Séance du 2 février 1980


Bien, avant de commencer le cours, je voudrais adresser des remerciements sincères, d’abord à ceux qui m’écrivent, quelquefois régulièrement et d’une façon toujours très pertinente, deuxièmement à la personne qui a bien voulu m’adresser un exemplaire du sonnet de Plantin dont j’ai parlé la dernière fois, sonnet que l’on peut trouver, paraît-il, imprimé dans le style de l’époque à la maison-musée de Plantin à Anvers, et troisièmement, je remercie aussi la personne qui m’a adressé un texte très savoureux que je n’ai pas le temps de lire sur l’organisation de la vie de travail à la campagne du philosophe Alain. Donc merci à tous ceux-là.

Alors vous vous rappelez – je situe toujours là où j’en suis –, je suis dans la seconde épreuve de celui qui veut écrire une œuvre ; cette seconde épreuve comporte deux grandes parties et je suis dans la première de ces deux grandes parties, que j’ai appelée la « vie méthodique ». J’ai parlé des lieux de travail : la maison, la chambre, la table, le lit. Cela veut dire qu’effectivement j’ai tracé l’espace d’une solitude, ou tout au moins d’une semi-solitude, l’écrivain cherchant quand il travaille à être seul mais tout de même entouré, je dirais pas loin, de ceux qu’il aime. Je voudrais rattacher à cette solitude un thème dont on peut dire un mot qui est le secret ou le semi-secret, la clandestinité ou la semi-clandestinité de l’œuvre en train de se faire. Il y a des écrivains – peut-être devrais-je dire il y a eu parce que je parle d’une littérature qui est passée, qui est disparue – il y a donc eu des écrivains qui lisent à leurs amis au fur et à mesure l’œuvre en train de se faire. Les cas les plus connus sont ceux de Flaubert, qui lisait à ses amis très proches, et encore plus de Gide. Kafka l’a fait mais semble-t-il avec une certaine répugnance : parfois, ses amis obtenaient qu’il leur lise ses manuscrits mais jamais il ne sollicitait d’eux le moindre jugement.

[Solitude1

Dernier volet de cette « casuistique de l’égoïsme » : nature et degré de la solitude de l’écrivain ; non sa solitude métaphysique ou artistique (ce n’est pas notre sujet maintenant) mais empirique : rapport pratique aux autres en tant qu’ils vous laissent ou ne vous laissent pas « vivre seul2 ».

Il me semble qu’il y aurait un travail à faire (en tout cas un dossier à établir) sur les amis d’écrivains ; souvent, dans l’aura d’un écrivain, nous voyons revenir des noms, un nom : correspondants, confidents, juges ; Bouilhet, Maxime Du Camp pour Flaubert, Max Brod pour Kafka, etc. (Proust : beaucoup d’amis, de correspondants, mais pas un, semble-t-il, qui soit lié sélectivement à l’œuvre) Il faudrait analyser la situation existentielle des partenaires : dévouement, fiabilité, non-jalousie (?), incompréhension littéraire, aussi, peut-être. Tout cela ayant des conséquences subtiles sur le comportement de l’écrivain à l’égard de son œuvre : un mot d’ami, dit en passant, peut éclairer, ou dévier, ou même tuer l’œuvre (Bouilhet et La Tentation de saint Antoine3). Et donc, aussi, résistance plus ou moins sourde de l’écrivain à ses amis : l’expérience – ou l’apprentissage – de la solitude ne se fait pas par rapport au monde, aux malveillants, mais par rapport aux proches, aux amis terreur, abîme qui s’ouvre parfois du mot d’un ami, qui tout d’un coup dénonce une incompréhension, une distance, un état affreux de non-complicité.

Mais puisque nous sommes dans la perspective d’une pratique du travail d’écriture, il y a, plus simplement, le problème du Temps des Amis : le temps donné à, ou requis par l’amitié Peut-être, grosso modo, deux microsystèmes temporels : 1) Rassemblement des amis en petites réunions, soirées ; convivialité large, proche du « mondain » : « jours » (mardis de Mallarmé), « soirées » (de Médan) ; comme si on bloquait toutes les relations à intervalles réguliers, de façon à les éponger, à « en être quitte » et qu’ensuite on eût toute la semaine à soi, réintégrant un privé strict. 2) Échelonner, relations bilatérales, non collectives ; voir ses amis un à un. Proust : « Je me disperse aussi mais successivement. La part de chacun est plus courte, mais plus grande4. » La tension vient alors de l’accumulation, et donc de l’encombrement de ces amitiés échelonnées. Proust : « Emerson dit qu’il faut changer progressivement d’amis5 » On voit poindre très vite le conflit entre l’Œuvre (le Temps de l’Œuvre) et l’Amitié (avec sa valeur endoxale-type : la Fidélité).

Bien sûr, le rapport de l’Œuvre et de l’Amitié ne se réduit pas à un problème de temps ; il y a ce « temps de l’âme » qu’il est nécessaire de donner à ceux qu’on aime : penser à eux, être affecté, affolé parfois, par leurs soucis ; forces de participation affective qui entrent en conflit avec le souci – égoïste – de l’Œuvre L’Amitié : sorte de béance, d’hémorragie ouverte dans la clôture ronde de l’œuvre Bien dit par Chateaubriand à propos de Joubert (« égoïste » et « original ») : « Il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres6. »  Même dans la perspective cynique, monstrueuse, d’un sacrifice total à l’œuvre, cette béance est nécessaire, elle est nécessaire à l’œuvre qui a besoin, sans doute, de cette pulsation amoureuse, souterraine, qui ouvre l’Œuvre au Monde par la médiation de l’autre.

D’où une pratique subtile de la Solitude ; l’équilibre optimal serait atteint par cette formule : être seul entouré (avec la nuance affective) par les autres (pour moi, à la fois j’ai besoin de la solitude, mais je ne l’aime pas fanatiquement : j’aime que les autres soient là, autour de moi). L’image, un peu forcée, mais très impressive, serait celle-ci, empruntée à la vie de Proust : à la fin de sa vie, Proust corrigeant les épreuves de la Recherche du temps perdu, courbé sur son papier, dans la loge du portier du Ritz, cage vitrée, bien chauffée ; autour, va-et-vient des gens de l’hôtel7. – Kafka, qui a été cruellement confronté au problème (délibération incessante pour ou contre le mariage), l’a bien décrit : « Inaptitude à supporter la vie seul, ce qui ne veut pas dire inaptitude à vivre seul, bien au contraire ; il est même improbable que je m’entende à vivre avec quelqu’un ; mais je suis incapable de supporter seul les assauts de ma propre vie, les exigences de ma propre personne, l’offensive du temps et de l’âge, l’afflux vague de mon Désir d’Écrire, l’insomnie, le voisinage de la folie – seul, je suis incapable de supporter tout cela8. » (L’Amitié, de ce point de vue, résout mieux le problème que le Mariage ou la mise en couple – je signale que l’évolution des mœurs fait sentir l’absence d’un mot : Mariage ? Ça ne recouvre pas toutes les unions. Couple ? Concubinage ? Ce n’est pas beau. Et puis, les « conjonctions » homosexuelles ?)

