Je reprends donc le cours. Vous vous rappelez que nous avons fait une sorte de grande introduction pendant trois séances où l’on a interrogé un peu comme on pouvait le Désir d’Écrire, et nous nous trouvons donc dans la position projective d’un homme, d’un sujet, qui décide ou qui veut faire une œuvre et nous allons maintenant voir les épreuves par lesquelles il doit passer, les épreuves presque au sens initiatique par lesquelles il doit passer pour faire cette œuvre. Et j’ai classé ces épreuves en trois types : la première épreuve, c’est le choix du type d’œuvre, et avant d’arriver au choix, il y a le doute ; la deuxième épreuve, qui sera la plus longue à exposer, c’est le temps, la patience d’écrire ; et la troisième épreuve sera le sentiment de séparation d’avec le social ou d’avec l’histoire, d’avec les autres, que le fait d’écrire une œuvre peut impliquer.
Celui qui veut écrire, que fantasme-t-il, puisque je me place du point de vue du désir ? Que fantasme-t-il dans l’œuvre à faire ? Sous quelle espèce la voit-il ? Qu’est-ce qui, en elle, lui fait envie, de telle sorte que cette envie puisse (au sens fort du terme, puisque tout est là) se transformer pragmatiquement en travail concret (et patient) ? Autrement dit, quelle image-guide (quelle image-motrice, aurait-on dit autrefois) va-t-il choisir pour placer dans son programme de vie et dans son programme de travail l’Œuvre à faire ?
Pour ceux qui veulent prendre des notes, j’indique de temps en temps les paragraphes, alors ici quelques mots d’abord sur le problème du contenu.
Il serait sans doute normal, et peut-être que certains écrivains le font (je n’en sais rien), de projeter d’abord le Contenu de l’œuvre à faire (j’entends par contenu dans un sens très banal le sujet de l’œuvre, ce qu’on appelait dans la rhétorique ancienne : la quaestio, la question, le point à débattre, le sujet ; en français c’est à la fois ennuyeux et précieux parce que le mot sujet a le sens d’une entité psychique, le sujet humain, et en même temps il a le sens contraire, celui d’objet, le sujet d’une dissertation ; en français, nous n’avons pas deux mots, tandis qu’en anglais, le sujet ce serait topic). On pourrait donc penser qu’il est normal de projeter d’abord le sujet de l’œuvre que l’on veut écrire. Or, il n’est pas sûr (je ne prends pas parti mais simplement je le signale) que ce soit le contenu, quaestio, topic, sujet, qui soit fantasmé, c’est-à-dire projeté selon le désir. Le sujet d’une œuvre à faire peut être projeté selon le devoir – ça arrive souvent, surtout dans le cursus scolaire et universitaire – mais pas forcément selon le désir.
Beaucoup des écrivains passés (la période « romantique » de l’écrire, qui m’intéresse principalement et dont j’ai dit que pour moi elle allait en gros de Rousseau à Proust) se sont couverts, si l’on peut dire, d’une philosophie. Or, à lire l’œuvre faite (ou la somme des œuvres), on a souvent l’impression que cette philosophie est en quelque sorte incréative, non-créative c’est-à-dire qu’on ne sent pas qu’elle ait eu de rôle moteur dans la mise en branle de l’œuvre (puisque c’est précisément ce branle qui nous intéresse). La Philosophie d’une œuvre qu’a son auteur, c’est sans doute une philosophie sincère, mais très souvent semble-t-il à un niveau idéologique d’alibi ; c’est une sorte d’après-coup de l’œuvre ; un sceau de solennité apposé à l’œuvre pour effacer sa gratuité statutaire (car l’œuvre est de toute manière largement hors-société, au sens sociologique du mot société). Par exemple, mais je vais très vite – je ne fais que cueillir dans une très imparfaite mémoire culturelle qui est la mienne – :
– Zola a couvert son œuvre monumentale d’une philosophie qui était celle de l’hérédité. On apprend ça dans tous les manuels. Eh bien si vous lisez et si vous aimez lire Zola (je ne dis pas si vous aimez Zola, je ne sais pas si on peut aimer Zola, mais on peut aimer le lire, ce qui est différent), en général, je crois que l’on peut dire que ce n’est pas pour sa philosophie de l’hérédité ;
– De même pour Chateaubriand et la religion : la religion ou la défense de la religion a été la grande philosophie avouée de Chateaubriand. Or quand on lit du Chateaubriand, ce n’est pas du tout cela qu’on aime ;
– De même Flaubert et l’Art avec un grand A ;
– Chez Proust, c’est plus retors. Proust semble avoir prévu ma réserve, mon manque d’intérêt pour les philosophies déclarées, leur faible crédibilité ; il dit que c’est volontairement qu’il n’a pas énoncé sa philosophie de la vérité (la Télescopie du temps). Il écrit à Jacques Rivière, en 1914 : « J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques où le récit n’est tout le temps qu’une faillite des intentions de l’auteur, que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera1. » Proust est bien sûr conscient de sa philosophie ; mais c’est un autre problème de savoir si, pour entreprendre d’écrire le livre, il a placé cette philosophie devant lui et a essayé d’en programmer le monnayage romanesque, narratif. La philosophie de l’œuvre peut être concomitante, mais non forcément motrice (au reste, est-ce vraiment cela que nous consommons dans Proust ?).
Il y a d’ailleurs un problème de méthode, ou de théorie de la littérature : les critères pour désigner ce qu’on estime être le sujet (quaestio) ou contenu de l’œuvre sont variables, arbitraires. Et il y a plusieurs « sujets » (contenus) possibles par œuvre ; par exemple (je vais vite) :
1) Tolstoï, dans sa nouvelle Maître et Serviteur2. On pourrait dire que tout est construit en vue du couronnement éthique de l’histoire : la charité de Vassili, le serviteur qui, dans la tempête de neige où ils sont perdus, se couche sur son maître pour le réchauffer et l’empêcher de mourir de froid (il mourra tout de même) ; mais je puis dire avec autant de raison que le sujet de l’œuvre, c’est la Neige, la Neige Noire.
2) Proust, dans À la recherche du temps perdu. On peut lui attribuer bien des sujets, un sujet noble : la philosophie du temps3 ; un sujet dramatique : je veux écrire et n’y arrive pas ; un sujet « naïf » : pourquoi ne pas considérer toute la Recherche du temps perdu comme le développement chatoyant, subtil et insistant d’un simple proverbe : « Comme le monde est petit ! » (on « retrouve » sans cesse les personnages) ; un sujet « mythologique » : le sommeil, le semi-sommeil ou semi-réveil, posé comme départ de l’œuvre immense, opérant un état perceptif général – et par métonymie, un état moral et métaphysique du monde : le décloisonnement. Il y a là d’ailleurs toute une explication possible de l’œuvre : a) ce sommeil, très original, n’introduit pas un onirisme, mais une fausse conscience (inductrice, en fait, de vérité) : conscience déréglée, vacillante, soustraite à la logique du syntagme narratif et de la chronologie (décloisonnement des temps, des âges du Narrateur) ; ce n’est pas du tout la topologie « profonde » du freudisme, c’est une psychologie d’extension et de permutation de lieux (thème des chambres) ; on peut ajouter à cela (très rapidement) le fait capital que le sommeil est lié au baiser initial de la mère, c’est-à-dire à toute la nappe affective : le baiser, c’est ce qui permet de dormir, de « retrouver » la Nature (de dormir la nuit) ; sans oublier le rôle écrasant des somnifères dans la vie de Proust.
3) En général, l’œuvre ne permet pas de retrouver son point de départ, la figure de son branle, c’est-à-dire l’image qui a été devant l’auteur, qu’il a désirée, dont le désir lui a permis de passer de l’écrire à écrire quelque chose.
4) La question que nous posons dans ce cours est celle d’un praticien : l’homme qui veut écrire, qui veut accéder concrètement à la pratique d’une œuvre à faire. Or le « contenu » (le sujet, la quaestio) n’est sans doute pas, ou n’est pas d’abord une catégorie poétique (poïétique : de « Faire »), c’est une catégorie « Méta » : catégorie de critiques, de professeurs, de théoriciens. On pourrait donc élargir le problème en retrouvant la grande typologie nietzschéenne, son opposition entre Prêtre et Artiste ; les problèmes de « contenu », de « sujet », sont du côté du prêtre, mais nous qui sommes du côté du faire (« faire l’œuvre » et non illustrer une idée, une foi), nous sommes du côté de l’artiste : Apollon ou Dionysos, mais pas Socrate4 ; il s’agit d’une autre vérité, par d’autres voies. Pour utiliser une terminologie mallarméenne : il faut passer de la Métaphysique à la Physique du livre.
