Séance du 16 février 1980


IV. Troisième épreuve : la séparation

Je répète ce que j’ai annoncé la dernière fois pour que ce soit bien précis, samedi prochain, la moitié de la séance sera consacrée à la fin du cours proprement dit, à savoir « L’Œuvre comme Volonté », et la seconde heure nous l’occuperons, je l’occuperai à présenter le séminaire sur « Proust et la photo », en précisant bien pour essayer d’éviter tout malentendu qu’il ne s’agira pas de la photographie, ça n’est pas un séminaire sur la photographie, c’est peut-être un séminaire sur Proust indirectement, je dirai d’une façon un peu précieuse que c’est un séminaire sur et Proust et la photo. Cela dit, la présentation des diapositives avec les légères modifications de salle, d’auditoire, que ça entraînera, n’aura lieu que lors des deux dernières séances, le 1er et le 8 mars. Ces diapositives seront présentées en double, c’est-à-dire ici dans cette salle et aussi dans la salle 6. Donc aujourd’hui et une heure samedi prochain ou à peu près : fin du cours sur « L’Œuvre comme Volonté ». Et voici maintenant pour finir la troisième épreuve. La première épreuve de celui qui veut écrire était plus ou moins ponctuelle, en tout cas inaugurale : il s’agissait de choisir ce qu’il allait écrire. La seconde était en quelque sorte permanente, en tout cas durable : c’était l’épreuve de la Patience (du Faire). La troisième est, si l’on peut dire, récurrente ; c’est une épreuve qui revient, tout le long du travail, comme un sentiment difficile, qu’on ne peut jamais définitivement chasser : celui qui se donne à l’écriture (si du moins j’interroge certains des auteurs et si je m’interroge moi-même) se sent séparé du monde ; non pas seulement par un acte de retraite physique, mais par un sentiment, à la limite culpabilisant, de rupture, de divorce, de séparation de valeur ; il se retire des valeurs reconnues du monde, d’une certaine façon, il se désolidarise, il renonce à une certaine complicité, en tout cas quotidienne ; s’il reste co-présent au monde, c’est par un détour que parfois il a du mal à assumer, et il se sent facilement, celui qui veut écrire et celui qui écrit, en état d’apostasie (laïque bien sûr). Il s’agit donc, si l’on peut dire – ou comme on aurait dit, parce que le mot ne se dit plus beaucoup – d’une épreuve morale.

Archaïsme et Désir

Là, je vais parler un peu de l’Archaïsme de la littérature et de son rapport au Désir d’Écrire.

Il me semble, en effet, que ce qui affleure maintenant à la conscience – ou à la semi-conscience – collective, c’est tout de même un certain archaïsme de la littérature (tout au moins telle que je l’ai décrite ici), et donc une certaine marginalisation de la littérature (on parle toujours des marginalités comme étant de droit « jeunes », les marges sont attribuées aux jeunes aujourd’hui ; mais en fait il y a des marges du Temps, de l’Histoire, il y a des marges des vieux aussi, qui seraient tout aussi intéressantes à repérer et à comprendre). Or c’est là notre problème : cette « archaïsation » de la littérature est co-présente (elle est concomitante) à un désir fort de cette même littérature, c’est-à-dire qu’à la fois le sujet désire la littérature et il désire quelque chose qu’il ressent comme archaïque.

INACTUALITÉ

Un autre symptôme d’archaïsation, ce n’est pas seulement le passéisme du matériel que j’ai divisé, c’est aussi un sentiment brusque d’inadéquation entre l’actualité brûlante pour moi de ce que je fais (à savoir Écrire), donc de mon désir, et l’actualité du monde qui m’environne. Chaque sphère, la sphère du mondain, la sphère du monde et la sphère du désir, est inactuelle pour l’autre, et cela produit cruellement des gênes et des dérisions. Par exemple, le jour où j’ai préparé ces notes, c’était le 10 octobre 1979 – et je laisse courir l’exemple parce que je l’ai écrit mais je pourrais aussi reporter sur aujourd’hui samedi 16 février la même remarque –, ou plutôt le jour où je préparais le paragraphe de ce cours sur ce très grave problème : « Peut-on continuer à lire des livres quand on entreprend d’écrire ? », ce jour-là, quand je débattais en moi pour vous ce problème énorme, je jetais un coup d’œil sur le « monde » (c’est-à-dire sur le journal, pas le journal Le Monde mais le journal qui parlait du monde, en l’occurrence c’était Libération), et ce monde me sautait au visage, rendant absolument dérisoires mes petits investissements personnels : c’était un jour où notamment le journal parlait (il parle toujours de la même chose d’ailleurs, hélas !) de bavures policières, de motards matraqués, de déchets nucléaires, d’affrontements à Cherbourg, il y avait une lettre fort noble de Guattari au président de la République refusant une invitation à la Journée de l’Enfance et rappelant tous les thèmes gauchistes (les travailleurs immigrés tabassés dans des commissariats, l’extradition de Piperno, l’assassinat de Goldman, etc.2) – et tout cela me sautait au visage pendant que j’étais en train de réfléchir « si on pouvait lire pendant qu’on écrit », me donnant alors un sentiment douloureux d’extrême sophistication. Il y a une sorte de chantage permanent de l’actualité à celui qui écrit et à celui qui, en écrivant, fait mine d’oublier cette actualité.

DÉSIR VIVANT

Cependant (il faut insister sur le « cependant » qui est un « cependant » fort, du type eppur si muove, « et pourtant elle tourne »), au fond de cet enfouissement coupable dans l’anachronisme et dans l’Inactuel de l’Écrire, il y a un désir intraitable et qui s’accommode de l’Archaïsme littéraire dans la mesure, peut-être, où ce désir est lui-même archaïque : d’abord parce qu’au fond, tout désir, en tant que désir, est archaïque, tout désir s’origine dans des zones occultées – et incultes – de moi ; et par là même tout désir représente un certain archaïsme du moi. Le désir en soi, en soi-même, n’est jamais progressiste, il est toujours féodal, il est toujours archaïque. Et ensuite, plus topiquement, parce que le Désir d’Écrire est sinon puéril, du moins toujours adolescent ; on a remarqué que l’éveil de la « vocation » littéraire coïncide à peu près avec la puberté ; il y a donc une sorte de fixation, non infantile, mais adolescente, d’un semi-archaïsme, plus amoureux que proprement œdipien, une phase plus amoureuse, plus transférentielle qu’œdipienne.

Ceci explique sans doute que le Désir d’Écrire résiste à toutes les pressions de l’actualité comme Figure de la Bonne Intégration, et qu’il surgit toujours vivant : extraordinairement vivant, proche et lui-même vivifié par sa propre actualité, son actualité ardente et intraitable. Je me souviens que l’été dernier, à la fin du mois d’août, j’ai pris l’avion pour aller à Biarritz et, dans l’avion, j’ai lu Pascal, et en lisant Pascal, j’ai été transporté (alors que j’étais plongé dans un acte absolument quotidien : voyager en avion pour aller dans un coin de la campagne ou de la province française) par ce texte, et par sa vérité (la vérité d’un texte n’est pas la vérité de ce qu’il dit ; c’est – notion paradoxale – la vérité de sa forme), alors je me suis dit : aimer la littérature, c’est, au moment où on lit, dissiper toute espèce de doute sur son présent, son actualité, son immédiateté ; en lisant Pascal, j’ai dissipé toute espèce de doute sur l’actualité ou la non-actualité de Pascal, c’est-à-dire que je croyais, je voyais en lisant Pascal que Pascal était un homme vivant qui parlait, comme si son corps était à côté de moi dans l’avion, et qu’il était à ce moment-là beaucoup plus actuel que Khomeiny ou Bokassa ; c’est Pascal qui était vivant parce que c’est Pascal qui avait peur de la Mort, et qu’il s’en étonnait jusqu’au vertige, et que cette peur était absolument vivante trois ou quatre siècles plus tard. Donc trouver actuel et vivant ce qu’on lit, c’est trouver que ces mots anciens (que je lisais dans Pascal, par exemple « Misère de l’homme », ou « Concupiscence », etc.) exprimaient parfaitement les choses présentes qui étaient en moi, et en un sens, c’était ne pas sentir le besoin d’un autre langage. Il y a là tout d’un coup une sorte de miracle de la littérature qui fait que l’on n’a pas besoin d’un autre langage que celui de la littérature. Et il faudrait peut-être se servir de ces réflexions pour distinguer entre deux notions : le présent serait une notion distincte de l’actuel ; le présent est vivant tandis que l’actuel peut n’être qu’un bruit, quelque chose qui n’est pas vivant.

Signes de désuétude

Ce sentiment que la littérature, comme Force Active, comme Mythe vivant, est, non pas en crise (ce qui est une formulation trop facile et vide), mais peut-être plus sérieusement en train de mourir (parce que finalement, être en crise, c’est toujours un signe de vie : le monde est toujours en crise et il continue toujours à vivre, mais peut-être que la littérature a dépassé l’état de crise pour entrer dans son dépérissement). Et de ce dépérissement, il y a peut-être quelques signes, parmi d’autres, que je vais vous proposer, des signes de désuétude (ou d’essoufflement) ; naturellement ces signes sont très subjectifs. On peut les contester. Ils sont surtout très rudimentaires ; ils n’ont aucune dimension dialectique et je reconnais que c’est très subjectif, c’est un simple dossier à compléter ; ce sont quelques points d’enquête.