La solitude de celui qui écrit : je ne sais quelles fonctions elle a, mais il semble qu’elle soit vécue selon différentes images, concomitantes ou alternées (c’est le propre des images de pouvoir être contradictoires) :

a) comme Nécessité : condition à la fois statutaire et transcendante du Faire de l’Œuvre. Kafka : « Il me faut beaucoup de solitude. Ce que j’ai accompli n’est qu’un succès de la solitude9 » ;

b) comme épanouissement, éclosion, desserrement des « constrictions » imposées par le monde. Kafka (1910) : « Pendant deux jours et demi, j’ai été seul – pas absolument, il est vrai – et je suis déjà, sinon transformé, du moins en voie de l’être. La solitude a sur moi un pouvoir qui ne manque jamais d’agir. Mon être intérieur se desserre (pour l’instant, ce n’est qu’en surface) et est prêt à laisser sortir des choses plus profondes. Un ordre commence à s’établir en petit à l’intérieur de moi-même et rien ne m’est plus nécessaire, car avoir du désordre quand on est doué de petits talents est bien ce qu’il y a de pire10 » ;

c) comme folie, pour le meilleur et le pire ; comme risque et tentation de la folie. Kafka (1913) : « Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne11 » Et encore ce thème de la perte de conscience : en 1918, Kafka se fiance une troisième fois, avec Julie Wohryzeck ; tuberculeux, il vit à la pension Stüdl dans un village ; il envisage donc de renoncer une nouvelle fois à son « désir d’une solitude allant jusqu’à la perte de conscience12 » Solitude : en somme, fonction d’une drogue l’Œuvre est une Folie, une péremption de la conscience (mondaine) ; elle est une conversion, une métanoïa, une inversion de réalité obtenue par la solitude (cf. Érémitisme).]13

 

Donc il y avait des écrivains qui avaient l’habitude de lire leurs œuvres à des amis pendant qu’ils la faisaient. Mais il semble que pour Flaubert, Gide et Kafka, il s’agissait toujours, disons, d’œuvres importantes, mais non pas de l’œuvre au sens monumental que je donne à ce mot, et il est significatif que l’œuvre monumentale, l’écrivain semble toujours se taire sur sa fabrication : si longue qu’elle soit, il semble vouloir la maintenir dans une certaine clandestinité. Par exemple, si paradoxal que ce soit, nous savons très peu de choses de la Recherche du temps perdu, de la façon dont Proust a écrit cette œuvre monumentale. Malgré une énorme correspondance, Proust a finalement très peu témoigné sur son grand projet, le trajet, l’aventure, etc. Et ce qui est le plus surprenant, c’est que cette constatation que je viens de faire, Proust l’a faite avec le même étonnement que moi, sur qui ? Eh bien sur Balzac. Il dit : « La seule chose qui effraye un peu dans cette interprétation de son œuvre [c’est-à-dire Balzac donnant une valeur littéraire à “mille choses de la vie qui jusque-là nous paraissaient trop contingentes”], c’est que c’est justement ces choses-là dont il n’a jamais parlé dans sa correspondance […]. Mais tout cela peut tenir au hasard des lettres que nous avons et même de celles qu’il écrivait14. » Je ne crois pas que ça tient au hasard des lettres. C’est plus profond, et l’œuvre monumentale qu’on est en train de faire, à partir du moment où on a en quelque sorte lancé le navire, l’écrivain répugne à en parler avant qu’elle soit finie. Je crois qu’il y a hiatus, coupure, rupture d’homogénéité entre la vie affective et la Grande Œuvre (Grande en ceci qu’elle est en train de se faire) ; d’où le silence de l’écrivain sur ses « préparations », comme si, tout simplement, il n’aimait pas parler de l’Œuvre en train de se faire ; et ce peut être même, je dirais, en poussant les choses, une sorte de critère : on peut parler, me semble-t-il, et si j’interroge ma petite expérience, à des amis d’un Projet d’œuvre, c’est possible si ce projet n’a pas encore bien pris, c’est-à-dire s’il reste fantasmatique et verbeux ; mais dès que le projet a pris, dès que cela devient sérieux, on devient automatiquement secret et comme jaloux. À la question : « Qu’écrivez-vous en ce moment ? » (question fréquente et bienveillante mais comme beaucoup de questions bienveillantes, torturante), eh bien je répondrai : « Si je vous le dis, c’est qu’il y a bien des chances pour que je ne l’écrive pas ; vous pouvez juger de mon sérieux à vous répondre par le fait que je vous réponde ou non. Si je vous réponds, c’est que je ne suis pas très sérieux. Et si le travail est bien amorcé, si j’ai déjà investi dans ce travail tout moi-même, il est très probable que ma réponse sera évasive. » Donc à ceux qui veulent bien me poser cette question, à supposer que cela les intéresse ou que ça en intéresse, si je ne réponds pas ou si je réponds « j’écris des choses », ça veut dire que là je suis effectivement en train d’écrire.

Alors quelles sont les raisons de cette tendance à la clandestinité (de la Préparation)?

1) Premièrement une raison de pudeur, une impuissance à bien rendre compte de ce qui se passe, quand c’est en train de se faire ; c’est une répugnance ou une résistance du scribens à laisser voir la « cuisine » de l’Œuvre – vous le savez, de la même façon, bien des cuisinières vous chassent de la cuisine, c’est un fait bien connu, les cuisinières, tout au moins autrefois, je ne sais pas maintenant, vous chassent de la cuisine quand elles sont en train de travailler – parce que la préparation, souvent, est peu ragoûtante, et sans rapport avec l’excellence du mets qui ensuite arrive pompeusement sur la table ; une « préparation » est faite, en effet, de reprises, de retours en arrière, d’incertitudes, d’errements ; et il y a une sorte de vanité à vouloir fixer par un compte rendu tel moment, dont on sait tellement qu’il est peut-être déjà passé au moment où on le décrit ; je dirai que l’œuvre en train de se faire est de l’ordre de l’Innommable – l’œuvre en train de se faire, c’est à la lettre l’innommable, ce que l’on ne peut pas nommer et qui pis est : vouloir la nommer, c’est se donner l’impression qu’on la réifie et qu’on va l’abîmer, qu’on va la bloquer, il y a une espèce d’attitude magique. Par exemple, Flaubert (en 1874) écrit à sa nièce Caroline la première phrase de Bouvard et Pécuchet, parce qu’elle la lui avait demandée, cette phrase célèbre qui commence Bouvard et Pécuchet ; il la lui donne comme une sorte de fétiche, mais il ajoute : « Maintenant, tu ne sauras rien de plus, d’ici longtemps. Je patauge, je rature, je me désespère, etc.15. » Ça c’est l’innommable. C’est ce qui ne se dit pas. Et pourtant c’est l’œuvre une fois finie.