Comme je parle beaucoup d’Œuvre Fantasmée, je rappelle la définition psychanalytique du fantasme (même si je l’adopte d’une façon quelque peu métaphorique) : « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure l’accomplissement d’un désir » (Conscient = Fantasme/Inconscient = Phantasme). Quand celui qui veut écrire (dont je raconte l’histoire) « fantasme » une œuvre à faire, où se met-il pour son plaisir ? Quel est le scénario de son action imaginée ? Il me semble – car je n’ai guère ici que mon propre témoignage – que ce que je fantasme, c’est la fabrication d’un objet ; je me fantasme comme fabriquant cet objet, en programmant les phases de fabrication, à la façon d’un artisan : penser au chef-d’œuvre, pièce pour rien des compagnons, en vue d’un objet final, visionné dans sa totalité matérielle ; à la façon d’un artiste, du moins romantique : cet objet, est-ce le livre ? Oui, en un sens ; mais comme je vais avoir besoin du mot pour l’opposer à une autre forme écrite, je dirais génériquement le Volume : pure surface d’écriture, structurée formellement, mais non encore par le contenu. Ce n’est donc aucun contenu, aucun thème qu’au départ je fantasme et « visionne » (même si contenus et thèmes s’agitent déjà, dans ma tête) : c’est une surface, un déroulement (volumen5) organisé – et c’est l’organisation de cet espace d’écriture qui fait mon scénario, mon plaisir.
C’est donc, selon moi (ou pour moi), une forme qui est fantasmée (et non un contenu). Voici, à ce sujet, deux témoignages explicites, et des plus grands, quoique se rapportant à une époque peut-être, ou semble-t-il, révolue (cette question formera notre troisième et dernière épreuve) :
– Mallarmé : dossier réuni par Jacques Scherer sur le Livre6 (nous y reviendrons). Le « Livre » projeté par Mallarmé est un dossier de notes, d’ébauches. Mais, d’après ce dossier, Mallarmé a réfléchi sur la structure de son œuvre et sur les conditions abstraites de toute littérature, avant de savoir quelles étaient les choses mêmes dont il avait l’intention de parler dans le livre qu’il préparait. Il y a très peu de pages du manuscrit sur ce que le livre devrait dire – Mallarmé avait été très frappé par « Le corbeau » de Poe et The Philosophy of Composition (Baudelaire, La Genèse d’un poème), écrite d’ailleurs après coup, mais qui relate l’invention du poème à partir d’une forme et non d’un contenu7 ;
– Flaubert : un peu différent, car ce qu’il fantasmait (du moins au début, vers l’âge de trente et un ou trente-deux ans), ce n’était pas une structure, une combinatoire, mais une écriture, une pure action stylistique – et lui aussi en l’absence de tout contenu. Il écrit, en 1852 (il a alors trente et un ans) : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » Et en 1853 (à trente-deux ans) : « Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme, pour vivre, il n’y a qu’à respirer de l’air. Ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effets, tous les calculs de dessous8… »
On le voit par ces deux exemples, la « forme » (selon la pertinence du fantasme) est une sorte d’éventail de présentations possibles du volume : ça va de la « structure » (dans le cas de Mallarmé) au « grain » de l’écriture (dans le cas de Flaubert). Ce sont les choses qui sont fantasmées, des structures ou des écritures, mais pas des contenus. Et si vous me permettez, une fois de plus mais pas la dernière, de m’intercaler entre ces deux géants (mais je l’ai dit, il n’y a aucune prétention à s’identifier, puisque s’identifier, ça n’est pas se comparer, et après tout je me définis, ici, par mon plaisir, par mon désir d’écrire), de ce point de vue-là je suis l’égal, chacun de nous est l’égal de Proust, de Flaubert ou de Mallarmé. Dans le désir, il n’y a pas acception de valeurs. Il n’y a pas des meilleurs désirs que d’autres. Le désir c’est le désir. Si j’ai le désir d’écrire, je suis l’égal des plus grands écrivains quant à ce désir (pas quant au produit bien sûr), donc en ce qui me concerne, je suppose, je pense que la forme que je puis fantasmer, ça n’est ni la structure ni le style : c’est plutôt le rythme de division du volume, c’est-à-dire la forme en tant qu’elle prend parti sur l’opposition continu/discontinu. Les formes entre lesquelles j’aurais à choisir (si je faisais l’œuvre, le volume) seraient quelque chose comme – c’est là qu’est mon doute, mon choix, ma première épreuve – d’une part des formes de continu : le Récit, la Dissertation (le Traité) et d’autre part des formes de discontinu : les Fragments (Aphorismes, pages de Journal, Paragraphes à la Nietzsche), etc. Voilà un peu quel est mon problème fantasmatique. C’est là que porte mon fantasme. Je ne suis pas sûr de ce que je fantasme vraiment : le continu ou le discontinu. Mais ce que je sais, c’est que mon fantasme se situe du côté de cette pertinence-là : continu ou discontinu. Et c’est là que je dois choisir ; car le désir ne se connaît pas forcément tout de suite ; mon fantasme peut hésiter, avoir envie de plusieurs formes à la fois, et ce choix est la première épreuve dont je traite actuellement ! C’est précisément parce que je peux hésiter entre deux désirs entre lesquels il faudra que je finisse par choisir que je peux, par exemple, subir un blocage très long. Si je n’arrive pas à savoir… Au fond ce que je voudrais, dans l’état fantasmatique des choses, c’est faire une œuvre qui soit à la fois continue et discontinue, mais ça n’est pas possible, logiquement tout au moins. Alors je suis bloqué à ce moment-là, parce que je ne connais pas vraiment où est mon désir. En général quand on échoue, quand on sèche, c’est qu’on ne sait pas où est son désir, qu’on a plusieurs désirs à la fois mais qu’on ne sait pas quel est le désir dominant. C’est pour ça qu’on reste immobile à ne rien faire, et il faut du temps pour connaître son désir. Ça pourrait faire l’objet d’un sujet de cours prochain par exemple : comment connaître son désir ? Souvent d’autres vous aident à le connaître, par exemple en vous montrant ce qu’eux désirent et à ce moment-là on en a immédiatement envie. Enfin laissons, c’est une digression.
Dans la mesure où la vision, c’est-à-dire l’appât, l’appétit d’une Forme est ce qui donne le branle à la fabrication de l’œuvre, la forme est évidemment ici très proche de la Formule comme la formule d’un médicament, la formule d’une construction, la formule d’une opération magique. La formule est ce qui donne issue, ce qui délie, dénoue celui qui veut écrire. On peut être noué pendant des mois et des années sans arriver à décider ce qu’on va écrire, mais si on trouve la formule de son fantasme, de son désir, à ce moment-là, tout d’un coup, ça va se dénouer et je pense qu’on pourrait, en interrogeant un peu l’histoire de la littérature de ce point de vue, reconstituer le dossier de ces découvertes brusques de formules qui ont permis à des grandes œuvres de démarrer après des mois ou des années de stérilité. Une introduction quelquefois pompeuse, quelquefois ennuyeuse mais qui ouvrait le livre comme une pièce de théâtre, par exemple les introductions des romans de Balzac peuvent nous paraître quelquefois lourdes et ennuyeuses mais en réalité ce sont, je dirais esthétiquement, d’admirables ouvertures, ce sont comme de très gros rideaux qui s’ouvrent peu à peu et ça c’était très beau, je pense par exemple à l’introït magnifique que Rousseau donna à ses Confessions.
Est-ce qu’un auteur aujourd’hui aurait le courage d’ouvrir son livre par cette phrase que je vous rappelle, et qui est si belle : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi » ? Vous voyez que ce que je dis là, ce n’est pas seulement le témoignage d’un contenu. Ça n’est pas le contenu de ce qu’il dit qui est beau. Enfin c’est beau, c’est important, mais ce qui est beau c’est le sentiment d’une sorte de grand drapé, de grande sacralisation de la scène qui s’ouvre, et les fonctions mythiques dont je vais maintenant dire un mot peuvent certes se perpétuer (elles sont par définition transhistoriques), mais je pense qu’elles ne sont plus relancées – ou en tout cas il y aura de plus en plus, semble-t-il, à moins qu’il y ait un retour dialectique des choses, de résistance à les renouveler, à accepter de s’en laisser féconder.
