C’est le dernier séminaire du trimestre et de l’année, et le prochain cours aura donc lieu le samedi 5 janvier.
J’étais en train d’expliquer qu’en face du Vouloir-Écrire, il y avait un Vouloir Non-Écrire auquel j’ai donné le nom général d’oisiveté et j’ai établi des sortes de strates plus ou moins approfondies dans ce désir d’oisiveté. Je crois que j’ai terminé sur une citation de Nietzsche concernant ce qu’il appelle le fatalisme russe, c’est-à-dire le soldat qui se couche dans la neige et ne bouge plus. Pour en terminer avec cette oisiveté, je voudrais vous faire part de deux ou trois sentiments ou tentatives ou tentations personnelles pour faire comprendre comment l’homme qui veut écrire, au sein du plus farouche et du plus tenace Désir d’Écrire, peut sentir passer tout de même l’autre désir, qui est le désir du Rien Faire (du non-agir, du rien faire, du wou-wei). C’est-à-dire que, pour que je comprenne moi-même cela, il me faut faire état de choses que j’ai ressenties en moi-même, avec toujours cette distinction à laquelle je tiens entre l’intime et le privé, donc il s’agit ici de l’intime et non pas du privé. Ces réflexions personnelles sur l’oisiveté ou le non-agir ou le désir d’oisiveté comprennent les éléments suivants :
1) D’abord, la constatation, très menue, presque insignifiante mais très répétée, qu’il faut toujours lutter, dans la vie, chose banale, mais j’ajoute qu’il faut lutter (c’est cela que je veux pointer) pour les petites choses, pour les plus petites choses (les grands conflits, on ne parle que de ça) ; c’est fou le nombre de petits efforts, de menus efforts qui sont imposés par la vie dans une journée des plus ordinaires et on peut ressentir cette pression, cette répétition du petit effort jusqu’à l’intolérance : par exemple pour parquer une auto, il faut lutter ; pour trouver une place au restaurant, il faut lutter ; pour sortir son portefeuille de la poche-revolver où il se bloque par ses coins, il faut lutter ; pour boutonner un bouton, il faut lutter. Et si je donne tous ces détails c’est que vous pouvez prendre l’envers (ou l’endroit disons) de ces luttes et vous aurez une civilisation proprement idyllique – et non plus héroïque –, une civilisation idyllique c’est-à-dire soit absolument aristocratique, soit absolument « ascétique », une civilisation, pour reprendre mes exemples, sans autos, sans boutons (on n’aurait que des robes, tout le monde porterait des robes, rien que des robes mais des robes non boutonnées, c’est une erreur de croire que la robe soit un symbole de féminité, vous savez très bien qu’il y a des civilisations entières, historiquement et anthropologiquement plus de la moitié de l’humanité, pour lesquelles les hommes s’habillent avec des robes), sans portefeuilles, sans poches et sans revolvers bien entendu ! C’est-à-dire une civilisation du glissement ? où tout « glisserait » ? Et relève du même ordre la sensation que j’ai eue tel matin d’été à Paris au mois d’août, en regardant les pages à venir de mon agenda et en éprouvant un sentiment d’euphorie profonde, un sentiment d’aise, de libération, je dirais presque de jubilation, le sentiment d’une vérité de vie, parce que, à ce moment-là, ces pages d’agenda étaient rigoureusement vides : pas un rendez-vous, pas une tâche extérieure, et c’était vraiment le wou-wei inespéré.
2) Deuxième remarque, ce wou-wei est naturellement absolument insocial ; c’est-à-dire qu’on ne peut pas le faire entendre, ou plus prosaïquement : il ne peut pas servir de raison ou d’excuse pour ne pas faire les choses ; une jambe cassée (j’ai déjà parlé de ce problème des excuses, à d’autres cours) est valable pour refuser une invitation, mais pas le désir de wou-wei. Vous ne pouvez pas dire à quelqu’un qui vous invite que vous êtes pris du désir du wou-wei. Ce n’est pas possible. Et justement, encore une fois, dans le village où nous avons une maison, cet été, j’ai reçu une invitation à dîner et je me suis senti absolument piégé, parce que, à ce moment-là, je n’avais absolument aucune excuse à ma disposition, on savait que, dans ce village, je ne suis « pris » par aucun autre rendez-vous, aucune obligation. Et je dois dire que j’ai bafouillé et que je n’ai pas su comment expliquer, sans blesser, que précisément mon désir était d’être comme un tas, comme je l’ai dit, un tas qui ne bouge pas, un tas qui s’affaisse (on m’a suggéré à la sortie du cours la dernière fois que mieux encore que l’image du tas, ce serait l’image de la flaque, eh bien oui, comme une flaque peut-être), et donc le désir de m’incruster, dans la maison ou dans la campagne ; et d’être, de la sorte, une essence d’inactivité. Mais vous imaginez bien que ce serait du plus haut comique si au téléphone on répondait : « Non, je ne viendrai pas à votre aimable invitation parce que je suis une essence d’inactivité. » Disons que le désir à ce moment-là est d’être soustrait à cette chose qui selon cette philosophie me terrifie toujours, le type d’êtres qui me terrifient le plus et qui sont ce que j’appellerai les êtres à initiatives. Et l’ennemi même du wou-wei, c’est effectivement l’initiative.
Ce sentiment, pour continuer sur ces semi-confidences, a pris un soir du même été une forme « romantique » en moi (parce qu’il s’est trouvé précisément lié à la « Nature » au sens le plus banalement romantique du mot). En effet, c’était le 14 juillet dernier, et après le dîner, nous avons fait un tour en auto dans la campagne proche de la maison. Nous nous sommes arrêtés sur un chemin de hauteur, qui va seulement à une ferme (entre Urt et Bardos), et nous sommes descendus. Il faisait encore jour, et nous avons été à ce moment-là entourés d’un paysage vallonné, qui monte d’un côté vers l’Adour, qui est un fleuve extrêmement beau au moins pendant trente kilomètres à partir de l’embouchure, un fleuve admirable qui n’a pourtant jamais reçu aucune dignité littéraire à ma connaissance et c’est dommage, donc d’un côté l’Adour qui est un fleuve très large à cet endroit, et de l’autre, vers les Pyrénées, un paysage vallonné puisque les Pyrénées commencent à s’esquisser au fond vers l’Espagne ; et l’air ce soir-là était absolument paisible, et même inerte : il n’y avait pas un bruit, il y avait juste quelques fermes blanches et brunes piquées au loin sur les collines, à la façon basque (mais sans le terrorisme !), et il y avait une odeur de foin coupé. Voilà quel était le moment ! Et là, je dirai que j’ai croisé les bras, et j’ai regardé. Mais ce n’était pas pour dire (je dis que j’ai croisé les bras parce que je fais allusion à un geste célèbre d’un personnage de Balzac), comme Rastignac à la fin du Père Goriot devant Paris : « À nous deux ! », qui est le mot même de l’initiative et du non-wou-wei. C’était au contraire pour indiquer par ce geste que je vivais une sorte de point zéro du Désir ; et que tout était en moi aussi étale que le paysage.
Encore une remarque, ou si vous voulez deux remarques toujours sur cette oisiveté, ce wou-wei.
3) Une remarque moins « romantique » que celle que je viens de donner, parce que plus urbaine et moins campagnarde : ce que j’appellerai d’un mot un peu pompeux, un peu exagéré bien sûr, « le fantasme du 15 août à Paris » : le 15 août est une Journée Vide, et par là même je le considère comme une Fête du Vide, une fête de la Déshérence, d’une ville qui tombe pendant vingt-quatre heures en complète déshérence c’est-à-dire qui n’appartient à personne, qui n’appartient à aucun héritage ; c’est, vous le savez, le sommet de l’été social, de ce que l’on pourrait appeler l’été social (qui ne coïncide pas toujours avec l’été climatique) ; et on sait très bien que le lendemain du 15 août, ça va redescendre (vers la socialité, vers la grégarité) ; mais ce jour-là, vous le savez peut-être, certains d’entre vous en tout cas, les rues sont désertes un peu comme dans une guerre, il y a le silence – et cette année en particulier, il y avait le gris, le pluvieux et les trottoirs étaient vides d’autos (ce qui d’ailleurs est plus important pour donner une impression de vide que l’absence même d’autos qui roulent). En fait, la sensation d’encombrement par les autos que nous avons, ne vient pas vraiment des autos qui roulent, je crois que c’est plutôt les autos qui stationnent le long des trottoirs, et le 15 août les trottoirs étaient vides et j’ai senti vraiment que le 15 août était comme la vraie charnière de deux années ; que c’était une sorte de jour neutre, de tampon, de blanc, qui partageait les eaux, comme une cime déserte. C’était vraiment, je le répète, une Journée de la Déshérence et une Fête du Wou-wei.
