Chapitre VIII

Pro domo revisited

Il me paraît amusant de reproduire le plaidoyer qui terminait mon premier bilan romain, bien pauvre encore, dix ans après le « départ » de 1938 (L’Héritage indo-européen à Rome, 1949, p. 237-254). Peu de choses sont à changer quant au fond : je les indique dans de brèves notes. D’autres notes, par le rappel de l’« environnement », expliqueront, quant au temporel, les illusions que je me faisais à cette époque.

 

Tel est, au bout de dix ans, l’état des recherches. État, comme il a déjà été dit, tout provisoire. Des chantiers sont ouverts, des formes archaïques ont apparu, ont été hâtivement dégagées, inventoriées, des cheminements mènent de l’une à l’autre. Mais des vestiges considérables dorment peut-être encore en des points où nous ne songeons pas à porter la pioche ; peut-être tout ce que nous voyons est-il appelé à changer de sens, à prendre place dans un ensemble plus vaste et différemment organisé. Du moins en voyons-nous assez pour être assuré qu’il ne s’agit ni d’un mirage fugitif ni d’une construction gratuite.

À ceux qui voudront bien discuter, deux prières instantes doivent être adressées. D’abord, qu’ils ne perdent pas de vue la solidarité de toutes ces enquêtes, sur quelque plan qu’elles se situent : théologie, histoire légendaire, institutions. Ensuite, qu’ils se reconnaissent le devoir, et qu’ils l’assument, s’ils rejettent l’explication par l’héritage indo-européen, de rendre compte autrement, par leurs propres hypothèses, en tout cas de rendre compte de tous les faits romains convergents qui ont été ici réunis et de toutes les analogies qui ont été signalées entre Rome et l’Inde ou la Scandinavie1. En d’autres termes, qu’ils sentent qu’il n’y a qu’un seul problème, et qu’ils sachent qu’ils ne se débarrasseront plus de ce problème en le niant.

Pour finir, le plus utile sera peut-être d’analyser brièvement et en toute sérénité quelques grosses erreurs d’appréciation qui ont été déjà plusieurs fois commises sur les conditions générales de ce travail, et aussi quelques-uns des facteurs de la résistance étonnante, parfois de l’hostilité, qu’il rencontre chez certains spécialistes des choses romaines2.

Il est curieux que deux groupes d’opposants formulent deux reproches inverses et incompatibles. Suivant les uns, les Jupiter Mars Quirinus enfoncent, comme on dit, une porte ouverte. On trouve à Rome, dans les institutions, dans l’histoire des origines, dans la religion, de nombreuses traces d’une conception tripartite3 du monde et de la société ? C’est vrai. C’est même trop vrai. Comment en serait-il autrement, puisqu’il y a là une condition universelle de la vie collective et peut-être de la pensée, puisque tout groupement humain est obligé, sous peine de disparaître, d’assurer pratiquement et de concilier les trois fonctions de souveraineté politico-religieuse, de force combattante, de productivité ? Dès lors, devant ces faits romains, et même si l’Inde, l’Iran, la Scandinavie, etc. présentent des faits analogues, de quel droit conclure à un héritage indo-européen ? Suivant les autres au contraire, les Jupiter Mars Quirinus voient à Rome des choses qui n’y sont pas. Si elles y étaient, comme on dit encore, cela se saurait : depuis deux mille ans que le dossier est ouvert, à la disposition d’érudits infatigables et de critiques pénétrants, on n’eût pas manqué de les apercevoir. Un groupe de faits dont on ne s’avise qu’au XXe siècle est par là même suspect. Jusqu’à il y a dix ans, les historiens de Rome avaient assurément de bonnes raisons pour renoncer à savoir ce qu’était en vérité Quirinus, le Quirinus originel : ont-elles cessé de valoir ? On n’a pas souligné plus tôt le schéma directeur de tout le récit légendaire qui va de l’enlèvement des Sabines à l’incorporation des Sabins : n’est-ce pas tout simplement parce que ce schéma n’existe pas ou du moins n’a pas l’importance que le nouveau système d’interprétation lui attribue ? On n’a pas reconnu, malgré Properce, malgré Virgile, la valeur fonctionnelle qui se serait encore attachée sous Auguste aux noms des Ramnes, des Luceres et des Titienses4 : donc, en mettant les choses au mieux, ne doit-on pas penser qu’on se trouve devant une rencontre fortuite entre la fantaisie des poètes du grand siècle et les conceptions indo-iraniennes, amusante certes, mais sans valeur documentaire, sans portée historique ?