ENSEIGNEMENT

Premièrement, premier signe, il faudrait avant toute chose faire le point, sérieusement, sur la situation de l’enseignement de la littérature aujourd’hui, l’école primaire et secondaire (plus que l’université finalement) étant le lieu où se formaient à la fois l’amour de la littérature et sa mythologie, c’est-à-dire à la fois son respect et son ridicule. L’école a toujours développé un mythe, disons, ambivalent de la littérature qui est effectivement un mythe de respect, d’amour de la valeur qu’elle représente et, en même temps, la possibilité de la mettre sous sa forme scolaire en ridicule ; et de cette ambivalence, on trouve d’ailleurs une trace dans Proust, car toute l’œuvre de Proust est, disons, une apologie de la littérature, de la chose écrite, des écrivains passés qu’il connaissait, qu’il aimait, mais en même temps, vous vous rappelez qu’il y a une des jeunes filles en fleurs, Gisèle, qui, sur Racine rencontrant Euripide aux Enfers doit imaginer le dialogue de ces deux grands écrivains, et je vous renvoie à cette dissertation merveilleuse qui est une charge sur l’école mais qui suppose en même temps un amour de la littérature3. Or, sur ce problème de l’enseignement de la littérature, je suis incompétent : je ne peux témoigner ni de l’attitude des professeurs ni de celle des élèves parce que j’ai fait très peu d’enseignement secondaire (un an ou deux, c’était au début de la guerre et donc l’enseignement était encore complètement immergé dans d’anciennes valeurs, je ne peux pas témoigner avec ma propre compétence), et il faudrait interroger des professeurs d’aujourd’hui ; je suppose que sur l’attitude des élèves sur la littérature et de manière plus générale sur le livre, le diagnostic, d’après ce que j’entends, ne serait pas très brillant. C’est un dossier évidemment très complexe.

1) Parce que l’image de la littérature dans un pays comme le nôtre est finalement tributaire très directement de données politiques (économiques et sociales). Vous savez qu’il y a actuellement dans l’enseignement un énorme recul des « lettres », des Humanités, voulu par le Pouvoir, par le gouvernement, au profit de métiers plus « techniques » (au profit d’une technocratie) avec ces signes que vous connaissez bien : le malthusianisme des postes d’enseignement, le chômage universitaire, etc. Et si on voulait prolonger ces données politiques par une sorte d’enquête idéologique ou mythologique, il faudrait étudier l’évolution, probablement la dégradation de la Figure du Professeur de lettres, il faut penser à ce qu’étaient, par exemple, pour un homme, un adolescent comme Proust au lycée Condorcet, vers 1885, les rapports de confiance, d’amour, d’amicalité, d’affection, de respect, qu’il avait pour ses professeurs de lettres. Il suffit de lire sa biographie pour voir cela ; alors, je ne sais pas si maintenant les élèves ont un type de rapport avec leurs professeurs de lettres, c’est une question à poser ; en tout cas, si la mythologie du professeur de lettres est moins positive qu’autrefois, il est évident que cela fait de ce métier un métier très dur parce que c’est un métier qui est mal payé et qui n’est plus soutenu par des compensations d’ordre imaginaire. Donc premier point, interroger l’enseignement de la littérature dans les lycées, les collèges, à l’école.

2) Sur le scolaire, je complète un petit peu. La littérature à l’école s’empoisse dans l’image mauvaise du scolaire lui-même parce que le « scolaire » comme pratique est passé à l’état d’Image Mauvaise et il y a un malheur idéologique maintenant de l’écriture littéraire (l’écriture proprement littéraire est en mauvaise passe). Elle est compromise à la fois : premièrement dans ce qu’on imagine être ou ce qu’on imagine avoir été la propriété de la classe dominante ; elle est entraînée dans l’avenir même dévalorisant imaginairement de la bourgeoisie ; deuxièmement, cette écriture littéraire est entraînée dans la dévalorisation générale attachée au passé ; troisièmement, elle est discréditée à travers le mythe, qui prévaut chez certains, que la pratique de la forme est une activité sophistiquée et « décadente » ; enfin, l’écriture littéraire est compromise dans le fait que la survie de la littérature est prise en charge par des académismes, en général. D’où des attaques contre cette écriture littéraire qui viennent parfois de l’intelligentsia elle-même ; c’est par exemple le cas de Foucault qui demande qu’on « lève enfin la souveraineté du signifiant » ou qu’on « tienne à l’écart les vieilles méthodes académiques de l’analyse textuelle et toutes les notions qui dérivent du prestige monotone et scolaire de l’écriture4 ». Il y a donc un rejet « moderniste » du « style » comme une valeur purement scolaire. Et vous trouvez évidemment des signes de ce rejet, des signes prémonitoires chez un écrivain comme Céline, pas seulement dans son style d’ailleurs, qui est magnifique (le paradoxe c’est qu’il a créé un style aussi beau que tous les styles littéraires et qui est un style littéraire), mais vous le trouvez dans ces déclarations pleines d’ironie à l’égard de ce qu’il appelle le style de bachot5, la phrase française de Voltaire, Renan, et France (à quoi j’ajouterai : mais si j’ai, moi, le goût pervers de ces styles, qu’est-ce que je vais faire ? Je vais être réprimé, ma perversion va être réprimée).

LEADERSHIP

Une autre modification évidente et un autre signe de désuétude – mais je ne fais que dessiner la case du dossier, comme toujours –, c’est, me semble-t-il, la disparition des leaderships littéraires ; pendant plusieurs siècles, en tout cas pendant deux cents ans au moins, la littérature française a été une grande structure hiérarchisée de figures, de figures majeures, de figures mineures, d’écoles, de courants, etc. ; et en un sens, pendant tout ce temps-là, tout intellectuel (« engagé » – on ne parlait pas encore d’intellectuels, c’est un mot, disons, qui date du point de vue lexicologique de l’affaire Dreyfus, c’est un mot appliqué par la droite aux dreyfusards intellectuels) était consubstantiellement un Écrivain, alors que maintenant la plupart des écrivains sont des professeurs et il y a des professeurs qui ne sont pas écrivains. L’Écrivain était une figure mythique de la société et il cristallisait les « valeurs » de cette société. Encore entre les deux guerres c’est-à-dire dans le temps où moi j’ai été adolescent et où donc j’ai eu un contact neuf et frais avec la littérature, il y a eu de grands leaders littéraires : Mauriac, Malraux, Claudel, Gide, Valéry, on ne sait pas s’il y en avait d’autres mais en tout cas il y avait ceux-là. Et ces grands leaders ont disparu naturellement, les pauvres, peu à peu, et ils n’ont pas été remplacés : le dernier qui ait disparu, c’est Malraux ; il reste Aragon et je crois d’ailleurs que ça fait partie du phénomène du mythe Aragon d’être, en plus de bien d’autres éléments, l’un des « grands écrivains » de la littérature. Cette mutation devrait être observée et analysée au niveau d’un homme qui est absolument charnière entre le leadership et sa destruction, et qui a par là même une valeur significative extrêmement intense, et cet homme charnière, c’est Sartre, car Sartre a fonctionné et peut-être fonctionne encore maintenant comme une figure sans doute du grand intellectuel mais aussi du grand écrivain, parce qu’il a écrit des pièces de théâtre, des romans, et que l’écriture de ses essais est une écriture littéraire, et en même temps c’est celui qui a dégonflé le mythe de l’écrivain, c’est-à-dire du Monsieur écrivain. Donc il a été à la fois une dernière incarnation du mythe et en même temps un destructeur de ce mythe. On pourrait résumer cette déshérence du leadership littéraire pour la France, d’une façon un peu grossière et dérisoire, en disant que, à première vue, peut-être l’avenir me donnera un démenti, je n’en sais rien, il n’y a plus, en France, de « Nobélisables », c’est-à-dire des gens qui soient susceptibles de recevoir le prix Nobel de littérature. J’espère être démenti mais je ne vois pas très bien comment actuellement cela pourrait se présenter, et ça, c’est un signe, évidemment, sociohistorique6.

« ŒUVRE »

Troisième remarque sur la désuétude : je dirai que ce cours, ici, qui va se terminer, a été si essentiellement « archaïque », comme le désir dont j’ai parlé, que son objet, en un sens, n’a plus cours dans les lettres : à savoir la notion d’Œuvre. Le mot « Œuvre » est un mot déjà anachronique. On dirait que ceux qui écrivent produisent et veulent produire des livres, mais qu’il n’y a plus, ou presque plus, cette intentionnalité typique de l’Œuvre comme monument personnel, objet fou d’investissement total, comme cosmos personnel, comme pierre construite par l’écrivain le long de l’histoire (d’où, encore une fois et quoi qu’on en pense par ailleurs, le caractère exceptionnel, et finalement probablement anachronique quand le livre paraîtra, parce qu’il n’est pas encore paru, du Paradis de Sollers. Ce livre en tout cas s’annonce et se déclare comme véritablement une Œuvre, et pas un livre.) La raison ? (En fait, avec ce genre de phénomènes, on ne sait jamais s’il s’agit de traces, d’indices ou de causes.) C’est sans doute ceci : l’écrit n’est plus la mise en scène d’une Valeur ou d’une Force active ; il n’est plus ou est mal rattaché à un système, à une doctrine, à une foi, à une éthique, à une philosophie, à une culture. L’écrit se produit dans une coulée idéologique (du monde) sans cran d’arrêt ; or l’Œuvre (et l’Écriture qui en est la médiation), c’est précisément un cran d’arrêt, c’est ce qui arrête la roue libre ; la roue libre du stéréotype ou la roue libre de la Folie ; quand vous recevez le tout venant de la littérature, semaine après semaine, envoyé par les éditeurs, vous avez cette impression de roue libre précisément, c’est-à-dire d’un mouvement d’alimentation de l’édition et du livre qui se produit sans cran d’arrêt et probablement, on pourrait dire que cette absence de cran d’arrêt est un signe de nihilisme. Et l’Œuvre disparaît parce que l’œuvre était toujours, quelle que soit sa philosophie, non nihiliste (Nietzsche définissait le nihilisme comme ce moment où les valeurs supérieures se déprécient ; or, comme actuellement les valeurs supérieures se déprécient, flotte dans notre monde un certain nihilisme7).