Si vous voulez, voici trois de ces fonctions mythiques, de ces grandes figures du livre.
1) La première figure serait ce que j’appellerai l’Arché-livre ou, pour reprendre un mot pédant de l’allemand, Ur-livre (Ur veut dire « primitif, archaïque »). L’Ur-livre, l’Arché-Livre, le Livre-Origine, pour une religion, et partant pour une civilisation. Je note à ce propos qu’il paraît qu’en arabe il y a l’expression Ahl al-Kitâb, qui veut dire « les gens du Livre » c’est-à-dire les gens de la Bible, de l’Évangile (des Évangiles), de l’Avesta et du Coran. Il serait évidemment intéressant (je pense que ça a été fait, je ne sais plus très bien) d’étudier la fascination – ou l’irrigation créatrice de la Bible – en ce qui nous concerne. La Bible, c’est, vous le savez, à l’origine Ta Biblia9, un pluriel neutre, car à l’origine c’est un recueil d’œuvres appelées « livres », de genres divers, en deux ou trois langues à partir de traditions orales, et qui se sont faits, écrits, cimentés pendant neuf siècles et tout cela a donné la Bible. Alors il y a eu naturellement une fascination de la Bible sur certaines grandes œuvres littéraires. C’est un sujet immense. Et la Bible (c’est-à-dire le Livre ou plutôt les livres mais enfin la Bible) jouant ici le rôle complexe d’un modèle de formes et de contenu, et aussi, plus structuralement, le rôle de butée originelle, c’est le livre ou l’écrit au-delà duquel on ne peut pas remonter, sauf à dériver sur la voie humaniste ouverte par la Renaissance. Donc la Bible, dans ce cas-là, c’est la référence, c’est l’Arché, c’est le départ. Je pense évidemment à l’œuvre de Dante (en fait une œuvre sans titre, car La Divine Comédie est un titre ultérieur et postiche). L’œuvre de Dante n’a pas de titre et ça renforce sa fascination à l’égard de la Bible. Fascination qui existe dans la mesure où Dante a cherché à atteindre « l’épaisseur signifiante de l’écriture biblique, la polysémie de la lettre10 » ; mais je pense aussi à ce qu’a écrit Marthe Robert du rapport de Kafka, du livre kafkaïen, à la Bible. C’est tout un dossier à ouvrir. Il y a des auteurs qui ont eu un rapport de fascination à la Bible (en dehors du lien religieux) : ils sont certainement très nombreux ; et c’est un dossier que vous devez vous-mêmes compléter. Par exemple le Paradis de Sollers, peut-être nous dirait-il, si nous l’invitions, et peut-être l’inviterons-nous, il nous dirait peut-être que ça a un rapport avec la Bible.
Deuxième remarque : l’écrivain qui en vient à concevoir et à projeter une œuvre comme essentielle, comme prophétique, comme essence de livre, ne peut que l’assimiler, chez nous, semble-t-il, à la Bible. Nous ne pouvons pas faire autrement. Nietzsche, par exemple, dans Ecce Homo (le titre aussi en dit long), c’est-à-dire très peu de temps avant la folie, avant l’époque d’histrionisme christique, juge ainsi son Zarathoustra (bon, il est déjà dans la mythomanie, dans la parole d’un paranoïaque mythomaniaque d’où le ton de cette déclaration extraordinaire que je vais vous lire) : « Parmi mes œuvres, mon Zarathoustra occupe une place à part. En l’offrant à l’humanité, je lui offre le plus grandiose présent qu’elle ait jamais reçu. Ce livre, dont la voix porte au-delà des millénaires, est non seulement le livre le plus haut qui soit, le vrai livre de l’air des cimes […] c’est aussi le plus profond jamais surgi des trésors les plus secrets de la vérité, un inépuisable puits où nul seau ne descend qui ne remonte chargé d’or et de bonté11. » Et dans une lettre de 1888, sur Ecce Homo (donc toujours la dernière période), il dit : « La lumière y est faite pour la première fois sur mon Zarathoustra, le premier livre de tous les millénaires, la Bible de l’avenir, la plus forte éruption du génie humain et qui embrasse le destin de l’humanité […] mon Zarathoustra sera lu comme la Bible12… » Mallarmé, qui a pensé toute la seconde moitié de sa vie au Livre Total, a opéré, quant à la référence biblique, un glissement : le Livre Total de Mallarmé, vous le savez, devait être lu en séances publiques, avec des permutations de vers à chaque séance puisque cela devait être des vers (et des permutations de places des auditeurs selon un système apparemment très compliqué mais très pensé) ; ce qui fait que la référence de Mallarmé à ce moment-là n’était visiblement plus le livre (immobile), la Bible comme livre immobile, mais le livre muté en rite, le livre muté en théâtre (il disait « Le Théâtre est d’essence supérieure13 », il a été très fasciné par le théâtre) ; et donc pour Mallarmé, l’Arché-livre, l’Ur-livre, ce n’était pas je crois la Bible, mais c’était, si l’on peut dire : la Messe, car la lecture théâtrale du Livre Total ressemblait à une messe.
Bien, avant d’aborder le second type de livre, je m’arrête cinq minutes.
Donc première fonction, premier type de livre : le livre-origine.
2) Deuxième type de livre que je propose, Le Livre-Guide, c’est-à-dire un livre unique, secret ou non, qui guide la vie d’un sujet. Le type en est évidemment le livre religieux, le livre saint, et très souvent le livre-guide se confond avec l’Ur-Livre, le Livre-Origine, mais il ne se confond pas forcément : par exemple on peut dire que pour des générations de chrétiens, l’Imitation de Jésus-Christ (livre du XVe siècle en latin) a été un livre-guide, et non pas directement la Bible. Il faudrait (mais tout ceci n’est qu’une digression hâtive) recenser les soumissions « laïques » à un livre-guide. Je vous en donne un ou deux exemples qui me sont venus à l’esprit.
a) Un exemple que je crois célèbre, en tout cas célèbre en moi-même parce que je le cite très souvent, c’est dans La Divine comédie de Dante, l’épisode ultraconnu du chant V de l’Enfer relatif aux amours de Paolo et Francesca. Vous savez que Dante et Virgile arrivent au second cercle de l’enfer (le second cercle ce n’est pas encore trop grave puisque ça commence au premier, et en plus il y a les neutres dont j’ai parlé il y a deux ou trois ans, en oubliant de dire alors que les neutres étaient dans l’Enfer14 ; hélas, je serais à bien des cercles de cet enfer, ce qui fait que je ne sais pas très bien comment je me débrouillerais pour être dans plusieurs cercles à la fois, mais le second cercle c’est le cercle des luxurieux), et là Dante et Virgile rencontrent deux personnages qui ont existé, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, et je vais vous dire l’épisode. Paolo et Francesca racontent la façon dont ils se sont aimés, c’est pour ça qu’ils sont en enfer, ils racontent qu’ils ont découvert qu’ils s’aimaient et se désiraient en lisant ensemble un livre : les amours de Guenièvre et de Lancelot du Lac15. C’est donc le livre qui a guidé leurs amours et je vous lis le passage à la fois connu et beau – c’est la traduction la plus simple, qui n’est pas celle de Pézard dans la Pléiade mais la traduction de Masseron chez Albin Michel, traduction qui est plus littérale que celle de la Pléiade –, c’est au vers 115 : « Puis je me tournai vers eux [c’est-à-dire Paolo et Francesca] et leur parlai. Je commençai : Francesca, tes souffrances me font pleurer de tristesse et de pitié mais dis-moi au temps des doux soupirs à quoi et comment amour vous permit-il de connaître vos désirs incertains [toujours le prochain sujet du cours : les désirs incertains]. Elle me répondit : il n’est pas de plus grande douleur que de se souvenir des jours heureux dans la misère et cela ton docteur [c’est-à-dire Virgile] le sait. Mais si tu as une telle envie de connaître l’origine première de notre amour, je ferai comme celui qui pleure et qui parle. Nous lisions un jour pour nous divertir la geste de Lancelot et comme amour s’empara de lui. Nous étions seuls et sans aucune défiance. À plusieurs reprises cette lecture fit nos yeux se chercher et pâlir notre visage mais seul un passage triompha de nous. Quand nous lûmes que le sourire tant désiré fut baisé par un tel amant celui-ci qui de moi ne sera jamais séparé [à savoir Paolo] la bouche me baisa tout tremblant. Galehaut fut le livre et qui l’a écrit. Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. Pendant que l’un des deux esprits parlait ainsi l’autre pleurait si fort que de pitié je défaillis comme si j’allais mourir et je tombai comme tombe un cadavre. » Le livre-guide, ici, c’est donc le roman français du XIIe siècle qui raconte l’histoire de Lancelot du Lac, l’un des douze chevaliers de la Table ronde. C’est bien un livre-guide et il y a des tas d’autres livres-guides. Chacun peut probablement en trouver un dans sa vie.