Aux censeurs du premier groupe on peut soumettre plusieurs moyens de défense.

Il est clair que la tripartition consciente et explicite de la société ou de la partie directrice de la société5 en prêtres, guerriers et agriculteurs n’est pas propre au monde indo-européen. Le fait est pourtant qu’un tel mode d’organisation n’a pas le caractère d’universalité que certains prétendent. Nombre de peuples, certes, sur tous les continents, assurent les trois fonctions correspondant à cette division type, puisqu’il n’est pas possible qu’ils subsistent autrement ; mais ils le font sans y prendre garde et sans affecter à chacune un organe – de direction ou d’exécution – particulier. Que l’on considère, par exemple, les peuples sibériens, les anciens Sémites nomades ou même, parfois, sédentarisés. Chez les premiers, les chamanes existent bien, mais comme des artisans spécialistes parmi les autres, et le cavalier turc ou mongol serait bien en peine de dire s’il est pasteur avant d’être pillard. Dans la Bible, dans ces textes chargés d’une réflexion profonde et renouvelée sur la vie sociale et sur les rythmes du monde, on chercherait vainement, semble-t-il, une expression dialectique ou imagée du système des trois fonctions, soit du point de vue de Dieu, soit du point de vue des hommes6 ; ce qui domine l’idéologie, c’est bien plutôt le sentiment de l’omnivalence – moyennant la volonté divine – de chaque être et de l’équivalence de tous : le petit berger David tue le champion philistin sur la ligne de bataille et bientôt il sera l’oint du Seigneur7. La Chine, prise entre la forme binaire de ses principales représentations et son goût des catégories, n’oppose couramment dans la société, comme elle fait du ciel et de la terre, dans le cosmos, que l’empereur et « les sujets » ; mais elle répartit ceux-ci en un grand nombre de spécialités parmi lesquelles il serait tout à fait artificiel de considérer comme fondamentales celle du soldat et celle du sorcier.

Très précisément, si l’on considère la portion d’humanité déjà vaste que connaissaient les anciens, on constate qu’un système triparti8 conscient et explicite ne se rencontrait que dans des civilisations où une puissante composante indo-européenne est incontestable, en Perse par exemple, ou dans des civilisations, comme celle des Lydiens9, qui venaient de subir l’occupation et l’influence contraignante d’Indo-Européens. L’Égypte ne fait pas exception : si Hérodote, si le Timée, si Diodore y signalent la tripartition, il n’y a aucune raison de ne pas les croire ; mais il n’y a non plus aucune raison de sous-estimer le fait qu’ils parlent d’une Égypte décadente qui, après les invasions des « peuples de la mer » en partie indo-européens, a subi la conquête, l’administration, le prosélytisme des Achéménides ; ni cet autre fait que, dans les documents proprement égyptiens antérieurs à ces dures épreuves, rien ne suggère qu’il ait existé une organisation ni une idéologie tripartite10. À s’en tenir donc aux peuples de l’Antiquité dite classique, Rome, dans la mesure où elle présente des traces d’une conception tripartite du monde et de la société, non seulement a peu de chances, a priori, de les devoir à l’influence de Méditerranéens non indo-européens, mais au contraire a toutes chances de les devoir directement à son passé, à son élément indo-européen.

Que l’idéologie tripartite soit conforme à la nature des choses, c’est probable et peut-être est-ce justement l’une des raisons de l’incontestable succès temporel des Indo-Européens que d’avoir, mieux que d’autres sociétés parfois non moins bien douées, pris conscience de cette division naturelle des fonctions de la vie collective11 ; ce n’est sans doute pas un hasard si quelques-unes des grandes réussites ou des grands efforts de puissance, jusque dans la plus moderne histoire de notre Europe, reposent sur des reviviscences claires et simples du vieil archétype, comme dit avec bonheur M. Mircea Eliade : les trois ordres sous la monarchie française (clergé, noblesse, tiers état12), les trois rouages essentiels de l’État soviétique (le parti avec la police, l’armée Rouge, les ouvriers et paysans), ceux de l’État nazi (la Partei avec la police, la Wehrmacht, l’Arbeitsfront) constituaient ou constituent des machines dont l’efficacité n’est pas contestable13.

