Considérons, par exemple, le motif central de l’idéologie indo-européenne, la conception d’après laquelle le monde et la société ne peuvent vivre que par la collaboration harmonieuse des trois fonctions superposées de souveraineté, de force et de fécondité. Dans l’Inde, cette conception s’exprime à la fois en termes divins et en termes humains, dans un ensemble théologique et dans un ensemble épique ; mais, des dieux non moins que des héros, sont contées des aventures pittoresques, ou du moins des œuvres, des interventions, qui manifestent leurs essences, leurs tâches et leurs rapports.
Au premier niveau de la théologie védique, les deux principaux dieux souverains, le magicien tout-puissant Varuṇa et Mitra, le contrat personnifié, ont créé et organisé les mondes, avec leur plan et leurs grands mécanismes ; au deuxième niveau, Indra, le dieu fort, est engagé dans beaucoup de duels éclatants, de conquêtes, de victoires ; au troisième niveau, les jumeaux Nāsatya sont les héros de toute une imagerie dont les scènes menues et précises mettent en relief leur qualité de donneurs de santé, de jeunesse, de richesse, de bonheur. Parallèlement, dans la matière épique du Mahābhārata, qui ne s’est fixée que plus tard, mais dont Stig Wikander a montré1 qu’elle prolonge une tradition très ancienne et partiellement prévédique, Pāṇḍu et ses cinq fils putatifs développent, par leur caractère, par leurs actions et leurs aventures, la même idéologie des trois fonctions : Pāṇḍu et l’aîné des Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira, tous deux et eux seuls rois, incarnent les deux aspects, varuṇien et mitrien, de la souveraineté ; le deuxième et le troisième Pāṇḍava, Bhīma et Arjuna, incarnent deux aspects, brutal et chevaleresque, de la force guerrière que le R̥gVeda réunit sur le seul Indra ; les quatrième et cinquième fils, les jumeaux Nakula et Sahadeva, incarnent plusieurs des qualités des jumeaux divins : bonté, humilité, serviabilité, habileté aussi dans le soin des vaches et des chevaux.
L’Inde présente ainsi, de l’idéologie trifonctionnelle, une double expression mythique, et dans les aventures des dieux et dans celles des héros. L’étude des rapports de ces deux mythologies ne fait que commencer, mais on sait déjà qu’elles se recouvrent en partie. Ainsi, sept ans après la découverte de Wikander, on a pu montrer qu’un des exploits védiques du dieu guerrier Indra, son duel contre le dieu Soleil, a un correspondant précis dans un des exploits épiques du héros guerrier Arjuna2 : de même qu’Indra, dans ce duel, est vainqueur parce qu’il « détache » ou « enfonce » une des roues du char solaire, de même Arjuna, fils d’Indra, au VIIIe livre du Mahābhārata, ne vient à bout de Karṇa, fils du Soleil, que parce qu’une des roues du char de celui-ci s’enfonce miraculeusement dans le sol. Cinq ans plus tard, c’est tout l’état-major védique de la souveraineté qui a été reconnu, transposé dans les personnes du roi Yudhiṣṭhira, de son père et de ses deux oncles3.
À Rome, l’évolution a abouti à un tableau, à une documentation d’une autre forme. Théologiquement, les trois fonctions sont bien exprimées et patronnées, avec leur hiérarchie, dans les dieux de la triade précapitoline, qui sont ceux des flamines majeurs. Mais quand on a constaté que Jupiter et sa variante Dius Fidius représentent les deux côtés, « puissance » et « droit », de la souveraineté, que Mars est le dieu fort et guerrier, et que Quirinus exprime et garantit directement ou dessert par son flamine certains aspects importants de la troisième fonction (masse sociale organisée en curies et paix vigilante ; prospérité agricole), on a épuisé ce qui peut être dit de ces figures divines. Tout leur rapport tient dans leur hiérarchie – cet ordo sacerdotum qui ne saurait être tardif, comme on l’a parfois soutenu –, tout leur être dans leurs définitions, et ces définitions ne donnent lieu à aucun récit.