b) Un de nos amis, par exemple (c’est vraiment du plan de la conversation), nous a dit récemment qu’il partait pour le Mexique à cause de Au-dessous du volcan16. Un livre-guide, temporaire, mais un livre-guide.
c) Il faut aussi penser à la dérision de ce suivisme du livre, s’il est aveugle, s’il est mécanique et c’est tout Bouvard et Pécuchet. Bouvard et Pécuchet ont une idée absolue du livre : vous savez qu’ils en lisent beaucoup, et leur légère folie tient à ce qu’ils les appliquent immédiatement et littéralement au fur et à mesure qu’ils en lisent un. Donc voilà des exemples de livres-guides. On pourrait aussi citer Kafka : « nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous17. »)
3) Enfin, troisième figure mythique, le Livre-Clef. Ce serait le livre qui semble ouvrir la compréhension d’un pays, d’une époque ou d’un auteur. Par exemple, Mallarmé l’appelle, ce livre-clef, dans sa syntaxe à lui « l’œuvre, celle par excellence18 » et pour Mallarmé, « l’œuvre, celle par excellence », c’est-à-dire le livre-clef, c’était Hamlet de Shakespeare. Hamlet, l’œuvre, celle par excellence. Pour toute la littérature italienne, il est évident que le livre-clef, c’est La Divine Comédie (qui est aussi le livre de l’origine). Or, nous n’avons pas, semble-t-il, nous Français, dans notre littérature, un tel livre. Et on pourrait s’interroger – d’abord il faudrait vérifier si nous n’avons pas un livre-clef nous autres Français, mais je ne le vois pas – sur les raisons et les effets. Il est certain que pour les Grecs anciens, Homère constituait le livre-clef de la civilisation. Pour l’Espagne, il est évident que c’est Don Quichotte, et Severo Sarduy, un jour, me faisait remarquer que c’était un peu dommage que les Espagnols aient pris pour livre-clef Don Quichotte et que la vie espagnole aurait été peut-être plus drôle s’ils avaient pris pour livre-clef La Célestine19. Pourquoi pas, après tout ? On pourrait dire sérieusement : un pays peut « se tromper de livre ». On pourrait imaginer qu’un pays se trompe de livre.
Tout cela – c’est pourquoi j’en ai dit un mot – désigne pour celui qui écrit l’espace du livre vers lequel il regarde. Et je suis persuadé qu’il y en a toujours un, le plus souvent très secret ; les critiques ne le découvrent pas, car les critiques – du temps où il y en avait – s’occupent généralement d’influence, alors qu’il ne s’agit pas d’influence, il s’agit de l’imposition fantasmatique d’une matrice, d’une formule dans l’imagination, dans le désir de création de celui qui veut écrire. Moi-même j’ai peut-être ce livre secret, en moi, mais je ne le connais pas bien, peut-être qu’il change et peut-être que j’en ai plusieurs en tête, entre lesquels je dois, je devrais choisir si je veux écrire l’œuvre prochaine.
Et bien sûr, il ne faut pas oublier le contradictoire de tout ce que je viens de dire, à savoir qu’à la sujétion au Livre-Maître, au livre comme Maître, peut répondre la Rébellion contre le livre : une rébellion du type Lautréamont, ou Artaud ; se déchaîner contre le livre. La gageure, l’acrobatie, c’est alors de dire « Non » au livre au moyen d’un livre : c’est pour moi un acte de mauvaise foi qui me gêne toujours un peu et c’est pour cela que je n’aime pas beaucoup ni Artaud ni Lautréamont. Il me semble que parler de la cochonnerie de l’écriture20 en écrivant ou se déterminer comme Lautréamont contre les livres en faisant finalement des livres me paraît de la mauvaise foi, et de ce point de vue, seul Rimbaud a su éviter cette mauvaise foi en sabordant en lui, définitivement, tout livre, et en ne s’en expliquant même pas, car s’il s’en était expliqué, c’eût été reconduire le livre sous prétexte de le nier.
Voilà. J’en viens maintenant à un autre nouveau paragraphe.
Ce que je viens de dire, les trois types de livres que je viens d’énumérer, ce sont plutôt des fantasmes de civilisation, le livre y étant une sorte de mythe collectif : origine, guide ou reflet, et maintenant il faut revenir à des formes plus modestes, plus pragmatiques, plus personnelles aussi : quelle forme est-ce que je désire pour l’œuvre que je veux entreprendre ? J’ai dit qu’en ce qui me concernait, cette forme se situait par rapport au continu/discontinu du discours. Et je retrouve ici une opposition dans laquelle je vais m’installer et qui a été avancée par Mallarmé, entre deux types d’œuvre (il s’agit de théorie et non pas seulement d’un classement empirique ; un classement théorique qui engage une théorie de la littérature, de l’énonciation, de la composition, du monde même comme nous allons le voir) : Le livre, nous pouvons dire « le Livre » avec un grand L, et comme dit Mallarmé (retenez bien la formule je vous prie) : le livre « architectural et prémédité », ou encore « un livre qui soit un livre » ou encore « le Livre, persuadé au fond qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque écrit ». Voilà la définition du fantasme. Alors d’une part le livre architectural et prémédité, et d’autre part, ce que Mallarmé appelle l’Album, opposé au livre, je cite : « recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses21. » Je vais maintenant revenir sur ces deux types, l’un après l’autre.
Donc « architectural et prémédité ».
J’ai déjà signalé que Mallarmé (dont je rappelle les dates : 1842-1898) avait fantasmé un Livre total mais qu’il n’a jamais réalisé ce livre total ou un livre total sauf peut-être dans le Coup de dés, car en fait, et c’est là le paradoxe, Mallarmé n’a produit que des « Albums » et pas le Livre dont il a eu l’idée. Donc l’Idée de Livre chez lui, c’est comme un fantasme de contraste par rapport à ce qu’il a fait. Il a eu l’idée de Livre total vraisemblablement très tôt (là je renvoie à des études d’historiens de la littérature), par exemple on dit que vers 1866 il avait déjà l’idée d’un livre total ; et que vers 1867, il pensait à une œuvre de synthèse (qui aurait compris Hérodiade et quatre poèmes en prose sur le Néant22), en rapport d’ailleurs avec le grand œuvre des alchimistes. Mais le vrai Livre total fantasmé par Mallarmé est venu dans sa pensée plus tard. Il aurait commencé à travailler à cette idée vers 1873 ; il l’aurait médité entre 1873 et 1885 ; puis un ralentissement ; puis il s’y remet en 1892-1893. Et vous savez qu’en 1894, très grande joie dans sa vie, il prend sa retraite de professeur, il va donc pouvoir écrire et ne faire que cela, et effectivement il consacre à partir de ce moment-là toutes ses matinées à la réflexion sur le Livre total. De ces réflexions, je vous l’ai dit, il reste un manuscrit de 200 feuillets c’est-à-dire non pas le Livre, mais pensées sur le Livre ; et je l’ai dit aussi, on ne sait pas grand-chose sur le contenu, mais seulement sur le rituel, car c’est un livre de rituel puisque la lecture devait s’en faire au cours de séances payantes (et il y a, imaginé par Mallarmé, tout un plan financier de théâtre et d’édition), livre fait de vers ou versets permutables, la combinatoire variant selon les séances et, par conséquent, multipliant la dissémination du livre. Le livre n’est plus objet de lecture individuelle mais objet de dissémination dans des publics, un public qui change à chaque séance. Alors les caractères de ce Livre total c’est qu’il est, doit être, devra être objectif (c’est-à-dire non personnel) et non circonstanciel (il devra représenter la totalité des choses existantes, une somme d’essences), et il sera ordonné selon une structure (contrairement à l’album qui n’est pas structuré). D’où cette position paradoxale, et spécifiquement mallarméenne que le livre est métaphysique (puisqu’il est l’« hyperbole » de tous les livres excellents), il constitue une explosion de l’esprit (« Il n’est d’explosion qu’un livre »), c’est une œuvre pure (jusqu’à la limite de la folie), et en même temps c’est un appareil disséminant (par les séances et la distribution combinatoire, « Je sème pour ainsi dire ici et là dix fois ce double volume entier »). Mais, paradoxe, cette métaphysique est entièrement constituée, comme je l’ai dit, par une Physique du livre et c’est d’ailleurs ainsi que nous devrions appeler cette réflexion sur la forme fantasmée : je fais là une physique du livre. Cette physique mallarméenne est révolutionnaire ; elle constitue certainement le livre en Objet pur, mais cet objet n’a pas de limite ; c’est un dispositif infini, un Rite renouvelable puisque les séances peuvent se renouveler infiniment. Comme le dit Mallarmé, formule célèbre, très belle même si on l’applique à de toutes autres choses que ce à quoi il pensait : « Un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant23. »
Mais c’est absolument vrai même en dehors du livre mallarméen : au fond un livre ni ne commence ni ne finit, tout au plus fait-il semblant, et nous pourrions un jour étudier les semblants, les faire-semblant du livre, les faire-semblant de commencement, les faire-semblant de fin du livre. Le Livre total de Mallarmé c’est une expérience limite, car ce Livre est à la fois « vide » (dans l’état où nous le connaissons), et cependant très concret puisque Mallarmé avait prévu et indiqué le prix des places des séances, il avait calculé les prix de vente du livre avec des chiffres très précis, et toute cette activité extraordinaire de Mallarmé à la fin de sa vie fait penser un peu à ces « fous » (en mettant bien sûr beaucoup de guillemets, parce que maintenant on ne peut plus employer le mot « fou » sans guillemets) qui « délirent » mais qui en même temps ont un moi très fort, ces fous qui délirent mais qui savent très bien voyager, qui savent payer leurs impôts, qui savent tenir leurs comptes, etc.24 et c’est ça qu’il y a dans le Livre total de Mallarmé, il y a un délire essentiel mais en même temps il y a une comptabilité minutieuse du prix des places, du coût du livre, de sa rentabilité, etc.