Ce caractère naturel ne dispense pas pourtant d’examiner, dans chaque cas où une telle tripartition s’observe, les formes particulières qu’elle revêt. La paternité, elle aussi, est conforme à la nature des choses et a donné lieu, dans un grand nombre de sociétés, à un statut de la puissance paternelle ; la « grande famille patriarcale » s’observe en maint pays ; dira-t-on que la potestas du pater romain, le système romain de parenté, parce qu’ils ne sont que des cas particuliers de faits largement répandus dans le monde, ne méritent pas d’être étudiés séparément ni comparativement ? Bien au contraire : on doit, à l’intérieur du genre, les définir comme espèce, avec le souci de les situer par rapport aux autres espèces du même genre ; et si, au cours de cette enquête, on remarque, par exemple, que la nomenclature de la famille romaine, dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle ne dit pas, offre de nombreuses, remarquables et systématiques correspondances avec la nomenclature de la famille indienne, grecque, arménienne, slave, germanique, etc., on sera fondé à parler d’une espèce indo-européenne de « grande famille patriarcale14 » et c’est non plus typologiquement, mais génétiquement, à partir de15 cette espèce indo-européenne définie par la comparaison, que devra être interprétée sa dérivée, la gens romaine.

Il en est de même pour la tripartition. On n’a pas prétendu ici qu’elle fût le monopole des Indo-Européens. On a seulement précisé les formes ou les représentations spéciales, parfois très spéciales, et concordantes que la tripartition16 revêtait ou suscitait chez les divers peuples indo-européens anciens. Ce n’est pas isolée, nue, abstraite, la simple idée d’une tripartition que la Rome primitive montre à l’observateur ; ce sont en outre, autour de cette idée, d’abord les vocables techniques indo-européens où elle s’exprime directement (le triple flamonium17 ; Jupiter, Mauors ; Quirinus de *co-uir-ī-no-) et généralement tout le vocabulaire politico-religieux dont M. Vendryes a montré l’étroite parenté avec l’indo-iranien et qui, par conséquent, fait attendre a priori que la structure politico-religieuse de la plus vieille Rome, à commencer par le regnum, ait été pour une large part indo-européenne. Ce sont encore, en grand nombre, des traits théologiques, légendaires, institutionnels qui enrichissent ou nuancent l’idée de la tripartition et dont certains sont assez singuliers pour que leur accord avec des traits homologues indiens ou scandinaves ne soit pas fortuit18. Par exemple, la première fonction est bipartite chez les Indo-Européens et cette bipartition se traduit parfois dans des figures inattendues : l’histoire des deux sauveurs de Rome, le Borgne et le Manchot, Cocles et Scaeuola19, contient le même symbolisme et les mêmes rapports que celle des dieux germaniques de la première fonction, Óđinn qui n’a qu’un œil et Týr qui a perdu sa main droite dans une procédure juridique20 ; on attend toujours que ce diptyque, qui a des correspondants en Irlande et dans l’Inde21, soit signalé ailleurs que chez des Indo-Européens, au Mexique ou en Polynésie ou au Dahomey, dans l’un quelconque des lieux où la tripartition des fonctions s’est plus ou moins clairement exprimée. De même, semble-t-il, nulle part, en dehors du monde indo-européen, on ne rencontre22 le mythe précis de la formation de la société tripartite que laissent paraître les récits sur les conflits des Ases et des Vanes, de Romulus et des Sabins, d’Indra et des Aśvin. De même encore, entre la notion védique des Viśve Deváḥ et la notion romaine des Quirites23, entre la subdivision de chacun des trois groupes de dieux védiques fonctionnels (33 étant soit 3 × 10 + 3, soit 3 × 11) et la subdivision en curies des Ramnes, des Luceres et des Titienses fonctionnellement caractérisés (compte tenu des circonstances dans lesquelles, par 3 × 10 + 3 ou par 3 × 11, ce système romain ternaire et dénaire produit des formes à 33 membres24), on relève des correspondances précises qui, elles, ne sont sûrement pas imposées par la « nature des choses ». C’est là que sont à la fois la justification et la matière de l’effort comparatif limité au monde indo-européen. Il n’exclut pas naturellement la nécessité ni la possibilité d’une étude comparative générale de la tripartition à travers le monde. Peut-être en est-il – avec beaucoup d’autres enquêtes génétiques semblables, à entreprendre en des points très différents de la terre – une condition préalable.