4) Dernière remarque sur ce Désir d’Oisiveté comme Contre-Désir de l’Écrire : l’ennemi ou la menace qui pèse sur ce désir d’oisiveté ou sur cette Philosophie de l’oisiveté, si elle était tentée, ce serait bien entendu l’Ennui (le risque d’ennui). Et Flaubert est très net là-dessus, lui qui est tout entier possédé par le Désir d’Écrire. Il a cinquante-deux ans quand il écrit à George Sand : « Moi, je ne les partage pas, vos dédains, et j’ignore absolument, comme vous le dites, “le plaisir de ne rien faire”. Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie ne me semble tolérable que si on l’escamote. Ou bien il faudrait se livrer à des plaisirs désordonnés… et encore1 ! »
Nous reparlerons à un autre lieu de l’Ennui, car il est ambivalent ; il est, ou il peut être, ce qui pousse à écrire pour en sortir (Flaubert) ; il peut surgir, au sein même de l’Écrire, et le ronger : il y a un ennui de ne pas écrire, et un ennui d’écrire.
Par rapport à l’Écrire, le wou-wei est ambivalent : il est ce contre quoi vient mourir le Vouloir-Saisir de l’Écriture, mais il peut être aussi à l’intérieur de l’Écriture elle-même, une force d’attachement au travail qui, de l’extérieur, paraîtra immobile, et s’opposera à l’agitation du Monde comme un wou-wei. Flaubert n’emploie pas la métaphore du Tas mais une métaphore très proche : « Je vis absolument comme une huître. Mon roman est le rocher qui m’attache et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde2 » (cité par Kafka, Journal, p. 249).
L’homme dont je parle entrevoit donc parfois, non seulement la séduction, mais aussi la validité du wou-wei (de l’Oisiveté absolue). Alors pourquoi cet homme s’obstine-t-il à Vouloir-Écrire (du moins à ce point-là de mon Récit, c’est-à-dire, comme on le devine, de ma propre vie) ? Pour le comprendre, il nous faut entrer dans la dialectique de l’Écriture et de l’Imaginaire.
Pour cela, je vais faire retour – chose que je n’ai pas faite depuis longtemps – à la Psychanalyse, ou tout au moins à deux concepts. On a un concept couplé, posé par Freud et développé par Lacan : Ichideal = Idéal du moi ≠ Idealich = Moi Idéal3.
L’Idéal du Moi est lieu d’exigences, donc le statut de cette instance est inconcevable sans le langage. Le Surmoi n’est qu’une introjection secondaire par rapport à l’Idéal du Moi : le surmoi est contraignant, tandis que l’Idéal du Moi est exaltant. Du côté du Symbolique.
Le Moi Idéal, forme selon laquelle le sujet apparaît ou veut apparaître au gré de l’Idéal du Moi. Du côté de l’Imaginaire. Cela implique une dépendance du Moi Idéal par rapport à l’Idéal du Moi, comme de l’Imaginaire au Symbolique.
L’équilibre entre l’Idéal du Moi et le Moi Idéal est subtil et, par conséquent, s’il est troublé, cela entraîne un déséquilibre du sujet ; par exemple des états affectifs cycliques (Freud), quand l’idéal du moi, après avoir exercé sur le moi un contrôle très rigoureux, se trouve absorbé par lui, fondu en lui ; ou l’état amoureux, toute la situation peut être résumée dans cette formule : l’objet a pris la place de ce qui était l’idéal du moi (c’est peut-être pour cela que l’écriture ne peut coïncider avec l’Amour, car elle vient après).
L’Écriture est évidemment du côté du Symbolique, du côté de l’Idéal du Moi. Mais l’autre instance est là, à savoir le Moi Idéal, qui est plus ou moins bien dominée. Par conséquent, c’est là ma thèse, si vous voulez, c’est qu’une sorte de différentiel va s’établir entre la postulation de l’Idéal du Moi (à savoir l’Écriture) et la postulation du Moi Idéal (qui est un Imaginaire hors écriture), et c’est ce différentiel qui va faire marcher le sujet vers l’écriture et va le contraindre à écrire en quelque sorte infiniment, sans fin, jusqu’à sa mort.
En un mot – et je résume ce que je vais un peu développer – on pourrait dire que l’écrivain raisonne (ou « marche » si vous voulez ou fonctionne) ainsi, il se dit : « Je veux être un type bien [proposition énoncée par le Moi Idéal] et je veux que ça se dise et que ça se sache [proposition énoncée par l’Idéal du Moi]. »
Je vais prendre ce différentiel à l’envers et dire un mot d’abord de l’écriture, en ce qu’elle ne satisfait pas complètement le Moi Idéal (c’est-à-dire l’Imaginaire du sujet qui écrit/veut écrire).
Pour l’écrivain, l’écriture est d’abord (d’abord et sans cesse) une position absolue de valeur : c’est l’introjection de l’Autre sous les espèces d’un langage essentiel, et quel que soit le devenir de ce sentiment (et il n’est pas simple), l’écrivain possède et est constitué par une croyance narcissique première : « J’écris, donc je vaux, absolument, quoi qu’il arrive ; puisque j’écris, je vaux. » Classiquement, on appellerait cette croyance de l’Orgueil ; il y a un orgueil de l’écrivain, et cet orgueil est un primitif (un primitif de l’activité d’écriture). Voyez par exemple Chateaubriand, il a eu une vie politique et une vie littéraire ; et sa vie politique a eu beaucoup d’importance pour lui, elle emplit une très grande partie de ses Mémoires d’outre-tombe et il y a dans ses mémoires mille manifestations d’autosatisfaction politique (il revient tout le temps sur la justesse de ses positions libérales, sur sa loyauté et sur la rigueur de ses actions, etc., il y a un faire-valoir, un auto-faire-valoir politique constant chez Chateaubriand) ; et pourtant, en lui, le primitif, l’élément primitif, c’est l’orgueil absolu de l’écrivain. Par exemple quand il revient à Londres vers 1822 comme ambassadeur de Louis XVIII après y avoir été très pauvre dans sa jeunesse, très pauvre et inconnu, n’ayant pas écrit, il a commencé à écrire à Londres, alors il y revient en 1822, c’est un ambassadeur, un homme politiquement considérable et voici comment il sent ce retour (avec d’ailleurs un très beau verbe, vous allez voir) : « Cependant, une autre obscurité m’enténébrait à Londres. Ma place politique mettait à l’ombre ma renommée littéraire ; il n’y a pas un sot dans les trois royaumes [c’est-à-dire Angleterre, Écosse, Irlande, Grande-Bretagne] qui ne préférât l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du christianisme4. » Peu importe s’il était sincère ou non, c’est peut-être de la mauvaise foi, si on avait préféré l’auteur du Génie du christianisme il aurait dit : « Mais comment un ambassadeur, etc. » Ça on ne sait pas, mais en tout cas voilà ce qui lui vient sous la plume : c’est l’orgueil de l’écrivain comme un primitif. Et cet « orgueil » peut évidemment prendre des expressions plus douces et moins arrogantes. Par exemple, je trouve cette phrase dans Kafka : « Ce soir, je me suis senti à nouveau plein d’un talent anxieusement contenu5. » C’est beau ; ça n’est pas du tout arrogant. En effet, paradoxalement, cet orgueil de l’écrivain peut être, si je puis dire, modeste, car il ne porte pas forcément sur telle œuvre contingente (chez tous les écrivains, il y a des déclarations de doute sur la qualité de l’œuvre qu’ils viennent de faire par exemple), mais ceci ne contredit pas l’orgueil profond du statut de l’activité d’écrivain, car Écrire, comme Idéal du Moi, c’est cela qui est souverain, c’est cela qui est exaltant. Écrire est un acte de Faire-Valoir et ce Faire-Valoir est, bien sûr, sans cesse miné par le doute qui porte sur l’œuvre contingente, mais ce Faire-Valoir n’est jamais liquidé ; il y a une ruse permanente qui retourne le doute lui-même en Faire-Valoir parce que je peux écrire une œuvre (par exemple un Journal intime) où, très pathétiquement, je vais assumer, dans tel ou tel fragment du Journal intime, en la déclarant, une perte, ou une dégradation de mon talent6 (ça arrive dans les journaux intimes que l’on trouve : 12 avril je constate avec désolation que je n’ai plus aucun talent… c’est fini, etc., etc.), mais même là, si j’écris que je vaux moins, eh bien par là même, parce qu’il y a écriture, je déclare que je vaux plus. Donc il n’y a rien à faire, le Faire-Valoir est absolument consubstantiel à l’écrire, quel que soit le contenu de cet écrit.