En deçà de cette expérience limite, je peux imaginer deux formes de Livre total qui peuvent être désirées (je n’ose pas dire « fantasmées », pour leur laisser leur chance d’aboutir, parce que le fantasme ça n’aboutit jamais, alors peut-être qu’il faut commencer maintenant à ne plus trop parler de fantasme et à revenir à des désirs qui peuvent se réaliser).
En effet, je peux avoir à un moment de la vie (et je ne décide pas lequel : ce n’est pas forcément la vieillesse), le désir d’un livre où je vais mettre Tout c’est-à-dire le Tout de ma vie ou le tout de la vie, le tout de mes souffrances, de mes joies, et bien sûr, le tout de mon monde et peut-être donc aussi le tout du monde. Et à ce moment-là je le vivrai, ce livre désiré, je vais le vivre comme une somme de Savoirs, une encyclopédie peut-être d’ailleurs romanesque transcendée par un sens qu’on donne au monde et à son propre travail, c’est-à-dire, selon moi, transcendée par une écriture ; c’est en cela que ce n’est pas une encyclopédie commerciale c’est un Livre-somme parce qu’il y a une écriture qui transcende ce savoir et cette écriture, c’est comme la couleur du livre.
1) Je reviens premièrement sur cette somme de savoirs. La pulsion de savoir peut exister, il peut y avoir une pulsion du savoir. Le savoir n’est pas quelque chose qui appartient au surmoi, c’est quelque chose qui plonge dans le pulsionnel : il y a une pulsion de savoir. Et Flaubert, vous le savez, avait cette pulsion de savoir : pour chaque roman « il me faut », dit-il, « apprendre un tas de choses que j’ignore25 » ; par exemple, pour Salammbô, il a mobilisé un immense savoir archéologique et historique ; un savoir éperdu, maniaque, délirant. J’insiste là-dessus, je veux dire, j’isole cette pulsion, parce que personnellement, par moments, je l’éprouve très fortement, même si cela n’apparaît pas dans le cours mais j’éprouve par moments très fortement une pulsion de savoir. J’ai envie de me mettre, de mettre ma vie dans l’acquisition d’un savoir, dans la grande acquisition d’un savoir. J’ai envie de me plonger parfois dans un savoir nouveau, une espèce d’envie bénédictine de me plonger dans une érudition, dans la connaissance d’un secteur, d’un savoir nouveau ou que j’ai imparfaitement abordé (par exemple, périodiquement, j’ai envie de faire à fond de la sémantique, j’ai envie de devenir sémanticien, ou j’ai envie de faire à fond de l’étymologie pareillement, ce sont des envies très fortes de savoir). Dans un premier temps, cette envie entre en conflit avec l’écriture ; d’où, dans un second temps, le désir de résoudre la contradiction et d’amalgamer le savoir et l’écriture, et c’est cela que j’appelle « roman » (vous savez que j’emploie roman dans un sens un peu particulier, atypique : le roman c’est une œuvre générale aux contours imprécis, mais qui précisément résout la contradiction entre la connaissance du monde et l’écriture, entre les savoirs et l’écriture). Une des choses qui me plairait dans le fait de faire un roman, c’est qu’il me serait à ce moment-là nécessaire d’apprendre beaucoup de choses du monde, et en quelque sorte de me mettre à « apprendre » le monde. (Je viens de lire le manuscrit d’un jeune homme et j’en ai discuté avec lui, de certains passages, ça se donne comme un texte romanesque et à un moment par exemple – je dis ça vraiment parce que cela date d’il y a deux jours – il a écrit dans son roman, il était à l’hôpital, enfin le héros, ce n’est pas lui c’est le héros qui était à l’hôpital et on le soignait pour une hépatite virale c’est-à-dire une jaunisse et je me suis dit : ce n’est pas la même chose l’hépatite virale et la jaunisse, ou est-ce que c’est la même chose ? tout d’un coup j’ai eu un besoin de savoir et au fond il m’a fait envie, l’auteur m’a fait envie parce que si j’avais été à sa place j’aurais fouiné pour savoir si c’était la même chose, j’aurais cherché dans des livres, j’aurais interrogé pour savoir si c’était la même chose. Et quand on écrit un roman, il faut en fait savoir beaucoup de choses et beaucoup de choses très diverses du monde. Cela dit je ne sais pas si l’hépatite virale et la jaunisse c’est la même chose. Je ne crois pas. Si vous avez des tuyaux là-dessus… Pour faire un roman, il faut savoir tout du monde, un peu de tout du monde et c’est ça qui est effectivement très séduisant dans le roman.) Le héros éponyme de cette pulsion de savoir dans la forme romanesque, c’est évidemment Flaubert ; mais vous savez que vers la fin de sa vie, il a eu un comportement très retors à l’égard de ce désir, il a assumé pratiquement la nourriture de la demande de savoir en lui, il s’est nourri de savoir (en lisant une quantité énorme de livres de savoir), mais en même temps, il a distancé ce désir et cette faim de savoir par un dispositif de dérision qui était Bouvard et Pécuchet, des héros du savoir mais du savoir mis en dérision. Et toute l’œuvre de Flaubert est située entre deux pulsions de savoir, deux traitements des pulsions de savoir : Saint Antoine, qui est aussi une encyclopédie de savoir, et Bouvard et Pécuchet.
2) Autre couleur du Livre-somme, c’est quand le Moi total prend possession de toute l’histoire que ce Moi a vécue. Dans cette définition, vous pouvez reconnaître Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ; projet totalisant qui est rendu dans son cas tout à fait valide, puisque Chateaubriand a connu deux mondes, l’ancien et le moderne. Sa vie, sa vie au sens biographique, a été séparée en deux parties presque égales par la Révolution française, il a donc connu deux mondes, il a été à la jointure de deux mondes et il a aussi joué à fond deux rôles : le rôle de l’homme politique (acteur et témoin) et le rôle de l’écrivain (je dirais que ce serait un peu un Malraux avec peut-être tout de même un peu plus de génie, un Malraux qui aurait eu du style). Les Mémoires d’outre-tombe qui sont donc une somme mais, par l’art de Chateaubriand, une somme d’objets concrets. C’est ça qui est très beau dans Chateaubriand : c’est une somme de figures historiques, de lieux, de vêtements, d’objets symboliques, etc. C’est toujours très concret. Et pour ça je vous renvoie à l’admirable préface testamentaire de ces Mémoires d’outre-tombe, que je n’ai pas le temps de vous lire.