2) Deuxième raison possible, le Sacré. Comme je l’ai dit, avant la Recherche du temps perdu, Proust lisait à des amis ce qu’il écrivait, mais quand il a écrit la Recherche, il parlait très peu de son ouvrage16. C’est peut-être qu’à ce moment-là l’Œuvre, vécue comme monumentale (l’Œuvre d’une Vie), passe à la catégorie du Sacré. Elle devient sacrée. Et le mouvement de l’écrivain, c’est quand il fait l’Œuvre, quand l’œuvre est pour lui vivante ; mais une fois qu’elle est faite, elle devient morte ; au moment où elle devient vivante pour d’autres – c’est d’ailleurs une condition difficile, enfin il ne faut pas exagérer ça n’est pas dramatique, mais c’est une question assez inconfortable d’après mon expérience que d’avoir à assumer un livre comme vivant à partir du moment où il est publié, parce qu’à ce moment-là il est vivant pour les autres alors que pour soi il est mort ; c’est-à-dire que c’est le moment où on n’a vraiment plus envie d’en parler que la société vous demande de le faire, surtout aujourd’hui comme vous le savez, la pratique de l’interview a remplacé pratiquement la pratique de la critique : il n’y a plus de critiques de livres ou presque plus et quand un livre paraît on demande tout simplement – ça facilite évidemment la tâche du journaliste – à l’écrivain de parler de son livre et ça remplace la critique.

Donc au moment où l’œuvre devient vivante pour les autres, elle est morte pour soi et l’on n’a plus envie d’en parler ; mais au moment où elle se fait, elle est vivante et sacrée, c’est-à-dire qu’elle est cachée comme un amour ou comme un Dieu : c’est la formule pascalienne du Dieu caché, Deus absconditus17, Dieu atteignant en quelque sorte l’essence même du sacré par le secret, par le caché, eh bien on peut l’appliquer à l’œuvre et on dit alors que l’œuvre en train de se faire est abscondita, ou Opus absconditum.

3) Troisième raison qu’on peut imaginer, une motivation disons psychologique (mais de toute manière, nous sommes toujours dans l’Imaginaire de l’Écriture). Il peut y avoir chez l’écrivain en train d’écrire un désir d’Anonymat c’est-à-dire le désir de ne se prêter à aucune image sociale, et donc ne rien livrer de lui-même. Le désir de couper toute induction d’image, même auprès des amis, et donc de supprimer toute confidence. On peut bien sûr considérer ce désir d’anonymat comme un mode hystérique, je peux interpréter le désir d’anonymat comme une hystérie dont la formule serait : « Ne faites pas attention à ce que je fais, occupez-vous de moi. » Mais pour nous, ça n’a pas d’importance ; ce qui importe, c’est la douleur de toute rupture d’anonymat. L’écrivain peut alors, pour préserver la clandestinité de son Œuvre (en train de se faire), faire semblant de faire autre chose : il peut accepter de jouer un certain jeu social, une certaine apparence mondaine pour masquer le fait qu’il travaille à une œuvre importante. Et Kafka a deviné l’avantage de ce jeu quand il dit, en parlant de lui, qu’il « considérait toute autre solution qu’une vie entièrement consacrée à la littérature comme une construction artificielle destinée à satisfaire son entourage et à éviter que […] l’attention générale ne se tourne vers lui18 ».

4) Enfin quatrièmement, la volonté de clandestinité peut être l’acceptation philosophique d’une donnée tragique : à savoir que l’écrivain est au fond responsable de son écriture ; il est traversé de part en part par cette responsabilité ; et il ne peut la déléguer à personne, tant que l’Œuvre n’est pas faite. Tant que l’œuvre se fait, il y a un sentiment écrasant de responsabilité solitaire, de responsabilité individuelle. Qui est responsable du Texte ? Eh bien, moi, le premier, et on ne peut sortir de cette contrainte ou de ce destin. C’est moi le premier qui suis responsable de mon texte : c’est de moi que, à propos du Texte, viennent les blessures les plus ineffaçables, les déconfitures, les affolements, etc.

Alors, certes, l’œuvre une fois faite, avant d’être publiée et livrée au public, disons qu’un regard amical et vigilant peut suggérer des fautes, des oublis ; on peut donner son manuscrit à lire une fois que c’est fini à un ami proche en qui on a confiance et cet ami va vous aider par des remarques de détail – c’est-à-dire que l’ami peut intervenir ponctuellement sur des phrases, au besoin des paragraphes ; mais il s’agit au fond toujours de tâches de nettoyage et non d’élaboration. Le « conseil » c’est-à-dire le conseil donné à l’écrivain (on en reparlera plus tard) ne peut se situer que très en amont de l’œuvre, quand le projet n’en est pas formé et une conversation avec un ami peut vous aider à préciser le projet, ou très en aval, quand l’œuvre est finie et qu’il s’agit de nettoyer des virgules ou des mots, et à ce moment-là le conseil d’un ami peut être utile.

Horaires

Tout cela, c’est-à-dire toute l’élaboration d’une Vie méthodique (dont la figure fantasmée est la Vita Nova) a pour visée une activité redoutable, par sa richesse d’ambivalences de plaisir et de déplaisir, de loi et de jouissance auxquelles on donne un nom : travailler, qui est intransitif comme écrire (« Je ne peux pas vous voir en ce moment parce que je travaille » : intransitif), ou à la rigueur partitif : « À quoi est-ce que vous travaillez en ce moment ? », c’est-à-dire, dans l’univers absolu du travail en soi, quelle partie est-ce que vous découpez ?

Je voudrais faire remarquer d’abord que tous les « grands écrivains » – ceux qui ont produit une œuvre monumentale (unique ou en morceaux) – ont été animés ou doués d’une volonté (au sens platement psychologique), d’une opiniâtreté, d’un entêtement, d’un courage absolument incessants : volonté de travail, volonté de correction, volonté de copiage, qui s’exerçait dans toutes les conditions possibles. Lisez les vies de ces grands écrivains, vous serez ahuris en général par le courage, l’opiniâtreté et la volonté que l’activité d’écriture représente. Vous les voyez tous continuer à écrire en dépit de toutes les circonstances : à travers des difficultés de santé, à travers des inconforts, à travers des misères affectives, à travers des misères corporelles, toujours une énergie inflexible et dans l’action : pensez aux extraordinaires voyages de Chateaubriand qui a écrit une œuvre considérable et monumentale en ce qui concerne les Mémoires d’outre-tombe, toute sa vie, et relisez ses Mémoires, vous verrez à quel point il voyageait tout le temps, dans toute l’Europe, je ne parle même pas de l’Amérique mais dans sa phase adulte, il a voyagé dans toute l’Europe et à tout instant, il prenait non pas l’avion mais la diligence ou la calèche, il sillonnait l’Europe de Paris à Rome et de Rome à Prague et il recommençait sans cesse. Je pense aussi évidemment à Michelet, un homme qui avait des difficultés de santé, des migraines célèbres, et qui malgré tout a fait une œuvre absolument volumineuse et considérable. Donc le travail de l’écrivain est en quelque sorte insubmersible. On ne peut le couler. Il flotte toujours, quoi qu’il arrive il remonte. L’image simple et forte appelée par cette obstination du travail, c’est celle du « bon ouvrier ». L’écrivain est un « bon ouvrier » au sens évidemment un peu passéiste du mot. Par exemple, Flaubert (quand il a vingt-quatre ans, mais il aurait pu le dire aussi beaucoup plus tard) écrit : « Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans vie, aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume, sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne19. » C’est une sorte de division du travail psychique qui fait que quoi qu’il arrive la partie du travail d’écriture est maintenue d’une façon, je le répète, insubmersible ; ce sont deux ondes distinctes qui ne se croisent et ne se contrarient pour ainsi dire jamais : l’onde laborieuse et l’onde passionnelle. Et si vous me permettez comme toujours de temps en temps de faire des allusions à des souvenirs personnels, je me rappelle avoir éprouvé une véritable stupéfaction à l’égard de moi-même – parce que c’est finalement soi-même qui s’étonne le plus de soi-même, c’est là où les stupéfactions sont les plus grandes quand soi-même on s’étonne, en tout cas ça m’arrive souvent – en me remémorant, je ne sais plus pour quel besoin ou nécessité, certaines dates de ma vie, j’ai constaté qu’une époque de ma vie avait été marquée disons discrètement par une crise passionnelle d’une extrême intensité dont j’avais le souvenir qu’elle m’avait complètement démoli, défait, déshumanisé, dépersonnalisé presque. Eh bien quand j’ai regardé les dates, j’ai vu que cette crise passionnelle recouvrait très exactement le temps où mois après mois, j’ai écrit les Mythologies20 ce qui est une chose qui pour moi est absolument incompréhensible dans la mesure où les Mythologies étaient des chroniques à faire mensuellement, cela impliquait une très grande régularité. De plus, c’était un regard qui n’avait absolument rien de passionnel sur la vie sociale, qui est un regard plutôt critique, parfois un peu ironique, aucun rapport avec la passion c’est-à-dire que ce que je vivais d’un côté ne passait absolument pas dans ce que j’écrivais de l’autre et j’avais beau être complètement démoli et probablement perdre beaucoup de temps à vasouiller, si vous permettez l’expression, sur mon lit ou à ne rien faire par désespoir, j’en venais néanmoins immanquablement à écrire chaque mois mes trois ou quatre chroniques pour la revue de Nadeau de l’époque qui s’appelait Lettres Nouvelles et c’est là une chose qui m’a toujours stupéfié.