RHÉTORIQUE

Quatrième indice de désuétude : l’Écrire n’est plus l’objet d’une Pédagogie (au sens très vaste du terme et je distingue ceci de l’enseignement de la littérature dont j’ai parlé) :

a) Comme vous le savez, il n’y a plus de Rhétorique, c’est-à-dire d’art enseignable (de Téchnè) de parler, d’écrire, en vue de certains effets : le langage n’est plus conçu comme un dispositif systématique d’effets. Je n’insiste pas sur la Mort institutionnelle de la Rhétorique qui a eu lieu à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Moi-même quand j’étais en classe de 1re A, c’est-à-dire de latin grec au lycée Louis-Legrand, ma classe, la classe de 1re lettres s’appelait encore la classe de rhétorique. Or, ça a complètement disparu et je ne veux pas insister là-dessus puisque j’ai fait l’un de mes premiers séminaires à l’EHESS en 1965-19668 sur la rhétorique et j’ai parlé de tous ces problèmes. La Rhétorique a disparu, ne s’enseigne plus ; elle a été remplacée semble-t-il par une chose assez horrible qu’on appelle les « techniques d’expression » (quelle idéologie !), c’est-à-dire les contractions de textes, les résumés, les writings, etc. Or, bien entendu, il y avait un lien étroit entre l’enseignement rhétorique et l’écriture des écrivains dont j’ai parlé. Même si la Rhétorique dans son enseignement au XIXe siècle paraît aujourd’hui comme quelque chose de ridicule et de répressif et de mesquin, elle alimentait une sorte de conception de l’écriture, qui nourrissait le style des grands écrivains. Il ne faut pas oublier que Flaubert est quelqu’un qui a fait pendant toute son adolescence de la rhétorique. Au XIXe siècle, l’enseignement était dominé par l’idée qu’il existait un art d’écrire et qu’enseigner consistait à enseigner l’art d’écrire. Ensuite il y a eu mutation du mot d’ordre et on a dit que l’école devait enseigner l’art de lire, le mot d’ordre de l’école primaire et secondaire : savoir lire les textes, avoir un pouvoir de lecture orientée, critique, voilà ce que l’on faisait dans les lycées et plus du tout savoir écrire, ça a disparu de la finalité de l’enseignement.

b) Une forme supérieure de cette Pédagogie (ou de cette Psychagogie) de l’Écrire se trouvait, non plus au niveau des institutions, des enseignements mais dans l’intercommunication des écrivains entre eux sur les problèmes de la Pratique d’écriture. Il y avait au fond une rhétorique inter pares (entre gens égaux) qui s’exprimait dans les correspondances d’écrivains qui sont très importantes (Flaubert, Kafka, Proust), et aussi, dans les conseils donnés d’un aîné à un plus jeune : c’est le thème des « conseils » qu’il faudrait reprendre ; il faudrait rappeler le très beau texte de Rilke, Lettres à un jeune poète9. Or il semble que ces « conseils » ont disparu : il n’y a plus de « transmission » du problème de l’écrire ou de l’art de l’écrire entre écrivains. Et j’ai trouvé dans le manuscrit d’un ami qui est d’ailleurs là dans la salle10 cette déclaration de Cortazar (déclaration très actuelle de Cortazar mais qui sonne comme une déclaration finalement très anachronique, car c’est un conseil d’écrivain que donne Cortazar) qui écrit : « Je conseillerais à un jeune écrivain qui a des difficultés pour écrire – si c’est amical de donner des conseils – qu’il arrête un certain temps d’écrire pour lui-même et qu’il fasse des traductions, qu’il traduise de la bonne littérature, et un jour il se rendra compte qu’il peut écrire avec une aisance qu’il ne possédait pas auparavant » (Conversationes con Cortazar, Edhasa, 1978).

c) La forme « essentielle » du Conseil à l’Écrivain concerne finalement moins la pratique que la Volonté même d’Écrire, c’est-à-dire que le cadet pose à son aîné cette question à laquelle il demande qu’on réponde : « Est-ce que je dois écrire ? Est-ce que je dois continuer d’écrire ? » Et tous répondent (Flaubert, Kafka, Rilke) la même chose : ils disent que ce n’est pas une question de don, de talent, mais de survie ; écrivez, s’il est sûr qu’en n’écrivant pas, vous dépéririez ; si c’est une question pour vous de vie ou de mort d’écrire, alors vous répondez vous-même que vous devez écrire indépendamment des problèmes de talent (c’est peut-être ça qu’on appelait la vocation). Par exemple, Flaubert (en 1858, il a trente-sept ans) dit à un certain M. X… : « Je voudrais vous écrire une très longue lettre relativement à votre résolution d’être tout à fait un homme de lettres […] Si vous vous sentez un irrésistible besoin d’écrire, et que vous ayez un tempérament d’Hercule, vous avez bien fait. Sinon, non ! Je connais le métier. Il n’est pas doux11 ! », etc. Le « Conseil » consiste donc à renvoyer l’autre à son désir, ou mieux encore, à la connaissance de son Désir ; or il est toujours difficile de connaître son désir ; c’est sans doute une des choses les plus difficiles au monde ; beaucoup d’êtres se débattent dans l’intention d’écrire et n’y arrivent pas (c’est-à-dire ont à l’égard de l’écriture une pratique essentiellement velléitaire) ; c’est peut-être simplement qu’au fond ils n’en ont pas vraiment le désir ; il ne faut pas dire automatiquement à quelqu’un qui vous répète sans cesse qu’il veut écrire et qui vous demande qu’on l’aide à écrire : écrivez, mais oui écrivez ! Vous êtes fait pour ça, écrivez. Ça n’est pas du tout sûr. Il est très possible que le Désir d’Écrire soit un faux désir qui en masque un autre, inconnu du sujet lui-même ; car vouloir écrire peut très bien n’être qu’un symptôme déplaçable. Mais bien entendu cela, seul le sujet lui-même peut le savoir et le donneur de Conseil s’arrête en général devant la blessure narcissique qu’il sait devoir donner à l’autre s’il lui disait : N’écrivez pas ou Cela n’en vaut pas la peine. Peut-être qu’il se trouve des écrivains qui ont le courage de dire à quelqu’un n’écrivez pas. Malgré la clarté apparente de ce que j’ai dit là, j’avoue avoir beaucoup de mal à avoir ce courage. De toute manière, s’il est difficile de dire à quelqu’un n’écrivez pas, c’est que l’Agraphisme (le fait de ne pas écrire) n’a pas bonne réputation. Mais Socrate ? Oui, il y a eu Socrate, mais Socrate avait son Télos (son envie d’écrire) détourné en la personne de Platon.

Pour clore ceci : d’après mon expérience, aujourd’hui, je dirai qu’il n’y a plus aucune demande, adressée à celui qui a écrit de la part de gens disons plus jeunes de conseils pratiques ; c’est-à-dire qu’on ne vous demande plus des conseils pratiques, qui concernent la pratique d’écriture ; mais il y a toujours une forte demande de reconnaissance par l’écriture. Ce qui est changé, la désuétude, porte non pas forcément sur le Désir d’Écrire, mais sur la perte du sentiment que l’écriture est liée à un travail. Je crois que ça c’est vrai. Je crois que ce qui s’est perdu c’est le sentiment que l’écriture est liée à un travail, par exemple à une pédagogie, ou même à une autopédagogie, et à une initiation. C’est-à-dire que la pulsion (d’écrire) se manifeste dans une sorte d’innocence irréaliste et que celui qui veut écrire en général refuse de penser la Médiation. Il est là, il veut écrire et il refuse de penser la médiation ; car cette médiation, quelle est-elle ? Eh bien, c’est le travail. Vouloir-Écrire ça veut dire vouloir travailler. Et le travail n’est pas à la mode !

HÉROÏSME

Cinquième remarque, j’ai parlé de la disparition des leaders littéraires ; le leader, c’est encore une notion sociale. C’est une figure dans l’organisation de la Culture. Mais dans la communauté des écrivains (dont j’esquisse ici la mise en question, pour ne pas dire le dépérissement), il y a un autre mot qui s’impose à la place de leader, moins social, plus mythique : le héros. C’est, par exemple, lorsque Baudelaire dit à propos de Poe : « l’un des plus grands héros littéraires12 ». Et effectivement, c’est cette Figure – ou cette Force – du Héros littéraire qui aujourd’hui se dévitalise.

Vous pouvez penser à Mallarmé, à Kafka, à Flaubert, à Proust même (au Proust de la Recherche du temps perdu), et demander ce qu’est « l’héroïsme » ? Ils vous répondront finalement ce qu’était l’héroïsme littéraire.

1) Une sorte d’exclusivité absolue accordée à la littérature : une sorte de monomanie, d’idée fixe, mais aussi, une transcendance qui pose la littérature comme le terme plein d’une alternative avec le monde : la littérature est Tout et elle est le Tout du monde ; voilà ce que doit penser le héros littéraire. Il y a des déclarations radicales et consciemment, philosophiquement radicales, de Mallarmé à ce sujet : « Oui, que la littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout » ; et dans une des premières interviews littéraires qui ait existé (malheureusement pas la dernière) à Jules Huret (Revue blanche, 1891) : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre13. » Et, d’une façon plus existentielle, enfin moins doctrinale mais plus déchirante, Kafka (dans une lettre à Felice Bauer, en 1912) dit : « S’il m’est arrivé d’être heureux autrement que par la littérature et ce qui y était lié (je ne sais pas au juste si le cas s’est produit), alors justement j’étais incapable d’écrire, si bien que les choses à peine mises en train basculaient immédiatement, car ma nostalgie de la littérature l’emporte sur tout14.»

2) L’Héroïsme littéraire, c’était aussi l’attachement intraitable à une Pratique, c’est-à-dire la revendication, contre le monde, d’une autonomie, d’une solitude ; et cela, paradoxalement, à partir d’une imitation (imitation selon la littérature, imitation selon l’Auteur aimé), et c’est à partir de cette imitation, dont j’ai parlé tout à fait au début du cours au mois de décembre, que le héros doit reconquérir ce que Husserl appelle un refus d’hériter (qui est un « dogmatisme15 ») : voir à ce sujet Nietzsche : « À cette époque [premier festival de Bayreuth, vers 1876], mon instinct résolut irrévocablement d’en finir avec cette habitude de céder, de faire-comme-tout-le-monde, de me-prendre-pour-un-autre16. » Je résolus donc d’en finir avec cette habitude de me prendre pour un autre. La dialectique de l’écrire littéraire, c’est qu’on commence par se prendre pour un autre en imitant un écrivain et ensuite on cesse de se prendre pour cet écrivain.