3) Autre couleur de Livre-somme, c’est quand la somme de savoirs est posée dans le Livre total comme ouvrant à un monde nouveau ; l’exemple serait Rabelais, qui a écrit ce qu’on pourrait appeler une encyclopédie tendue vers l’avenir, c’est-à-dire une encyclopédie pro-tensive (comme le fut ensuite plus tard l’Encyclopédie collective de Diderot), et à ce moment-là on a un type de Livres-sommes qui sont des livres, disons, progressistes. Mais symétriquement ou à l’envers : la somme, le Livre-somme peut être apocalyptique, c’est-à-dire un livre qui est somme dans la mesure où il signe, où il croit signer la Fin de l’Histoire et est constitué par une sorte de prophétie théologique d’une palingénésie de l’humanité, la fin d’un monde avant que l’autre ne commence. Le cas typique serait évidemment Dante, puisque son œuvre est une somme de savoirs rhétorique, poétique, moral, politique, scientifique, théologique. On pourrait dire aussi que le Livre-somme de l’apocalypse de la bourgeoisie, c’est Balzac, mais sans protensif, sans progressisme, sans protension vers l’avenir.
4) Et aujourd’hui ? Eh bien il semble que la somme des savoirs – c’est-à-dire une somme maîtrisable, une somme scriptible – soit impossible. C’est là le fait nouveau. Un seul homme ne peut plus produire la somme des savoirs. On a dit que le dernier homme à pouvoir contenir en lui tout le savoir a été Leibniz. Après Leibniz, il fallait qu’il y ait plusieurs hommes pour représenter la totalité du savoir humain et ça a été précisément les encyclopédies du XVIIIe siècle. Donc aujourd’hui il n’est plus possible à un homme de maîtriser les savoirs parce que a) ces savoirs se sont multipliés ; b) l’épistémologie a muté : il y a actuellement des sciences mais il n’y a plus la Science ; c) le savoir est immédiatement clivé et coloré idéologiquement (autrement dit il y a une rupture de l’universalité). La civilisation a vécu pendant des siècles dans l’idée que le savoir était universel, qu’il y avait une universalité du savoir, c’est-à-dire une université, car c’est ça que ça veut dire université. Je pensais à cela en arrivant tout à l’heure par la place de la Sorbonne : au-dessus d’une des portes de la Sorbonne il y a écrit « Universités de Paris » et bizarrement on a rajouté un « s » à « université ». Avant 68 il n’y avait qu’une université, maintenant il y en a plusieurs, alors on a rajouté un « s » mais ça me paraissait tout à fait aberrant qu’on puisse dire « des universités ». Il y a une université qui était l’université du savoir et à partir du moment où le savoir n’est plus maîtrisable comme universel, eh bien on ne peut plus appeler ça une université. Il faut trouver un autre mot. Je ne sais pas lequel.
Donc tout cela fait que le savoir ne peut plus être l’objet d’une somme produite par un seul auteur et c’est pourquoi le dernier projet encyclopédique que nous connaissions dans notre littérature est une Farce (Bouvard et Pécuchet). C’est une farce du savoir encyclopédique c’est-à-dire que le savoir encyclopédique revient, selon le mot de Marx comme quoi les valeurs antiques reviennent dans l’histoire mais à titre de farce, eh bien l’encyclopédie sérieuse, noble et grande, revient mais à titre de farce. Et Proust ? En un sens, il y a une somme du savoir psychologique (avec ses versants amoureux, mondain et esthétique) ; et en un sens, c’est un Livre-somme, mais, dans un sens supérieur, c’est essentiellement un livre initiatique, c’est l’histoire d’une initiation – ce qui est différent, car il s’agit ici d’un savoir de l’âme dans Proust, c’est-à-dire d’une psychagogie pour reprendre le mot platonicien. Deleuze a souligné les rapports possibles entre Proust et Platon.
Donc le Livre total de Mallarmé, deuxièmement le Livre-somme, troisièmement et dernièrement ce que j’appellerai, le mot n’est peut-être pas très bon, le Livre Pur.
Les sommes dont je viens de parler sont massives (ce sont de gros volumes, avec des tomes nombreux) : ce sont, par statut, des accumulations. Ou bien des accumulations condensatrices, ou bien des accumulations disséminantes comme dans le Livre total de Mallarmé. Mais à l’autre bout du Livre total, il y a la possibilité du livre bref, du livre dense, pur et essentiel : le petit livre, le Livre Pur ou, comme dit Mallarmé en 1869 (car à côté de son grand projet, à un certain moment, il a eu cette autre idée) : « Un étrange petit livre, très mystérieux, un peu déjà à la façon des Pères [de l’Église, toujours la matrice du livre de religion], très distillé et concis26… » On peut donc très bien fantasmer un Livre Pur, c’est-à-dire un livre bref, concis, pur, petit mais essentiel. Et je donnerai pour ma part – mais vous pouvez vous faire vous-mêmes vos propres exemples – pour exemple du Livre Pur, à mon goût : le Monsieur Teste de Valéry, un livre dense, « total » en un sens, puisqu’il rassemble elliptiquement l’expérience même de la conscience entière.
Voilà donc quelques réflexions – ou « aperçus » – sur la première forme fantasmée du « volume » : à savoir le Livre « architectural et prémédité » ; donc Livre soit infini (par permutation des vers, des parties, des versets : c’est le Livre total de Mallarmé), soit infini par sommation, accumulation (le Livre-somme : Dante), soit enfin ramassé et essentialisant (Monsieur Teste).
Alors en face du Livre avec un grand L, il y a cette autre entité mallarméenne qui est l’Album.
La forme antagoniste, ou paradigmatique – c’est-à-dire engendrant la nécessité d’un choix (puisqu’un paradigme ce sont deux termes en opposition et il faut choisir) –, c’est l’Album qui s’oppose au Livre.
L’Album, je vous l’ai dit, a été paradoxalement pratiqué par Mallarmé et en même temps vivement condamné par lui : de l’Album, il dit : « Ce mot condamnatoire27 ». Il y a deux éléments, deux critères qui font l’Album.
Le premier, c’est le circonstanciel. L’Album est un relevé de circonstances. Par exemple, un recueil de haïkus, c’est un Album effectivement.
Le deuxième, c’est le discontinu. Soit le fil du au jour le jour (donc toutes les formes de Journal), soit l’éparpillement anthologique de pièces (comme dans les recueils de poésies). Et donc ce qui caractérise l’Album, c’est l’absence de structure : l’Album c’est un ensemble factice d’éléments dont l’ordre, la présence ou l’absence sont arbitraires. En effet, un feuillet d’album (vous connaissez certainement cette expression, surtout en musique : dans la musique romantique, de Schumann à Liszt, on trouve souvent des feuillets d’album) se déplace ou s’ajoute ou se retranche selon le hasard ; et c’est là un procédé absolument contraire au Livre : parce que dans le Livre total de Mallarmé, il y a certes des permutations de parties et donc des déplacements de parties, mais ces déplacements sont absolument réglés par une structure, par une pensée qui peut être une pensée combinatoire mais qui est tout de même une pensée. Tandis que dans l’Album, c’est le contingent qui règle la présence ou le déplacement du feuillet. Et c’est là un procédé absolument contraire au Livre : quand on réunit, par exemple, des articles en recueil, autrefois quand on faisait un sonnet de temps en temps et puis au bout d’un certain temps ça fait un recueil ou encore aujourd’hui ceux qui écrivent des poésies ou de la poésie, c’est rare qu’ils se mettent à écrire un livre de poésie de bout en bout d’un seul coup. Ils écrivent de temps en temps un texte poétique et ensuite ça fait un recueil, un album, c’est ce que Mallarmé appelait « envoyer aux vivants sa carte de visite28 » (en effet, c’est bien cela, quand on écrit comme ça des petits textes, des articles, des petites interviews, des petites préfaces, eh bien on envoie sa carte de visite et ce n’est pas très drôle finalement ; une activité d’écriture réduite à la carte de visite, ce qui fait que finalement cette activité de l’Album est plus égotique que le livre apparemment prétentieux en tant que livre total). Donc le type d’Album c’est, par exemple, les Divagations, de Mallarmé : « Un livre, dit-il, comme je ne les aime pas, ceux épars et privés d’architecture » ; et l’Album a pour Mallarmé la même tare que le journalisme : « Nul n’échappe, décidément, au journalisme29. » Combien c’est actuel, n’est-ce pas, tout aujourd’hui nous entraîne au journalisme et nous y oblige.
