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Montréal, hiver 1690

Les deux officiers, crottés et empestant comme des putois, les yeux enfoncés dans les orbites et la peau collée aux os, tenaient à peine sur leurs jambes. Ils se mouraient de fatigue et de faim, alors que Callières s’entêtait à les bombarder de questions.

« Que ne nous refile-t-il d’abord un croûton de pain et un pichet de vin! » se dit Pierre d’Iberville, se sentant aussi faible qu’un poussin au sortir de l’œuf. Son compagnon, Le Ber, s’étant trouvé mal, il avait dû le porter sur son dos pendant des heures, dans un froid de février si tranchant qu’on aurait dit que le sang se glaçait dans ses veines.

— Monseigneur, se résigna-t-il enfin à demander, nous n’avons rien avalé depuis des jours. Peut-on nous donner le boire et le manger?

— Certes, fit Callières en s’extirpant de sa réflexion.

Il donna un ordre à un majordome qui s’en fut aux cuisines d’un pas alerte.

— Vous disiez donc, monsieur d’Iberville, que le retour avait mal viré? Les Iroquois, que vous avez épargnés volontairement à Schenectady*, auraient alerté les Anglais d’Albany et se seraient joints à eux pour s’abattre sur les nôtres?

— Oui, monseigneur. Un habitant du bourg a échappé au massacre et a gagné Albany, où il a donné l’alerte. Ce n’est que plus tard que les trente Agniers trouvés sur place, d’abord faits prisonniers puis libérés, ont rallié des troupes d’Albany et se sont lancés à nos trousses. Avec les chevaux pris aux Anglais, et malgré nos prisonniers, nous avons distancé rapidement nos poursuivants, mais quand nos hommes se sont arrêtés pour abattre quelques montures afin de nous nourrir, un gros contingent de sauvages et d’Anglais nous est tombé dessus à l’improviste. Ils ont fauché quinze de nos meilleurs éléments.

— Pourquoi diable avoir libéré ces Agniers?

— C’est monsieur de Frontenac qui l’a exigé, avant notre départ de Québec.

Callières grimaça. Quinze tués, c’était une perte énorme.

— Et pourquoi vos hommes ont-ils été rattrapés, monsieur d’Iberville?

La question était pertinente et méritait qu’on s’y attarde, mais le moment était mal choisi. Les deux officiers étaient épuisés et n’aspiraient qu’à manger et dormir. Le temps des bilans viendrait plus tard. Mais Callières ne pouvait s’empêcher de penser qu’on avait dû négliger l’ordre de marche. Le choix des mots et le ton de voix laissant supposer qu’il y avait eu faute de leur part, Iberville prit mouche et s’enflamma comme un brandon. Il y avait eu des pertes de vies, il est vrai, mais Schenectady n’était-elle pas tombée et ne ramenaient-ils pas des dizaines de captifs?

Comme Callières ne semblait pas mesurer l’énormité de la tâche accomplie, Pierre d’Iberville se lança dans une description détaillée des conditions dans lesquelles ils avaient voyagé : la distance, le poids des vivres et des munitions, les températures changeantes, avec la faim au ventre et le danger constant d’être surpris et attaqués. Et au retour, la horde de prisonniers accrochés à leurs basques, dont ces enfants et ces blessés qu’ils s’ingéniaient à protéger et que les Indiens souhaitaient plutôt éliminer parce qu’ils les retardaient, sans compter la cinquantaine d’ennemis enragés, toujours à leurs trousses et prêts à tout pour libérer les leurs. Sa voix rocailleuse était traversée d’une colère contenue. Callières s’empressa de le calmer.

— Il s’agit pour nous d’une grande victoire que nous trompetterons sur tous les toits, monsieur d’Iberville, soyez-en assuré. Mais prenez plutôt place avec monsieur Le Ber. Vous ferez bien honneur à ce petit en-cas.

Il leur fit signe de s’attabler, pendant qu’un militaire revenu des cuisines poussait quelques plats devant eux.

