J’ai rappelé plus haut comment Benveniste et Renou ont rendu probable, à propos du surnom ou du nom du dieu de la victoire (véd. Vr̥tra-hán-, avest. Vǝrǝθra-ǧn-a-), que ce qui était tué ou détruit dans l’exploit (véd. han-) était primitivement plutôt un neutre, « la Résistance », qu’un masculin ; que cette Résistance, dans nos textes, reste soit un concept abstrait (Iran), soit, passant secondairement au genre masculin, une sorte de masse peu animée, passive, à peine armée (R̥gVeda), en sorte que les allusions des hymnes ne permettent même pas de se représenter concrètement la rencontre. Cet exploit qui a de telles conséquences, qui vaut à Indra un tel renom et une telle puissance, semble n’avoir pas même été difficile, n’avoir pas pris la forme d’un duel aux risques partagés : Indra a frappé Vr̥tra, c’est tout. Et il l’a frappé de son foudre comme on frappe un arbre (II, 14, 2), comme la hache (abat) les arbres (X, 89, 7 ; cf. X, 28, 7-8). La racine verbale qui caractérise usuellement la position de Vr̥tra soit avant le combat, soit après sa mort, est śī-, celle du grec ϰει῀σθαι, « être couché ». En somme, cette grosse chose inerte menaçait la vie du monde plutôt économiquement que belliqueusement : il avait « barré les eaux » (apó vavrivṃsaṃ vr̥trám, II, 14, 2, ou l’équivalent), « les rivières avaient été dévorées par le serpent » (síndhūṃr áhinā jagrasān
n, IV, 17, 1)1.
Ces justes remarques reçoivent tout leur poids si on les rapproche des précisions que donnent les Brāhmaṇa et l’épopée : le monstre à trois têtes, puis Vr̥tra, qu’Indra doit vaincre successivement, sont les fils, mais plus encore les « ouvrages » du dieu-artisan, du charpentier Tvaṣṭr̥. Ce personnage, mal discernable d’un autre artisan de l’autre monde, Viśvakarman, « le faiseur de toutes choses », a pour seule raison d’être de « faire », animés ou non, les accessoires, les êtres dont ont besoin les dieux et, éventuellement, leurs ennemis les démons : palais, chars, talismans, armes, y compris les plus prestigieuses (le foudre d’Indra, l’épée de Śiva, le disque de Viṣṇu), et encore Tilottamā, la Pandore de la fable indienne, et Sītā, une autre femme qui n’est pas comme les autres. Les grands adversaires d’Indra, même si le Vr̥tra épique est parfois plus actif et plus généralement dévorant que le védique, rentrent dans cette liste de chefs-d’œuvre.
Le Tricéphale est particulièrement remarquable. Qu’on se reporte à l’un des passages où le Mahābhārata décrit l’exploit d’Indra, celui du cinquième chant (section 9, 3-40). Dans son hostilité contre Indra (indradrohāt), Tvaṣṭr̥ vient de créer un être à trois têtes, extrêmement fort, qui convoite aussitôt la place du dieu. Ses trois visages brûlent comme le Soleil, la Lune et le Feu. Avec une bouche, il récite les Veda et boit le soma réservé aux dieux ; avec une autre, il boit la liqueur alcoolique, la surā ; et il regarde toutes les directions du monde, les diśaḥ, avec une telle expression d’avidité qu’il semble prêt à les boire, elles aussi, par sa troisième bouche.