Deux autres images sont possibles ; on les trouve chez Flaubert ; d’autres images de cette obstination extraordinaire de l’écrivain à travailler, et je vais dire un mot de leur rapport, de leur contradiction, et de leur résolution dialectique.

La première image, c’est celle du forçat ou l’ascète : le travail de l’écrivain, en effet, est un bagne et/ou une ascèse folle. Flaubert (en 1852, il a trente et un ans) dit : « J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre21. »

L’autre image, c’est celle du bénédictin ; Flaubert, en 1846 (il a vingt-cinq ans), écrit à Louise Colet : « Travaille chaque jour patiemment [il lui donne des conseils puisqu’elle voulait écrire et qu’elle a écrit d’ailleurs, alors il lui donne des conseils d’écriture] un nombre d’heures égal. Prends le pli d’une vie studieuse et calme, tu y goûteras d’abord un grand charme et tu en retireras de la force22. » L’image de l’Ascète (ou du Bagnard) implique évidemment une domination de la Loi (avec un grand L). Et je crois que ce départ est en quelque sorte juste parce que l’Œuvre est désir, l’œuvre est protension de Jouissance, protension vers une jouissance, mais, et je le crois encore quels que soient les soubresauts de la doctrine psychanalytique, il n’y a pas de Désir sans Loi, sans Loi quelque part ; bien sûr il faut savoir où : la Loi n’est pas forcément dans la morale et à plus forte raison dans l’État ; mais quelque part il y a de la Loi et c’est pour cela qu’il y a du désir, et peut-être que l’on pourrait décrire certains problèmes ou certains états d’une certaine jeunesse aujourd’hui comme le fait qu’il y a un nombre croissant d’êtres sans Loi et sans Désir.

L’œuvre est elle aussi comme l’Ombre nécessaire de la Loi, et la Loi est bien sûr terrorisante (puisqu’elle dit « Travaille tout le temps : toute minute perdue pour l’œuvre est une faute »). Mais la Loi heureusement est dialectisée, elle prend la forme d’une loi supportable, voulue par le sujet dans la mesure où elle devient à ce moment-là respirable et c’est le moment où la Loi devient Règle. Pour ma part, je fais une différence d’une extrême importance, à la fois théorique et sur le plan de la viabilité, entre la Loi et la Règle. En gros, je suis contre la Loi mais je suis pour la Règle. Et l’incarnation de la Règle, qu’est-ce que c’est dans la quotidienneté ? C’est l’Horaire.

Il y a bien sûr des types d’horaires de l’écrivain (du Travailleur-Écrivain) : on en connaît certains (du moins j’en connais certains) ; et ils ont pour moi, je dois dire, une sorte de charme, tous ces horaires d’écrivain ; dans la mesure où ils sont « Règle » et une Règle que je crois suivie, et qui donc à ce moment-là me fait envie ; chacun de ces horaires a une figure particulière. Je vais vous en dire quelques-uns, même si cela vous paraît un peu monotone, de toute manière ce sera bref – et peut-être, parmi vous, y en a-t-il deux ou trois qui s’intéressent aux horaires, j’ai d’ailleurs reçu un témoignage d’un certain horaire de travail du philosophe Alain avant même que je parle des horaires.

1) Le plus connu est celui de Proust : il est spectaculaire parce qu’il est rigoureusement inversé, la nuit/le jour ; je ne veux pas y revenir.

2) Balzac (en 1833) : « Je me couche à six heures du soir ou à sept heures, comme les poules ; on me réveille à une heure du matin et je travaille jusqu’à huit heures ; à huit heures, je dors encore une heure et demie ; puis je prends quelque chose de peu substantiel, une tasse de café pur et je m’attelle à mon fiacre [toujours l’image du bagne ou de l’ascèse] jusqu’à quatre heures ; je reçois, je prends un bain, ou je sors, et après dîner, je me couche23. » Et je recommence, bien sûr… Ce qui est intéressant c’est « je prends un bain », moi ça m’intéresse beaucoup ça. Je me rappelle avoir connu autrefois un romancier qui ne parle plus beaucoup maintenant, il m’expliquait, j’avais très bien compris ce genre de confidence, qu’il ne se lavait jamais avant de travailler. Il se lavait après avoir travaillé. Parce que, vous savez que les conduites les plus folles, en tout cas les plus individuelles, on leur donne toujours des alibis extrêmement rationnels, et il disait que si on ne se lavait pas, on avait la tête en quelque sorte plus chaude et le sang circulait mieux dans le cerveau, donc il ne fallait pas se laver avant d’avoir travaillé. Voilà pour Balzac.

3) Flaubert (en 1858, il a trente-sept ans) : « Tu me demandes ce que je deviens ? Voici : je me lève à midi et me couche entre trois et quatre heures du matin. Je m’endors vers cinq », et il ajoute : « Je vis d’une façon farouche et extravagante, qui me plaît fort, sans un événement, un bruit. C’est le néant objectif, complet24. »

4) Kafka – surtout à partir de 1912, la période productrice, qu’il appelle « sa vie de manœuvre ». Vous voyez toujours l’image de l’ouvrier : il va au bureau, dans cette compagnie d’assurances à Prague dont il était conseil juridique, de huit heures à quatorze heures. Il fait la sieste au sens large du terme de quinze heures à dix-neuf heures. Il se promène : une heure. Il dîne en famille mais le dîner a lieu assez tard. Et il travaille à partir de onze heures du soir jusqu’à trois heures du matin ou plus : ça c’est l’écriture25.