Et cependant, contradictoirement – et c’est ici que commence la dialectique qui fait fonctionner l’écrivain et l’engage dans une écriture infinie, plus forte que les rêves de wou-wei – ce Faire-Valoir de l’Écriture est intimement pénétré d’un sentiment déceptif, d’un sentiment de perte de valeur : j’écris, donc je m’assure moi-même (idéal du moi), mais en même temps je constate que non, ce que j’ai écrit n’est pas tout moi ; il y a un reste, quoique j’écrive, il y a un reste qui est extensif à l’écriture, un reste que je n’ai pas dit, que je n’ai pas su dire, que je n’ai pu dire et ce reste fait ma valeur entière. Par conséquent il me faut à tout prix, ce reste, le dire, le communiquer, il me faut me « monumentaliser » entièrement, et aboutir à cette proposition qui est toujours : « Je vaux plus que ce que j’écris. » Telle serait la devise intérieure de l’écrivain ou d’un certain type d’écrivain (disons en gros romantique). Alors, ce reste ou ce surplus ou ce laissé-pour-compte de l’écriture, que l’écriture doit sans cesse rattraper, ce sursis que je dois exploiter, en écrivant de nouveau et à l’infini, c’est bien entendu le Moi Idéal (une formule qui l’exige, le demande), et ce reste fonctionne comme une espèce de pro-tension qui est imposée à l’Idéal du Moi, à l’Écriture par le moi idéal.
Ainsi se met en branle une sorte de surenchère c’est-à-dire que, à la limite, à une limite qui est ressentie comme parcimonieuse, de l’écriture, s’oppose le vœu ardent d’une écriture à venir (dans mon destin), qui soit une écriture totale, une écriture qui me dise entièrement, j’insiste sur total et entièrement, et qui jette sur la scène du langage tout mon Imaginaire. Écoutons Kafka formuler précisément la demande de l’Entièrement : « J’ai en ce moment, et je l’ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d’extirper mon anxiété en la décrivant entièrement et, de même qu’elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j’aurais écrit pût être entièrement compris dans mes limites. Ce n’est pas un besoin artistique7. » Eh oui, bien sûr, parce que le besoin artistique serait du côté de l’Idéal du Moi, ce serait du côté du symbolique, mais ici nous sommes au-delà, ou en deçà, nous sommes dans la vaste région de l’Imaginaire c’est-à-dire du Moi Idéal. Il s’agit donc d’une postulation extensive – et c’est pourquoi la formule que je propose n’est pas « Je vaux mieux que ce que j’écris », ce n’est pas une bonne formule, il faut dire d’une façon plus cynique et plus triviale « Je vaux plus que ce que j’écris », non pas mieux mais plus : c’est une question de quantité. L’œuvre n’a donc jamais une pure et seule finalité artistique – sauf par alibi théorique, un alibi qu’on se donne après tout, un alibi qui est vécu très sincèrement, nous n’en sommes plus à séparer la sincérité de la non-sincérité, tout est sincère et ça n’a aucun intérêt de se demander ce qui est sincère ou non, et pour Flaubert par exemple (Flaubert a vécu sous l’instance d’un alibi esthétique mais en fait ça n’est qu’un alibi), le vrai problème, c’est un problème topologique : pour l’écrivain, il s’agit d’épuiser un espace, l’espace imaginaire – qui en fait est précisément inépuisable. La définition même de l’imaginaire c’est d’être inépuisable (et nous allons revenir à l’instant dans cet épuisable/inépuisable parce que c’est là que réside la marche de l’écrivain).
En attendant, de quoi peut être fait cet entièrement pour satisfaire ce moi idéal ? De quoi est-ce qu’il est fait, cet entièrement ? Eh bien, je vais dire comment je le sens, moi ; et bien sûr une fois de plus si je me replace ici dans le cours (et non pas Kafka ou Flaubert), c’est par logique, pour rester conforme au sentiment – ou à la postulation – qui est à l’origine de ce cours et que j’ai déclaré au début de l’année dernière, en expliquant ce que j’entendais par « Préparation du Roman » : comme Œuvre d’Amour, œuvre par laquelle on dit un certain amour du Monde8. Alors de quoi est fait cet entièrement ?
1) D’une façon générale, le Moi Idéal donc imaginaire auquel je réfère, et qui est comme le surplus inexprimé de l’écriture, fonctionne, si vous voulez, comme une opposition thématique entre ce qui est sec et ce qui ne l’est pas. L’écriture est vécue comme une sécheresse, l’écriture est du côté du sec et j’ai envie d’opposer à cette sécheresse de l’écriture, à cette non-sentimentalité de l’écriture, ce qui en moi n’est pas sec, ce qui en moi n’est pas froid, ce qui en moi est chaud, chaleureux, sentimental, ému, généreux. J’ai envie d’opposer à l’écriture, comme on aurait dit autrefois, le « cœur ». Et j’ai envie d’opposer ou de compléter l’écriture par la représentation de l’espace infini de ce que j’appellerai l’âme aimante. L’écriture, postulativement, ça veut dire, ça implique que je veux me dire, mais je veux me dire aimant. Mallarmé lui-même dit de l’écriture : « Une très ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens au mystère du cœur9. » Et le mouvement du Moi Idéal, resserré dans l’Idéal du Moi de l’Écriture, c’est précisément de dépasser l’égotisme au profit non pas d’une généralité (idéologie trompeuse), mais d’un amour général (c’est très différent), par exemple muter ou dialectiser l’Érôs en Agapè10. Il me semble que c’est parce qu’il y a toujours, sous l’Idéal du Moi qui contraint l’Écriture, qui permet l’écriture (il n’y a pas d’écriture sans Idéal du Moi), un Moi Idéal en incessante expansion que précisément la littérature a toujours quelque rapport avec l’Amour. Et même chez les êtres dont le texte est un miracle de pudeur et de distance, je pense à Pascal, on trouve cette postulation quand il dit : « Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres » (Pensées11). Et je pense qu’en définitive l’écrivain n’écrit pas pour être admiré, approuvé (ou critiqué s’il est masochiste après tout). S’il écrit pour être admiré, de toute manière je ne pense pas que ça dure quelques minutes. Le désir d’être admiré ne peut absolument pas motiver, comme on dit maintenant, une œuvre. Ce n’est pas possible, c’est trop faible. Je sais que, par exemple pour ma part, les compliments d’écriture, enfin d’écrivains (certes je ne suis pas un ascète, un philosophe), ça me fait plaisir mais ça me fait plaisir cinq minutes, pas plus, après ça tombe. Et au fond il y a quelque chose en moi qui désire profondément qu’on ne parle pas de moi, ni en bien ni en mal ; parce que, en fait, je le redis, je le pense, on écrit, ou certains écrivent, le type d’écrivain auquel je pense écrit pour être aimé, mais précisons : pour être aimé de quelques-uns et pour être aimé de loin, sinon il n’écrirait pas. L’avantage de l’écriture c’est que l’on peut être aimé de loin. Donc c’était ma première remarque.
2) Ma seconde remarque sur le Moi Idéal, c’est que le Moi idéal vaut toujours comme le moi d’un homme, d’un sujet, et non pas d’un écrivain ; mon Moi Idéal je l’exprime, je l’énonce, je le sens, non pas comme le moi de celui qui écrit mais comme le moi de l’homme plus général que je suis. Et à ce moment-là, il semble à l’écrivain, à cet écrivain, que l’écriture doive être subordonnée à la manifestation de l’humain individuel dont précisément l’Écriture, pense-t-il, n’est qu’un appendice. Encore une fois : « Je vaux plus que ce que j’écris », voilà ce que dit le Moi Idéal. Par exemple un écrivain comme Gide a joué d’une façon très retorse vous le savez de cette dialectique – et de ce tourniquet entre l’Homme et l’Œuvre : il a sans cesse travaillé à ce qu’on le chérisse (à ce qu’on l’aime, à ce qu’on s’intéresse à lui) en face de l’œuvre et par rapport à l’œuvre : c’est le rôle du Journal, de justement témoigner pendant cinquante ou soixante ans, je ne me rappelle plus les dates, de cette espèce de dialectique extrêmement retorse mais qui en fait fonctionne très bien ou qu’il a su très bien faire fonctionner entre l’œuvre et l’homme, regonflant l’œuvre par le surplus de l’homme et réchauffant aussi l’œuvre par ce qu’on savait de l’homme et sacralisant l’homme parce qu’il y avait une œuvre derrière ou à côté. Et le problème, c’est que, dès que le Moi Idéal s’écrit, dès qu’il arrive à s’écrire, il devient écriture, et par là même il passe du côté de l’Idéal du Moi et que tout est à recommencer, à l’infini.