Au second groupe de censeurs, il est moins facile de répondre : comment contraindre à voir quelqu’un qui ne voit pas et qui, souvent, ne tient pas à voir ? On peut répéter, certes, pour le « mystère » de Quirinus par exemple, que l’analogie des triades scandinaves et indiennes et l’explication phonétique que M. Benveniste vient de donner de l’homologue ombrien de Quirinus25 sont des « faits » considérables dont on ne disposait pas il y a deux mille ans ni il y a dix ans. On peut insinuer aussi que l’étude des offices du flamen quirinalis n’a guère encore été entreprise objectivement, mais toujours en fonction d’hypothèses26 ; plus généralement, que, depuis deux mille ans, pour les origines de Rome, la science vit sur des conceptions qui s’accordent, qui ont le tort de s’accorder surtout en ceci qu’elles ne tiennent pas compte du fait que Rome a été fondée par des Indo-Européens déjà pourvus d’un passé27 ; qu’il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que, depuis deux mille ans, et malgré deux mille ans d’observation attentive et peut-être même à cause de ces deux mille ans, et des deux ou trois orthodoxies qu’une étude si prolongée n’a pas manqué d’interposer entre le donné et les plus récents observateurs, certains vestiges archaïques, le sens même de certains faits aient échappé aux regards. Tout cela paraît peu efficace.

Ici se place le point le plus délicat de ce plaidoyer, mais comment l’éluder ? Il est remarquable que, conduit à modifier sensiblement les opinions reçues quant aux origines et quant à la structure de la théologie zoroastrienne ou de la mythologie védique aussi bien que de la légende royale de Rome, le comparatiste a rencontré sur ces divers domaines des accueils bien différents. Très vite, beaucoup d’orientalistes ont accepté de prendre en considération les interprétations nouvelles28 ; pour celle des archanges zoroastriens notamment, plusieurs iranisants considérables s’y sont immédiatement ralliés29 et aucun des autres, même de ceux qu’elle contredit le plus directement, ne l’ont considérée comme un manque d’égards personnel : ils la critiquent, ne l’incorporent que partiellement à leurs systèmes ou lui opposent des arguments du même ordre que ceux qui la soutiennent, et qui par conséquent permettent, promettent d’utiles controverses. Cette heureuse situation s’explique par plusieurs raisons30. L’orientalisme est jeune, tout proche même de ses origines, et par suite il a le souvenir et la fierté de récentes « révisions » qui ont eu parfois l’ampleur de métamorphoses. Il est de plus habitué à vivre dans l’attente, dans l’espérance, dans le respect du « fait nouveau ». Il est enfin, sur quelques-unes de ses grandes provinces, le frère à peine aîné et, dans le travail, le plus précieux auxiliaire du comparatisme : il y a cent ans, on a vu des latinistes et des hellénistes résister à la notion de langue indo-européenne, mais pas un indianiste ; à vrai dire, c’est même de l’indianisme qu’est née la linguistique comparative indo-européenne.

L’accueil des latinistes, des archéologues et des historiens comme des philologues, est souvent bien différent31. Si l’effort poursuivi depuis dix ans a obtenu, de plusieurs, une adhésion énergique, courageuse, dévouée, d’autres ont réagi avec vivacité. Rien ne sera dit ici qui puisse envenimer une situation déjà difficile. Il est seulement à craindre que ces savants, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de leurs études et aux conditions actuelles de leur travail, n’aient pas, devant la nouveauté en général et notamment devant une extension de l’usage des procédés comparatifs, la même souplesse, la même liberté que les orientalistes de tous ordres.