5) À titre plutôt de chose un peu rigolote : l’horaire de Schopenhauer, dont j’ai déjà pointé l’originalité en matière de décoration des murs de sa chambre. Voici quelles étaient ses habitudes, à la fin de sa vie, lorsqu’il habitait Francfort, et qui était sa période de Gloire (vous savez qu’il est mort en 1860) : on nous dit qu’été comme hiver, il se levait à huit heures le matin ; et contrairement à ce romancier dont j’ai parlé et à Balzac, il faisait tout de suite sa toilette à l’eau froide (surtout les yeux parce qu’il pensait que l’eau froide était favorable au nerf optique, toujours les alibis, c’est ce qu’il y a de merveilleux). Il se préparait un copieux petit déjeuner (il ne voulait pas de servante le matin ; il était célibataire). Il travaillait jusqu’à onze heures c’est-à-dire vraiment pas beaucoup, en gros de neuf heures à onze heures, mais il avait déjà fait son œuvre, il avait déjà une gloire de philosophe, il avait déjà une philosophie. À onze heures, il recevait des amis (qui venaient commenter sa philosophie, les articles parus sur lui). Avant le déjeuner, ceci est bien gentil d’ailleurs et je me sens très proche de cette habitude transposée, il faisait un quart d’heure de flûte (il jouait du Mozart et du Rossini). À douze heures juste, il se rasait. Et il déjeunait. Puis il faisait une courte promenade en smoking et cravate blanche, je n’ai pas trouvé l’alibi. Il faisait ensuite une courte sieste ou il prenait son café. Et dans l’après-midi, de nouveau de longues promenades dans les environs de Francfort (avec son caniche) ou une baignade dans la rivière qui passe à Francfort, le Main. Il fumait des cigares (mais la moitié seulement à cause de la nicotine). À dix-huit heures, il allait à ce qu’on appelait le Casino, une espèce de cercle, pour lire les journaux. Il dînait à l’hôtel d’Angleterre (en mangeant surtout de la viande froide accompagnée de vin rouge ; il ne prenait pas de bière à cause du choléra, toujours les alibis, n’est-ce pas ?). Et le soir, parfois un concert ou un théâtre26.

 

Voilà donc pour quelques écrivains et penseurs. Vous trouvez aussi les mêmes problèmes chez les artistes.

Par exemple, Liszt, à Weimar, travaillait de cinq heures à huit heures du matin, puis il allait à l’église, se recouchait et, à partir de onze heures, il recevait des visiteurs27.

Une direction d’analyse possible serait de voir en quoi ces horaires individuels, qui appartiennent à un temps passé, s’accordaient à l’Horaire général du Temps de l’époque ou du Pays, c’est-à-dire, finalement, en quoi ils étaient individualistes, car il ne faut pas les lire dans l’absolu par rapport à nous, il faudrait savoir exactement à quoi ils pouvaient renvoyer : a) à une contrainte professionnelle (dans le cas de Kafka qui était employé de bureau) ou non (Flaubert et Balzac n’avaient pas d’obligations professionnelles, mais Balzac avait une dette qui pesait sur lui) ; b) en quoi ces horaires peuvent renvoyer à une originalité (qui est protectrice souvent, comme je l’ai suggéré) ; c) en quoi ils renvoient éventuellement à une contrainte différentielle des types d’écriture : est-ce qu’on peut, c’est une question que je pose, établir une sorte de rapport analogique ou en tout cas homologique entre ces horaires et le mode d’écriture de l’écrivain (par exemple la philosophie, les romans très coulés, très fleuves, les nouvelles, les essais, etc.). Mais, pour en rester à même l’existentialité de l’Horaire (car, en somme, c’est mon point de vue ici : existentiel, non sociologique), je vois personnellement à l’Horaire, à la Règle horaire de la Journée, une double justification.

La première, c’est d’assurer à tout prix une tranche continue de travail et de protéger cette nappe, cette plage de travail contre toute cassure (et je dirai : c’est là une décision à maintenir en vertu de son artifice même) ; Balzac est absolument formel : « Il m’est impossible de travailler quand je dois sortir et je ne travaille jamais pour une heure ou deux28. »

Et la deuxième justification c’est en même temps, dans la mesure où l’Horaire veut dire une interruption qui est réglée, permise puisqu’il y a un moment où on s’arrête, où on change d’occupation d’une façon régulière, qui revient régulièrement, c’est ce qu’on appelle tout simplement un Rythme. Donc l’horaire implique un rythme. Et le rythme c’est capital. Je cite Bachelard : le rythme c’est « ce qui dure le plus et qui recommence le mieux29 ». Le rythme est un facteur de durée. Même en musique, vous pouvez bien voir que toute musique est rythmée, mais les musiques à rythme très extraverti et presque spectaculaire ont beaucoup d’affinité avec les musiques qui durent très longtemps, du genre répétitif. Donc le rythme est un gage, une assurance de durée, et d’ailleurs Bachelard dit : « Pour durer, il faut se confier à des rythmes, c’est-à-dire à des systèmes d’instants30. » Le rythme tendanciellement est un facteur d’immortalité et c’est pour ça que, quand on vieillit ou pour le dire pudiquement quand on avance en âge, on ressent la nécessité d’avoir une vie régulière, une vie rythmée, parce que le rythme justement fait durer. On le sent obscurément et en général il n’y a rien de plus régulier, si vous prenez même la vie française la plus quotidienne, la plus banale et la plus actuelle, que quelqu’un qui prend sa retraite : il se soumet à un horaire. C’est précisément dans les périodes de retraite qu’on observe des horaires c’est-à-dire qu’on observe un rythme, « un système d’instants » comme dit Bachelard.

Ça ne veut pas dire bien sûr que l’horaire résout tout ; comme Règle, l’horaire est une Loi supportable, non folle, un coin de Loi, mais tout de même c’est un peu de Loi (donc une source possible de Faute).

On pourrait dire, si vous voulez, que la Loi absolue, c’est une sorte de Psychose, tandis que la Règle, c’est de l’ordre de la Névrose : ça touche à l’obsessionalité. L’Horaire est vécu comme une fragmentation forcenée, une classification des temps ; l’aspect névrotique de cette classification des instants est très typique chez Tolstoï, par exemple, qui écrit sur ses carnets : « Aie [il s’adresse la parole à lui-même] un but pour toute ta vie, un but pour une certaine époque de ta vie, un but pour un certain temps, un but pour l’année, pour le mois, pour la semaine, pour le jour et pour l’heure et pour la minute, en sacrifiant les buts inférieurs à ceux qui sont supérieurs31. »