3) Troisième remarque, toujours pour le Moi Idéal, c’est que le Moi Idéal, se sentant « plus grand » que l’écriture (« Je vaux plus »), voudrait pouvoir témoigner de lui-même, c’est-à-dire de ses intentions, de ses qualités et du fait qu’il est un type bien. On ne peut pas dire les choses autrement que simplement comme ça : le Moi Idéal veut faire comprendre que je suis un type bien. Par conséquent, je veux que quelqu’un porte témoignage, et rende justice, devienne garant de mon Moi, garant, en latin auctor, auteur ; il veut être auteur de lui-même et il veut que son écriture témoigne de tout ce qui, en lui, dépasse l’écriture. Et donc, je le répète, il m’arrive de constater avec tristesse, mais c’est une constatation qui est faite par mon moi imaginaire, mon Moi Idéal, donc mon Moi Idéal constate quelquefois avec tristesse que mon écriture entraîne dans l’opinion publique, journalistique, des malveillances, des reproches d’intellectualisme, de défaut d’instinctuel, de défaut de spontanéité, de défaut de chaleur, adressés à une personne trop feutrée (hélas « feutre » en français n’a pour rimes que « neutre » et « pleutre », ce n’est pas très agréable, c’est l’un des thèmes du colloque de Cerisy, il y a un ou deux ans12, alors parfois je constate effectivement que mon écriture a cette image-là et je le constate avec tristesse, parce que, effectivement, je me rêve autrement, je m’imagine autrement, je me sens autrement), et je peux rêver par conséquent d’une autre écriture, d’une contre-Écriture qui dirait de moi, qui imposerait au monde, donc rôle de l’Idéal du Moi et de l’écriture, une image contraire, que je sens exister et même bouillonner en moi : à savoir l’émotivité, la sympathie, l’indignation, etc., toutes les valeurs justement de la passion ; par conséquent si je me laissais aller à prendre à la lettre le reflet, certains reflets de mon Moi Idéal déformé par l’écriture, eh bien je constaterais, je serais obligé de constater que mon Moi Idéal ne coïncide pas avec mon écriture ; et que parfois je peux souffrir de ce hiatus, et que je voudrais le réduire, l’annuler en produisant enfin une nouvelle écriture exacte, qui me dise bien tout entier. Et ça c’est le rêve d’écriture, c’est se dire tout entier.
4) Et bien entendu la course recommence : je ne peux pas être satisfait du témoignage que je me porte si je ne l’étends pas aux autres, car que puis-je valoir si je ne rends pas justice aux autres ? Or créer l’Autre, savoir créer l’Autre, c’est le rôle du Roman. Le roman a été ou est encore peut-être un acte d’écriture, un acte ample, difficile, complet par lequel on crée l’Autre. D’où le souhait – et la décision, annoncée au début du cours de l’année dernière – de mettre le Roman en Projet, étant entendu que j’appelle Roman, non pas tel genre historiquement déterminé, mais toute œuvre où il y a transcendance de l’égotisme, non vers l’arrogance de la généralité, par exemple la science ou l’essai ou la critique, mais vers la sympathie avec l’autre, sympathie en quelque sorte mimétique. Et là il n’y a pas d’autre mot, vous savez que tous les mots qui sont des mots d’amour sont des mots, dans la langue française en tout cas, aujourd’hui discrédités, qui sont toujours marqués d’un certain ridicule, alors il faut accepter, il faut les prendre tels qu’ils sont. Moi j’emploierais volontiers le mot de « compassion ». Pourquoi ? C’est un mot très discrédité mais si je l’emploie c’est parce que Rousseau en a fait ce que l’on appelle un Philosophème. Rousseau lui a donné une dignité philosophique et cette dignité n’est pas de type clérical13. Donc j’emploierais volontiers le mot « compassion ». Et c’est cela que le « Roman », enfin ce que j’appelle Roman, doit prendre en charge précisément : c’est la compassion. Et le Roman serait considéré à ce moment-là comme expansion, une volonté d’expansion du Moi Idéal.
J’écourte un petit peu14. Et donc j’ai posé ces deux termes, l’Idéal du Moi et le Moi Idéal. Et je dis qu’à partir de là s’établit une sorte de mécanique entre ces deux termes, une mécanique infinie.
Car à partir du moment où on a commencé d’écrire, il s’établit entre l’Écriture et le Moi Idéal (c’est-à-dire le moi imaginaire) un mouvement, une mécanique de relance, de « rattrapage » ou de « surenchère » qui oblige à écrire toujours, toujours plus loin, toujours en avant, et rend difficile – sauf grave mutation psychologique – de cesser l’écriture, soit par sabordage, soit par conversion au wou-wei, à l’inactivité. Et cette surenchère peut se décrire ainsi : dans un premier temps, on dit « aimez-moi, car je vaux plus que ce que je parais : voyez ce que j’écris. Ce que j’écris témoigne que je vaux plus que ce que je parais. »
Et puis dans un second temps on dit : « aimez-moi parce que je vaux plus que ce que j’écris : voyez ma nouvelle œuvre, l’œuvre à faire, ou plutôt vous verrez ma nouvelle œuvre, l’œuvre à faire. » Par conséquent, Idéal du Moi et Moi Idéal ont entre eux un rôle réciproque de régulation : quand le Moi Idéal, voulant, dans son mouvement d’amour, tout dire, tout exprimer, se trouve bloqué par encombrement (parce que c’est une cause importante d’aphasie d’écriture), eh bien à ce moment-là, l’Idéal du Moi intervient et impose une forme viable qui est l’écriture mais en face, quand l’Idéal du Moi va trop loin et laisse, au sujet qui écrit, le sentiment qu’il pourrait dire plus, du meilleur de lui-même, le Moi Idéal à son tour ré-intervient, relance, réanime. Et ainsi va l’Écriture.
Cette mécanique, je l’ai esquissée à partir de notions psychanalytiques, traitées grossièrement et d’une façon trop tranchée probablement. Mais cette mécanique je peux la dire aussi, et je crois d’une façon peut-être plus frappante (je parle de la mécanique elle-même et non des termes en jeu) en termes sartriens. Vous savez que pour Sartre, une fois mort, on n’existe plus que par l’autre (et encore : le verbe exister est déjà faux). Autrui, pour Sartre, c’est ce qui vous fixe objectivement et ignore à jamais votre subjectivité, c’est-à-dire votre liberté. Autrui c’est qui ou ce qui, plutôt, ignore ma subjectivité, le sujet que je suis, et donc ignore ma liberté. Or, je l’ai dit au début, Écrire n’est pas sage en ceci que c’est se remettre entièrement et complètement au regard (ou à la lecture, c’est la même chose) de l’Autre (Écrire c’est du côté de l’Idéal du Moi, du Symbolique et du Langage) ; quand j’écris, au terme de mon écriture, l’Autre fixe objectivement ma subjectivité et par conséquent il nie ma liberté. C’est ce que j’ai décrit tout à l’heure en disant : j’écris et je suis lu par certains comme hyperintellectualiste, alors à ce moment-là ma liberté est niée, je suis objectivé exactement comme un papillon qui est piqué, qui est endormi, enfin endormi c’est peu dire, qui est piqué sous verre, l’autre me pique, m’objective et nie ma liberté et par conséquent il me met exactement dans la position du mort. Écrire et accepter d’écrire, vouloir écrire, c’est accepter à un certain moment d’être dans la position du mort. Prenez cette expression dans tous les sens que vous voulez, même dans le sens du bridge : « faire le mort ». Or, bien sûr, qui écrit accepte difficilement, ou du moins ne peut pas accepter définitivement, cette position qui est engendrée fatalement par l’écriture : quand j’écris, je peux accepter un instant par narcissisme léger et futile le monument, car le monument narcissise ; par exemple il y a des formes d’honneurs littéraires, on pourrait dire de plus en plus rares, qui constituent des monuments, et ça peut me faire plaisir, comme je l’ai dit, cinq minutes, mais pas plus. Pourquoi ? Précisément parce que le monument, c’est ce qui narcissise mais c’est aussi ce qui embaume, et si on voulait faire une mythologie par exemple de l’Académie française, on pourrait très facilement la décrire en images dans l’opinion publique comme quelque chose qui à la fois narcissise et embaume, avec les plaisanteries sur immortel, c’est-à-dire mort, en même temps honneur narcissisant, Œdipe, etc., donc mythologie absolument ambivalente. Alors bien sûr, ce monument qui embaume, l’écrivain travaille à le défaire ; l’œuvre écrite, lui mort, il veut toujours protester d’un supplément de subjectivité et de liberté ; c’est-à-dire qu’il veut vivre encore : une fois que j’ai écrit une œuvre et que je l’ai publiée, je suis mort quant à cette œuvre et au niveau de cette œuvre je me suis rendu mort, c’est la place du mort et comme je veux vivre, je n’ai pas d’autre solution que de me mettre immédiatement (c’est le cas de George Sand) à écrire une autre œuvre. C’est comme ça que je vais vivre et que je vais surmonter la place du mort. Mais bien entendu l’œuvre ainsi faite va se solidifier de nouveau et ainsi de suite, jusqu’à la vraie mort, la mort charnelle. Et c’est pour cela que, contre toute sagesse, on décide d’écrire et d’écrire encore ; et c’est pour cela qu’il y a si peu, vraiment si peu d’écrivains qui se soient sabordés.