Pour Mallarmé, le mot « album » est donc péjoratif (d’où sa pensée fantasmatique du Livre ; ou plutôt l’ambition du Livre l’obligeait à discréditer après coup l’Album ; ou encore, ce n’est pas le même enjeu, la même option philosophique, comme on le verra un peu plus tard30). Mais naturellement, on peut avoir un sentiment adverse et exalter l’Album, à l’égal du Livre, exalter comme valeur l’Album : ce sera alors la défense ardente – et souvent assez révolutionnaire – de ce que l’on pourrait appeler le Rhapsodique (l’origine du mot grec c’est rhaptein qui veut dire « coudre », alors la rhapsodie c’est un ensemble de pièces diverses qui sont « cousues entre elles, c’est un peu comme un patchwork »). C’est un mot qui est employé par Baudelaire quand il traduit Poe et qu’il dit : « une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rhapsodiques », et il ajoute : « le mot Rhapsodique qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le monde extérieur et le hasard des circonstances31 ». Ça, c’est tout à fait la définition de l’Album, n’est-ce pas ? Et vous savez qu’il y a de grands créateurs qui sont du côté de l’Album et pas du Livre : Schumann par exemple est un grand musicien de l’Album. Du coup, l’Album n’implique pas une pensée moindre que celle du Livre total. Car si le livre se donne pour but de représenter l’essentiel du monde ou le monde comme essentiel, on peut dire que le but de l’Album, tout aussi valable, est de représenter le monde comme inessentiel. À ce moment-là, l’Album devient une représentation essentielle du monde comme inessentiel, comme tissu de contingences.
C’est pourquoi, poursuivant cette réflexion sur l’Album, je dirai que les « Fragments » dont on s’occupe beaucoup depuis quelques années ne sont pas nécessairement du côté de l’Album ; et la notion de « fragment » est facilement spécieuse. L’année dernière, un auditeur m’avait fait remarquer très justement que la Recherche du temps perdu était en fait un tissu de fragments, mais il y a tout de même une architecture (au sens musical) dans la Recherche, qui n’est pas de l’ordre du plan, mais de l’ordre du retour, du marcottage : retour prévu par Proust (et à ce moment-là ce livre de fragments devient « un livre, architectural et prémédité »). Nietzsche, par exemple, a une écriture par fragments (vous voyez comment sont ses livres, avec leurs grands paragraphes numérotés), et cependant (je renvoie ici à Deleuze32), en fait, le livre nietzschéen est une superposition très complexe de constructions et notamment on voit le mécanisme dans ce livre qui n’a jamais été achevé que l’on appelle improprement La Volonté de puissance. En fait (si on interroge le fantasme, puisque c’est de cela qu’il s’agit), la sensibilité (c’est-à-dire le refus, l’attrait ou l’intolérance) s’adresse au mode du suivi : un suivi circonstanciel, chronologique, sans construction, qui est éidétiquement réalisé dans le Journal intime, peut faire problème, comme création. Donc c’est cela qui est en cause : le suivi circonstanciel. Un livre de fragments peut être le Livre, mais effectivement un Journal intime ne peut pas être le Livre. Cela ne peut pas être le Livre parce qu’il est purement circonstanciel ; et c’est comme ça qu’il faut expliquer le dégoût, on peut parler de ce mot, que Proust avait pour le Journal intime (je n’ai jamais lu qu’on s’étonnât que Proust n’ait jamais tenu de Journal intime, n’est-ce pas ?) ; et il écrivait notamment à son ami Guiche (dont nous verrons la belle photo lors du séminaire sur Proust dans un mois et demi à peu près33) : « Surtout, ne prenez pas la peine de me répondre. Pour un peu, ce serait un commencement de correspondance suivie, chose affreuse, ce qu’il y a de pire, après “écrire son Journal au jour le jour”34. » (Vous savez que Proust a produit une énorme correspondance, mais cette correspondance n’était pas suivie : c’était une sorte d’interlocution « éclatée », de Mme Straus à ses concierges.)
On pourrait ici, sur ce problème subtil du Fragment et de l’Album, se servir d’une distinction du musicien John Cage (que j’ai cité plusieurs fois) à propos de Schönberg, distinction entre structure et méthode. Cage dit que la Méthode, c’est par exemple le fait que Schönberg se souciait du mouvement d’un son à l’autre. Il pensait le mouvement d’un son à l’autre et il dit : « Cela, ce n’est pas une question de structure, c’est ce que j’appelle une méthode [il emploie probablement le mot au sens étymologique de cheminement, de chemin]. La méthode consiste à marcher avec le pied droit, puis le gauche : on peut marcher ainsi avec les douze sons, n’est-ce pas ? [effectivement on peut aller d’un son à un autre, c’est une méthode] Ou bien avec le contrepoint. La démarche de Schönberg est essentiellement méthodique35. » Alors en ce sens, le Journal intime relèverait de la méthode puisqu’il va d’un jour à l’autre, comme d’un son à l’autre. Et à cela, John Cage oppose la Structure, chez Schönberg, qui est la division d’une œuvre en parties. « Quand on se sert de la tonalité, la structure dépend de la cadence, parce que c’est la cadence seule qui permet de délimiter les parties d’une œuvre musicale36. » Ça c’est important parce qu’on voit bien que la structure, ce n’est pas du tout le plan, ça n’a rien à voir avec le plan, une analyse structurale n’est pas une explication de texte selon le plan. La structure ce n’est pas le plan et on pourrait dire que la structure c’est la tonalité, c’est la considération de la tonalité (un système unitaire, dont l’unité s’impose à la fin : la cadence, c’est la chute, c’est ce qu’il y a à la fin). Alors, l’Album serait atonal, sans cadence et le Livre serait tonal, il aurait une cadence (en effet, La Divine Comédie, la Recherche du temps perdu, Monsieur Teste, il y a une tonalité, il y a une cadence, il y a une structure).
Lorsqu’il y a suspicion à l’égard de l’Album – et principalement du Journal intime –, cette suspicion (je dirais, pour moi, ce malaise) s’adresse en fait (voilà ce que je voulais dire) à la Parole. Personnellement ce que je suspecte dans l’Album, c’est la parole. Ça n’est pas finalement le circonstanciel, c’est la parole (opposée à l’Écriture). Le grand problème de la Parole, en effet, c’est que sa valeur est fragile, c’est pour ça que les métiers de la parole doivent être éprouvants, la parole se dévalorise au fur et à mesure qu’elle s’actualise ; parler c’est en même temps en l’espace d’un dixième de seconde s’emballer pour ce qu’on dit et se décevoir de ce qu’on dit parce que dans ce dixième de seconde, il y a le retour de l’image. Quand je parle, immédiatement je pense à l’image de ma parole qui se forme en vous qui êtes là. Par là même, je suis pris dans un processus imaginaire qui est vertigineux et sans solution, sans apaisement. Peut-être qu’on est bavard parce que l’on veut sans cesse rattraper la parole, les bavards sont des êtres en général fragiles, finalement, et angoissés, ils veulent toujours ajouter de la parole pour rattraper la parole précédente. Le régime de la Parole c’est la déflation, c’est une activité de déflation, d’inflation d’abord et ensuite de déflation brusque. Et je crois qu’en face l’Écriture c’est précisément ce qui stoppe l’hémorragie épuisante de l’imaginaire, hémorragie qui est à même la parole (alors évidemment à cette « guérison » par l’écriture de l’hémorragie d’imaginaire, il y a des inconvénients, à savoir que l’écriture est dure, difficile, peu gratifiante parce que justement elle est une sorte de cryptique de l’imaginaire). Or, si l’Album repose sur la notation (dans le cas du Journal intime), à ce moment-là il est une sorte d’intermédiaire facilement décevant entre la Parole et l’Écriture : la notation est déjà de l’écriture mais elle est encore de la parole, et c’est un statut très fragile. Kafka parle, par exemple, de la notation « dont l’absence de valeur est reconnue trop tard37 » (déception typique de la parole). Quand je parle, l’absence de valeur de ce que je dis est reconnue trop tard, par exemple maintenant je pourrais faire marcher le mécanisme : je vous dis cela et immédiatement je reconnais trop tard que ce que je dis n’a pas de valeur mais c’est déjà dit, alors à ce moment-là je vais rajouter des choses, je vais passer à autre chose comme je vais le faire maintenant. Mais il y a toujours cette mécanique de la déception dans la parole. Alors je continue la citation de Kafka, ou plutôt je donne une autre citation de Mallarmé qui a très bien dit ce procès déceptif, cette déflation dans sa syntaxe à lui. Écoutez bien parce que c’est un peu obscur : « Ou [la seconde partie d’une alternative n’est-ce pas] autre verbiage devenu tel [devenu verbiage, devenu tel] pour peu qu’on l’expose, de persuasif, songeur et vrai quand on se le confie bas38. » Le verbiage qu’on se confie bas est plein de valeur mais pour peu que je l’expose, c’est-à-dire pour peu que je le fasse passer vers vous, il devient du verbiage. Ce qui était songeur, persuasif et vrai, dès que je le parle, ça devient du verbiage. Naturellement, tout n’est pas perdu si j’ose dire, et une dialectique est possible ; vaille que vaille le cours ici fonctionne sur une espèce de dialectique grossière, à la fois risquée et fragile, entre l’écriture et la parole, il tient comme ça pendant quelques semaines entre l’écriture et la parole, parce qu’on cherche, même s’il n’y a que moi qui parle, vous êtes là et nous essayons de créer une espèce de forme intermédiaire entre l’écriture et la parole et c’est comme ça que ça tient vaille que vaille, provisoirement peut-être, je ne sais pas, c’est comme ça que ça va. Tout n’est donc pas perdu, une dialectique est possible, et je cite ici Kafka : « Quand je dis quelque chose, cette chose perd immédiatement et définitivement son importance, quand je la note, elle la perd toujours aussi, mais en gagne parfois une autre39. » C’est très beau parce que c’est absolument exact. C’est sans concession. C’est pas désespéré mais c’est difficile parce que quand on note c’est parfois, et seulement parfois, que ça gagne une autre valeur. Voilà la chance, l’aléa, le miracle de l’écriture : que ce qui a perdu de la valeur quand on le parlait, gagne une autre valeur quand on l’écrit mais ce n’est pas sûr.