3) Le troisième attribut de l’Héroïsme, c’est évidemment la solitude : apprendre la littérature, c’est apprendre à être seul, jusqu’à la malédiction, c’est-à-dire jusqu’à la réprobation ironique du monde. Et encore Kafka, quand il commence à écrire vers 1897-1898 : il raconte qu’un dimanche après-midi, il est à Prague, il est chez lui dans sa famille et il écrit quelque chose, une sorte de bout de nouvelle, un texte sur deux frères (l’un est en Amérique, l’autre est en prison, etc.) ; un de ses oncles lit le texte de Kafka qu’il vient d’écrire devant la famille, situation horrible, parce que, à ce moment-là, l’oncle dit aux autres membres de la famille : « le fatras habituel » et Kafka commente : « Je restai assis, certes, et continuai à me pencher comme avant sur ma feuille apparemment inutilisable, mais en fait, j’étais chassé de la société d’un seul coup, le jugement de l’oncle se répéta en moi avec une signification déjà presque réelle et j’acquis, au sein du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord17. »

Alors, un tel « Héroïsme », pour en finir avec l’héroïsme, que j’ai décrit au passé, existe-t-il aujourd’hui ? Peut-être, sans doute même, mais ce qui est sûr, c’est que la littérature elle-même (ou disons prudemment ce qui s’écrit) n’en porte plus trace, témoignage. Je dirai que le seul et dernier témoin de cet « Héroïsme », dans tous les sens que j’ai essayé de dire, me paraît être Blanchot. Mais peut-être précisément aussi cet Héroïsme est-il appelé à être aujourd’hui clandestin, un peu comme l’est Blanchot, comme l’a toujours été Blanchot, un homme qui a écrit des choses merveilleuses et importantes mais qui n’a jamais livré une parcelle de sa personne au public : il n’y a pas de photographies de Blanchot, il n’y a pas d’émissions, d’interviews de Blanchot, à peine sait-on où il habite, je dirai avec toute l’admiration que j’ai pour lui, à peine sait-on s’il vit encore. C’est donc une clandestinité absolue. Et peut-être que c’est ça maintenant le héros littéraire. C’est quelqu’un de tellement clandestin que personne au monde ne peut plus en parler. Et donc c’est là un Héroïsme qui évidemment n’a plus aucune des arrogances de l’Héroïsme social (qui est un héroïsme souvent militaire ou même militant) : c’est un Héroïsme, s’il existe, qui ne paie pas de mine, car il est traversé de douleurs, de difficultés, de plaintes, au point – et c’est là la désuétude – que la société ne le reconnaît même plus, c’est-à-dire ne l’identifie plus et ne reconnaît plus sa valeur, son droit à être assumé. La littérature aujourd’hui : cela me fait penser au final de la symphonie de Haydn, Les Adieux : les instruments s’en vont l’un après l’autre ; et tout à fait à la fin restent deux violons (ils continuent à jouer à la tierce) ; ils restent mais ils soufflent leur bougie c’est-à-dire qu’ils sont héroïques et chantants18 si j’ose dire ou héroïques et jouants. C’est un peu ça peut-être la littérature.

 

Je vais m’arrêter maintenant, parce qu’il faut que je revoie un petit peu le cours de ce que j’ai à dire. Alors nous reprenons à onze heures trente si vous voulez bien.

L’écrivain exilé

À partir de ces quelques signes de Désuétude – c’est ainsi du moins que je les vis –, je (ce moi qui veut écrire une Œuvre) tresse continûment avec mon travail, ma pratique d’écriture, un sentiment de séparation d’avec – en gros – le monde, le présent, en tant que Théâtre de l’Histoire. La troisième épreuve que je décris maintenant est le fantôme d’un certain Exil. Je conçois, je projette, je travaille, mais je dois le faire, immergé, si je puis dire, dans une sorte de « biosphère » intellectuelle dont je sens, ou je crois, qu’elle n’est pas homogène à mon travail et à mon désir. Cet « Exil », bien sûr, n’est pas net : il résulte d’une sorte de front de questions que je me pose et que je vais me poser avec vous, c’est-à-dire moi qui veux faire une Œuvre, qui ai décidé de tout lui sacrifier, je me demande, c’est la question que je pose, elle prend place : dans quelle Histoire ? dans quelle Société ? et dans quelle Langue ? Je vais donner quelques touches sur ces trois interrogations.

QUELLE HISTOIRE ?

Alors, d’abord, dans quelle Histoire est-ce que l’œuvre que je veux faire prend place ? À mon sens, il y a ici deux problèmes.

Le premier, c’est un problème classique de la théorie de la littérature : comment l’écrivain « représente-t-il » (entre guillemets parce que le mot représentation est très discuté), ou « exprime-t-il » l’Histoire (c’est-à-dire son présent en tant qu’il le veut intelligible) ? C’est un problème, je dirais, esthétique et ce serait évidemment un tout autre sujet de cours, relevant d’une théorie historique de la littérature – ce qui n’est pas mon propos, qui a été jusqu’à présent existentiel, et non pas esthétique. Je peux indiquer seulement ceci : une mise en garde contre l’idée sublime que les Grandes Œuvres du passé ont exprimé ou exprimaient la Grande Histoire par ses grands côtés. Cela peut arriver. C’est par exemple le projet même de Guerre et Paix de Tolstoï, qui est un vaste poème historique, une épopée de la société russe à l’époque napoléonienne. Mais très souvent, de grandes œuvres n’ont avec l’Histoire qu’un rapport marginal, secondaire, indirect, parcellaire et, je dirais, miniaturisé, paradoxalement : est-ce que vous pouvez imaginer un écrivain plus historique, c’est-à-dire plus engagé dans l’histoire de son temps, que Dante ? Pourtant, si vous lisez L’Enfer, vous allez trouver quoi ? Pas du tout la Grande Histoire ! Vous allez trouver, très présentes, très vivaces, des querelles de petites bandes, de familles de quelques villes ou même de bourgades qui entouraient Florence ; mais bien sûr ces petites querelles se retrouvent dans la Transcendance absolue du Mal. C’est récupéré à un autre niveau de l’œuvre. Donc ce sont les modes de la représentation qu’il faudrait étudier et les ruses du rapport entre l’œuvre et la Grande Histoire, c’est-à-dire pas seulement poser la détermination d’un rapport, mais repérer les ruses de ce rapport : homologie, parcellisation, miniaturisation, médiation par des concepts intermédiaires, etc. Mais encore une fois, ce n’est pas notre sujet.

Le second problème, qui est plus proche d’une existentialité de l’écrivain (et non d’une technique esthétique), ça serait le suivant : qu’est-ce qui, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans mon Histoire, dans l’Histoire que je vis, vient me mobiliser ? Comment est-ce que mon existence structure mon Histoire et l’articule, de telle sorte que cette articulation infléchisse mon Œuvre, ou mieux encore, mon rapport à l’Œuvre ? Par exemple (car je ne fais que dessiner la case d’un « dossier »), si nous prenons un écrivain qui a un rapport existentiel très fort à son Histoire et son temps, et qui est Chateaubriand (donc pas du tout l’auteur éthéré et scolaire de René ou d’Atala, mais un écrivain qui a été farouchement « engagé », je dirais, engagé plus que Sartre et Malraux réunis), nous voyons qu’il y a une sorte d’oscillation entre deux postulations.

La première, c’est de dire : « Je suis viscéralement exclu de mon contemporain, je suis rejeté, par toutes mes fibres, de l’Histoire qui se fait, je suis renvoyé passionnément, désespérément, à l’Histoire abolie, à l’Histoire Passée. Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel ; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs. » Et je cite Chateaubriand, parce que c’est très beau quand il dit (c’est en 1833, c’est-à-dire au début de l’installation complète du pouvoir de la bourgeoisie, du pouvoir politique et économique de la bourgeoisie en France) : « La France n’a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers [ce sont les Albigeois, en 1209], devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré19. » Ce « passéisme » a ici toute l’ambivalence d’une passion, c’est-à-dire d’une jouissance et d’une culpabilité. Ce passéisme absolu, cette passion du passé, pourrait s’appeler aussi plaisamment « polycarpisme ». Pourquoi ? Je dis ça prudemment bien sûr parce que Flaubert, qui ne supportait pas son temps (et pourtant, quoi de plus « historique » que Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale ?), voulait prendre pour patron un certain saint Polycarpe, car saint Polycarpe – je ne sais pas du tout quand il a vécu ni ce qu’il a fait, pourquoi il est devenu saint – était paraît-il toujours indigné et il répétait sans cesse : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Dans quel siècle m’avez-vous fait naître20 ? » On pourrait, à chaque fois que l’on dit « Mon dieu, mon dieu… », appeler ce sentiment du polycarpisme. Il y a cette première postulation : j’aime passionnément le passé, je suis exclu de mon présent, et deuxièmement un entêtement, je dirais, grandiose et passionné chez Chateaubriand, à dire et à sentir qu’on n’est pas là mais aussi qu’on est là, c’est-à-dire qu’on est au fond à la jointure même du monde nouveau : le champ qu’on occupe, c’est théoriquement le champ d’une jointure, et cette jointure est pensée, en somme, comme la chose à écrire. C’est la jointure qui doit être écrite. Reste à savoir, à décider, à désigner la fracture du monde, de l’Histoire, que vous avez vécue, que vous vivez profondément, d’une façon vivante et totale. Pour Chateaubriand, c’était relativement facile ; parce que la ligne de partage des eaux a été un événement historique absolument grandiose qui a été la Révolution française (il avait exactement l’âge de Bonaparte, ils sont nés tous les deux en 1768, Chateaubriand est mort en 1848 et donc c’est la Révolution française qui a séparé sa vie, en tout cas son existence, son existentiel en deux histoires21). Chateaubriand avait vingt-cinq ans en 1793 qui est la vraie date charnière de la Révolution et pas 1789 bien sûr, la prise de la Bastille est un événement en fait assez anodin, Chateaubriand s’est trouvé à la jointure et c’est cette jointure qu’il a finalement décrite ou qu’il a plutôt écrite. Cette position chronologique permet à Chateaubriand, dans la « Préface testamentaire » des Mémoires d’outre-tombe, d’annoncer sa Biographie comme confluence de l’Ancien et du Nouveau : « Je représenterais […] les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions [notamment, puisque légitimiste et réformiste]. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles22. »