Alors à partir de cette analyse – ou de cette proposition d’analyse –, une typologie, bien sûr très lâche, des écrivains (passés) peut être pressentie.
a) Par exemple, on aurait un groupe, un premier groupe où l’on mettrait les écrivains dont la Volonté d’Œuvre inclut et intègre sans cesse le travail protensif du Moi Idéal, du moi imaginaire et qui donc continuent à écrire pour rendre justice à ce moi, qui ne sont jamais satisfaits de la façon dont leur dernière œuvre a rendu justice à ce moi imaginaire et qui donc sont protendus en avant pour écrire une autre œuvre qui elle, pensent-ils, va rendre justice à ce moi imaginaire selon le schéma que j’ai décrit : je crois que les types exemplaires de ce groupe seraient Rousseau et Chateaubriand (c’est-à-dire des écrivains qui ont tendance au Journal, aux Confessions et à la Correspondance). Ceci comporterait évidemment toute une gamme d’intensités. On peut dire que Flaubert et Proust sont des écrivains qui n’ont pas rompu avec le Moi Idéal, qui ont maintenu en eux cette dialectique entre l’Idéal du Moi et le Moi Idéal, qui n’ont pas mutilé le Moi Idéal, et qui l’ont dialectisé à travers une grande écriture romanesque mais en gardant aussi un mode d’expression du moi imaginaire, à savoir la correspondance, dans les deux cas, une correspondance énorme et qui, vous le savez, a valeur d’œuvre.
b) Le second groupe, en face, bien sûr le groupe contraire, ce serait le groupe des écrivains qui ont accepté, dans l’écrivain que chacun se veut, la mort du Moi Idéal, de l’individu, du « Monsieur », qui ont accepté l’œuvre comme Mort, l’œuvre comme Monument. Et le prototype serait Mallarmé (Mallarmé ne dit pas « Mort », mais il dit « Néant », vous connaissez ce problème du rôle de Hegel dans sa pensée). C’est par exemple Mallarmé disant à Camille Mauclair qui lui posait des questions sur ses origines (c’est-à-dire son moi individuel et bien entendu le Moi Idéal c’est-à-dire le moi imaginaire, sa première tâche est de récupérer le discours des origines, le roman, l’autobiographie, le roman familial) et Mallarmé à qui on posait des questions sur ses origines familiales a répondu : « On ne dira rien, car rien ne vaudrait la peine. Je n’existe – et si peu – que sur le papier. Encore est-il blanc, préférablement15. » Aujourd’hui, la pure figure de ce type de négativité serait Blanchot. Par exemple, il écrit : « Chaque fois que l’artiste est préféré à l’œuvre, cette préférence, cette exaltation du génie signifie une dégradation de l’art, le recul devant sa puissance propre, la recherche de rêves compensateurs16. » Je dois dire que j’admire énormément Blanchot, et j’admire ce genre de proposition mais cela me paraît tout de même trop figer les choses sur l’opposition entre personnel et impersonnel. En réalité, il y a une dialectique propre à la littérature (et je crois que c’est une dialectique d’avenir, en tout cas d’avenir immédiat) qui fait que le sujet humain, le sujet lui-même, le sujet-auteur, l’auteur, si vous voulez, peut être livré comme une création d’art et c’est ce qui se passe bien entendu dans ce que j’ai appelé le marcellisme à propos de Proust ; l’art peut se mettre dans la fabrication même de l’individu ; et à ce moment-là, l’homme s’oppose moins à l’œuvre s’il se fait lui-même une œuvre. Il fait de sa vie une œuvre.
c) On pourrait aussi, dernière remarque, imaginer d’esquisser une typologie historique des écritures, en fonction du je, pronom de l’Imaginaire (proche du Moi Idéal ; on peut dire que chaque fois que l’on dit je on est dans l’imaginaire), et on aurait la typologie historique suivante, Dieu sait si elle est brutale, plutôt un jeu beaucoup plus libre, j-e-u :
1. Le je est haïssable → les classiques
2. Le je est adorable → les romantiques
3. Le je est démodé → les « modernes »
4. et moi j’imagine un
« Classique moderne » → dont le je serait triché, incertain et triché.
Voilà, nous allons arrêter pour cinq minutes de pause.
Alors je reprends parce que je voudrais terminer cette sorte d’introduction avant la fin de l’année. Quelqu’un m’a fait passer l’information suivante, donc elle est toute chaude, c’est que dans Cyrano de Bergerac il est question de l’Adour, du fleuve Adour et de son coude précisément qui est très beau, et effectivement cela n’a rien d’étonnant puisque Edmond Rostand avait une très belle propriété pas loin de l’Adour, une grande villa qu’on peut encore visiter.
Bon, j’avais dit qu’après l’introduction je m’arrêterais pour une sorte d’exercice que dans la comédie antique, la comédie grecque, on appelait la parabase c’est-à-dire le moment où l’acteur principal vient sur le devant de la scène, pas devant le rideau parce qu’il n’y avait pas de rideau mais enfin l’équivalent, et au nom de l’auteur se met à tenir un certain discours qui est le discours de l’auteur et non pas le discours de l’acteur. Alors moi aussi j’ai ma parabase à faire, c’est-à-dire pointer quelques positions de méthode pour ce qui va suivre.
Je dirai d’une façon générale que le cours, aussi bien l’année dernière que cette année, découle d’un intérêt général, que j’ai déjà eu l’occasion d’écrire à propos de la musique, à propos de la peinture, donc d’un intérêt général pour l’Amateur, pour celui que l’on appelle un amateur et pour les pratiques et pour les valeurs de l’Amateur.
C’est donc sous le signe de l’amateur que je vais parler méthode.
Quelle méthode ? Celle qui a été posée au début du cours de l’année dernière et que j’appelle la méthode de Simulation ; en effet, je simule celui qui veut écrire une œuvre17. Je n’ai pas à dire si je suis ou ne suis pas celui-là. Je dis simplement : je simule celui qui veut écrire une œuvre. Je ne suis pas un très bon méthodologue ; je suppose que dans un exposé de méthodologie générale il y aurait tout un chapitre à faire sur la Simulation, car, comme méthode, elle existe dans les sciences expérimentales, à titre de médium de recherche, c’est très fréquent, on construit un dispositif, on provoque des causes pour produire des effets et on étudie la liaison des causes artificiellement produites et des effets étudiés (par exemple, on construit de petits bassins artificiels et puis on a des simulateurs de tempête). Eh bien, l’objet produit par et pour la Simulation, disons que c’est une maquette (qui vient de l’italien machietta, qui veut dire la petite tache, macula, la tache, machietta, la petite tache), l’ébauche. Il y aurait évidemment à philosopher sur l’idée de l’œuvre ou de certaines œuvres, comme taches (macula) à aménager, le prototype étant la tache sur le mur de Léonard de Vinci18 – et à la tache sans accent circonflexe, c’est-à-dire ce qui salit, macula, machietta, s’oppose bien sûr la tâche avec un accent circonflexe qui est rattachée au verbe de bas latin taxare, « ouvrage à exécuter dans un temps fixé », alors que tache sans accent circonflexe se disait au Moyen Âge tèche et voulait dire « marque distinctive ». L’étymologie de « tache » française est très compliquée : il paraît que c’est une étymologie gothique – mais je n’aime pas ça (je ne sais pas pourquoi), je n’aime que les étymologies latines.
Dans l’ordre épistémologique, il existe des formes démonstratives apparentées à la maquette, c’est-à-dire à la Simulation d’un objet artificiel qui donne toutes commodités de réflexion, de manipulation analytique.
Par exemple (c’est le cas de le dire) : l’exemple, exemplum, l’exemple est une maquette. L’exemple de grammaire (ou l’exemple de linguistique, puisque la linguistique moderne se sert d’exemples) est une maquette, c’est une maquette de Phrase, de laquelle on peut découler, ou on illustre une « règle ». Donc l’exemple de grammaire c’est une maquette de phrase, une phrase maquette.