L’en-cas en question était composé d’une panade, une soupe au pain si épaisse que la louche s’y tenait droite, d’un gros morceau de fromage du pays et d’un pichet de vin rouge. Un véritable festin pour des hommes qui n’avaient presque pas mangé depuis des jours. L’embêtant, c’était d’engloutir le tout en conservant de bonnes manières. Les deux gaillards lapèrent pourtant la soupe à grands traits en raclant maintes fois le fond du bol avec la cuillère. Ils se servirent de nouveau. Callières s’était assis près d’eux pour mieux reprendre son interrogatoire.

— Et ces sacrés puritains n’étaient même pas sur leurs gardes? Ils dormaient du sommeil du juste, les portes ouvertes et sans aucune sentinelle?

Un comportement irresponsable que le gouverneur comprenait mal, dans le contexte actuel. Encore que quelques confidences arrachées à des prisonniers anglais lui aient appris le climat de désobéissance civile et de désorganisation qui semblait régner dans les colonies du Sud, où s’opposaient les partisans de Guillaume III d’Orange et de Jacques II.

— Mais monsieur, s’empressa de rétorquer Iberville, la bouche pleine et se hâtant d’avaler, comment pouvaient-ils s’attendre à ce qu’un contingent venu d’aussi loin que du Canada leur tombe dessus, dans une nuit de janvier et par trente degrés sous zéro? Même les Abénaquis restent sur leur natte par de pareilles froidures! Ils étaient parfaitement certains de leur sécurité et avec raison : l’hiver et l’éloignement leur servaient de rempart. Il n’y a jamais eu que nous autres, Canadiens, d’assez fous et téméraires pour se risquer dans une telle aventure, et d’assez déterminés pour la mener à bon terme!

Le gouverneur opina. L’homme avait mille fois raison. Il suffisait de quelques dizaines de combattants poussés à l’héroïsme par l’attachement à leur patrie et placés sous la gouverne de véritables chefs pour réaliser des miracles. Or, Le Moyne d’Iberville, son frère Sainte-Hélène, d’Ailleboust de Manthet, et quelques dizaines d’autres officiers encore étaient précisément de cette trempe-là. Mais surtout Pierre d’Iberville, qu’on surnommait déjà dans certains milieux «l’homme de la baie d’Hudson ». Celui sur lequel le roi comptait pour déloger définitivement les Anglais de cette région, celui aussi sur lequel Frontenac et lui commençaient à faire fond pour réaliser de futures conquêtes.

Callières, qui était un fin connaisseur de l’âme humaine, prisait particulièrement la personnalité de Pierre d’Iberville, faite d’un mélange explosif d’équilibre et d’audace, de sens pratique et de lucidité. Car c’était un intrépide qui pouvait ferrailler à un contre cinq, monter à l’abordage à la tête d’une poignée d’aventuriers ou faire face à trois vaisseaux ennemis à la fois. Mais il n’en était pas moins aussi un homme de guerre calculateur et prudent, un chef aux nerfs d’acier qui savait très exactement ce qu’il pouvait tirer de ses hommes, parce qu’il en était profondément aimé et respecté. Callières était persuadé que c’était de ce genre de commandant qu’avait besoin la Nouvelle-France en ces temps de misère, et que Pierre d’Iberville, qui réunissait à merveille les qualités de sa nation, pourrait mener les Canadiens au bout du monde.

Les deux officiers avaient mangé à s’en crever la panse et les plats s’étaient vidés comme par enchantement. Le vin ayant fait son œuvre, ils luttaient maintenant contre le sommeil. Callières finit par avoir pitié d’eux.

— Allez, messieurs. Nous fêterons votre victoire et celle de vos hommes dès qu’ils seront de retour. J’ai d’ailleurs envoyé du renfort pour les secourir et accélérer leur repli. En attendant, regagnez vos couchettes. Nous reprendrons cette conversation plus tard.