Depuis de longs siècles, sur ces domaines, le progrès, et souvent un immense progrès, n’a été conçu et réalisé que par l’affinement, le perfectionnement de techniques déjà existantes. Qu’il s’agisse d’établir un texte, de dégager un monument enseveli, d’étudier la langue ou la pensée ou l’art d’un auteur, les savants de notre époque font mieux, ils ne font pas fondamentalement autre chose que leurs prédécesseurs. Le développement de l’archéologie et de toutes les disciplines qui en dépendent a considérablement modifié ce qu’on pourrait appeler la répartition de la matière de l’humanisme, elle n’y a pas ajouté de province vraiment inédite, imprévue. Seule la linguistique comparative, non sans peine, est parvenue au siècle dernier à faire admettre des vues et des méthodes radicalement nouvelles ; encore, pour beaucoup de latinistes et d’hellénistes, est-elle dans leur savoir comme un corps étranger32, un hôte qu’ils admettent, qu’ils honorent même, mais qu’ils n’utilisent guère et qu’ils ne souhaitent pas voir proliférer. Sans doute y a-t-il là une première raison des résistances que rencontrent des démonstrations d’un type trop aberrant.

Il faut joindre à celle-là une raison moins raisonnable, mais émouvante. Depuis toujours, le latin et les ordres de connaissances qui supposent le maniement du latin, et aussi, depuis la Renaissance, le grec avec ses annexes, ont été doublement à l’honneur : en eux-mêmes, comme objet d’étude, et aussi comme disciplines auxiliaires, nécessaires longtemps à toute étude approfondie et, aujourd’hui encore, à beaucoup. L’idée que cette situation puisse partiellement se retourner, que Rome, la pensée latine, Tite-Live et Virgile, aient à recevoir des lumières essentielles d’autres philologies – disons le mot : d’autres humanismes –, paraît sûrement à de bons esprits dangereuse33 pour l’autorité, déjà fortement menacée, des études classiques ; elle paraît surtout attentatoire à la grande et mystique idée de Rome, de la mission éternelle de Rome que les générations se transmettent pieusement dans les académies et dans les facultés. On a été un peu scandalisé, dans certains milieux humanistes, quand les anthropologues ont commencé d’expliquer quelques faits « classiques » par l’analogie de faits récemment enregistrés chez les peuples sauvages. Mais, en dépit des apparences, c’était là un sacrilège véniel, en tout cas limité à quelques minora du trésor antique, et l’on en a pris son parti. Il n’en est pas de même pour un ensemble comparatif à la fois plus restreint et plus ambitieux, dans lequel des penseurs comme Zoroastre, de grands et beaux textes comme les hymnes védiques, des philologies denses et peuplées comme la philologie scandinave sont également appelés à donner un sens nouveau à des pages bien connues, à d’illustres exempla politiques et moraux de Rome, à la structure même de la cité naissante et de ses principales représentations religieuses. Pour la majorité des contradicteurs, il ne faut sûrement pas faire intervenir une chose aussi mesquine que la répugnance à s’engager dans des études latérales longues et multiples ; la querelle est plus pure : c’est une promiscuité envahissante, c’est une sorte d’avilissement que prévoit et que refuse l’aristocratie de la République des Lettres.

 

À considérer de sang-froid les périls et les chances de l’humanisme classique, il semble pourtant qu’il ne s’affaiblirait pas en renonçant, sur ce point comme sur plusieurs autres, à une primauté et à un isolement qui n’ont plus ni sens ni avenir et en acceptant de siéger au concile des études humaines, par inter pares, reconnu irremplaçable et se sachant incomplet. L’histoire et l’exploration de la pensée sous toutes ses formes – intuitions, systématisations, expressions, évolutions, destructions – ne peut plus se limiter aux cadres que le XVIe siècle a cru dessiner généreusement mais dont l’étroitesse et l’artifice sont aujourd’hui évidents. Un temps viendra peut-être où des techniques éducatives hardies et des manuels bien faits permettront d’enseigner à l’élite de la jeunesse des écoles assez de latin, de grec, de sanscrit, d’hébreu, d’arabe et de chinois pour qu’elle soit en mesure sinon de dominer, du moins d’utiliser dans sa formation générale les six plus grands monuments qu’ait élevés l’humanité ancienne34. En attendant, dès aujourd’hui, dans l’enseignement supérieur, et plus encore dans la recherche scientifique, pourquoi répugne-t-on à rendre de la force aux études dites « classiques » en les avouant égales, à la fois auxiliaires et tributaires d’autres études auxquelles il ne manque, en nos pays, pour mériter la même épithète, que quelques siècles de pratique, mais non plus déjà les plus grands artisans ? Veuille le ciel que l’alliance ne se conclue pas trop tard35 !