Indra s’inquiète. Il a d’abord recours au procédé par lequel les dieux viennent souvent à bout d’un grand ascète ou d’un être trop vigoureux : il charge des Apsaras, femmes célestes, de séduire le monstre et de le débiliter dans le plaisir ; mais les Apsaras reviennent bientôt, déconfites. Alors Indra doit se résigner à donner de sa personne. Dans un grand effort, sans d’ailleurs que l’adversaire réagisse, il lance son vajra. Le Tricéphale, touché, tombe à terre comme la cime d’une montagne (parvatasyeva śikharaṃ praṇunnaṃ medinītale). À le voir ainsi, Indra se sent mal à l’aise et ne trouve pas d’abri, brûlé qu’il est par la splendeur du cadavre, car celui-ci, bien que tué, émet toujours son éclat, avec l’apparence d’un vivant (hato ’pi dīptatejāḥ sa jīvann iva ca dr̥śyate). Par chance, un charpentier (takṣā) passe, Indra l’aperçoit et lui demande de couper en hâte les trois têtes (kṣipraṃ chindhi śirāṃsy asya). Le charpentier a des objections, de fait et de principe : sa hache n’est pas de taille, ce serait un péché… Indra trouve réponse à tout : sur son ordre, la hache deviendra forte comme son vajra, et il prendra le péché sur lui. Le charpentier résiste, cependant, jusqu’à ce que le dieu lui fasse une intéressante proposition : dorénavant, dans tout sacrifice qu’offriront les hommes, la tête sera la part des gens de sa profession (śiraḥ paśos te dāsyanti bhāgaṃ yajñeṣu mānavāḥ). L’ouvrier s’exécute aussitôt, sans nulle peine et sans fâcheuse conséquence. Simplement, de chacune des trois têtes coupées s’échappe un oiseau ou une troupe d’oiseaux : de celle qui lisait les Veda et buvait le soma, des kapiñjala, ou perdrix ; de celle qui buvait la surā, des kalaviṅka, ou moineaux ; de celle qui menaçait de boire les quatre Orients, des tittira, ou cailles. Soulagé, joyeux, Indra regagne le ciel, tandis que le charpentier rentre tranquillement chez lui.
Disons le mot : ce monstre si facile à tuer mais qui, une fois tué, reste jīvann iva, « comme s’il vivait », comme si le coup n’avait rien changé à ses trois visages brûlants ni à ses trois bouches diversement dévorantes, donne l’impression d’un mannequin. Qu’Indra, après l’avoir « tué » d’un coup de son vajra, soit obligé de demander à un charpentier qui revient de son travail de trancher les trois têtes avec sa hache, que ces têtes se révèlent alors être creuses et lâchent en l’air divers oiseaux, ces deux singularités permettent de préciser : tout se passe comme si le Tricéphale était un assemblage de pièces de bois et ses têtes des boîtes, justiciables de l’outil d’un ouvrier humain après avoir été « montées » par l’ouvrier des dieux. Les enjolivements littéraires n’ont rien changé d’essentiel à ces deux détails que, bien entendu, les hymnes ignorent, mais que connaissent les Brāhmaṇa et dont l’un même a sa garantie dans une règle rituelle2 : quand un animal est sacrifié, prescrivent déjà des textes comme MaitrāyanīSaṃhitā, II, 4, 1 et Kāṭhaka, XII, 10, la tête est attribuée comme part « au charpentier3 » ; et plusieurs passages des Brāhmaṇa, deux notamment dans le Śatapatha (I, 6, 3, 1-5 ; V, 5, 4, 2-6), font déjà sortir les trois sortes d’oiseaux des bouches du Tricéphale abattu et expliquent même une particularité de chacune (couleur, cri) par l’ancienne spécialité de la bouche qui lui donne issue.
Ce fossile nous reporte loin dans le passé : Indra a assumé, comme mythe d’une de ses principales victoires, un scénario d’initiation de jeune guerrier. On n’oserait être à ce point affirmatif si un autre groupe social, étranger au monde indo-européen et expert en initiations, n’avait réalisé dans la même forme plusieurs de ses cérémonies.
Le lieu du monde où, par un accord dont l’explication nous échappe, les légendes indo-iraniennes sur le Tricéphale s’éclairent le mieux est en effet la Colombie-Britannique, la côte occidentale du Canada. Sous le nom de Sīsiutl chez les Peaux-Rouges de la Bella Coola et chez les Kwakiutl, sous le nom de Senotlke chez les riverains de la Thompson River, un grand rôle est joué et dans les mythes et dans les rites par le « monstre à trois têtes4 ». C’est un être ambivalent, tantôt protecteur bienveillant, plus souvent démoniaque adversaire, qui a beaucoup d’utilisations et de destinations, dans les recettes de médecine magique et dans les mythes de libération des eaux notamment, mais qui intervient surtout lors des initiations, initiation de sorcier ou de chef, initiation de chasseur ou de guerrier, soit qu’il suffise au héros d’avoir la chance de le rencontrer, soit plutôt qu’il doive le combattre et ramener ses dépouilles. Le lien de ce monstre avec les guerriers est particulièrement fort : chez les Indiens de la Bella Coola, le Sīsiutl est le serpent propre à la Grande Dame qui porte le nom de « Guerrier » ; chez les Kwakiutl, la danse du Sīsiutl est celle du chef guerrier et le rituel du Tōq’uit, que le Sīsiutl domine, figuré par un échafaudage, est mis formellement en rapport avec la préparation des guerriers aux expéditions militaires. Sur la rivière Thompson, les récits squamish et utamqt sont aussi nets que possible à cet égard : c’est en cherchant, en poursuivant, en tuant et en dépouillant le Senotlke que le jeune homme devient : 1° tireur infaillible ; 2° chef de guerre invincible, disposant notamment de cette arme suprême qu’on retrouve à la disposition des berserkir de l’antique Scandinavie comme du vainqueur grec de la Méduse, la pétrification de l’adversaire, c’est-à-dire, sous sa forme la plus pure, la victoire immédiate à distance, rêve de tous les combattants.