L’obsession entraîne évidemment une comptabilité, l’obsessionnel est quelqu’un qui compte, fait des comptes, comptabilise, énumère (je rappelle le cas de Loyola à la fin de sa vie, comptant avec des signes graphiques, qui sont d’ailleurs restés assez mystérieux, ses pleurs, ses accès de pleurs, parce qu’il éprouvait ses envies de pleurer, enfin son émotivité de pleurs, comme un signe de la présence de Dieu en lui à certains moments ; par conséquent, il marquait sur des carnets, sur un journal par des signes particuliers, non seulement les fois où il pleurait mais en plus – alors c’est là où les signes deviennent incertains, on ne sait pas les déchiffrer – l’intensité de ses pleurs : il traduisait évidemment une intensité différentielle de la visite de Dieu en lui32) ; l’obsession entraîne donc une comptabilité et Tolstoï continue : « Aie toujours un tableau où soient déterminées toutes les plus menues circonstances de ta vie, même le nombre de pipes à fumer par jour33. » Dans la perspective obsessionnelle, l’horaire devient précisément un Programme c’est-à-dire qu’on vit l’horaire au futur comme un programme qu’on se donne, et on le raffine au futur. Voilà par exemple un programme (datant de 1847) parmi les milliers que Tolstoï s’est donnés, parce que le propre du programme c’est la multiplicité, naturellement : « 1) Se lever à 5 et se coucher à 9 ou 10, et on peut dormir deux heures dans la journée. 2) Manger modérément, pas de douceur [parce que, le pauvre, il ne pouvait s’arrêter de manger des raisins secs, comme d’autres peuvent avoir envie d’amandes, et il devait donc réagir contre cette envie]. 3) Marcher une heure à pied. 4) Exécuter tout ce qu’on s’est fixé [ce n’est pas facile]. 5) Une femme, une ou deux fois par mois. 6) Faire tout autant que possible soi-même34. » Cette obsession de l’Horaire est liée à la pratique (ou disons à la manie) des Programmes, manie peut-être historique, manie sociale, manie étatique, nous sommes dans un air des programmes, de la programmation, c’est certain, il y a un mythe du programme. Et pour l’écrivain obsessionnel, aussi. Le fait d’avoir des papiers devant soi, devant sa table de travail, de se fixer des « Règles de conduite » (des règles, c’est une expression de Tolstoï, dès l’âge de quinze ans), des « Règles pour le développement de la volonté », des « Règles intérieures », des « Règles de vie35 », etc.

Le problème de l’Horaire, c’est effectivement de le tenir, car sa régularité – sans régularité, il n’a aucune efficacité – est minée et menacée par les dérangements (c’est-à-dire par les autres, je vais ici rappeler l’épitaphe assez terrible que Valéry s’était imaginée et qu’il avait demandé qu’on mette sur sa tombe : « Ci-gît moi, tué par les autres36 »), par des circonstances qui sont toujours « exceptionnelles » (des cas d’espèce), par des dégoûts, par des flemmes – et aussi par cette dernière ruse qui consiste parfois à entrevoir dans un éclair mauvais la vanité du dispositif, et de l’entreprise, et du but. Alors je crois que contre cela, la solution, c’est effectivement – on ne peut dire que des paroles très banales comme toutes les paroles de sagesse sont banales – de ne pas se décourager. S’inquiéter d’une rupture d’Horaire, voilà la dernière difficulté suscitée par le démon. Kafka : « Le fait que je n’ai pas observé mon nouvel emploi du temps aujourd’hui – rester à ma table de travail de huit heures à onze heures –, que, pour l’instant, je ne tiens même pas cette défaillance pour un bien grand malheur, que je me suis borné à écrire ces quelques lignes à la hâte pour pouvoir aller me coucher, montre déjà combien cette tâche [vie avec le Bureau : se maintenir la tête assez haut pour ne pas être noyé] sera difficile et quelles forces elle devra extraire de moi37. »

Quand on lâche son programme, son horaire, un jour, une semaine, il faut dès que possible reprendre l’horaire. Le secret du travail d’écriture, à mon sens, est de le fonctionnariser, d’en faire une tâche, de se rendre soi-même fonctionnaire de son propre travail, et comme on le sait les fonctionnaires arrivent au bureau à l’heure, et ne manquent pas le bureau sous des prétextes divers. Donc le bureau, par exemple, ça minait certains et il faut transférer : il faut faire de la table un bureau où l’on va à des heures régulières. Il faut lutter contre le paradoxe – j’ai toujours été frappé par ce paradoxe – très exaspérant, qui veut qu’on concède à l’aliénation professionnelle (le fonctionnaire qui va au bureau), la régularité, ce que l’on ne défendrait pas pour ce qui nous est pourtant vital. Ce qui est aberrant, c’est d’accepter de ne commettre aucune infraction à l’égard d’une loi qui nous est complètement extérieure, celle du bureau par exemple, et d’accepter des concessions pour ce qui nous est beaucoup plus vital que le bureau. Il y a là une sorte de paradoxe et il faut toujours en prendre la mesure. Et je dirai qu’il faut toujours penser l’Écriture en termes de musique, de technique musicale. D’ailleurs, j’ai trouvé ce mot très juste de Tolstoï, quand il travaillait à Guerre et Paix, et il disait, vers 1865 : « Il me faut travailler comme un pianiste38. » Effectivement, pourriez-vous apprendre du piano ou du chant ou d’ailleurs n’importe quel instrument de musique sans travailler tous les jours ? Non. Je ne crois pas que l’on puisse apprendre pour aucun instrument de musique si on ne travaille pas tous les jours. La technique du jeu musical est une technique qui exclut radicalement le par à-coups. Le par à-coups n’est absolument pas rentable ; par exemple, je crois qu’on peut devenir un bon amateur de chant entre, je ne sais pas, vingt et vingt-cinq ans, dix-huit et vingt-cinq ans, si on travaille, en gros, une demi-heure par jour mais il faut travailler cette demi-heure tous les jours, sans jamais s’arrêter ; de même je ne crois pas qu’on puisse devenir un amateur de piano, en tout cas s’entretenir dans un jeu de piano, sans travailler au moins une heure par jour et cela tous les jours. Ce n’est pas la peine d’essayer si on ne travaille pas tous les jours. Car on peut « penser » par inspiration, on ne peut écrire que par labeur.

J’arrête ici avant d’aborder la conclusion de la première partie de la seconde épreuve dans quelques instants.

 

Bien, je reprends. Il nous faut ne pas perdre trop de temps parce que, comme vous le savez, le cours proprement dit, c’est-à-dire sur « L’Œuvre comme volonté » se terminera dans deux séances. Ensuite nous passerons à un tout autre mode de travail avec Proust et la photographie, j’en reparlerai dans la mesure où malheureusement ça impliquera certaines modifications de l’espace, je pense à ceux qui sont derrière moi, et qui ne pourront plus être derrière moi s’ils veulent voir les très belles images. Mais nous parlerons de ça quand le moment sera venu.

Le grand rythme

J’ai parlé de l’Horaire comme rythme à l’intérieur d’une journée, donc d’une journée rythmée. Il reste évidemment une autre question, tout aussi vitale, qui est celle de la Régularité dans les longues suites de jours, ce que j’appellerai le « Grand Rythme ». Il y a le petit rythme qui est le rythme de la journée ; il y a le grand rythme qui serait, disons, le rythme des saisons.