* * *

Callières était assis devant son secrétaire et achevait la rédaction d’une lettre à Frontenac. Comme il venait de recevoir des nouvelles de l’expédition lancée contre Sche nec tady, il s’empressait d’en rendre compte. Cette première phase des représailles planifiées par le gouverneur général et son état-major contre les colonies du Sud s’avérait un succès, quelque peu mitigé, toutefois, par la perte de quinze hommes. Une perte que Callières avait sur le cœur et qu’il imputait à la tortueuse politique de pacification iroquoise du vieux comte.

« Si on n’avait pas épargné ces Agniers à Schenectady, nous aurions sauvé quinze vies, cornedebœuf! Et qui sont ceux qui nous assaillent jour et nuit depuis des mois, sinon ces âmes damnées des Anglais? » S’il n’en avait tenu qu’à lui, il aurait mis un terme aux négociations de paix depuis longtemps et envahi sans tergiverser les villages agniers.

Il était bien aise, néanmoins, de pouvoir parler de succès à son supérieur, lui qui n’avait cessé de lui annoncer malheur sur malheur depuis de longues semaines. Car, tout l’automne, des partis de guerre iroquois avaient paru dans les côtes de Châteauguay, de Prairie de la Madeleine, de Chambly, de Sorel, de Bécancour, de Pointe-aux-Trembles, et plusieurs habitants et soldats trop confiants sortis sans escorte avaient été pris ou abattus. Avec les premières neiges, c’est La Chesnaye qui était tombée sous les coups de l’ennemi, puis ensuite l’île Jésus. La nuit, les coups de feu claquaient et les colonnes de fumée montaient des maisons et des granges isolées. Ceux qui en réchappaient se bousculaient en désordre vers les redoutes avoisinantes, la mort dans l’âme.

Callières ne perdait pas courage, en dépit d’une situation en apparence désespérée. «Cette guerre ne peut qu’être gagnée, disait-il à qui voulait l’entendre, le tout étant de tenir le plus longtemps possible en attendant de pouvoir mieux s’organiser. »

Comme il faisait un froid de canard dans la pièce qui lui servait de bureau, le gouverneur de Montréal ne cessait de se frotter les mains pour les réchauffer. Il jeta un œil impatient sur le foyer qui, bien que nouvellement construit, tirait mal. Un maître maçon lui avait assuré que l’âtre était trop profond et l’ouverture frontale trop petite pour donner un rendement suffisant, et que mieux valait l’abattre et le reconstruire. Mais il n’avait pas encore trouvé le temps de s’en occuper. Il s’enveloppa machinalement dans une couverture et se remit au travail, assez satisfait de la tournure de sa lettre.

Dehors, un vent cinglant ronflait en bourrasques et bousculait les quelques passants qui déambulaient dans les rues, malgré l’heure matinale. Les appels répétés du clairon rythmant le quotidien des militaires montaient de la cour intérieure, tantôt amplifiés tantôt étouffés par le tumulte environnant.

Sa plume d’oie était fatiguée et laissait de vilains pâtés sur le papier. Callières appliqua un buvard en maugréant et relut tout haut, pour s’assurer de n’avoir rien oublié, le long passage narrant le saccage de Schenectady :

Nos hommes marchèrent pendant des jours et des jours dans un mélange de neige fondue, de glace et de boue, dans lequel ils enfonçaient jusqu’aux genoux, traînant péniblement leurs provisions sur des toboggans, pour atteindre leur objectif onze jours plus tard, peu avant minuit, dans un froid si intense qu’ils ne purent différer l’attaque sans risquer de geler sur place. À demi morts de fatigue, de froid et de faim, et incapables de faire du feu sans risquer d’alerter l’ennemi, ils durent avancer ou périr.

Au grand étonnement de nos hommes, il n’y avait pas de sentinelles devant la forteresse et les deux portes étaient restées grandes ouvertes, ce qui leur permit de pénétrer par les deux côtés et d’encercler facilement l’ennemi. Au signal donné, hache et casse-tête en main, ils se jetèrent sur les habitants endormis qu’ils défirent presque sans opposition. Vingt-sept hommes furent faits prisonniers et une cinquantaine de chevaux furent ramenés, alors qu’on laissa indemnes soixante femmes et enfants. Nos hommes épargnèrent aussi, à votre demande expresse, le nommé Alexander Glen, avec sa famille, parce qu’il avait sauvé la vie de plusieurs prisonniers français tombés aux mains des Agniers.