Voilà. À samedi prochain.
Marcel Proust, lettre à Jacques Rivière, 7 février 1914, Choix de lettres, op. cit., p. 198.
Léon Tolstoï, Maître et Serviteur (1895), in Œuvres complètes, traduction de Jacques Bienstock, Paris, Stock, 1920 ; traduction de F. Flamant, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 161-241.
Voir le paragraphe précédent, et p. 44, 223 sq. et 281.
Nietzsche désigne Socrate comme représentant de la vie justifiée par l’idée et de la puissance théorique. Les figures de l’artiste et du prêtre qui s’inscrivent dans la grande typologie nietzschéenne actif/réactif viennent ici en écho et en appui de la distinction entre science et technique posée par Roland Barthes dans le cours.
Volumen : dérivé de volvere « tourner », désigne « un enroulement, un rouleau, un repli ». Le volumen (IIIe millénaire avant J.-C.) désigne l’assemblage de feuilles de papyrus collées côte à côte et enroulées sur des bâtons de bois et d’ivoire. Par extension, le « volume » désigne la réunion de cahiers brochés ou reliés ensemble et composant un livre.
Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard (1957), notamment p. 126 ; l’édition utilisée par Roland Barthes étant celle de 1977, c’est à elle que nous renvoyons lorsque nécessaire.
Dans Les Poèmes d’Edgar Poe, « Le corbeau », Mallarmé écrit : « une idée prodigieuse s’échappe des pages qui, écrites après coup (et sans fondement anecdotique, voilà tout), n’en demeurent pas moins congéniales à Poe, sincères. À savoir que tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint ; et que l’éternel coup d’aile n’exclut pas le regard lucide scrutant l’espace dévoré par son vol » (Œuvres complètes, édition établie par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 230). Sur le dossier établi par Jacques Scherer, voir Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 126.
Gustave Flaubert, lettres à Louise Colet, 16 janvier 1852 et 26 juin 1853, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 62 et 129.
Ta Biblia : « les livres », en grec. A donné « la Bible », formée de plusieurs livres.
Jean-Michel Gardair, Écrivains italiens, Paris, Larousse, 1978, p. 47.
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, in Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, op. cit., p. 241.
Friedrich Nietzsche, lettre à Paul Deussen, Turin, 26 novembre 1888. Pour l’ensemble de la lettre, voir, dans une traduction un peu différente, Nietzsche. Dernières lettres. Hiver 1887-Hiver 1889, traduction de Y. Souladié, Paris, Manucius, 2011, p. 187.
Stéphane Mallarmé, « Crayonné au théâtre », in Œuvres complètes, op. cit., p. 312. Voir également, in Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., le chapitre intitulé « Théâtre et religion », p. 43-45.
Voir Le Neutre. 1977-1978, Paris, Seuil, 2002, p. 241.
Cet épisode est évoqué par Roland Barthes dans la première partie du cours, p. 225.
Célèbre roman de Malcolm Lowry (1948). Maurice Nadeau, en présentant l’édition française (Paris, Club français du livre, 1959), évoque lui aussi « ceux qui sont partis pour le Mexique afin, notamment, de mettre leurs pieds dans les traces du Consul à Quauhnahuac ».
Extrait d’une lettre à Oskar Pollak (1904), citée par Klaus Wagenbach, Kafka, op. cit., p. 51.
Stéphane Mallarmé, « Hamlet », Crayonné au théâtre, Divagations. Mallarmé écrit à propos de Hamlet : « La pièce que je crois celle par excellence. » Œuvres complètes, op. cit., p. 299. (Cité d’après Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 43-45).
La pièce de Fernando de Rojas (1499).
Allusion à la célèbre phrase d’Antonin Artaud « Toute l’écriture est de la cochonnerie » (Paris, Le Pèse-Nerfs, 1927) (cf. L’Ombilic des limbes, suivi de Le Pèse-Nerfs et autres textes, Paris, Poésie/Gallimard, 1968, p. 106). Dans son introduction à Sade, Fourier, Loyola, Barthes appliquait pourtant lui-même cette expression à ce qu’il appelait le « flumen orationis » et auquel il opposait le fragment (OC, t. 3, op. cit., p. 706).
Sur l’ensemble de ces citations et remarques, voir Stéphane Mallarmé, « Proses diverses », in Œuvres complètes, op. cit., p. 663 (Roland Barthes souligne), ainsi que le chapitre « Livre et Album », in Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 18-21.
Voir à ce sujet la lettre de Stéphane Mallarmé à Henri Cazalis, 14 mai 1867, Correspondance, édition de Bertrand Marchal, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 343.
Stéphane Mallarmé, manuscrit du « Livre », feuillet 181, édité par Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 24.
Voir infra, p. 364.
Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 2 décembre 1874, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 263.
Stéphane Mallarmé, « Notes, 1869 », in Œuvres complètes, op. cit., p. 851.
Stéphane Mallarmé, « Autobiographie », lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, in Œuvres complètes, op. cit., p. 663. Barthes suit ici Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, op. cit., p. 18.
Ibid.
Ces deux citations sont extraites du texte de Stéphane Mallarmé placé en ouverture de Divagations (Paris, Fasquelle, coll. « Bibliothèque Charpentier », 1897), in Œuvres complètes, op. cit., p. 1538.
Voir infra, p. 349 sq.
Voir Les Paradis artificiels (1860), Ire partie, chapitre IV (« L’Homme-Dieu »), que Baudelaire commente, ainsi qu’un extrait de « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe » de Poe (Histoires extraordinaires) à partir de sa propre traduction (Œuvres complètes, t. IV, Paris, Calmann-Lévy, p. 202-203). Notons que Baudelaire orthographie « rapsodique ».
Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1962.
Barthes se réfère ici au séminaire « Proust et la photgraphie », qu’il n’a finalement pas pu faire en raison du fatal accident dont il fut victime.
Barthes cite à partir d’Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Paris, Flammarion, 1925, p. 21.
John Cage, dialogue public avec Daniel Charles, octobre 1970 ; repris dans Pour les oiseaux, op. cit., p. 28.
Voir le premier entretien de John Cage avec Daniel Charles (ibid., p. 63-75) sur l’enseignement qu’il reçut de Schönberg.
Franz Kafka, Journal, 12 janvier 1911, op. cit., p. 30-31 : « Or, les notations, obéissant à leurs propres fins, ne font que remplacer avec la supériorité de ce qui est fixé le sentiment éprouvé de façon purement générale, mais de telle sorte que le sentiment vrai disparaît, tandis que l’absence de valeur de la notation est reconnue trop tard. »
Stéphane Mallarmé, « Variations sur un sujet », in Œuvres complètes, op. cit., p. 407. Ce texte est repris dans la section « Grands faits-divers » in Divagations, sous le titre « Solitude ».
Franz Kafka, Journal, 19 juillet 1913, op. cit., p. 278.