On pourrait se demander si toute vie d’écrivain a elle aussi sa fracture historique. Peu importe le jugement que l’on porte sur l’Histoire, mais si à un certain moment cet écrivain a eu le sentiment pendant sa vie que l’Histoire se cassait en deux. Bien sûr il faut faire cette interrogation d’une façon souple et il ne s’agit pas seulement des ruptures proprement politiques, ni des ruptures de régime, il y a aussi des ruptures et des mutations de sensibilité qui, même si elles ne sont pas suivies de transformations politiques, peuvent avoir une importance très grande, un retentissement très grand dans l’existentialité d’un écrivain. Par exemple, pour un écrivain comme Proust, il y a eu une rupture historique décisive qui n’a pas correspondu du tout à un changement de régime en France, ça a été, vous le savez, l’affaire Dreyfus ; là on peut dire que c’était vraiment une fracture historique qui a d’ailleurs cassé l’intelligentsia de l’époque et les écrivains aussi, en deux temps. Pour moi, je ne sais pas très bien mais je crois pouvoir dire que s’il y a une fracture historique, à moins qu’il y en ait une nouvelle qui arrive dans les années à venir, ça n’a pas été la guerre de 1940 mais plutôt Mai 68 ; c’est Mai 68 qui m’a posé des problèmes ; des problèmes tels que je ne puisse pas imaginer d’écrire sans en tenir compte ; c’est là qu’il y a eu une mutation de sensibilité dans ma vie, parce que créativement, l’important, c’est, surgis de l’Histoire, la nécessité, l’angoisse et aussi le travail actif de s’adapter. L’Histoire est toujours une adaptation incessante. On a devant soi une tâche d’adaptation, à n’importe quel âge que ce soit. Ce n’est pas seulement le Jeune ou le tout jeune qui doit s’adapter, biologiquement, mais c’est aussi le Vieux ou celui qui avance en âge. À tout instant, il faut s’adapter existentiellement, et si l’on joint cette tâche à celle d’écrire, vous trouvez, je crois, une certaine formule chimique de l’Œuvre comme chose à faire : c’est une formule difficile, vertigineuse, car c’est un sujet lui-même changeant qui doit s’adapter au changement ; et c’est un problème un peu einsteinien : le monde et moi nous changeons en même temps mais sans qu’il y ait un repère qui, de droit, ou de nature, étalonne la justesse du changement. Quand je dis par exemple, à un certain âge, « Ceci ne me plaît pas », je ne sais pas si c’est le monde ou moi qui a changé ? Je ne sais pas de qui me plaindre ? Est-ce que je dois me plaindre du monde ou est-ce que je dois me plaindre de moi ?

QUELLE SOCIÉTÉ ?

Deuxième question, dans quelle Société est-ce que mon œuvre, l’œuvre que j’écris, doit prendre place ? Répondre à cette question impliquerait bien entendu un travail de sociologie profonde que je ne veux pas faire parce que je ne saurais pas le faire et puis parce que, en un sens, ça a déjà été fait.

En effet, on a une théorie, la théorie la plus « sociale » de la littérature, pour la modernité qui est à l’intérieur du discours marxiste, celle de Lukács reprise par Goldmann23 ; et c’est une théorie qui s’est exercée, vous le savez, à propos du Roman, la thèse lukacsienne et goldmannienne, étant que pour le grand romancier occidental, il y a conflit et incompatibilité entre deux notions : l’être et le devenir ; le personnage romanesque (Julien Sorel, par exemple, chez Stendhal) se souvient sans le savoir d’un état mythique de l’humanité où les individus vivent en harmonie avec le monde ; et le héros romanesque, selon cette théorie, s’efforce de retrouver cette harmonie perdue dans un monde moderne qui est travaillé et altéré, déchiré par les lois du capitalisme moderne (disons du capitalisme naissant dans Don Quichotte de Cervantes, ou du capitalisme régnant dans Anna Karénine, par exemple, de Tolstoï), capitalisme qui désunit les hommes. Donc pour cette thèse, le roman se définit comme un mode d’écriture qui a pour mission de mettre en opposition, de mettre en scène si vous voulez, un univers de valeurs (amour, justice, liberté) avec un système social déterminé par des lois économiques, et logiquement, dans ce conflit, le héros doit succomber (c’est effectivement ce qui se passe le plus souvent et c’est en tout cas ce qui arrive à Julien Sorel). Mais souvent aussi, disent Lukács et Goldmann, le roman est le déroulement d’un compromis entre des valeurs irréalisables et une histoire sociale inacceptable. Le Héros romanesque est victime de l’antagonisme entre une histoire réelle et une éthique vraie (tout ceci, pour ne rien vous cacher, est tiré de l’Encyclopaedia Universalis mais cela me paraît très bien dit et très clair24).

Ce schéma est effectivement assez convaincant, par sa fermeté et aussi sa force dialectique, qui est absente des premières systématisations culturelles du marxisme de style plekhanovien25. Mais, malgré tout, ce schéma pose encore beaucoup de questions, et notamment celle-ci, qui est notre question : les romans actuels, il semble que l’on ait affaire à une poussière de romans mais qu’on ne rencontre (même si c’est une idée, une illusion) pas de « grand roman », l’idée même de « grand roman » semble être absente de la production actuelle, c’est-à-dire que les romans ne semblent plus être le dépôt d’aucune intention de valeur, d’aucun projet, ou d’aucune passion éthique ; et pour autant que je puisse en juger, ils sont plutôt autant d’expressions parcellaires de situations, de contestations particulières : il y a dépérissement ou suspension de l’éthique vraie et, en ce sens, la situation des romans (je ne dis pas du roman mais des romans), sauf exceptions, serait une situation régressive dans la mesure où il n’y a pas, semble-t-il, de Transcendance romanesque. Or, ces romans, tout de même, existent, adviennent dans une société où le capitalisme continue, je parle pour l’Occident, et où le monde réel dénie, c’est évident, les rêves d’harmonie. On devrait donc retrouver dans le monde actuel, si le schéma de Lukács et Goldmann est vrai, la formule romanesque que j’ai décrite grâce à l’Encyclopedia. Moi, j’ai l’impression qu’on ne retrouve pas cette formule : il faut une autre analyse. Alors là il y a un problème et je crois (encore une fois il s’agit de ce que j’appellerai un « propos de conversation », il ne faut pas trop me contester là-dessus parce que je reculerais immédiatement) que le nœud de complexisation est le suivant, et je vais faire trois remarques.

a) Politiquement, à l’intérieur même d’une réflexion marxiste, il y a semble-t-il (je pense en tout cas) un grand Refoulé et pas seulement dans les considérations sur la littérature, partout, car la vulgate marxiste continue à mettre toujours en conflit la Bourgeoisie et le Prolétariat ; mais elle refoule, systématiquement la Petite Bourgeoisie. Où est-elle ? Dans le vocabulaire poétique, la bourgeoisie se désigne, le prolétariat se désigne encore, sous le nom collectif de travailleur, mais la Petite Bourgeoisie ne se désigne pas. Elle est refoulée. Sa domination en tout cas est refoulée. Alors, où est-elle, cette Petite Bourgeoisie ? Que fait-elle ? Comment et sur quoi agit-elle ? Je crois qu’elle est très présente. En tout cas, Marx avait été très clair là-dessus et il avait désigné à un certain moment le rôle pivotal de la Petite Bourgeoisie dans l’histoire des sociétés modernes, à propos de la Révolution de 1848, en expliquant très bien que cette Révolution a connu deux phases, une phase ascendante et une phase descendante26. Et la Révolution a été triomphante dans la première phase qui a été une phase d’alliance de la Petite Bourgeoisie et du Prolétariat (c’est-à-dire la Révolution de 1848 jusqu’en mars), et puis cette Révolution a échoué, elle est entrée dans une phase régressive avec tout à fait au bout la dictature de Napoléon III pour finir, la Révolution a capoté quand cette Petite Bourgeoisie a fait volte-face, s’est retournée et a fait alliance avec la Bourgeoisie (au moment des journées de juin 1848), consommant ainsi l’écrasement du prolétariat isolé27. C’est un schéma peut-être très simple mais chaque fois que j’y repense, que je le relis, je suis toujours emporté, peut-être d’une façon un peu imaginaire, par sa clarté, car j’ai toujours l’impression qu’effectivement c’est la désunion du « prolétariat », même si on met des guillemets, et de la Petite Bourgeoisie (PS) qui coûte sans cesse à la gauche sa victoire et que tant qu’il n’y a pas alliance entre le prolétariat et la Petite Bourgeoisie, la gauche n’a pas de chance. Donc la Petite Bourgeoisie me paraît être un refoulé du discours politique.