Les développements imagés qui manquent aux dieux forment, au contraire, la trame de l’épopée, d’une épopée qui se présente, que Tite-Live avec réticence, Plutarque avec dévotion, acceptent pour de l’histoire, l’histoire des origines de Rome, l’histoire des premiers rois. Histoire successive, car Rome n’a pas rassemblé ses « héros trifonctionnels », comme fait le Mahābhārata, en un groupe de contemporains, de frères hiérarchisés dont le premier seul est roi et dont les autres sont les auxiliaires spécialisés du roi. Comme l’a fait aussi très tôt l’épopée iranienne4, comme l’ont fait les histoires anciennes de plusieurs peuples germaniques et aussi, on l’a reconnu depuis peu, celle de l’Arménie5, elle les a distribués dans le temps, en une suite de rois dont chacun, par son caractère, par ses fondations, par toute sa vie, exprime et ajoute à l’œuvre commune une des fonctions, ou un aspect d’une des fonctions nécessaires au bon état de la société.
Bien que ce caractère significatif et structuré des premiers règnes ait été plusieurs fois étudié depuis près d’un demi-siècle6, il convient ici de le considérer sommairement à nouveau, parce qu’un de ces règnes, celui de Tullus, va faire l’objet de notre nouvelle recherche.
Mais notons d’abord – on ne l’a pas assez fait – que le « système » formé par les premiers rois de Rome n’est pas une découverte de nos études ; les Romains le comprenaient, l’expliquaient, l’admiraient en tant que système et y voyaient l’effet de la bienveillance divine : nous n’avons eu qu’à prendre garde à leur sentiment7. Florus (Epitome, I, 8), dans sa « Récapitulation » de l’histoire royale, avant de caractériser chaque règne d’une phrase, dit fort justement que cette première croissance de Rome s’est faite sous des personnages quadam fatorum industria tam uariis ingenio ut rei publicae ratio et utilitas postulabat. Avant lui le Laelius du De republica (II, 21) avait remarqué, s’autorisant de Caton : perspicuom est quanta in singulos reges rerum bonarum et utilium fiat accessio.
Rome donc imaginait ses débuts, les âges préétrusques, comme une formation progressive en plusieurs temps (accessio), la sollicitude des dieux ou des destins suscitant chaque fois un roi d’un caractère nouveau, fondateur d’institutions nouvelles, conformes au besoin du moment, et l’on a montré que ces étapes correspondent à l’aspect varuṇien, puis à l’aspect mitrien de la fonction de souveraineté – puissance créatrice et terrible, droit organisateur et bienveillant ; à la fonction de force guerrière ; à certains côtés de la complexe troisième fonction. Ces rois sont en effet : 1. Romulus, le demi-dieu aux enfances mystérieuses, bénéficiaire des premiers auspices, créateur de la ville, roi redoutable accompagné des haches, des verges et des liens ; 2. Numa le sage, le religieux et tout humain fondateur des cultes, des prêtres, des lois ; 3. Tullus Hostilius, le chef exclusivement guerrier, offensif, qui donne à Rome l’instrument militaire de la puissance ; 4. Ancus Marcius, le roi sous qui se développent la masse romaine et la richesse commerciale et qui ne fait la guerre que contraint, pour défendre Rome.