Autre maquette : la métaphore, ou un type de métaphore, disons des métaphores illuminantes. Je vais vous en citer une : celle qu’emploie Diderot lorsqu’il veut décrire (dans l’Encyclopédie) la machine à faire les bas et il en fait la métaphore, c’est-à-dire la maquette d’un type de raisonnement. Je ne sais pas si vous connaissez ce texte mais il m’a toujours beaucoup plu. C’est donc dans l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot, à l’article « bas », « bas, bonneterie, etc. ». Voici la description du bas au métier et la manière de s’en servir :
« Le métier à faire des bas est une des machines les plus compliquées et les plus conséquentes que nous ayons. On peut la regarder [c’est ça qui est très beau] comme un seul et unique raisonnement dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion ; aussi règne-t-il entre ses parties une si grande dépendance, qu’en retrancher une seule, ou altérer la forme de celles qu’on juge les moins importantes, c’est nuire à tout le mécanisme. » Et plus loin : « Ceux qui ont assez de génie, non pas pour inventer de semblables choses, mais pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue des ressorts presque infinis dont la machine à bas est composée et du grand nombre de ses divers et extraordinaires mouvements. Quand on voit tricoter des bas, on admire la souplesse et la dextérité des mains de l’ouvrier quoiqu’il ne fasse qu’une seule maille à la fois. Qu’est-ce donc quand on voit une machine qui forme des centaines de mailles à la fois, c’est-à-dire qui fait en un moment tous les divers mouvements que les mains ne font qu’en plusieurs heures. Combien de petits ressorts tirent la soie à eux puis la laissent aller pour la reprendre et la faire passer d’une maille dans l’autre d’une manière inexplicable, et tout cela sans que l’ouvrier qui remue la machine y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement. En quoi on la peut comparer à la plus excellente machine que Dieu ait faite, etc.19. »
La description est idyllique, alors qu’en réalité elle contient en germe d’énormes conflits sociaux du XIXe siècle et même d’aujourd’hui, l’informatique ayant relayé la machine à bas. Mais c’est une très belle métaphore et c’est une maquette – pour dire le psychisme justement : des éléments très nombreux, des mouvements divers et extraordinaires. Tirer, puis laisser aller. Faire passer la maille d’une façon inexplicable. Tout cela va très bien au psychisme.
Donc premier type de maquette de simulation : l’exemple et la métaphore.
Dans l’ordre de la littérature, dans l’ordre du texte, il arrive que l’œuvre elle-même, c’est-à-dire le produit qui est sacré et consacré comme œuvre, soit ouvertement donnée comme une simulation d’elle-même : c’est-à-dire qu’il y a des cas où certaines œuvres mettent en scène leur propre fabrication. Là, je propose de distinguer entre d’une part la structure en abyme et d’autre part, l’œuvre maquette.
a) La Structure en abyme, c’est une œuvre dans une œuvre, comme on a un tableau dans un tableau (par exemple, La Galerie de tableaux, de Watteau : c’est un tableau qui représente une galerie de tableaux : c’est une construction en abyme). Je dirais qu’en un certain sens Paludes de Gide est une œuvre en abyme puisque le titre de l’œuvre 1 passe dans le titre de l’œuvre 220, ou encore le roman auquel travaille Roquentin dans La Nausée21 est une œuvre qui est dans l’œuvre, et la référence à la peinture (plutôt à l’héraldique, à la science héraldique puisque c’est l’origine du mot « abyme22 ») indique bien qu’il s’agit d’un rapport plat, statique, qui est évidemment la forme privilégiée d’un rapport d’échec (puisque par exemple Paludes ne s’écrit pas et seul finit par s’écrire le Paludes de Paludes).
b) En face, il y aurait ce que j’appelle l’œuvre-maquette, qui se présenterait comme l’œuvre donnée dans sa propre expérimentation ; c’est-à-dire qui met en scène une production, ou en tout cas un dispositif pour produire effectivement (et non plus seulement la velléité de produire) ; ce serait le cas, me semble-t-il, de la Vita Nova de Dante puisque le récit (comment est faite cette Vita Nova : il y a un récit comme dans un roman et ce récit est entrecoupé par des poèmes) amène le poème (mais naturellement en fait, il paraît que cela a été écrit après coup, enfin peu importe) et le poème se couronne rétroactivement de l’exposé rhétorique de sa composition, c’est-à-dire que Dante dit comment il a construit le poème. Il y a trois choses si vous voulez : d’une part le récit d’un amour, le récit romanesque d’un amour, le poème et puis l’analyse rhétorique du poème. Ou encore dans Gide, Les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs ; ou encore dans Edgard Poe, exemple célèbre, Le Corbeau et son commentaire producteur, c’est-à-dire le commentaire de la production du poème (bien que encore une fois le commentaire ait été écrit après coup, donc un commentaire truqué : Poe a l’air de dire « voilà comment j’ai procédé pour faire ce poème », alors qu’en fait il a fait le poème et ensuite il a expliqué illusoirement comment il s’était donné la tâche pour le fabriquer23). Un cas très retors, ce serait bien entendu comme toujours À la recherche du temps perdu, parce que virtuellement, elle est à la fois œuvre en abyme – à savoir que dans la Recherche il y a en abyme le roman que le narrateur veut faire mais dont il constate qu’il ne peut pas le faire (c’est l’échec du Vouloir-Écrire), et il y a aussi une œuvre-maquette, puisque finalement ce roman qu’il veut écrire et qu’il ne peut pas écrire se trouve être la Recherche du temps perdu elle-même. Quand il voit qu’il va pouvoir écrire, il s’arrête, parce que l’œuvre a été faite précisément. Comme si la maquette fondait, se dissolvait au profit de tout ce qu’elle draine et drague. C’est assez intéressant, ce problème des œuvres construites à plusieurs niveaux. Je vous signale un cas de situation-maquette un peu trivial, car il s’agit de pornographie mais intellectuellement intéressant. Supposez un film pornographique, supposez une salle de cinéma pornographique : le film qui est projeté sur l’écran, à un certain moment passe une scène qui représente une salle de cinéma et dans cette salle de cinéma projetée, on voit de dos deux partenaires qui sont en train de regarder sur l’écran, le second écran, une scène d’action érotique, alors, à ce moment-là, on a une structure « en abyme » ; mais si vous supposez que les spectateurs filmés se mettent eux-mêmes à produire entre eux les gestes de la scène filmée sur l’écran qu’ils regardent, vous avez une œuvre en « maquette ». Et de plus, vous pouvez imaginer ce jeu à l’infini (et un troisième degré, si les spectateurs réels de ces deux spectacles deviennent à leur tour des partenaires érotiques).
Je vous laisse compléter ce petit dossier des œuvres-abymes et des œuvres-maquettes.
Dans l’ordre de la critique, de la théorie littéraire, de l’enseignement de la littérature, je ne connais pas de recours à la simulation comme méthode. Certainement que dans l’enseignement rhétorique ancien, c’est-à-dire jusqu’au XIXe siècle, on pratiquait des simulations à des fins pédagogiques : on faisait des vers latins pour bien comprendre comment étaient faits les vers latins. Maintenant je ne crois pas que dans l’enseignement il y ait d’activité de simulation. Je le regrette, en tout cas en ce qui concerne la critique proprement dite parce que j’y verrais un avantage : une combinaison nouvelle de l’analyse intellectuelle et de la subjectivité comme force de Désir ; c’est peu de dire qu’en cherchant à simuler la préparation de l’œuvre, je me mets dans la situation de la produire ; il vaudrait mieux dire que je me mets en position ; alors je veux introduire une distinction entre « situation » et « position ».
« Situation » renvoie à une condition empirique de faire (si je me mets en situation de faire une œuvre devant vous, ça voudrait dire que je me mets dans la condition empirique de faire une œuvre qui va sortir et être publiée à la fin du cours, et ce ne sera évidemment pas le cas, car il ne sortira pas une œuvre du cours, ce qui sortira ce sera seulement le cours lui-même, et je ne traite pas de la préparation du cours ; peut-être la dernière année de mon enseignement ici on pourra prendre ça comme sujet, de façon à arriver à une espèce de cirque extrêmement sophistiqué de la simulation, mais nous n’en sommes pas là…).
Et donc à la situation qui est une condition empirique de production, j’oppose la « position » qui est l’acte-image, imaginaire par lequel je revêts un rôle, je pratique et j’expose un imaginaire. Pour reprendre un exemple qui était autrefois célèbre, donné par Sartre dans le début de L’Être et le Néant, un garçon de café qui apporte une consommation à un client est en situation de le faire (parce qu’il produit effectivement le déplacement d’une consommation, il est tout simplement en situation de le faire) ; mais si ce même garçon de café se met à penser son rôle (il y en a, il y en avait – peut-être que maintenant ils ont moins d’imaginaire donc ils sont plus en situation et moins en position), en rajoute un peu, se met à glisser, à voler, à manier avec aisance le plateau, bref à afficher une maîtrise supérieure du garçon de café en situation de porter la consommation, alors à ce moment-là il n’est plus en situation, en tout cas plus seulement en situation, il devient en position24. Il est certain que se mettre en position peut être une manière d’alléger la tristesse et l’aliénation de certaines tâches. En mimant excessivement des tâches ennuyeuses, en les mimant d’une façon qui est à la limite de la comédie, de l’image, peut-être arrive-t-on à alléger par moments l’aliénation de ces tâches. J’entends de même la simulation du Roman, que moi, « professeur », c’est-à-dire lié à un métier rémunéré, j’entreprends (j’entreprends ici une simulation de roman), mais je l’entreprends précisément non pas comme une mise en situation, car je ne vais pas produire une œuvre, mais comme une mise en position (car dans une mise en situation, en tout état de cause, l’œuvre ne pourrait être produite que dans la clandestinité de mon bureau, pas dans une salle avec un auditoire) : je laisse aller mon imaginaire, je « réponds à ma nature » si vous voulez, je suis concerné par le cours – c’est ça l’avantage de se mettre en position, c’est d’être concerné par ce qu’on fait, l’imaginaire est bénéfique à ce moment-là, car il permet de vous attacher à ce que vous faites. Je ne pourrais pas m’attacher au cours si je ne simulais pas, si je ne me mettais pas en position de fabriquer une œuvre dans le cours. Et si j’essaie donc d’être concerné par le cours, par cette mise en position, c’est évidemment parce que c’est mon seul espoir qu’il vous concerne aussi. Je ne peux pas espérer vous concerner si je ne suis pas concerné. En termes plus généraux, la simulation (comme méthode) devient fabulatrice et elle se place elle-même aux portes du Romanesque. Et c’est peut-être ce que voulait dire Montaigne par cette phrase lapidaire dont je voudrais bien qu’on l’accroche dans cette salle, à côté du profil de Bergson, en tout cas à chaque fois que nous nous y réunissons le samedi matin, parce que je ne veux pas filer la même devise aux autres professeurs, et cette devise est donc celle de Montaigne quand il dit : « Je n’enseigne point ; je raconte25. » Ici pointe évidemment le thème du Récit.