b) Or, ceci est très important pour la littérature. Pourquoi ? Parce que l’écrivain a un statut social ambigu, qui était précisément au XIXe siècle et qui est je crois encore maintenant intermédiaire entre le Bourgeois et le Petit Bourgeois. Prenez Flaubert : vous savez qu’il fulmine sans cesse contre le Bourgeois, mais ce qu’il vise en fait, c’est l’esthétique ou l’éthique, ou le discours petit-bourgeois. En fait, le bourgeois chez Flaubert, c’est le petit-bourgeois. Je pense éthique et esthétique. C’est en fait la montée historique de la Petite Bourgeoisie qui angoisse et asphyxie le bourgeois Flaubert. Et notre histoire française (et sans doute européenne) actuelle est marquée par cette montée, par cet épanouissement de la Petite Bourgeoisie dans la culture (par une voie d’irrigation foudroyante qui sont les médias, je pense que les médias, les mass media sont en fait au pouvoir de la Petite Bourgeoisie, enfin au pouvoir discursif, au pouvoir de discourir, le discours est entre les mains de la Petite Bourgeoisie et il suffit vraiment d’ouvrir trois secondes un poste de radio pour en être convaincu mais cela serait le sujet d’un autre cours peut-être moins idyllique que celui-ci), dont, visiblement, le capitalisme au sens le plus strict et économique du mot prend en main les intérêts en charge, les intérêts culturels en somme. Ceci explique le cri de Flaubert que je vais rapporter, cri qu’il pourrait pousser aussi vigoureusement, face à la politique culturelle et enseignante du Pouvoir d’aujourd’hui ; en 1872 (à cinquante et un ans), il écrit à Tourguenieff : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire [c’est-à-dire en tant que pur bourgeois isolé de la montée petite-bourgeoise] ; mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler. Il ne s’agit pas de politique mais de l’état mental de la France [nous dirions : l’idéologie]. Avez-vous vu la circulaire de Simon [ministre de l’Instruction publique] contenant une réforme de l’instruction publique ? Le paragraphe destiné aux exercices corporels est plus long que celui qui concerne la littérature française. Voilà un petit symptôme significatif28. »

c) De Flaubert à maintenant, la littérature a pu continuer d’agir mais à titre d’histoire de la littérature. Je pense ici à ce que disait Kafka à propos de la littérature des petites nations (il pensait à la Bohême de son temps, et moi, je pense qu’on peut dire que maintenant la France est une petite nation et donc on peut appliquer à la France des réflexions que Kafka faisait à peu de choses près sur la Bohême). Il disait que la littérature continuait à créer en enregistrant les écrivains morts : « Leur action incontestable sur le passé et le présent devient quelque chose de si réel qu’elle peut être substituée à leurs œuvres. On parle de leurs œuvres et l’on pense à leur action ; même en lisant celles-ci, c’est encore celle-là qu’on voit […] L’histoire littéraire se présente comme un bloc immuable, digne de confiance, que le goût du jour ne peut pas endommager beaucoup29. » Ce que je pense, c’est que ce bloc en France n’est plus immuable et que la crise de la littérature a commencé, comme je l’ai dit d’ailleurs à la première heure de cette séance, par une crise de l’histoire de la littérature et que le « goût du jour » n’est même plus à l’histoire de la littérature, et il y a donc une angoisse d’abandon.

d) Ce qu’il faut peut-être retenir, pour conclure cette vue sur le rapport actuel de la littérature et de la société, c’est ceci, qu’il faut dire, je crois très franchement, avec des mots très simples et très anciens : la littérature n’est plus soutenue par les classes riches. Qui soutient la littérature ? Vous, moi, c’est-à-dire des gens sans revenus : nous sommes retirés de la « bourgeoisie » (si elle existe encore) par absence de tout pouvoir économique (ni vous ni moi n’avons aucun pouvoir économique), mais en même temps, nous ne sommes pas tout à fait intégrés à la Petite Bourgeoisie, à la nouvelle classe qui cherche le pouvoir, parce que son éthique, son esthétique ne nous suffisent pas et suscitent en nous un regard critique ; au fond, aujourd’hui la littérature est soutenue par une clientèle de déclassés ; nous sommes donc tous qui aimons la littérature des exilés sociaux et nous emportons la littérature dans le maigre bagage de cet exil.

C’est parce que l’écrivain est un Déclassé que précisément, par compensation, il se pose, avec énergie, et parfois même avec hystérie, le problème de l’Engagement : puisque « Le monde m’a “sorti” (comme on dit dans le jargon de classe : sortez-le), je veux à tout prix y rentrer », et c’est l’engagement. Et parce que je suis une sorte de laissé-pour-compte du Réel, je ne puis m’en faire reconnaître qu’au prix évidemment d’une certaine oblation. Je laisse à deviner bien sûr combien est morale l’activité d’engagement des écrivains et des intellectuels aujourd’hui ; les signes de cette moralité sont innombrables : signatures, déclarations, interdits, etc. Vous le savez, il y a d’ailleurs un essoufflement, une crise de l’intellectualité, parce que précisément ces signes deviennent un peu exsangues et non vitalisés. Je veux dire qu’il y a un lien de constitution entre la séparation réelle de l’écrivain et son engagement : c’est dans la mesure où l’écrivain n’est plus adéquat qu’il adhère. Il n’est plus adéquat, donc par compensation, il adhère. Et Chateaubriand, parce que c’est tout de même l’homme qui a pensé en grand tous ces problèmes avec des formules très belles (dans la « Préface testamentaire » des Mémoires d’outre-tombe), fait remarquer qu’au Moyen Âge il y avait adéquation entre la vie et l’œuvre (il suffit en effet de rappeler l’imbrication stupéfiante de la vie et de l’œuvre chez Dante – personne aujourd’hui n’est à la portée de cette incandescence) : « mais à compter de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque30 ». D’où à mon sens l’espèce d’éréthisme (j’explique pour ceux qui ont la paresse des dictionnaires, cela veut dire « excitation violente d’une passion »), donc l’éréthisme d’engagement de l’écrivain actuel ; chaque fois qu’il ne répond pas à une sollicitation d’engagement, et il y en a à peu près une à chaque courrier, il risque l’angoisse, il croit courir le risque de manquer le coche du Réel et de rester seul sur la plage où tout le monde s’embarque, ou sur une autre planète solitaire (Sirius, évidemment). Voilà donc pour « dans quelle société peut prendre place mon œuvre ? ».

QUELLE LANGUE ?

Troisième interrogation : dans quelle langue est-ce que cette œuvre va prendre place ? Je dirai que tout repose, de ce point de vue, sur un paradoxe, ou du moins une contradiction entre deux natures (ou deux postulations) de ce qu’on pourrait appeler la langue d’écriture – la langue littéraire étant jusqu’à aujourd’hui nécessairement écrite : c’est la définition de la littérature de ne pas être orale ; ce que l’on appelle les « littératures orales » ne fait pas partie des classes de lettres, c’est renvoyé aux folklores, à l’ethnologie, aux marges lointaines. Remarquez ça peut changer, il peut très bien y avoir un écrivain qui décide, et c’est je crois l’un des aspects du projet de Sollers, de faire passer Paradis31 du statut de langue écrite au statut de langue orale puisqu’il en a déjà enregistré sur cassette des morceaux qu’il a lus lui-même, Sollers est quelqu’un qui pense certainement au problème de l’oralité, de la mutation vers l’oralité. Mais jusqu’à présent la langue littéraire est une langue écrite.

Le premier statut obligatoire de la langue d’écriture, c’est qu’elle est native ; c’est-à-dire qu’elle appartient, comme une sous-catégorie, à la langue maternelle du sujet (réservons le cas tout de même exceptionnel des écrivains qui font une Œuvre dans une langue autre que leur langue maternelle ; ça existe : des gens comme Conrad, ou Beckett ou Cioran, mais ce sont des cas qui restent très exceptionnels). Ce caractère natif et maternel de la langue d’écriture fait, je crois, ce que j’appellerai l’« essence pathétique » de la langue ; la langue maternelle (remarquez que l’on ne dit pas la langue « paternelle »), c’est celle qui a été apprise dans le cercle de la mère ; en un sens, c’est donc la langue des Femmes ; c’est la langue transmise, la langue héréditaire, qui se réfère, je crois, inconsciemment, à un Matriarcat. J’ai déjà expliqué que dans mon cas c’est un peu particulier : comme j’ai perdu mon père à l’autre guerre, très tôt, j’avais à peine quelques mois, je n’avais même pas un an, j’ai été évidemment élevé, en tout cas linguistiquement, dans un cercle de femmes et donc j’ai appris la langue par des femmes qui étaient ma mère, ma grand-mère paternelle et ma tante, mes deux grands-mères comme je l’ai dit dans un livre – les hommes de la famille parlant peu, mon grand-père se taisant32. C’est là qu’il y a l’indice d’un certain pathétique (au bon sens du mot) et je dirai que ce pathos de la langue native est pour moi si important que je supporte mal personnellement les œuvres traduites, si grandes soient-elles et si bien traduites soient-elles ; par exemple Kafka, qui a été admirablement traduit par une amie, Marthe Robert, c’est tout de même parfois – et ça, ça ne dépend pas d’elle –, scripturalement, un petit peu ingrat ; et le critère, c’est que ça ne fait pas plaisir à recopier. Tandis que recopier du Chateaubriand, ça fait très plaisir.

Deuxième statut de la langue d’écriture, c’est une langue apprise, non plus par automatisme enfantin, mais par pédagogie, éducation : à l’École (le système éducatif de l’Antiquité opposait très bien la langue des « Nourrices » et la langue des Pédagogues : grammaticus, on voit très bien cela dans cet auteur admirable qu’est Quintilien33). En fait, on apprend le Classique (j’emploie ce mot dans un sens très extensif : toute langue littéraire) ou, du moins, on apprenait, j’ai appris le Classique exactement comme on apprend l’anglais (j’ai mieux appris le classique que l’anglais d’ailleurs, même si je ne sais pas bien le classique, malgré tout je peux communiquer plus de choses en classique qu’en anglais).

Le caractère ambivalent de la langue d’écriture, c’est qu’elle est à la fois une langue du dehors et une langue du dedans, c’est-à-dire à la fois une langue héréditaire et cependant à chaque fois self made, spontanée, construite : particulière et universelle, dans la mesure où l’on est persuadé que cette langue de groupe (on sait bien que la langue littéraire est une langue de groupe) détient une essentialité. Mallarmé avait la vague idée (pour lui-même) – une idée qu’il a énoncée avec beaucoup d’ironie en souriant, bien sûr, mais avec un grain de vérité probablement dans cette ironie – d’une noblesse héréditaire (il avait eu des ancêtres qui avaient écrit et ça, ça le confortait beaucoup) : il sentait au fond la langue écrite comme héréditaire, qu’il y avait une filiation des lettres34. Dans la langue d’écriture, il y a plusieurs temps qui s’inscrivent (et donc, il faut le dire tout de suite : plusieurs morts possibles).

