuyé devant cet officier. Légèreté et rapidité, attaque-surprise et repli, le tout dans l’ordre et la plus stricte discipline. N’est-ce pas, mon commandant? C’est désormais ainsi que nous combattrons et je vous jure que l’ennemi mordra la poussière!

Rouville hocha la tête avec modestie. Iberville avait pourtant développé et mis à l’épreuve autant que de Rouville ces techniques de combat, surtout à la baie d’Hudson, et il s’étonnait du fait que Frontenac n’en fît pas mention. Mais il ne tiqua point et se contenta de relancer le vieux gouverneur.

— Et les Iroquois, monseigneur, qu’entrevoyez-vous à court terme pour les réduire?

Il brûlait aussi d’en découdre avec ses « frères » des Cinq Nations, qu’il connaissait bien pour avoir longtemps vécu parmi eux en prisonnier, puis en fils adoptif.

Frontenac restait planté debout, à l’extrémité opposée de la table, le torse bombé et le poing gauche appuyé sur la hanche, comme pour bien marquer sa détermination.

— Je n’envisage pas pour l’instant de lancer nos forces contre eux. Nous demeurerons sur la défensive et nous les repousserons avec les équipes légères que le gouverneur de Montréal est en train d’organiser. Mais j’ai d’autres vues pour eux que...

— Nous ne serons jamais à l’abri de leurs insultes tant que nous ne mettrons pas toutes nos énergies à les détruire, le coupa Iberville. Ne faudrait-il pas lancer une partie importante de nos troupes contre eux, pour leur enfoncer leur arrogance dans la gorge et les mettre définitivement au pas?

Frontenac lui jeta un regard où brillait un mélange d’ironie et d’exaspération.

— J’ai pour eux d’autres projets, monsieur d’Iberville, vous dis-je. Et nos forces sont trop réduites pour nous permettre de lutter sur deux fronts.

Frontenac s’était remis à marcher de long en large, la main gauche collée au dos et l’autre ballante, abandonnée au mouvement du corps. Les sourcils froncés et le teint empourpré, il poursuivait sa pensée en se tournant régulièrement vers Iberville, qui ne le lâchait plus des yeux.

— J’ai détaché à Onontagué une ambassade formée d’ex-galériens iroquois ramenés de Marseille, continua-t-il, en réponse à son fougueux officier. Je veux inciter les Cinq Nations à venir signer la paix à Cataracoui, le printemps prochain. Les Iroquois et leurs territoires ont toujours appartenu au roi de France et je ferai tout pour les détacher des Anglais et les faire rentrer dans notre giron. Mais il faut revenir à ma politique d’alliances et les gagner avec les armes de la diplomatie et de l’amitié. Je n’aurai de cesse que je les convainque de signer avec nous et nos alliés indiens une paix totale et durable. Qu’ont d’ailleurs donné de si profitable les belles campagnes de mes prédécesseurs? En envahissant massivement quelques territoires iroquois, La Barre et Denonville n’ont réussi qu’à brûler des villages et des récoltes, sans jamais capturer un seul Iroquois ni réussir à les faire plier. Vos incursions à la baie d’Hudson n’ont rien arrangé non plus d’une situation déjà tendue, monsieur d’Iberville, et ont sans doute contribué au déclenchement de l’actuelle guerre ouverte entre la France et l’Angleterre. Mais puisque nous en subissons les contrecoups, il me semble qu’il est dans notre intérêt de concentrer nos énergies à neutraliser plutôt l’Anglais, le péril fondamental, que l’Iroquois, qui ne constitue que le danger immédiat et apparent!

Pierre d’Iberville tressaillit. Le reproche que lui adressait Frontenac était non seulement immérité mais profondément injuste.

— Permettez-moi de m’inscrire en faux contre vos dernières paroles, monsieur le gouverneur!

Les deux hommes se fusillèrent du regard.