Dans les rites, dans les danses initiatiques notamment, le monstre est diversement figuré : c’est en général un homme muni d’un masque qui encadre une face humaine, sur la droite et sur la gauche, par deux têtes de serpent, mobiles, qui lui sont reliées et qui débordent au-dessus des épaules ; parfois, dans certains rituels kwakiutl, c’est toute une lourde construction de planches et d’étoffes émergeant d’un bosquet et animée par des machinistes invisibles. Dans les mythes, où il est souvent le partenaire non seulement d’un héros terrestre mais de l’Oiseau-Tonnerre, le Sīsiutl est plus librement imaginé mais, bien entendu, ces images reflètent les figurations rituelles.
Ainsi avertis par l’analogie de ces représentations nord-américaines avec celles de l’Inde, nous décelons aussi en Iran des traces de l’origine rituelle du Tricéphale. À travers les textes épiques, ce monstre, qui porte encore le nom de l’avestique Aži Dahākā (Aždahak, Ḍahāk, Zohak…), lequel contient le mot aži « serpent » suivi d’un appellatif obscur, n’est qu’à peine un monstre : il fut d’abord un homme comme les autres, à qui il poussa un jour sur chaque épaule une tête de serpent5 ; rien ne donne à penser que cette conception soit secondaire par rapport à celle de l’Avesta, d’ailleurs très vague, mais plus éloignée de l’humain, ou par rapport à celle du R̥gVeda : il suffit de parcourir le dossier américain que nous venons d’entrouvrir pour constater qu’un seul et même peuple pratique concurremment et sans aucune gêne plusieurs types, parfois bien différents, de « serpent à trois têtes » ; mais Aždahak, avec ses têtes de serpent surgies des épaules et encadrant sa tête humaine, concorde avec la figuration la plus fréquente du Sīsiutl dans les rituels. D’autre part, l’Iran semble confirmer les deux traits de l’histoire du Tricéphale indien qui nous ont orientés vers l’interprétation en mannequin : la liaison du monstre avec des oiseaux, l’intervention d’un ouvrier humain dans la victoire. Le héros iranien qui va tuer le tyran à trois têtes est, en effet, conduit, exhorté par un forgeron et le « palais » du tyran s’appelle, d’un nom inexpliqué mais qu’on ne peut négliger, « le palais de la Cigogne6 ».
Il semble donc que les mythes indo-iraniens de la victoire sur le Tricéphale gardent le souvenir précis de rituels où la victime du héros était un être de l’autre monde matériellement figuré dans celui-ci : homme richement masqué ou imposante machine de planches. Bien moins archaïques, évidemment, sont les récits occidentaux où le héros triomphe de trois frères : sans doute représentent-ils une libre variation littéraire, rationalisée et historicisée, sur le thème de l’adversaire triple.
Mais ce sont les Germains du Nord qui apportent directement la preuve que de tels monstres-mannequins ont bien été utilisés, dans notre vieux monde, lors de cérémonies d’initiation ou de promotion. Deux documents sont ici à considérer : le récit romancé du premier combat d’un jeune guerrier ; le récit du premier « duel régulier » du dieu Þórr.
Nous avons déjà rencontré, pour sa naissance étrange de troisième frère et pour son dernier combat en forme d’ours, le champion du roi Hrólfr, Böđvar Bjarki. Il opère aussi comme initiateur dans une histoire célèbre7.
Saxo Grammaticus, II, VI, 9, n’en donne qu’un bref schéma ; la Hrólfssaga Kraka, au chapitre 23, la développe au contraire longuement et un poème en l’honneur de Bjarki, les Bjarkarímur, fournit une troisième variante.