Par exemple, premièrement, la langue native du sujet vieillit – d’autant plus que c’est toujours la langue de classe d’origine des parents – dans la vie du sujet à un rythme qui est difficilement repérable parce que l’usure est quotidienne ; je sens très bien en ce qui me concerne qu’il y a des mots de mon langage parlé (mais pas de mon langage écrit), des mots familiers, qui me viennent de mon enfance et dont, tout d’un coup, je découvre qu’ils étonnent un peu mes interlocuteurs plus jeunes ; certaines œuvres littéraires, dans la restitution des dialogues de personnages, font état de ces légers décalages (par exemple Balzac manie ça très bien et Proust aussi) : il y a des légers vertiges qui viennent par la langue, il faudrait « étudier » subtilement ces vertiges de langue dans la communication.

Deuxièmement, la langue apprise, à savoir le classique, vieillit plus violemment, ou en tout cas elle est rejetée plus violemment qu’une autre langue, parce qu’elle se démode et entraîne celui qui lui reste fidèle dans la solitude du démodé (le démodé est spontanément douloureux, à moins d’être récupéré artificiellement par le rétro ou le kitsch) ; par exemple, on dirait que certains mots ne peuvent plus concerner la génération nouvelle : quel « jeune » par exemple entendra-t-on dire qu’il est « triste » ? Où entendrait-on aujourd’hui l’expression pascalienne : « Misère de l’homme » ? (Et pourtant le contenu n’a cessé de persister et l’expression reste simple et juste.) Il y a une Déchirure irrémédiable du Temps, et cette Déchirure est inscrite dans la langue.

Pour un sujet (écrivain) qui a une propension à vivre intensément et à penser le Temps, la Déchirure de la Langue comme Déchirure du Temps peut prendre l’allure grandiose et déchirante d’une Apocalypse de la langue. Imaginez une apocalypse de la langue française, de la langue littéraire, de la langue écrite et là je vais encore citer Chateaubriand, car il l’a dit magnifiquement, c’est-à-dire exagérément, d’abord à propos de la disparition des langues amérindiennes (l’iroquois, par exemple). Je cite : d’abord cet introït funèbre qui est magnifique : « Un poète prussien [on ne sait jamais où Chateaubriand va chercher ses innombrables exemples, c’est absolument incroyable, il a toujours un exemple inconnu et merveilleux sous la main], au banquet de l’ordre teutonique, chanta en vieux prussien, vers l’an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit et on lui donna, pour récompense, cent noix vides. » Et ensuite ceci, qui est grandiose et dérisoire : « Des peuplades de l’Orénoque n’existent plus ; il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d’Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes [entendez : le français classique], débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois dira, du haut d’un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs : “Agréez les accents d’une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours.” Soyez donc Bossuet [qui est le prototype de l’écriture classique], pour qu’en dernier résultat, votre chef-d’œuvre survive, dans la mémoire d’un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes35 ! » L’oiseau, corbeau ou perroquet, ce n’est pas si métaphorique, ou à peine parce qu’on m’a raconté cette histoire, mais je ne sais pas si c’est une histoire vraie, je ne crois pas mais enfin peu importe, c’est une anecdote : une vieille dame, il n’y a pas tellement longtemps, avait hérité d’un perroquet (et, vous savez, les perroquets vivent extrêmement longtemps, dit-on, jusqu’à deux ou trois siècles), et il disait toute la journée : « Le Rouè, c’est Mouè ! » Il avait appris à parler sous Louis XIV. Le perroquet, c’est effectivement le précurseur du magnétophone. C’est peut-être par le perroquet que l’on pourrait avoir, qu’on aurait pu avoir des traces scientifiques de prononciation ancienne. Alors, la littérature, c’est la langue, c’est une certaine langue et un écrivain, raisonnablement, s’il réfléchit un peu, doit penser son éternité, ou du moins sa vie posthume, sa survie posthume, sa postérité, non pas en termes de contenu ou d’esthétique (car ceux-ci peuvent être repris, en spirale, par des modes ultérieures), mais en termes de langue. Un écrivain lucide, s’il lui arrive de penser « est-ce que je serai lu plus tard, quand je serai mort ? », ne doit pas penser ça en termes de contenu, d’idées, parce que ça, c’est des modes, ça passe, ça revient, on ne sait jamais ce qui va se passer, mais ce qui est sûr, c’est qu’il doit penser ce problème-là en termes de langue. Il doit se demander « est-ce que la langue que je parle subsistera plus tard ? ». Et, en général, le diagnostic est sévère, car non seulement la langue n’est pas éternelle, mais encore son dépérissement est irréversible ; nous pouvons très bien actuellement revitaliser d’une façon authentique des thèmes, des idées forces, disons en gros du Moyen Âge français, nous pouvons très bien faire ça. Il peut y avoir une relance du Moyen Âge, il paraît qu’il y a actuellement une relance du mysticisme, il y a toujours des relances, ça serait possible. Mais malgré tout jamais, jamais plus, nous ne parlerons, vous et moi, la langue française du Moyen Âge, ça c’est fini. Je me rappelle qu’un peu après la guerre, il y avait des émissions très intéressantes à la radio, où Queneau, qui s’intéressait beaucoup à ces problèmes-là, avait fait une émission où un acteur lisait du français avec la prononciation du Moyen Âge et c’était très beau et en plus très saisissant parce qu’on était là devant un état totalement inconnu d’une langue qui est tout de même la nôtre. Donc c’est la langue qu’il faut interroger et non pas les contenus, parce que si Racine passe un jour (et c’est déjà peut-être un peu fait), ce n’est pas parce que sa description de la passion est ou sera périmée, je crois qu’elle ne l’est pas du tout, mais parce que sa langue sera aussi morte que le latin pour l’Église conciliaire. Aussi, j’admire beaucoup la prudence et l’intelligence de Flaubert (en 1872, à cinquante et un ans) : « car j’écris […] non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra36 ». Ça, c’est très beau. Ce n’est pas seulement beau, c’est très intelligent, c’est très prudent.

Je voudrais noter avec amusement que cette pensée elle-même, « tant que la langue vivra », est déjà sans écho, elle est déjà caduque, moi qui la trouve si belle et si vivante, qui m’en enchante, eh bien je crois qu’elle est archaïque, qu’elle est déjà sans écho et que sa forme « tant que la langue vivra » (ce serait un titre admirable de livre) n’est plus perçue comme admirablement simple et impressive, et j’avais fait de cette phrase le titre d’une petite chronique du Nouvel Observateur, mais cela n’a rencontré absolument aucune espèce d’écho. Je le dis parce que dans ces chroniques plus anciennes, il y a un an – comment dire les choses –, je n’attendais pas du tout qu’il y ait des échos à chaque fois, mais sur certains points j’ai toujours ressenti comme significatif qu’il n’y en ait pas et je crois que j’ai raison. Quand on écrit dans un journal il faut qu’il y ait des échos, non pas systématiquement, mais sur certains points, sinon ce n’est pas la peine d’écrire, dans un journal bien entendu. Si on veut écrire sans échos, il faut écrire des livres.

La langue (j’emploie ce mot au sens complexe, mais, je crois, précis, de « discours originé dans une langue, elle-même originée dans le langage », c’est-à-dire en fait au sens saussurien : la « langue » moins la « parole »), donc la langue c’est un espace-temps, et par conséquent les divisions synchroniques, selon les clivages de l’espace social (la synchronie renvoie à l’espace social : la langue qui est parlée par tous les membres d’une nation à un certain moment), sont intriquées dans les divisions du Temps historique (dépérissements, survivances, regrets, etc.) et c’est pour ça que c’est compliqué d’étudier une langue ou l’état d’un langage. Il est donc acceptable de placer dans « la Douleur du Temps » la division de la langue française. Et je dirai que pour simplifier nous aurions trois langues françaises.