J’imagine pour ce problème du grand rythme deux conceptions :

a) La première, je l’appellerai une conception « épicurienne », c’est-à-dire chaque jour un peu de travail (ou un travail modéré, un travail aéré, un horaire sage, réaliste, large, qui fait à l’avance la part des choses, des dérangements). Mais il faut alors que ce peu soit implacablement rigoureux, implacablement et rigoureusement reconduit sans exception tout le long de l’année. Le caractère modéré, c’est pour ça que je disais épicurien, du rythme journalier implique en revanche une contrainte absolue que le travail soit mené tout le long de l’année de cette façon.

b) En face, il y aurait le rythme contraire. Je n’ai pas trouvé de bon mot à opposer à « épicurien », et en attendant mieux, et je crois de façon très impropre, je l’appellerai, par goût de la symétrie, le rythme « orphique », un rythme qui fait succéder des périodes d’ascèse rigoureuse à des périodes de débordements, de lâcher dionysiaque, de Fête absolue. C’est une opposition qui semble avoir été connue des sociétés grecques antiques qui étaient fondées, semble-t-il, sur l’opposition entre la modestie des plaisirs quotidiens, ce qu’on appelait précisément askèsis (non pas ascèse mais disons l’exercice au sens modeste et régulier du travail) et d’autre part, la fête : télétè39. Askèsis/télétè. On peut ainsi concevoir un grand rythme qui fait alterner des périodes de travail intense à des périodes de fête.

Quitte à décevoir le suspense du choix, la bonne solution paraît se situer dans une combinaison modérée des deux rythmes, c’est-à-dire un rythme épicurien mais qui comporte des pauses ; un horaire régulier avec, à certains moments, des arrêts, des suspensions, des changements. Pourquoi ces pauses ? Pourquoi introduire des pauses dans le rythme régulier ? Eh bien parce qu’il faut périodiquement – c’est très lié à l’écriture – reconstituer en soi l’envie de travailler, et pour reconstituer l’envie de travailler, d’écrire, il faut s’arrêter de travailler à certains moments. Flaubert dit par exemple (en 1846, il a vingt-cinq ans) : « Je vais me mettre à travailler, enfin ! enfin ! J’ai envie40. »

Personnellement aussi, j’éprouve parfois cette envie, notamment à l’échelle quotidienne, par exemple le soir, après un dîner avec des amis, vers onze heures du soir (c’est-à-dire après une pause dans le travail) : j’ai envie de rentrer travailler. J’ai envie de rentrer travailler parce que j’ai été séparé de mon travail par la soirée et bien souvent par l’après-midi qui a précédé (et j’ai envie de rentrer travailler, ce que bien sûr je ne fais pas, par illusion de fatigue, en reportant le travail au lendemain matin avec beaucoup de risque) ; en réalité à ce moment-là, le Travail est comme la figure de l’Intériorité désirable, l’intériorité qui apaise, qui ordonne, qui affermit, c’est ce que j’appelle le moment métaphysique. En général, personnellement, vers onze heures du soir, j’ai un moment métaphysique, ça pose d’autant plus de problèmes que ça me saisit dans des endroits qui sont des endroits de haute sociabilité, des cafés voir des fêtes et c’est le moment où j’ai une envie métaphysique : cette envie métaphysique ou cette envie d’intériorité qui est symbolisée par la Lampe et par le Silence.

CONCLURE

Alors pour conclure ces remarques sur la « Vie Méthodique », je voudrais rectifier une impression éventuelle que vous pourriez avoir, celle que tout ce dispositif est mis en place en vue d’une rentabilité sociale de l’Œuvre comme s’il s’agissait d’une recette pour faire une Œuvre, et donc pour réussir plus ou moins implicitement auprès du Public. Bien entendu, c’est beaucoup plus subtil ; certes, quand on met en place tout ce dispositif de vie il y a un calcul, une tendance au calcul, il y a même une certaine tentation de comptabilité ; mais ce calcul n’est pas un calcul d’échange : il ne s’agit pas de mettre en place un système d’ascèse contre un espoir de succès ; l’Œuvre est une valeur, un objet éthique ; et le travail de l’Œuvre est donc une conduite de type initiatique pour atteindre non le succès, mais ce que j’appellerai (compte tenu de l’existence nietzschéenne de ce mot) une « Vie Noble41 ». C’est l’initiation à une vie noble. Et cela a été dit, me semble-t-il, d’une façon frappante par Proust, qui met en garde contre l’image de l’Échange quand il dit dans Contre Saint-Beuve : « Un écrivain, qui aurait par moments du génie pour pouvoir mener le reste du temps une vie agréable de dilettantisme mondain et lettré, est une conception [la comparaison est charmante, c’est pour ça que je vous la donne] aussi fausse et naïve que celle d’un saint, ayant la vie morale la plus élevée pour pouvoir mener au paradis une vie de plaisirs vulgaires42. »

Voilà pour le premier volet de la Seconde Épreuve, que j’ai appelé la « Vie Méthodique ».

Et j’aborde tout de suite la partie B de cette seconde épreuve que j’intitule : la Praxis d’écriture.

LA PRAXIS D’ÉCRITURE

Il va s’agir maintenant de la pratique proprement dite de l’écriture, jour après jour, c’est-à-dire que l’épreuve du temps et l’impatience deviennent plus précises et plus topiques (on suppose donc les problèmes de vie méthodique à peu près réglés et d’ailleurs ils peuvent se poser dans un autre champ que celui de la littérature) ; et maintenant on va passer du cadre temporel, spatial, au corps de l’écrivain en train d’écrire, et qui est confronté par la main à la feuille blanche.

Il y a une question préalable que je vais poser, et cette question est la suivante : peut-on (ou même doit-on) lire (c’est-à-dire faire des lectures) pendant qu’on s’adonne à un Travail d’écriture ? Quand on entre en Écriture (comme on dit entrer en Retraite), peut-on continuer à lire et à pratiquer la lecture ? Est-il nécessaire que l’égoïsme de l’écrivain aille jusqu’à nier les autres livres – et par métonymie, d’une certaine façon, toute la culture pendant qu’il écrit ?

Je voudrais rappeler qu’à l’origine individuelle de l’écriture, il y a effectivement un amour du livre, il y a un amour de l’Objet-livre, un goût esthétique (au sens fort du terme) pour un type d’Objet qui est le livre ; et je crois, moi, que c’est très important d’avoir cette espèce d’idéal esthétique du livre quand on veut écrire. Je regrette toujours que dans des textes que parfois on m’envoie ou même dans des thèses, dans des manuscrits de thèses dont certains pensent, une fois qu’ils ont soutenu la thèse avec succès (ce qui est normal d’ailleurs de leur part) qu’ils vont pouvoir en faire un livre, eh bien je regrette toujours que dans ces cas, on ne pense pas « livre » justement. Il faut penser « livre ». Ce n’est pas la peine d’écrire, si on ne pense pas livre. Écrire, c’est voir le livre, c’est avoir une vision du livre, une vision typographique même presque du livre, et la devise, c’est toujours : À l’horizon, le livre. Kafka avait au livre une sorte de rapport physique ; il explique qu’il y a une chose sûre en lui qui est précisément son « avidité pour les livres » ; il ne veut pas tant les posséder ou les lire que les voir (même dans la vitrine d’un libraire), c’est-à-dire se convaincre de leur existence ; une sorte d’appétit dévoyé43.

D’une manière générale (au-delà du cas de l’Œuvre en train de se faire), c’est l’opposition qui est posée entre scripteur, celui qui écrit, et lecteur, celui qui lit – et ce n’est pas une question de valeur, mais de « réalisation », ce n’est pas que le lecteur soit moins bien que le scripteur, ce n’est pas ça, c’est une question de différence de réalisation : quand est-ce que je me réalise au mieux de moi-même (c’est-à-dire quand est-ce que je réalise mieux l’Autre qui est en moi) ? est-ce que je me réalise mieux comme lecteur des livres des autres, ou est-ce que je me réalise mieux comme scripteur, comme écrivain ?