Ce cours de plusieurs semaines (trois sont déjà passées donc en principe il en reste sept avant les trois séminaires de la fin sur Proust) est occupé et va être occupé en effet par une histoire, par un récit : un récit intellectuel, aux articulations narratives très lâches, qui n’aura rien, hélas, d’un thrilling, puisque ce sera l’histoire intérieure d’un homme qui veut écrire (veut écrire une œuvre) et délibère des moyens d’accomplir ce désir, ou cette volonté, ou encore cette vocation : j’entends par vocation non pas ce à quoi il est appelé mais ce à quoi il s’appelle lui-même. Donc il va s’agir d’un récit qui sera le récit d’une Délibération. La délibération était un genre reconnu autrefois par la rhétorique, c’est-à-dire qu’il y avait dans l’ancienne rhétorique trois grands genres : il y avait le genre judiciaire (l’éloquence judiciaire dans les discours des procès), il y avait le genre délibératif (qui en fait s’appliquait au discours politique devant les assemblées politiques du peuple), et puis il y avait le genre épidictique c’est-à-dire le genre d’exposition : les éloges funèbres, enfin par exemple, où on exposait26. Alors nous, nous allons être dans le genre délibératif. Nous allons tracer un cheminement délibératif, dont les épisodes seront en gros les suivants, et ça a déjà commencé.
1) Écrire : d’où part en moi la Force, la Volonté d’écrire ? C’est ce que j’ai traité les trois premières fois et qui s’est terminé aujourd’hui.
2) Quelles sont les épreuves que je dois traverser pour faire l’œuvre ? Il s’agit donc du récit d’une initiation puisqu’il y aura des épreuves (c’est ce qui commencera le samedi 5 janvier).
Alors, cet homme – c’est-à-dire notre héros à venir qui sera un héros très peu héroïque – sera évidemment un homme composé, vous l’avez deviné déjà par la façon dont j’ai procédé, un homme pseudonymique, car il aura plusieurs noms propres, cet homme qui va essayer d’écrire s’appellera tantôt Flaubert, tantôt Kafka, tantôt Rousseau, tantôt Mallarmé, tantôt Tolstoï, tantôt Proust – et pour ne pas faire la partie trop belle à la réussite finale que représentent ces noms, eh bien il s’appellera aussi : moi. Comment est-ce que je peux, comment est-ce que je pourrais oser me mêler à ces noms et m’autoriser d’eux ? Est-ce que ça veut dire que je me prends vraiment pour un écrivain ? Que je me simule comme écrivain (ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait la même chose) ? Eh bien je dirais oui, en un certain sens, je me prends pour un écrivain, non pas sur le plan des valeurs et des images, mais sur le plan du faire, sur le plan de la pratique, et quand je dis que je me prends pour un écrivain, ça veut dire que je me prends par la main pour travailler, pour vivre, et que pour travailler et pour vivre tout est bon (sauf le mal, la violence, l’arrogance) pour oser vivre. Ce qui est prétentieux (je crois l’avoir dit déjà), à mon sens, c’est de se comparer à tel ou tel écrivain ; mais je ne me compare pas, je m’identifie, ce qui n’est pas la même chose : mon imaginaire n’est pas psychologique, je ne me projette pas dans l’image d’écrivains reconnus, c’est un imaginaire désirant, c’est un imaginaire amoureux. C’est précisément un imaginaire qui cherche à s’identifier, ça n’est pas une paranoïa. Et de plus, c’est un imaginaire de travail, et non pas un imaginaire d’être ; c’est-à-dire que je vais m’identifier à une pratique, et non pas à une Image sociale, qui d’ailleurs n’est plus tellement prestigieuse, il faut bien le reconnaître : allez demander aux grands noms de la scène actuelle, à Khomeiny, à Carter, à Marchais, à Giscard, ce qu’ils pensent de Kafka ! Ce n’est pas tellement prestigieux d’être un écrivain. C’est fini. On reviendra un peu là-dessus à la fin du cours, parce que ça pose un problème quand on écrit.
Alors, cet homme, dont le récit commence, sera donc tous ces noms à la fois plus moi. Le problème c’est de savoir s’il sera vous, ou même l’un d’entre vous ? Ceci n’est pas une question rhétorique, ça n’est pas un appel de protestation, qu’on appelait dans la rhétorique une captatio benevolentiae par excusatio propter infirmitatem (c’est-à-dire une capture de bienveillance en faisant état d’une excusatio à cause de sa faiblesse : vous savez, les discours qui commencent en disant « excusez-moi, je suis tout à fait incompétent… »). Eh bien ce n’est pas du tout ça je pense. La question « est-ce que ce sera vous ? » est une question d’ampleur historique parce que c’est la question de savoir si une réflexion sur le Vouloir-Écrire peut intéresser et concerner qui peut-être n’écrit pas. Je ne veux pas du tout préjuger de votre situation individuelle à chacun d’entre vous, mais disons que parmi vous il y en a peut-être qui n’écrivent pas et qui ne sont pas dévorés par ce vice de l’écriture. Alors, est-ce que ça peut les concerner ? Eh bien, je ne sais pas. C’est toute l’incertitude du transfert littéraire – du transfert par voie de littérature – et cette incertitude va être déposée comme une angoisse au fond de ce cours et peut-être justement peu à peu le cours se dépeuplera-t-il ? Sur certains d’entre vous l’identification ne marchera pas bien et par conséquent l’exposé des tribulations très particulières de quelqu’un qui veut écrire finira par lasser, disons, la curiosité des uns et la fidélité des autres. Dès que celui qui veut écrire – et dont je vais tracer maintenant un certain parcours – quitte l’espace de l’Espoir et du Désir d’écrire (dont je viens de parler pendant trois cours), c’est-à-dire quitte le temps de la Velléité (nous quittons maintenant le temps de la velléité qui a été notre temps pendant trois samedis ; remarquez que certains écrivains peuvent s’arranger pour ne quitter jamais le temps de la velléité : le cas le plus célèbre est certainement Amiel. Amiel est un écrivain qui a écrit une œuvre, enfin un Journal, tout en étant constamment et jusqu’au bout velléitaire, donc on peut faire une œuvre avec la velléité, mais c’est un cas tout de même très sophistiqué27), alors dès qu’on quitte le temps de la velléité pour passer au temps de la volonté (c’est le titre qui court cette année : l’œuvre comme volonté), dès qu’on passe de l’écrire comme tendance à l’écrire quelque chose puisqu’il faut bien, eh bien à ce moment-là de très douloureuses difficultés commencent : des délibérations, des décisions partielles, difficiles, des tribulations de la volonté et du désir, des doutes, des découragements, des épreuves, des blocages, des obscurités. Tout cela va se produire dans ces sept semaines. Et toute une pérégrination va commencer ; c’est vraiment comme un chemin initiatique c’est-à-dire qu’il y a des choses à surmonter. Pour passer du Vouloir-Écrire à écrire l’œuvre, il y a des choses à surmonter et je vais essayer de définir et de décrire trois épreuves (bon, je me conforme un peu à un modèle très courant de l’initiation en trois actes, comme une pièce de théâtre, Turandot28 par exemple) – initiation en trois actes, donc trois épreuves que celui qui veut écrire, d’après moi, va rencontrer sur sa route, je vous les dis maintenant avant de les aborder après les fêtes.