Dans le récit danois, le héros Biarco est présent à un festin de noces où des guerriers briment son voisin, Hialto ; il prend Hialto sous sa protection et tue les plus insolents. Peu après, Biarco abat d’un coup d’épée un ours gigantesque ; il fait boire à Hialto le sang qui coule de la blessure afin qu’il devienne plus vigoureux : « On croyait, en effet, en ces temps-là, qu’une telle boisson accroissait la force du corps8. »
Dans la saga, Böđvar Bjarki, champion ambulant, prend en effet sous sa protection le jeune Höttr, souffre-douleur terrorisé des hirđmenn, des « gardes du corps » du roi Hrólfr9 et tue l’un d’eux. Au lieu de le punir, Hrólfr, qui apprécie les hommes forts, lui offre la place du mort et Böđvar Bjarki accepte, à condition que le pauvre Höttr restera avec lui et sera traité comme lui. Et voici que, aux approches de la fête de la mi-hiver (jól), tout le monde devient sombre : Höttr explique à son protecteur que, depuis deux ans, à jól, un énorme monstre ailé apparaît, ravage le pays, et qu’il a tué les meilleurs champions du roi ; « Ce n’est pas un animal, achève Höttr, c’est le plus grand troll » (Þat er ekki dýr, heldr er Þat hit mesta troll). La veille de jól, Hrólfr défend à ses hommes de sortir. Mais Böđvar sort secrètement, emmène avec lui Höttr tout effrayé. En voyant le monstre, Höttr hurle, s’écrie qu’il va être dévoré. Son aîné le jette dans la boue où il reste avec sa peur, sans oser retourner à la maison royale. Puis Böđvar s’avance vers l’animal, apparemment immobile, dégaine et d’un coup, sans combat, lui perce le cœur : l’animal tombe raide. Böđvar va repêcher Höttr et le contraint à boire deux grosses gorgées de sang et lui fait manger un morceau de cœur, puis, se tournant contre lui, engage un duel qui dure longtemps : Höttr est vraiment devenu fort et courageux.
Mais ici le récit rebondit. « Bien fait, camarade Höttr ! dit Böđvar, allons, redressons l’animal et disposons-le de telle sorte que les autres croient qu’il est vivant » (reisum upp dýrit ok búum svá um, at ađrir ætli at kvikt muni vera). Le lendemain, les observateurs du roi signalent que le monstre est toujours là, près du château. Le roi s’avance avec sa troupe et dit : « Je ne vois pas de mouvement dans l’animal : qui veut prendre sur lui de l’affronter ? » Böđvar propose Höttr qui, à la surprise du roi, accepte. « Tu as beaucoup changé en peu de temps ! » dit le roi (mikit hefir um Þik skipaz á skammri stundu !). Höttr, qui n’a pas d’armes, demande au roi son épée Gullinhjalti (« garde d’or ») avec laquelle il « tue » sans peine le cadavre du monstre. Le roi n’est pas dupe, il dit à Böđvar qu’il se doute de la vérité et ajoute : « Ce n’en est pas moins une belle œuvre à toi d’avoir fait un autre champion de ce Höttr qui ne paraissait pas destiné aux grandes choses. » Enfin, il change le nom de Höttr pour consacrer la métamorphose : le nouveau champion s’appellera Hjalti, d’après l’épée Gullinhjalti.
Dans le thème de l’animal mort et redressé comme un mannequin, Axel Olrik ne voulait voir qu’une finesse de l’auteur de la saga, et rappelait quelques faits plus ou moins analogues dans la littérature nordique. On voit mal quel serait l’intérêt de cette « finesse », puisque le roi n’en est pas dupe, et qu’elle n’ajoute rien au mérite, à la vigueur, aux chances futures de Höttr. Il est plus probable qu’un antique scénario initiatique affleure ici, gardant la naïveté apparente qu’ont nécessairement les gestes par lesquels l’homme prétend diriger les forces invisibles, agir sur le sacré. Car si l’on s’étonne qu’une scène qui ne trompe, qui ne peut tromper personne, ni les acteurs ni les spectateurs, suffise à donner au jeune Danois ou au jeune Kwakiutl une vaillance ou des pouvoirs qu’il n’avait pas, on fait en réalité le procès de tous les rituels. Par le seul fait qu’il est partie prenante à une cérémonie, un mannequin devient un être vivant, comme le masque, porté cérémoniellement, incarne une personnalité nouvelle dans le corps du danseur.
Mais le mannequin de Böđvar Bjarki a un répondant plus considérable en Scandinavie même10.