Il y a malheureusement autre chose encore : les plus nobles fidélités ont leurs petits côtés. Le passé prestigieux de l’humanisme classique a légué à ses représentants actuels des statuts corporatifs, des traditions de caste ou de chapelle impérieuses et aussi un code, une jurisprudence que les intéressés prennent tout à fait au sérieux. Ce ritualisme a des avantages et des inconvénients. Il est admis, par exemple, qu’on peut risquer (et les philologues ne s’en font pas faute) sur n’importe quel sujet n’importe quelle thèse saugrenue pourvu que les formes traditionnelles soient respectées, toute la bibliographie mentionnée, tous les documents littéraires, épigraphiques et archéologiques utilisés : c’est ce qu’on appelle « renouveler un sujet » ; il semble qu’une grande indulgence, une sorte de scepticisme de bon goût quant à l’usage qui est fait de la matière s’allie à une non moins grande susceptibilité quant à l’orthodoxie, à la qualité de la matière elle-même. À l’inverse, qu’un livre apporte une thèse bien charpentée, appuyée sur l’essentiel, mais néglige plus ou moins délibérément la « littérature antérieure », ou encore qu’une erreur ait été commise dans la traduction d’un texte mineur : aussitôt la docte assemblée, suivant les circonstances et l’humeur de ses dignitaires, se voile la face ou mène un charivari et refuse en tout cas d’entendre un novateur si évidemment profane. On imagine quelle audience, dans ces conditions, peut espérer le comparatiste : obligé de manier une vingtaine de langues et de s’orienter dans les philologies qu’elles desservent, comment serait-il, pour chacune, aussi complet, aussi agile, aussi informé des plus récents engouements que les savants qui consacrent tout leur temps à elle seule ? Même en latin, il lui échappera des contresens ; il ne citera pas l’édition qu’il faut, ne choisira pas la meilleure variante, ne se référera pas à une illustre discussion. On ne l’écoutera donc pas : insensible à ce qu’il apporte d’inédit et de fécond, l’École lui appliquera la nota préalable qui, d’âge en âge, écarte de la bonne compagnie ceux qui savent mal ce qu’on doit d’abord bien savoir. Peu importe le détail des formes que prend une opposition à la fois si explicable et si regrettable. Elles sont variées, depuis la caricature naïve jusqu’au refus consciencieux, douloureux, d’examiner. Un jour, quand elles n’auront plus qu’un intérêt anecdotique, il sera amusant de publier, sur ces luttes du début, une petit « Livre blanc ». On en pourra léguer les éléments à de plus jeunes36.

Pour ne pas quitter le moment présent, peut-être devrait-on dire hardiment que des recherches comme celles-ci, loin de nuire à la majesté de Rome et au prestige des études romaines, les servent au contraire en faisant ressortir la vraie grandeur et la distinction originale de la civilisation qui s’est formée au bord du Tibre. Elle ne s’est pas faite de rien ? Elle n’a pas tout créé ? L’étrange disgrâce ! Avoir lentement, constamment progressé vers l’égalité, avoir approfondi et réalisé la notion du « citoyen » à partir d’un état social hiérarchisé37 dont l’Inde, dans le même temps, par une évolution inverse, ne savait tirer que le morcellement sans espoir, la maison cellulaire de ses castes ; sous le rex, sous les trois fantomatiques flamines maiores, témoins respectés et vains de l’héritage indo-européen, avoir développé le système des honores civils, militaires et religieux avec le nouveau type de pensée et de conduite qui a donné à Rome l’empire légitime de la Méditerranée, avoir assagi en une belle, attachante et instructive histoire nationale les imaginations bizarres, barbares des ancêtres ; avoir par exemple proposé aux générations à venir un Horatius Cocles et un Mucius Scaeuola presque plausibles, en tout cas fraternels et pathétiques, à partir des représentations qui survivent dans le dieu borgne et dans le dieu manchot de ce qu’on a spirituellement appelé « la cour des Miracles » scandinave, tout cela et tant d’autres innovations ou transmutations de même style et de même ampleur assurent à ce peuple, dans la galerie des réussites intellectuelles de l’homme, la même place privilégiée qu’il a eue dans l’évolution politique du monde.