— Si nos victoires à la baie d’Hudson ont pu servir de détonateur, cette guerre était de toute façon inévitable. La lutte sans merci entre la France et l’Angleterre pour la suprématie en Europe, sur les mers et dans les colonies, a pesé infiniment plus lourd dans la balance.

Frontenac affichait une moue dubitative tout en lissant sa moustache. Il n’en suivait pas moins les propos de Pierre d’Iberville avec beaucoup d’intérêt.

— Et vous ne pouvez pas me reprocher d’avoir chassé les Anglais d’une position leur permettant de contrôler le commerce des plus belles fourrures du pays! Les liens qu’ils avaient déjà établis avec les Outaouais risquaient d’ailleurs de faire basculer ces derniers dans leur camp.

Louis crut prudent de calmer le jeu par des paroles apaisantes.

— Certes, certes, monsieur d’Iberville, et je ne vous reproche rien, bien au contraire. Je viens justement de rappeler les détails de vos exploits dans une lettre à Seignelay, en soulignant à quel point nous vous étions redevables. Je lui ai narré par le menu les prises considérables et fort extraordinaires que vous y avez faites, dans des conditions à peine imaginables. Non, croyez-moi, nous sommes fiers de vous et vous êtes, de l’avis de tous, l’un de nos meilleurs éléments.

S’ensuivit un concert d’éloges et de félicitations. Certains officiers se levèrent pour entourer Pierre Le Moyne et lui faire l’accolade.

Louis profita de l’intermède pour faire un signe de la main à Claude de Villeneuve, ingénieur du roi. L’homme déposa sur la table un document que le gouverneur l’aida à étaler sur toute sa longueur. Il s’agissait d’une carte dessinée à l’échelle et dressant le portrait détaillé de la région allant du sud de Montréal jusqu’à la baie de la Nouvelle-York. Villeneuve entreprit ensuite une étude serrée des différents parcours susceptibles de mener les patrouilles droit sur leur cible.

Iberville avait l’intuition que sa trop bonne fortune commençait à irriter le gouverneur. N’avait-il pas l’appui du ministre Seignelay et ne jouissait-il pas des bonnes grâces du roi, qui l’avait reçu en audience privée et félicité publiquement, lui dont la famille de roturiers venait à peine d’être anoblie? Autant de raisons de susciter l’envie d’un homme en fin de parcours et probablement convaincu que la vie ne lui avait jamais pleinement rendu justice.

«Le vieux bouc se fourvoie pourtant, n’en pensait pas moins le militaire, en serrant l’épée enfoncée dans son fourreau. Les Iroquois s’amusent à le rouler dans la farine avec de fausses négociations et ne feront qu’une bouchée de ses propositions de paix. »

Champigny, de son côté, rongeait son frein. Il ne pouvait que constater avec aigreur l’ascendant que Frontenac exerçait sur les officiers. Hormis l’opposition vite bâillonnée de Le Moyne, tous semblaient prêts à endosser ses politiques. L’intendant se dissociait pourtant des projets de Frontenac. Il croyait préférable de jeter plutôt le gros de leurs forces contre les Iroquois. Et en admettant qu’il soit plus stratégique d’attaquer les Anglais d’abord, il fallait viser droit au cœur et détruire la Nouvelle-York ou Albany, et non des garnisons sans importance.

Il se prit à regretter l’absence du gouverneur de Montréal, qui aurait sûrement abondé dans son sens. Il se leva pour se dégourdir les jambes en se promettant de faire entreprendre la construction de dizaines de bateaux plats pour se rendre en pays iroquois, si les circonstances les forçaient à aller surprendre l’ennemi plus vite que prévu. Histoire de parer à toute éventualité...

L’exposé de l’ingénieur du roi ayant pris fin, Louis fournit à ses hommes quelques informations logistiques, répondit à leurs questions et prit congé d’eux. Il était satisfait de la tournure des événements et persuadé que tout était sur la bonne voie. «Les Anglais n’ont qu’à bien se tenir », se promit-il, tout à fait revigoré.