Les sieurs d’Iberville et de Manthet commandèrent les troupes avec beaucoup de savoir-faire, et la victoire leur est en grande partie imputable. Monsieur d’Iberville fit des miracles pour calmer nos alliés indiens et les empêcher de torturer les prisonniers ou d’abattre ceux qui ne pouvaient pas avancer assez vite. Cette bataille ne nous coûta que deux vies, et cela aurait été un succès complet si la trentaine d’Agniers présents à Schenectady et libérés selon vos ordres n’avaient couru à Albany chercher du renfort. Avec une cinquantaine de jeunes Anglais, ils se jetèrent à la poursuite des nôtres, qu’ils rejoignirent tout près de Montréal. Ils tuèrent ou firent prisonniers quinze hommes, d’après le décompte sommaire que m’en firent mes éclaireurs.

Il s’agit tout de même d’une glorieuse victoire qui remontera certainement le moral de nos troupes.

Callières parapha puis cacheta, satisfait à l’idée de pouvoir confondre Frontenac. Il comptait sur le temps pour lui ouvrir les yeux, tout en se chargeant de lui souligner à chaque occasion les dangers de sa politique de pacification iroquoise. Mais la victoire de Schenectady n’en était pas moins manifeste et Callières se réjouissait de voir les colonies anglaises confrontées à leur tour à la guerre à l’indienne. Il n’eut aucune difficulté à imaginer la désolation et la terreur qui avaient dû s’emparer des populations de l’État de la Nouvelle-York et des environs, au lendemain du pillage.

Dès son retour en poste, Callières avait fait entreprendre l’érection d’une nouvelle palissade autour de Montréal, des travaux dont il avait surveillé quotidiennement l’évolution. Les corvées avaient été distribuées et quiconque tentait de s’y dérober risquait gros. L’heure n’était plus aux tergiversations. Il entendait faire comprendre aux civils comme aux militaires que la situation nécessitait des mesures extraordinaires et que chacun devait faire sa part pour assurer sa sécurité et celle des autres. Pour mettre en sûreté les habitations les plus dispersées, il avait fait construire dans chaque seigneurie des redoutes et des réduits faits de pieux de treize à quatorze pieds de long, afin de permettre aux soldats et aux habitants de s’y réfugier. Et chaque fortin avait reçu un canon pour avertir les voisins en cas d’alerte. Les gens devaient y dormir chaque nuit, jusqu’à nouvel ordre. Quant aux fameuses patrouilles volantes de Frontenac, elles servaient à repousser les attaques et à mener des incursions chez l’Iroquois et chez l’Anglais, afin de ramener des prisonniers et de se renseigner sur les déplacements ennemis.

Callières s’approcha de la fenêtre et jeta un regard attentif sur Montréal, qui émergeait lentement de la nuit. Il percevait distinctement les toits et le clocher de l’Hôtel-Dieu, et derrière, en retrait, le dôme de la petite église des filles de la congrégation. Montréal commençait à ressembler à une petite ville de province où se côtoyaient édifices conventuels et bâtiments privés, avec la particularité que ce bourg exerçait une vocation de ville-frontière, à la fois militaire et diplomatique. Sa situation stratégique en faisait un endroit idéal pour cantonner des troupes, organiser et concentrer la logistique des opérations militaires et mener des négociations avec les alliés et les Iroquois.

Il regardait avec satisfaction la belle palissade de pieux de cèdre qui courait le long du fleuve et encerclerait bientôt la ville. Percée de sept portes, elle était dotée de plates-formes à canons, ainsi que de guérites pour les sentinelles. Il avait aussi fait commencer le creusage des fossés. Mais ce n’était pas encore tout à fait ce dont il rêvait. Le système défensif présentait encore des faiblesses : le coteau Saint-Louis, dominant le bourg, et les approches ouest de la ville étaient à découvert.