Cette interprétation fonctionnelle des premiers rois a été généralement acceptée pour les trois premiers : l’antithèse évidemment voulue de Romulus et de Numa, recouvrant les deux aspects opposés et pourtant nécessaires de la première fonction, le caractère tout guerrier de Tullus, ne prêtent guère à discussion8. Il en a été autrement pour le quatrième roi, Ancus Marcius : malgré des anachronismes depuis longtemps reconnus dans l’œuvre qui lui est attribuée, on ne peut, en effet, se défendre de l’impression que c’est avec lui que l’authentique commence à peser d’un poids appréciable dans les récits ; qu’il représente, dans la série des rois, le terme où se fait la soudure entre une histoire purement fictive, à intentions démonstratives, et une histoire retouchée et repensée, certes, mais d’abord vécue et enregistrée. Cette sorte d’atterrissage des spéculations que fait un peuple ou une dynastie sur son passé est toujours, pour le critique, un point délicat : sur quel terme ordinal, par exemple, de la série des Ynglingar – ces descendants du dieu Freyr qui deviennent peu à peu les rois très réels de l’Upland suédois, puis de la Norvège méridionale – faut-il mettre pour la première fois l’étiquette humaine ? On en discute mutatis mutandis, il en est de même pour Ancus, en sorte que l’on hésite, que certains répugnent à reconnaître, fût-ce dans une partie de son « histoire » ou de son caractère, un fragment, le dernier, d’une pseudo-histoire d’origine mythique destinée à illustrer l’apparition successive des trois fonctions9.
Quoi qu’il en soit de l’expression épique de la troisième fonction, dont les problèmes sont toujours compliqués et parfois fuyants parce qu’elle est elle-même multiforme et liée étroitement à une géographie particulière (relief, climat, économie…), l’interprétation des deux premières et de leurs représentants, les deux fondateurs Romulus et Numa et leur successeur immédiat Tullus, est assurée. Cela seul est utile au problème que nous allons poser.
Dans un petit livre qui, démesurément loué par certains, dénoncé par les autres comme un scandale, soutient encore, en tout cas, plus d’un quart de siècle d’autocritique, la « fonction militaire » du roi Tullus a été suivie en détail, dans son caractère, dans ses institutions, dans sa carrière. Horace et les Curiaces présente ainsi le personnage :
Le chapitre de l’Epitome de Florus qui le concerne et qui ne retient que l’essentiel (I, 3) commence en ces termes : « Le successeur de Numa Pompilius fut Tullus Hostilius, à qui la royauté fut conférée par égard pour son courage. C’est lui qui fonda tout le système militaire et l’art de la guerre. En conséquence, après avoir exercé d’une manière étonnante la iuuentus romaine, il osa provoquer les Albains, peuple de poids et qui avait depuis longtemps la primauté… » Tite-Live (I, 22, 2) dépeint le roi lui-même comme le type du iuuenis : « Loin de ressembler à son prédécesseur (le pacifique Numa), Tullus fut encore plus impétueux (ferocior) que Romulus ; son âge, sa vigueur, et aussi la gloire de son aïeul (le compagnon le plus prestigieux de Romulus) aiguillonnaient son esprit ; il croyait que, par la paix, la ville devenait sénile… » Tullus est tellement le spécialiste de la guerre et plus précisément de la vie militaire et de la formation militaire que, dit encore Tite-Live (I, 31, 5), même alors que la maladie affaiblissait les Romains, « aucune trêve d’armes ne leur était accordée par ce roi belliqueux, qui croyait que la santé physique des iuuenes rencontrait de meilleures conditions dans les camps que dans leurs foyers ». Enfin tout son éloge funèbre tient en une phrase : magna gloria belli regnauit annos duos et triginta. Quatre siècles plus tard, faisant à vol d’oiseau l’histoire du monde, le chrétien Orose résumera en trois mots cette tradition constante : Tullus Hostilius, militaris rei institutor10…
Fort de cette définition fonctionnelle du troisième roi de Rome, le livre de 1942 a entrepris d’interpréter l’épisode le plus célèbre du règne de Tullus, le duel des Horaces et des Curiaces, dans l’éclairage comparatif de mythes, de légendes et de rituels liés, chez d’autres peuples indo-européens, à la même fonction, à la fonction guerrière11. Il nous est apparu que ce petit drame en trois scènes – le duel contre trois adversaires frères auquel survit seul, mais vainqueur, un des trois champions de Rome ; la scène cruelle où le guerrier, dans l’ivresse et la démesure du triomphe, tue aux portes de la ville sa sœur coupable de manifester devant lui une faiblesse de femme amoureuse ; le jugement enfin et les expiations qui gardent à Rome cette jeune gloire et cette jeune force tout en effaçant cette souillure – est l’adaptation romanesque, ramenée aux catégories usuelles de l’expérience, vidée de son ressort mystique et colorée, suivant la mortalité romaine, d’un scénario comparable à celui qui, dans la légende de l’Ulster irlandais, constitue l’histoire du premier combat, du combat initiatique, du célèbre héros Cúchulainn : tout jeune encore, Cúchulainn se rend sur la frontière de son pays, provoque et défait successivement les trois frères fils de Nechta, ennemis constants des Ulates ; puis, hors de lui, dans un effrayant et dangereux état de fureur mystique né du combat, il revient à la capitale, où des femmes essaient de le calmer par la plus franche des exhibitions sexuelles ; Cúchulainn méprise l’objet, mais, tandis qu’il détourne les yeux, les Ulates réussissent à le saisir et le plongent dans des cuves d’eau froide qui, littéralement, l’éteignent ; dorénavant, il gardera en réserve, pour le ranimer dans les besoins des combats et sans péril pour les siens, ce don de fureur qui le rend invincible et qui est le précieux résultat de son initiation12.
