Les essais qui forment les deux premières parties de ce livre ont mis en relief les périls de l’exploit, la souillure qu’il sécrète parfois, l’outrance et les péchés qu’il favorise. Il n’en reste pas moins que, dans toutes les civilisations, l’exploit est un bon placement. Militaire ou sportif, scénique ou parfois même intellectuel, accompli au profit ou sous les couleurs de la collectivité, il fait, de notre temps encore, un héros national ; accompli hors cadre, il fait du moins un champion, une vedette, un lauréat, dont la vie devient du jour au lendemain glorieuse et parfois luxueuse. L’exploit est comme un concours réussi, qui assure promotion.
Il n’en était pas autrement dans les sociétés archaïques, notamment sur les sentiers de la guerre. Bien avant Plutarque et ses grands capitaines, une carrière de guerrier n’était qu’une suite de promotions fondées sur une suite d’exploits. Et une suite, en son fond, monotone. Le dernier exploit même, la mort au combat, que les anciens Germains n’étaient pas seuls à exalter, ne différait essentiellement des autres ni dans ses gestes ni par ses effets : s’il ne donne plus lieu, aujourd’hui, qu’à quelques discours que préparent de jeunes secrétaires faméliques et que des hommes politiques déclament en série devant des monuments standard, il ouvrait jadis dans l’au-delà une nouvelle vie, semblable à la première, où les mêmes jeux se continuaient avec moins de périls.
Dans la demeure fabuleuse d’Óđinn, la Valhöll, vivent à jamais les hommes qui, depuis le début du monde, sont morts sur les champs de bataille1. Foule immense et sans cesse grossissante. Mais elle peut grossir encore2, sa subsistance est assurée : le sanglier Sæhrímnir, dévoré chaque jour, renaît chaque soir pour repasser dans le chaudron Eldrímnir par les mains du cuisinier Anđrímnir ; les pis de la chèvre Heiđrún remplissent chaque soir d’hydromel un immense bassin – car seul Óđinn consomme du vin, luxe entre les luxes dans l’ancienne Scandinavie. Et tout le temps que les élus ne consacrent pas à cette chère prodigieuse, ils le donnent à ce qui fut leur passion sur la terre : chaque matin, ils prennent leurs armes, sortent et combattent jour après jour3…
Blessé à mort à la fin de la bataille de Kurukṣetra, Duryodhana qui, dans son malheur mérité, montre du moins jusqu’au bout quelques-unes des qualités du kṣatriya, voit dans le coup qui le frappe tout autre chose qu’un destin déplorable4 :
Ce qui vaut ici-bas d’être obtenu, c’est la gloire, et elle ne peut l’être que par le combat. Finir dans sa maison est chose blâmable pour un kṣatriya ; mourir chez soi, couché, c’est manquer grandement au devoir. L’homme qui rejette son corps soit dans la forêt [comme ascète] soit dans la bataille, après avoir célébré de grands sacrifices, celui-là va à la gloire… Abandonnant les diverses jouissances, je puis maintenant, par ce combat bien livré, aller jusqu’au monde d’Indra, la meilleure destination pour les morts. Le ciel est le séjour des héros à la noble conduite, qui ne tournent pas le dos dans les batailles… Les troupes joyeuses des Apsaras les contemplent5 maintenant dans le combat, maintenant les Pères les regardent, honorés, dans l’assemblée des dieux, prenant leur plaisir au ciel en compagnie des Apsaras. Par le chemin que suivent les immortels, les héros qui ne reviennent pas du combat, nous aussi nous allons monter…
Il n’est pas jusqu’au Cicéron de la quatorzième Philippique, déjà marqué pour un autre départ, qui ne confie au dieu éponyme les quelques morts de la legio Martia, héros d’une escarmouche victorieuse6 :
Dans la fuite, la mort est honteuse, glorieuse dans la victoire : d’une armée qui se bat, Mars en personne a coutume de revendiquer pour lui les plus braves. Alors que les impies que vous avez tués subiront même dans les enfers le châtiment des parricides, vous, qui avez rendu votre dernier souffle dans la victoire, vous avez gagné le séjour des hommes pieux…
Si le dernier exploit, pareil aux autres mais éclairé par ces espérances, fait paradoxalement figure d’épreuve initiatique pour la vie de l’au-delà, le véritable premier exploit, celui qui ouvre au jeune guerrier sa carrière terrestre, n’est pas non plus différent de ceux qu’il accomplira ensuite jusqu’à sa mort : ce moment singulier, au fond, n’a pour originalité que de mettre un terme à une sorte de minorité généralement occupée par un minutieux entraînement. C’est pourquoi, lorsqu’on a à comparer les mythes et légendes qui illustrent chez divers peuples la fonction guerrière, on constate souvent que des scènes homologues, par exemple une lutte contre un genre d’adversaire particulièrement fort ou effrayant, ont été employées sans grande variation ici dans un récit d’« initiation », à la gloire du héros novice, là dans un récit de « confirmation » ou de « promotion », à la gloire d’un héros déjà éprouvé. C’est ainsi, on l’a vu7, que la victoire de Cúchulainn sur les trois fils de Nechta est le modèle même du combat initiatique, un des macgnímrada que l’enfant accomplit en échappant pour la première fois à la surveillance de ses précepteurs, alors que le vainqueur des trois Curiaces n’a été choisi avec ses frères pour la rencontre décisive que parce qu’on les savait d’expérience feroces suopte ingenio : Rome n’a pas confié ses chances à des conscrits. Les deux scènes n’en sont pas moins deux affabulations voisines du même thème, simplement affectées à deux moments différents de la montée vers la gloire. L’exégète ne doit pas oublier cette donnée élémentaire et se gardera de généraliser les notions de Jünglings- ou de Kriegerweihe.
Je me propose de montrer que plusieurs des exploits d’Indra, dans la mythologie des hymnes et des Brāhmaṇa, et plus encore dans celle des épopées qui prolonge si souvent une matière paravédique aussi ou plus ancienne que celle du R̥gVeda, s’éclairent par la comparaison des scènes soit d’initiation, soit de promotion, présentées comme telles dans les mythes ou légendes d’autres peuples de la famille.