Snorri, au chapitre 17 des Skáldskaparmál, raconte comment, Þórr étant occupé, au loin, à tuer des monstres, entre un jour chez les Ases un hôte indésirable, le géant Hrungnir, en pleine « fureur de géant » (Hrungnir hafđi svá mikinn jötunmóđ…). Les Ases ne peuvent que l’inviter à leur banquet, où il les terrorise, menaçant d’emporter dans son pays la Valhöll, de tuer tous les dieux, d’emmener avec lui les déesses Freyja et Sif et – tandis que Freyja lui emplit sa coupe – de boire toute la bière des Ases. Alors les Ases prononcent le nom de Þórr et aussitôt Þórr apparaît dans la salle, furieux. Hrungnir, inquiet, fait remarquer à « ÁsaÞórr » qu’il recueillerait peu de gloire à tuer un adversaire désarmé, et il lui propose une rencontre, seul à seul, à Grjótúnagarđr, « sur la frontière ». Þórr met d’autant plus d’empressement à accepter ce rendez-vous que c’est la première fois qu’il lui est donné d’aller til einvígis, à un duel régulier, avec lieu fixé d’avance, hólmr (Þórr vill fyrir öngan mun bila at koma til einvígis, er hónum var hólmr skorađr, Þviat engi hafđi hónum Þat fyr veitt)11.
Ici se présente, au moins en apparence, une incohérence, mais significative : les géants, mesurant l’importance du duel et ne voulant pas que Hrungnir succombe, « firent à Grjótúnagarđr un homme d’argile haut de neuf lieues et large de trois sous les bras » (Þá gerđu jotnar man af leiri, ok var hann. ix. rasta hár, en Þriggja breiđr undir hand) ; ils ne trouvèrent pas de cœur assez grand à lui mettre, sauf un cœur de jument – encore Þórr arriva-t-il trop tôt. Nous attendrions que ce « mannequin » fût substitué au véritable Hrungnir, et pourtant celui-ci vient au rendez-vous et se poste simplement près du mannequin. Il est vrai que lui-même est une sorte de statue : il avait un cœur fait de pierre dure, « avec trois cornes, de la forme qui est devenue ensuite celle du signe runique qu’on appelle le Cœur de Hrungnir12 » ; il avait aussi tête de pierre, bouclier de pierre, et, pour arme offensive, une pierre à aiguiser (hein). Lui et l’homme d’argile attendent au lieu de rendez-vous, Hrungnir tenant son bouclier devant lui, l’homme d’argile si effrayé que, dit-on, il pisse quand il voit Þórr.
Þórr est victorieux, mais en partie grâce à une ruse de son « valet » et compagnon Þjalfi. Celui-ci arrive le premier et, se donnant les apparences d’un traître, prévient Hrungnir que Þórr compte surgir de dessous la terre : c’est par conséquent sous ses pieds, et non devant sa poitrine et son visage, qu’il doit placer son bouclier. À peine Hrungnir a-t-il adopté cette garde insolite que, du ciel, avec éclairs et tonnerre, apparaît Þórr : son marteau brise la pierre à aiguiser (dont un morceau vient se fixer dans la tête du dieu) et fracasse le crâne de Hrungnir qui tombe sur son vainqueur et, dans sa chute, lui prend le cou sous un de ses pieds. Cependant Þjalfi, de son côté, attaquait l’homme d’argile, « qui tomba avec peu de gloire ». Þjalfi essaie de dégager le cou de son maître, mais le pied de Hrungnir est trop lourd. Les Ases, apprenant que Þórr est tombé, tâchent aussi de le délivrer : impossible. Il faut faire appel alors au propre fils de Þórr, Magni (« la Force »), un bambin âgé de trois nuits qui rejette sans peine le pied. En récompense de quoi Þórr lui donne le cheval de Hrungnir, ce qui lui vaut une semonce d’Óđinn : Þórr, suivant Óđinn, aurait dû donner le butin non à son fils, mais à son père.