Si l’on se place au point de vue de l’éducation – ce qui est et restera l’un des soucis dont les maîtres de l’enseignement classique ont le droit de s’enorgueillir – on voit bien ce que la pédagogie gagnera, on ne voit pas ce qu’elle perdra au nouvel éclairage des origines romaines. Les exempla seront toujours des exempla, efficaces par leur noblesse et leur beauté, non par leur véracité : mais, depuis deux mille ans, beaucoup d’écoliers et d’écolières ont-ils cru que l’adversaire des Curiaces, que les héros et l’héroïne de la guerre contre Porsenna avaient fait ce que Tite-Live lui-même ne raconte qu’avec un visible embarras ? Quel enrichissement, en revanche, pour les jeunes cerveaux, que de toucher, d’explorer les mécanismes mystérieux qui font que, d’une même idéologie préhistorique, Zoroastre a pu former une théologie abstraite et philosophante, la Scandinavie des légendes divines volontiers monstrueuses, et Rome, l’histoire de ses propres origines ! Le résultat de cette alchimie n’y perdra rien en saveur ni en puissance, mais ce qu’on découvre, ce qu’on pourra montrer aux jeunes humanistes du processus de l’alchimie elle-même, contient des leçons précieuses sur tout autre chose : sur le travail séculaire auquel l’esprit humain soumet ses traditions, sur la genèse et sur le vieillissement des équilibres qu’il réalise38.

Quant au travail comparatif lui-même, est-il besoin de dire les immenses services qu’il espère des « philologies classiques séparées », quand elles voudront bien se faire attentives aux problèmes qu’il leur pose ? Il se produira ce qui s’est produit en linguistique dès la troisième génération : la grammaire comparée indo-européenne a surtout progressé par la « grammaire comparée du sanscrit », par la « grammaire comparée du grec », par la « grammaire comparée du latin », etc., c’est-à-dire par des études comparatives distributivement centrées, ou décentrées, sur chacune des langues de la famille et poursuivies par des linguistes indianistes ou hellénistes ou latinistes, etc., instruits des méthodes nouvelles. De même, quand les maîtres de la philologie et de l’histoire romaines se seront ouverts eux aussi à ces méthodes et mis en état de les pratiquer, ils reprendront à leur compte les questions que le « comparatiste pur » est seul aujourd’hui à envisager39. Ils les feront avancer avec une assurance et un succès qui démoderont vite le présent essai. Mais il n’y a pas de plus agréable récompense pour les pionniers que d’être rejoints et dépassés.

 

En relisant mon vieux discours avant de le transcrire, j’ai eu parfois l’impression que ces reproches polis recouvraient en moi, dès cette époque où j’étais encore dans la force de l’âge, déception et impatience. En écrivant les trois controverses qui vont maintenant le précéder, en rectifiant tant d’altérations infligées à la matière, à mes propositions, à l’histoire même de l’étude, peut-être ai-je été aussi au bord de l’irritation. Si tel est le cas, j’en demande pardon à mes lecteurs et à mes contradicteurs et je les convie à méditer deux pages d’un grand philosophe qu’on ne cite plus guère, sans doute parce qu’il a courageusement lié sa démarche aux débuts de la révolution relativiste, et que panta rhei.

Même en mathématiques, dit Émile Meyerson (Du cheminement de la pensée, 1931, II, p. 544-546, §§ 339-342), il faut parfois être Galois ou Laplace, pour céder sur-le-champ à une démonstration, pour être saisi, convaincu par « l’évidence ». À plus forte raison dans tout le reste :