Premièrement, la langue française parlée, ou plutôt conversationnelle, car il existe une langue parlée qui n’est pas conversationnelle, qui est codée rhétoriquement (sans être pour autant écrite), la langue des politiciens, la langue des professeurs et la langue de la radio, de la télévision, etc., c’est une langue parlée, qui n’est pas écrite mais qui n’est pas une langue conversationnelle. Cette langue conversationnelle est interlocutoire (c’en est la marque définitionnelle) : sans doute il y a de nombreuses sous-variétés, qui d’ailleurs ne sont pas répertoriées, puisque, comme vous le savez, à ma connaissance il n’existe pas une description linguistique du français parlé (et c’est très regrettable). Je ne parlerai pas de cette langue conversationnelle, parce que ça ne fait pas partie du cours. Je dirai simplement ceci, qui me frappe toujours, dans la vie courante, c’est la possibilité théorique et méthodique, de considérer la langue conversationnelle du point de vue de la vie courante, c’est-à-dire le fait que bien souvent le sujet français semble lutter, terriblement, avec sa langue, avec sa nullité, avec l’aphasie ; et chez bien des Français, l’usage de la langue française semble difficile, douloureux, rugueux ; en fonction, bien sûr, du degré de culture et aussi de la régionalisation (par rapport au français de l’École) ; et par exemple dans « mon » village, un village, comme vous le savez, de l’extrême Sud-Ouest, à la limite du Pays basque et du Béarn, j’entends souvent des sujets (par exemple le jardinier, le cantonnier) et, à Paris même, chez le concierge, qui s’expriment d’une façon terriblement embarrassée, rauque, non fluente, lente, sporadique, cherchant sans résultat la forme de la langue ; on dirait dans ces cas-là que le français est pour eux une sorte de seconde langue mal apprise (comme pour moi précisément quand je parle anglais) – mais là le drame c’est qu’on ne sait pas quelle est la première langue ? quel est le patois virtuel qui est derrière cette difficulté à parler français ? J’ai constaté par exemple, toujours dans ce village, que le jeune coiffeur chez qui j’aime beaucoup aller pour ces raisons-là, qui doit avoir dans les vingt-cinq ans, qui succède à son père et qui pourtant, lui, a fait ses études de coiffure à Tarbes, qui est donc sorti du village, avait en fait toujours deux langues selon la façon d’aborder le sujet. Par exemple je l’ai interrogé, l’été dernier, sur les risques qu’il y avait (enfin c’est une conversation très privée) d’aller à Saint-Sébastien puisqu’il y avait des actes semi-terroristes d’agressions contre les touristes français : j’ai constaté que sur les risques eux-mêmes, il y avait une incertitude, une langue embarrassée, rocailleuse, laconique, une difficulté à parler le français ; mais sur le terrorisme basque ou antibasque en Euskadi Nord (comme on dit maintenant), la langue se dénouait, c’était une autre langue qui apparaissait, une langue assez fluente, et pourquoi ? Mon interprétation est la suivante : c’est parce que sur les risques que je pouvais avoir moi d’aller à Saint-Sébastien, il était obligé d’inventer, il n’avait pas de réponse toute faite, il ne savait pas ce qu’il fallait répondre et donc il n’avait pas de langue à sa disposition, mais sur le terrorisme, il avait à sa disposition des stéréotypes et à ce moment-là il pouvait parler. Ces stéréotypes d’ailleurs n’étaient pas du tout ceux de la presse : étant du pays il avait des stéréotypes en quelque sorte plus vivants, plus parlés et c’étaient des informations radio et des ragots de gendarmes du coin à qui il avait coupé les cheveux (expliquer toujours l’histoire par les très petits côtés : un Basque assassiné à Saint-Jean-de-Luz, pas du tout par terrorisme, c’était une affaire de proxénétisme, enfin, peu importe, il y avait toute une conversation très facile, parce que là il avait des stéréotypes ou des rumeurs à « langagifier » si je puis dire). Autrement dit, pour donner une issue méthodologique à cette anecdote, je dirai qu’une bonne linguistique, c’est-à-dire une linguistique fine, ne dissocierait pas la langue du discours ! Voilà le grand problème de méthodologie, c’est de ne pas dissocier la langue du discours. Et maintenant tout y conduit puisqu’on ne veut plus, c’est un progrès énorme, dissocier l’énoncé de l’énonciation ; en d’autres termes, une vraie linguistique ne pourrait plus dissocier la langue du discours. Parler avec une langue fluide, souveraine, c’est avoir accès non pas au trésor de la langue des linguistes, mais au trésor des stéréotypes ; parler couramment c’est avoir accès aux trésors des stéréotypes, car le stéréotype n’est pas seulement un fait idéologique, c’est un fait absolument linguistique.

 

Et bien à samedi prochain, la fin de ce cours.


1.

Voir infra, p. 540.

2.

Il s’agit d’une part de Francesco Piperno, membre des Brigades rouges ayant participé à l’enlèvement d’Aldo Moro, réfugié au Canada et dont le gouvernement italien réclamait l’extradition, et d’autre part de Pierre Goldman, militant d’extrême gauche ayant basculé dans le banditisme, écrivain et auteur notamment de Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (Paris, Seuil, 1975), qui avait été assassiné le 20 septembre par des activistes d’extrême droite au nom de l’honneur de la police. La lettre de Félix Guattari a paru dans Libération du 10 octobre 1979.

3.

Gisèle, l’une des amies d’Albertine, relate son épreuve de composition française au certificat d’études. Le sujet, « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie », et son traitement par la jeune fille donnent au Narrateur l’occasion de quelques commentaires ironiques sur l’enseignement de la littérature. Voir À la recherche du temps perdu, t. II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (2partie), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 264 sq.

4.

Citations extraites de la présentation par Michel Foucault des pièces du dossier d’instruction de Pierre Rivière (parricide condamné en 1835). Introduisant ces documents, Foucault précise que « la loi de leur existence et de leur cohérence n’est ni celle d’une œuvre, ni celle d’un texte » et exige à ce titre la création d’instruments discursifs nouveaux. Voir Michel Foucault, « Présentation », in Moi, Pierre Rivière…, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1973 ; coll. « Folio », p. 18.

5.

Ces formules sont fréquentes chez Céline, par exemple : « Alors on dit : les romans de Céline, c’est agaçant, c’est crispant, etc. parce que ce n’est pas dans le style de bachot, dans le style admis […] », « Ma grande attaque contre le verbe » (1957), Le Style contre les idées : Rabelais, Zola, Sartre et les autres, Bruxelles, éditions Complexe, 1987, p. 66.

6.

Depuis, Claude Simon (1985), J. M. G. Le Clézio (2008) et Patrick Modiano (2014) ont obtenu le prix Nobel de littérature.

7.

Voir notamment dans L’Antéchrist, fragment 6, Œuvres complètes, t. VIII, op. cit., p. 163-164.

8.

Roland Barthes renvoie ici au séminaire intitulé « Recherches sur la rhétorique » qu’il anima deux ans de suite à l’École des hautes études en sciences sociales (1964-1965 et 1965-1966). Voir présentation du séminaire dans l’annuaire de l’EHESS, OC, t. 2, op. cit., p. 747-749 et p. 875.

9.

Briefe an einem Jungen Dichter (1929).

10.

Ce manuscrit, communiqué par Thierry Leguay en 1979 à Roland Barthes dont il était l’un des proches étudiants, a été publié quelques années plus tard sous le titre La Petite Fabrique de littérature, Paris, Magnard, 1984. La traduction de la citation de Cortazar est de Thierry Leguay.

11.

Gustave Flaubert, lettre à M. X…, avril 1858, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 200-201.

12.

Charles Baudelaire, « Edgar Poe, sa vie, ses œuvres », in Écrits sur la littérature, Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche classique », 2005, p. 269.

13.

Stéphane Mallarmé, « Réponse à une enquête sur l’évolution littéraire », entretien avec Jules Huret pour La Revue blanche, qui s’achève par ces mots fameux : « Au fond, voyez-vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre » (Œuvres complètes, op. cit., p. 872). Barthes se réfère ici à Marcelin Pleynet, Lautréamont, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967, notamment p. 5, et à l’introduction du livre de Scherer sur Mallarmé, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. XV.

14.

Cité par Klaus Wagenbach, Kafka, op. cit., p. 100.

15.

Roland Barthes cite ici Jean-François Lyotard, La Phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? » [1954], 1976, p. 4. Le thème husserlien apparaît déjà dans Sur Racine, OC, t. 2, op. cit., p. 96-97.

16.

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, op. cit., p. 299.

17.

Franz Kafka, Journal, 19 janvier 1911, op. cit., p. 33.

18.

Symphonie nº 45, Les Adieux, de Joseph Haydn. En 1772, le compositeur avait innové en achevant sa symphonie par un adagio et non par un mouvement vif. On dit que Haydn avait écrit cette pièce pour faire entendre au prince Esterhazy le désir de ses musiciens d’être libérés d’un engagement qui les éloignait de leur famille depuis de trop longs mois : les instruments se sont tus les uns après les autres et chaque musicien a soufflé sa bougie avant de quitter la scène.

19.

François-René de Chateaubriand, « Préface testamentaire », in Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 1045.

20.

Saint Polycarpe, évêque de Smyrne, martyrisé en 167 et dont Flaubert découvrit la devise au bas d’une vieille gravure dénichée sur les quais. Ayant décidé d’en faire son saint patron, Flaubert le cite volontiers dans sa correspondance. Il écrit notamment : « Le moindre contact me déchire. Je suis plus que jamais irascible, intolérant, insociable, exagéré, Saint-Polycarpien… Ce n’est pas à mon âge qu’on se corrige ! » (lettre à sa nièce Caroline, 2 décembre 1873, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 260).

21.

En réalité, Napoléon Bonaparte est né le 15 août 1769.

22.

François-René de Chateaubriand, « Préface testamentaire », in Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 1046.

23.

Voir notamment György Lukács, La Théorie du roman (1916), traduction de Jean Clairvoye, Paris, Denoël, 1968, et Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

24.

Voir l’article « Roman » de l’Encyclopaedia Universalis (section « Roman et société ») rédigé par Michel Zéraffa.

25.

Gueorgui Plekhanov (1856-1918), brillant théoricien du matérialisme historique, a introduit le marxisme en Russie dans les années 1880.

26.

Karl Marx, Les Luttes des classes en France. 1848-1850, publié par Engels en 1895.

27.

Ibid., Paris, Éd. Sociales, 1974, p. 71-112. Voir aussi Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Éd. Sociales, 1984, p. 69-81.

28.

Gustave Flaubert, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 254.

29.

Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911, op. cit., p. 181.

30.

François-René de Chateaubriand, « Préface testamentaire », in Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 1046.

31.

Philippe Sollers, Paradis, Paris, Seuil, 1978. Roland Barthes disait : « C’est une écriture qui retrouve la grande unité romantique de la musique, de la scansion, du rythme profond de la langue dite », entretien pour Wunderblock, 1977 (OC, t. 5, op. cit., p. 384).

32.

Barthes fait allusion à son grand-père maternel, le grand explorateur L.-G. Binger (1856-1936).

33.

Quintilien (c. 30-100), célèbre rhéteur et maître de rhétorique sous Vespasien et Domitien ; voir notamment L’Institution oratoire, livre 1, chapitre 1, intitulé « Des précautions que réclame l’enfant dans les commencements de son éducation. Des nourrices et des précepteurs ».

34.

Barthes se réfère ici à « l’autobiographie » très ironique dans sa célèbre lettre à Paul Verlaine du 16 novembre 1885 (La Musique et les lettres), Œuvres complètes, op. cit., p. 661-665.

35.

Pour ces deux citations, voir François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 250.

36.

Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 4 décembre 1872, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 255. Roland Barthes a intitulé l’une de ses chroniques publiées dans Le Nouvel Observateur : « Tant que la langue vivra » (1979) (OC, t. 5, op. cit., p. 643).