La première sera une épreuve abstraite (je veux dire par là une épreuve mentale, par opposition à la seconde, vous verrez pourquoi) qui va consister à décider du Quoi écrire. C’est l’épreuve du choisir ; c’est l’épreuve de l’objet ; la Tendance doit se fixer sur un Objet, c’est-à-dire qu’elle doit en éliminer d’autres et elle doit bien choisir, il faut qu’elle choisisse bien, donc au besoin qu’elle prenne son temps, car, ensuite, une fois que l’objet sera choisi, il faudra faire route avec cet objet, pendant longtemps, et l’abandonner en cours de route pour un autre objet est toujours possible mais ce sera une faiblesse et un motif possible de dépression, de découragement. Donc première épreuve : le choix.
Deuxième épreuve, une épreuve concrète et pratique : la conduite, pas à pas, de l’Écrire (écrire l’objet choisi) ; d’où la nécessité d’organiser sa vie en fonction du travail d’écriture et de surmonter les mille traverses, extérieures et mentales, de cet accomplissement. C’est cette épreuve qui est la plus longue à vivre et aussi à analyser, c’est l’épreuve du Temps, c’est l’épreuve de la Patience.
Enfin troisièmement, une épreuve morale : la supputation du jugement de la société sur l’œuvre. Quand j’écris une œuvre, pendant que je l’écris, pendant que je l’imagine et pendant que je l’ai écrite, je ne peux pas m’abstraire, je ne peux pas m’empêcher de supputer le rapport que cette œuvre a avec ma société, avec mon histoire, et donc je me pose, d’une façon souvent difficile, le problème de l’accord de l’œuvre et du social (du social historique) ; non pas en tant que théoricien de la littérature ou critique mais en tant que sujet en proie à une activité et qui interroge l’accord entre cette activité et son monde – car il arrive qu’on doive assumer l’œuvre comme un défaut d’accord avec la société (assumer l’œuvre comme une singularité, comme une solitude) –, et la troisième épreuve est ainsi l’épreuve peut-être d’une Schize sociale.
Donc trois épreuves : premièrement le Doute, deuxièmement la Patience, troisièmement la Séparation (ou la Sécession).
Voilà, il me reste à vous souhaiter bonnes fêtes, bonne année et rendez-vous, pour ceux qui veulent, le 5 janvier.
Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 20 juillet 1873, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 258.
Franz Kafka, Journal, 6 juin 1912, op. cit., p. 249. Dans la citation faite par Kakfa « Je vis absolument comme une huître » est absent. C’est un ajout du traducteur.
C’est à la suite de Freud que certains auteurs, et notamment Jacques Lacan, ont établi deux formations intrapsychiques distinctes. Voir le Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, PUF, 1967, p. 255-256. Voir également les ouvrages mentionnés par Roland Barthes en marge : Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, et notamment « Le moi et le surmoi (l’idéal du moi) », Paris, Payot, 1927 ; traduit par Jean Laplanche, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1981, p. 240-252 ; Jacques Lacan, Le Séminaire, I : Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1975, p. 95 et 116 ; Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1974, p. 143.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 195.
Franz Kafka, Journal, 19 novembre 1911, op. cit., p. 145.
Dans « Délibération », texte consacré à l’écriture du journal intime, Roland Barthes évoque le « doute insoluble sur la valeur de ce qu’on y écrit » (OC, t. 5, op. cit., p. 668).
Franz Kafka, Journal, 8 décembre 1911, op. cit., p. 161. C’est Barthes qui souligne.
Voir p. 41 ; voir également la conférence « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (OC, t. 5, op. cit., p. 468).
Célèbre incipit de la « Conférence sur Villiers de l’Isle-Adam », in Œuvres, op. cit., p. 481. Roland Barthes souligne.
Barthes écrit en marge de ses notes de cours : « Herbart 58 », en référence à un passage du livre de Pierre Herbart, À la recherche d’André Gide, Paris, Gallimard, 1952, où celui-ci évoque (p. 58) les affects de Gide à l’égard d’êtres disgraciés.
Blaise Pascal, Pensées, op. cit., fragment 659, p. 405.
Il s’agit du colloque « Prétexte : Roland Barthes » qui a eu lieu à Cerisy du 22 au 29 juin 1977.
Jean-Jacques Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), fait de la compassion le fondement de la sociabilité humaine.
On lit dans les notes de cours un extrait du Journal de Kafka (27 novembre 1910), récit d’une lecture de l’écrivain Bernard Kellermann que le public fuit peu à peu à l’exception de Kafka et de quelques personnes (op. cit., p. 16-17), puis un autre extrait du Journal : « Par exemple, dans le Journal de Kafka, il y a un petit vécu qui est très “romanesque”, parce qu’il impose la générosité de l’auteur sans la déclarer : description juste, sans mesquinerie (Kafka, Journal, p. 16). […]. Encore Kafka, lettre à Max Brod, replacée dans Description d’un combat. C’est une sorte d’épiphanie […] : “Comme j’ouvrais les yeux après une courte sieste […] j’entendis ma mère demander du balcon, sur un ton naturel : “Que faites-vous ?” Une femme répondit du jardin : “Je goûte sur l’herbe.” Alors je m’étonnai de la fermeté avec laquelle les gens savent porter la vie.” » (L’extrait ici reproduit est cité dans Kafka, de Klaus Wagenbach, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1968, p. 52.)
Cité par Henri Mondor, qui fait état, en note, de cette réponse de Stéphane Mallarmé à Camille Mauclair. Voir Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 20.
Maurice Blanchot cité par Marcelin Pleynet dans Lautréamont, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967, p. 5-6.
Voir p. 51.
Sur le rôle de la tache dans l’invention picturale, voir le Traité de la peinture dans lequel Léonard de Vinci expose une « nouvelle méthode pour secourir l’invention » : « Si tu regardes certains murs salis de diverses taches, ou des pierres bigarrées, tu pourras y voir la ressemblance de divers paysages […] et une infinité d’autres choses et de sujets parfaitement nouveaux » (édité par André Chastel, Paris, Club des Libraires de France, 1960).
On peut également se reporter à « Image, raison, déraison », préface de Roland Barthes à L’Univers de l’« Encyclopédie ». 130 planches de l’« Encyclopédie » de Diderot et d’Alembert, Paris, Libraires associés, 1964 ; repris dans les Nouveaux Essais critiques (1972) sous le titre « Les planches de l’Encyclopédie » (OC, t. 4, op. cit., p. 41-54) ; voir également « Le bas et l’idée », 1967 (OC, t. 2, op. cit., p. 1243-1244).
Le Narrateur de Paludes d’André Gide écrit un livre intitulé Paludes.
La fin du roman de Sartre s’achève sur le désir de roman du héros. Antoine Roquentin, qui mène durant toute La Nausée des recherches historiques sur le marquis de Rollebon, rêve « une autre espèce de livre » : « Naturellement, ça ne serait d’abord qu’un travail ennuyeux et fatigant, ça ne m’empêcherait pas d’exister ni de sentir que j’existe. Mais il viendrait bien un moment où le livre serait écrit, serait derrière moi et je pense qu’un peu de sa clarté tomberait sur mon passé » (Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938 ; coll. « Folio », 1996, p. 250).
La spécialisation de abîme en héraldique pour désigner le centre de l’écu (1671) a fourni à Gide l’expression mise en abyme (qui rétablit le y étymologique) à l’occasion d’un ensemble de remarques, en septembre 1893, sur « la rétroaction du sujet sur lui-même » (Journal, 1887-1925, t. I, édition d’Éric Marty, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 171). L’expression renvoie à un procédé de répétition en miroir du sujet ou de l’action.
Le Corbeau (The Raven), paru en 1845 (traduction de Baudelaire en 1853), est associé par Poe à un essai : The Philosophy of Composition (1846), où il propose une poétique formaliste (traduit par Baudelaire sous le titre de Genèse d’un poème).
Cette célèbre page de L’Être et le Néant (1943) apparaît au chapitre II de la première partie de l’ouvrage : « Les Conduites de mauvaise foi » (Paris, Gallimard, collection « Tel », p. 95-96).
Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre 2 : « Du repentir », Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 46.
Pour quelques développements, par Roland Barthes, de la question, voir « L’ancienne rhétorique, aide-mémoire », in Communications, décembre 1970 (OC, t. 3, op. cit., p. 527-601).
La velléité est l’un des symptômes de ce que l’histoire littéraire a nommé l’« amiélisme » (avec l’aboulie, le protéisme, l’irrésolution, le narcissisme…) : « J’entrevois, j’entrebâille, j’entreprends mais je n’entre pas », écrit Amiel dans son Journal intime, op. cit.
La Princesse Turandot, fable théâtrale tragi-comique créée en 1762 à Venise par Carlo Gozzi (1720-1806). La princesse pose trois énigmes à chacun de ses prétendants et punit de décapitation celui qui échoue. Œuvre mise en musique par Weber en 1809, Busoni en 1917, Puccini en 1926. Roland Barthes connaissait également le Turandot ou le Congrès des blanchisseurs (1954) de Bertolt Brecht, adapté de Schiller d’après Gozzi.