Et tous ces villages égrenés le long du fleuve en un chapelet sans fin qu’il rêvait de regrouper en de nouveaux bourgs, mieux équipés pour résister à l’ennemi. Il avait d’ailleurs élaboré avec Denonville un modèle de village en étoile qu’il aurait voulu établir dans quelques points chauds particulièrement exposés. Mais c’était compter sans la résistance acharnée des Canadiens, trop amoureux de leur espace et de leur indépendance pour accepter d’être entassés les uns sur les autres. Le roi revenait pourtant toujours à ce projet dans ses missives à Callières et lui recommandait de tenter de le réaliser, petit à petit. Il avait d’ailleurs été on ne peut plus clair, brutal même, lorsqu’il lui avait fait écrire par le ministre : Certes, il serait préférable d’en finir avec les Cinq Cantons, mais ce n’est pas le temps d’y penser au moment où l’Europe entière est liguée contre nous. Il faudra donc vous débrouiller avec les ressources en place et prendre les moyens pour mieux protéger la population. Sa Majesté n’a plus le loisir de distraire quelques milliers de soldats pour aller écraser une tribu de sauvages en Amérique.

Le vent continuait de mugir et Callières vit que les eaux du fleuve avaient pris une teinte violacée et se couvraient de moutons. Il cambra le dos, dans l’espoir d’atténuer la douleur que lui infligeait sa lourde panse, et vint se rasseoir devant son bureau.

Il n’avait jamais l’esprit aussi vif que le matin. C’était un homme de l’aube. Chacune de ses journées débutait à cinq heures au son de la diane, battue pendant une quinzaine de minutes par le tambour en faction au corps de garde, juché sur son rempart. Suivait un copieux petit-déjeuner servi par son aide de camp et qu’il prenait seul, avec lenteur et jusqu’à ce qu’il soit bien rassasié. C’était son grand plaisir : il s’adonnait à la gourmandise avec délectation. Il rédigeait ensuite les dépêches en souffrance et réglait les affaires courantes, avant de courir aux problèmes urgents.

Un tambourinement sec à sa porte le fit sursauter.

— Entrez.

Un jeune officier fit irruption dans la pièce et lui annonça que Nez Coupé, le chef goyogouin de retour d’Onontagué, réclamait audience.

— Tiens donc, il se délie enfin la langue, celui-là? Ce n’est pas trop tôt. Faites-le entrer.

Le délégué portait au cou un collier fait d’un scalp humain fixé à une enfilade de grands coquillages. Il avait jeté sur ses épaules une couverture anglaise qui recouvrait une longue chemise de peau, enfilée par-dessus une paire de mitasses. Trois autres députés, dans le même attirail, lui emboîtaient cérémonieusement le pas. Ils pénétrèrent dans la pièce et prirent place autour de la table où travaillait Callières. Celui-ci manda son interprète, fit généreusement distribuer à ses visiteurs du tabac et des pruneaux, puis rompit le silence :

— Grand chef, on me dit que tu es résolu à me parler? Oureouaré, l’ami et le protégé du comte de Frontenac, t’a demandé de porter un message de paix aux cantons iroquois. Toi seul peux me dire comment les délégués réunis en grand conseil ont accueilli les propositions de notre valeureux gouverneur général. Je t’écoute.

Callières demeurait prudent. Il savait par expérience qu’on ne peut contraindre un sauvage et qu’il faut espérer son bon vouloir. D’autant que Nez Coupé s’était montré tellement déçu de n’avoir pas retrouvé Frontenac et Oureouaré à Montréal qu’il avait refusé de parler sans leur présence. Ce n’était qu’à force de petits cadeaux, de marques d’attention et de cajoleries que Callières avait réussi à le dérider.

Le fier Iroquois finit par s’exécuter, non sans avoir longuement enfumé le bureau de sa pipe. Ce qui exaspéra Callières.