La confrontation du récit irlandais et des réalités rituelles qu’il recouvre avec le roman purement littéraire d’Horace est le sujet de l’étude de 1942, où a été proposé un « modèle » d’évolution, qui permet de comprendre le passage d’un style à l’autre : une fois ravalé au profit de la discipline légionnaire, le furor qui devait être le sauvage idéal et le grand moyen des guerriers italiques de la préhistoire comme il est resté celui des guerriers de l’épopée celtique et germanique13, les scènes du récit, tout en gardant leur ordre de succession, se sont articulées autrement, se sont armées d’un autre ressort, les passions de l’âme faisant la relève des forces mystiques, une colère justifiée et presque raisonnable, provoquée de l’extérieur et après l’exploit, se substituant à l’exaltation physique et spontanée de tout l’être au cours de l’exploit, et surtout l’affrontement de la virilité combative et de la féminité déchaînée quittant les régions troubles du sexe pour s’exprimer dans l’émouvant conflit moral du frère meurtrier et de la sœur veuve.
Ce n’est qu’en conclusion du livre que, dépassant cette comparaison limitée, on a noté que l’exploit de Cúchulainn et celui d’Horace sont deux variantes, à beaucoup d’égards deux formes voisines d’une même variante, de l’exploit rituel ou mythique dont les littératures de plusieurs peuples indo-européens donnent d’autres exemples : le combat, lourd de conséquences, d’un dieu ou d’un héros contre un adversaire doué d’une forme variable de triplicité. La tradition indo-iranienne, notamment, dans le duel ici d’Indra ou d’un héros qu’il protège, là du héros Θraētaona contre le monstre à trois têtes, connaît d’autres expressions, proches pour le sens, du même thème14.
Ces résultats sont valables. Il reste vrai que l’affabulation irlandaise, humaine et pseudo-historique comme l’affabulation latine, est la plus apte à en expliquer d’importants détails, notamment tout ce qui relève, ou a relevé dans une forme préhistorique probable du récit, de la notion de furor. Cependant, moins frappantes au premier regard parce que moins pittoresques, il existe entre la défaite du Tricéphale indien et celle des Curiaces des correspondances qui éclairent l’une et l’autre d’un jour plus philosophique et ouvrent sur la fonction guerrière de plus vastes perspectives que n’a fait la comparaison de la légende de Cúchulainn. En outre, de proche en proche, c’est presque toute la geste du roi Tullus Hostilius que nous serons conduits à mettre en parallèle avec les plus fameux exploits du dieu Indra. Ainsi s’étendra, entre Rome et l’Inde, au second niveau cosmique et social la remarquable identité profonde, dans l’idéologie et dans l’expression mythique de l’idéologie, qui a d’abord été observée au niveau de Romulus et de Varuṇa, de Numa Pompilius et de Mitra.
Reprenons donc, en la confrontant à une série structurée de faits indiens, l’aventure du jeune Horace, vainqueur de l’adversaire triple.