Qu’il en aille de même hors du domaine des mathématiques, c’est ce que nous croyons avoir établi autrefois, et nous demandons la permission de reproduire ici ce passage : « Qui dit phénomène, dit changement. Comment dès lors pourrait-il y avoir identité entre l’antécédent et le conséquent ? J’ai fait entrer un rayon de lumière par un trou fait dans un volet et ce rayon a formé une tache blanche sur le mur opposé. J’interpose un prisme et j’aperçois un spectre. Vous me démontrez fort savamment que la lumière blanche réfractée par le prisme a produit le spectre multicolore. Je veux bien vous croire, à condition que vous n’essayiez pas de me persuader qu’il y a identité, et que la lumière blanche, plus le prisme interposé, est égale au spectre. Cela, je ne le croirai jamais, de même que je ne croirai pas qu’il ne s’est rien passé lors de l’oxydation du mercure. Je sais bien qu’il n’y a pas identité, qu’il s’est passé quelque chose, sans quoi vous n’eussiez pas eu à vous mettre en peine d’explication » (La Déduction relativiste, p. 321). Ainsi, là encore, la nécessité d’une démonstration prouve clairement que l’identité ne pouvait préexister…

340. Aucune démonstration ne force l’assentiment

Il s’ensuit qu’à l’encontre d’une opinion quelquefois expressément affirmée, mais le plus souvent tacitement agréée, il ne saurait y avoir de démonstration forçant absolument l’assentiment : il faut que celui que nous entendons convaincre consente à exécuter avec nous le bond qui constitue l’essentiel du raisonnement, c’est-à-dire qu’il soit d’accord avec nous sur le divers que nous entendons mettre de côté.

341. La parole extérieure et la parole intérieure

Aristote a dit : « Pas plus que le syllogisme lui-même, la démonstration ne s’adresse au raisonnement extérieur, mais au raisonnement qui est dans l’âme. » Et H. Poincaré écrit, à peu près dans le même sens : « D’une contradiction, on peut toujours se tirer d’un coup de pouce, je veux dire, par un distinguo. » Ainsi la démonstration logique, tout en étant un procédé d’exposition, ne fait cependant que fournir des arguments sur lesquels on peut fonder une conviction. La démonstration doit servir en premier lieu à nous convaincre nous-mêmes, à nous assurer si, en faisant progresser notre pensée, nous ne nous sommes pas fourvoyés. Son succès auprès d’autrui est infiniment plus chanceux.

Et voici sans doute le plus utile pour notre vie d’Écoliers perpétuels :

342. La bonne volonté et la bonne foi

C’est ce qui explique le rôle bien connu que joue dans les discussions la bonne volonté de l’adversaire, que nous sommes trop souvent, hélas, portés à qualifier de bonne foi, quand il s’agit d’opinions auxquelles nous tenons fortement. Empruntant la forme de ce dicton de droit bien connu : volenti non fit injuria, l’on pourrait énoncer : nolenti non fit demonstratio. En ce qui concerne les mathématiques cependant, où le processus de la scission nécessaire entre l’identique à retenir et le divers à rejeter est, nous l’avons vu, guidé par des règles précises, on peut affirmer qu’une fois la bonne démonstration trouvée et exposée de manière convenable (c’est-à-dire sans bonds trop amples), un homme d’intelligence moyenne, s’il a véritablement saisi la portée de ces règles, doit pouvoir se convaincre que la déduction est valable. Et comme il s’agit de pensées abstraites, où l’intérêt ne saurait, en général, intervenir, nous aurons le droit, si l’interlocuteur se montre rétif, d’incriminer la vigueur de son esprit. Mais dans l’extra-mathématique, la bonne volonté jouera un rôle bien plus accentué, et l’intérêt matériel ou spirituel étant susceptible d’y agir très fortement, aucun de nous ne doit s’étonner de voir les autres refuser leur assentiment aux raisonnements qui lui paraissent le plus élémentaires et le plus rigoureux. Il n’est déjà pas toujours si facile de se convaincre soi-même : nous n’avons qu’à nous rappeler combien nous avons eu de peine à saisir telle déduction mathématique qui nous paraît à présent d’une simplicité presque enfantine. Et quant à autrui, nous ne pouvons guère que fournir les éléments qui permettront à notre interlocuteur de se convaincre lui-même, s’il le veut bien.

Car par aucun effort – il faut bien nous résigner à cette constatation – nous ne saurions parvenir à lui communiquer réellement, à faire pénétrer en lui le contenu intact de notre pensée, si simple qu’elle nous paraisse. C’est qu’il nous faut toujours passer par le langage qui la déforme, parce qu’il la fige, en s’efforçant de se conformer aux exigences de la logique.

Je ne puis tout citer et je saute à l’une des conclusions (p. 548, § 344) :