Beaucoup de détails de ce récit ont embarrassé les commentateurs et l’on s’est souvent tiré d’affaire en déclarant que tout cela, y compris l’homme d’argile, n’était que des enjolivements littéraires de quelque vieux mythe d’orage. C’est peu probable. Le bonhomme d’argile renversé en un duel mineur par le « second » de Þórr est sans doute à interpréter littéralement, et explique par contrecoup le géant de pierre tué par Þórr lui-même : cible lourde, immobile, « Résistance » renversée sans aucune peine par l’agilité, par l’offensive « fulgurante » du dieu. Þjalfi est-il ici « l’élève » de Þórr, autrement dit son duel contre un mannequin présenté comme tel double-t-il simplement le duel de son maître, comme tout rituel double le mythe qui le justifie ? Peut-être : nous aurions ainsi un récit à deux plans, « l’initiation » guerrière de Þjalfi reproduisant sous une forme réaliste, terrestre – un peu ridicule aussi, comme celle de Höttr-Hjalti –, le fabuleux et presque cosmique exploit guerrier de Þórr. Peu importe : cet exploit fabuleux de Þórr (son premier « duel régulier ») est suffisamment parallèle à l’exploit du dieu Vr̥trahán, vainqueur du Tricéphale et de la Résistance. De même que le Tricéphale, avec ses trois bouches, menaçait de boire toutes les liqueurs des dieux et les points cardinaux, de même que la Résistance menaçait de détruire les dieux et le monde, Hrungnir au cœur tricornu menace de boire toute la bière des Ases, de massacrer les dieux et de transporter chez lui leur demeure. Comme le dieu foudroyant, après avoir abattu Vr̥tra, est d’abord presque anéanti par son exploit, au grand désespoir des dieux, et ne retrouve force et gloire que par l’incantation de l’un d’eux, Þórr qui avait foudroyé Hrungnir est – matériellement – captif de son exploit, immobilisé, cet accident émeut les dieux, et n’est réparé que par l’intervention de l’un d’eux.
Enfin comme le Triśiraḥ a trois têtes, Hrungnir est triple, a un cœur à trois cornes ; la « triplicité » du monstre adversaire du nouveau champion, du Victorieux type, est si générale dans le monde indo-européen qu’on est tenté d’y voir un détail hérité de la préhistoire commune. Cette triplicité s’exprime de façons différentes, dont on a plusieurs fois rencontré dans ce livre les principales : tantôt il s’agit d’un être à trois têtes (Inde, Iran) ou à trois corps (Geryon grec), tantôt ce sont trois êtres jumeaux, trois « frères » (les trois fils de Nechta, fléaux des Ulates et adversaires du jeune Cúchulainn le jour de son premier exploit ; les trois Curiaces), tantôt enfin ce sont des êtres dont le cœur, particulièrement périlleux, est triple de quelque façon. Tel est le cas par exemple, en Irlande, de l’adversaire d’un certain Mac Cecht, qui est probablement le champion du grand roi Conaire13 : le Dindṡenchas de Rennes, § 13, 1, écrit, sommairement mais clairement : « Meche, fils de la Morrígan (une des déesses de la guerre), avait en lui trois cœurs, jusqu’à ce que Mac Cecht le tuât dans la Plaine de Meche qui, jusqu’alors, s’était appelée Plaine de Fertaig. Ses cœurs étaient tels : avec les formes de trois serpents à travers eux (amlaidh badar na cride sin, co ndelbaid tri nathrach treithib). Si la mort n’était pas venue frapper Meche, ces serpents auraient grandi et ceux qu’ils auraient laissés vivants en Irlande auraient été détruits (meni torsed dano bas do Mechi arforbertais na nathracha ind ocus focnafed ana faigbet béo i nHérinn)14. »
À la fin du récit de Snorri, Þórr encourt un blâme d’Óđinn parce qu’il a manqué d’égards envers son père, gratifiant le « jeune » au lieu du « vieux » : il n’y a aucune raison de considérer comme une adjonction tardive un trait d’outrecuidance qui est si bien à sa place dans un mythe de la fonction guerrière.
Rapproché de l’épisode humain de Höttr-Hjalti et des scènes analogues d’autres mythologies indo-européennes, le duel de Þórr et de Hrungnir, doublé du duel de Þjalfi et de l’homme d’argile, s’interprète donc littéralement, de point en point, comme un souvenir des rituels et des mythes d’initiation ou de promotion guerrière15. Cela ne l’empêche pas, bien entendu, d’avoir été aussi, et même congénitalement, un mythe d’orage : c’est le destin des dieux-combattants, patrons des combattants terrestres, d’être aussi des dieux fulgurants, ou de tendre à se confondre avec les dieux fulgurants ; Þórr, « le Tonnerre », avec son marteau, comme Indra avec son foudre, a une valeur naturaliste évidente ; l’histoire de Hrungnir est, dans Þjóđólfr et dans Snorri, l’une de celles où Þórr est le plus « surhumain » : il apparaît instantanément dans le hall des Ases, il attaque non moins brusquement le géant, parmi les éclairs et les grondements du ciel…