— Grand capitaine, les wampums que j’apporte avec moi portent le message de mes frères des Cinq Nations, articula-t-il avec hauteur. Le premier collier – et l’Iroquois le tendit devant lui pour décrypter le sens caché dans l’agencement particulier des grains de porcelaine – est pour expliquer le retard de ma mission par l’arrivée à Onontagué d’une grande délégation de nos frères de l’Ouest, les Outaouais. Ils sont venus enterrer la hache de guerre et ériger avec les nôtres un arbre de paix.

Le collier de porcelaine fut remis solennellement à Callières. Le gouverneur l’agréa et prit note du message, sans rien laisser paraître de son inquiétude. La défection des principaux alliés des Français était pourtant une nouvelle lourde de menaces...

L’émissaire tendait déjà le second collier devant lui tout en poursuivant, sur le même ton sarcastique :

— Le deuxième wampum témoigne de la joie qu’ont eue les Anglais d’Albany, les Hollandais, et les gens des Cinq Cantons à la nouvelle du retour du grand capitaine Oureouaré.

Et il continua d’une voix posée :

— Onontio veut rencontrer les Iroquois à Fort Cataracoui? Ne sait-il pas que le feu du conseil y est éteint et que le sol en est encore souillé de leur sang? Le troisième collier exige le prompt retour d’Oureouaré et de tous les Iroquois revenus des galères. Ils ne parleront de paix que lorsqu’ils les verront tous assis paisiblement sur leur natte. Quant aux prisonniers français dispersés dans les autres villages, ils seront réunis à Onontagué et ils n’en disposeront que sur l’ordre d’Oureouaré.

Les autres colliers portaient des messages à peine plus encourageants, mais Callières fit mine de ne pas en être affecté.

— Ne croyez pas que cette réponse signifie que les Iroquois ont laissé tomber la hache de guerre, continua le délégué en fronçant les sourcils, car leurs guerriers vont persévérer contre Onontio jusqu’à ce qu’il leur remette tous les prisonniers.

Sur quoi il ajoute que les captifs faits sur les Français seraient néanmoins bien traités.

Callières se leva aussitôt. Il en avait assez entendu et ce sauvage l’irritait singulièrement. Il ne lui accordait d’ailleurs aucune confiance.

Mais Nez Coupé poursuivit :

— Vous avez brûlé trois prisonniers et en avez fusillé plusieurs autres que vous auriez pu épargner. Vous avez été plus cruels que les Iroquois, qui n’ont mangé que la moitié des prisonniers faits à Lachine. Ils ont donné la vie aux autres, et ceux qui ont été passés par le feu l’ont été en représailles de vos exécutions. Voilà leur message, fit-il, en guise de conclusion.

Callières se pencha sur le délégué en pointant un doigt rageur devant son nez emplumé et lui dit, ses yeux plantés dans les siens :

— Et le père Millet, missionnaire jésuite chez les Onneiouts, qu’en ont-ils fait? Est-il toujours vivant?

— Il vit, répondit l’Indien. Je l’ai vu de mes yeux prendre la parole devant le conseil. Il a même pris le chemin de Montréal, la veille de notre départ.

Callières se demandait s’il devait prêter foi à cette information.

— Et pourquoi donc les Agniers, que nous avons épargnés lors de notre expédition à Schenectady, sont-ils venus ouvrir les hostilités jusque devant Montréal?

— Ils ont été soulevés par une poignée d’Onneiouts. Les gens des autres cantons n’ont pas réussi à les retenir.

Callières était perplexe. Il ne croyait pas un mot de ce que lui racontait Nez Coupé. Il n’en continua pas moins de le questionner, une manœuvre à laquelle l’autre refusa net de se prêter. Excédé, il ordonna de faire escorter les délégués à Québec où Frontenac en tirerait peut-être davantage. En ce qui le concernait, il en savait assez pour réaliser que l’intensification de la guerre avec l’Iroquois était au programme et que la paix n’était pas pour bientôt.