J’ai connu, par exemple, un ami qui était un merveilleux lecteur de livres des autres, qui m’a appris beaucoup de choses, à qui je dois beaucoup et qui cependant n’a écrit semble-t-il difficilement qu’un livre de philosophie, qui est d’ailleurs complètement tombé à plat44 ; et ça c’est le problème typique de Socrate, figure même de l’Agraphique (il est vrai dans une autre opposition que lire/écrire, à savoir l’opposition écrire/parler : Socrate parlait, il n’écrivait pas, c’était donc un agraphique mais évidemment il a eu la chance merveilleuse d’avoir eu quelqu’un qui a écrit à sa place, disons-le ainsi pour simplifier).

Mais au niveau de l’Œuvre en train de se faire et de cette période où « j’entre en écriture », est-ce qu’on doit lire ? Eh bien, moi, je crois qu’il y a une certaine exclusion de la lecture, de la lecture suivie, ou de la lecture comme travail : l’écriture chasse la lecture ; c’est une question de temps, d’investissement, mais aussi sans doute peut-être une question plus épineuse qui est celle d’une sorte de rivalité : « pas de place pour deux ». Aussi n’est-il possible de lire, pendant cette période d’écriture, que des livres lointains, et en quelque sorte hétérogènes à ce qu’on écrit. Dans la mesure où l’écriture veut être active (mot du vocabulaire nietzschéen donc mot très fort et pas psychologique bien sûr), elle doit se protéger du Réactif45 (encore un mot nietzschéen), c’est-à-dire que l’écrivain doit éviter d’avoir à réagir (sauf pendant la période des matériaux, ce qui est tout différent de la praxis qui est visée ici). Nietzsche, par exemple, dit dans Ecce Homo : « Une autre mesure de prudence [ça fait partie de la liste des mesures d’autodéfense que j’ai citées : l’alimentation, le climat, les types de délassement, etc.] et d’autodéfense consiste à réagir aussi rarement que possible et à se soustraire aux situations et aux circonstances où l’on serait condamné à suspendre, pour ainsi dire, sa “liberté”, son initiative, et à devenir simple agent réactif. » Il donne comme exemple le savant qui sacrifie l’actif au réactif, qui ne fait que lire des livres, et il dit : « Quand il ne compulse pas, il ne pense pas. » Chez lui, donc chez le savant, l’instinct d’autodéfense s’est effrité. Lire, pour Nietzsche, est une occupation décadente qui ne doit pas prendre le temps de l’Actif, et selon sa mythologie personnelle des moments de la journée, il écrit : « Lire un livre tôt le matin, au lever du jour, dans la prime fraîcheur, dans l’aurore de la force : voilà ce que j’appelle du vice46 ! » Parce que le matin c’est le moment de la force la plus intense, de l’actif pur, c’est-à-dire sinon de l’écriture tout au moins de la pensée.

Alors ce conflit lire/écrire, moi, je l’interprète de la façon suivante : lire est une activité métonymique, dévoratrice47 ; on tire à soi peu à peu toute la nappe de la culture ; on entre, comme dans une pleine mer, dans l’Imaginaire de la Culture, le concert, la polyphonie de mille voix des autres auxquelles je mêle les miennes : un livre (hélas ! il est vrai, pas tous : disons un livre qui prend), c’est comme une maille qui file. Or, je le crois, l’écriture est cette chose énigmatique qui, n’étant pas parole, est cependant langage. Et, bon, je crois que l’écriture arrête l’hémorragie de l’Imaginaire, et je crois vraiment que dans l’appareil psychique, dans l’économie psychique, dans la topologie psychique, pas du tout lacanienne, l’écriture serait quelque chose qui reste énigmatique bien sûr, et qui arrête l’imaginaire, qui arrête l’hémorragie de l’imaginaire. Je dirai que dans l’écriture il y a de l’imagination bien sûr, mais il n’y a déjà plus d’imaginaire. C’est en cela que l’écriture est une activité hautement symbolique au sens technique du terme, et par là même, elle a résolu le problème de l’imaginaire. Et le cours, ce que je fais cette année, c’est précisément une exploration de l’imaginaire de l’écrivain en tant qu’il n’a pas encore écrit. Parce que dans tout ce que je vous dis là, je vous parle de quelqu’un qui n’a pas écrit en fait, qui n’a pas encore écrit et qui est donc dans l’imaginaire de l’écriture. Et si l’écriture commence, elle arrête l’hémorragie ; j’ai parlé d’une maille du filet, eh bien la lecture est de l’ordre de l’imaginaire, on prend un livre et c’est comme une maille qui file à l’infini. Du temps où j’étais enfant (je ne sais plus du tout ce qu’il en est maintenant), je voyais autour de moi – c’est une image très familière de mon enfance, d’autant que j’ai eu une enfance où j’étais entouré de femmes, ma grand-mère, ma tante, ma mère –, les femmes étaient obsédées par le risque d’un accroc fait à leurs bas, des bas qui étaient tissés (il n’y avait pas de nylon à cette époque-là), je ne sais pas comment sont faits les bas maintenant mais à l’époque l’un des grands problèmes de la femme, c’était qu’une maille du bas ne file pas. Les mailles se mettaient tout d’un coup à filer le long du bas ; et je vois encore le geste un peu familier, un peu trivial mais nécessaire par lequel la femme mouillait son doigt dans sa bouche et l’appliquait sur la maille pour la stopper en la cimentant de salive (du reste, je me rappelle qu’il y avait tout près de notre appartement de la rue de Seine, près de la rue Jacques-Calot, une toute petite échoppe de « stoppeuses » c’est-à-dire des ouvrières qui ne faisaient que stopper des bas et à la rigueur des pièces de vêtements). Je dirais que l’Écriture, c’est ça : le doigt posé sur l’Imaginaire de la culture et qui stoppe cet imaginaire ; l’écriture est en quelque sorte l’immobilisation de la culture. D’où, je le crois, une sorte de nécessité, au moment d’entreprendre l’Œuvre, de faire cesser la lecture et de réaliser un Blanc de lecture. Voilà.

Eh bien maintenant j’aborde un autre problème : celui des démarrages.

Démarrages

Dans la longue Patience de la Fabrication, de l’Écriture, jour après jour, il y a deux « régimes » (deux modes de difficultés).

1) Le premier type de difficultés est lié au Départ, au Démarrage de l’œuvre (c’est autre chose que son Projet) ; le projet reste, on admet que le projet a été posé, mais ensuite il faut démarrer l’écriture, c’est le problème d’Inauguration du travail.

2) Le deuxième régime de travail, une fois que l’œuvre a démarré, c’est la vitesse de croisière, et les « accidents » qui affectent cette croisière : les traverses, les dépressions et les imaginations.

Je vais m’occuper d’abord des démarrages. C’est un moment qui a souvent retenu l’intérêt des historiens de la littérature : « comment naît », « comment part » une œuvre ? Et donc, par là même, puisque les historiens de la littérature s’en sont toujours beaucoup occupés, c’est un moment mythique (même si, pour celui qui écrit, il est très réel et douloureusement réel : car une œuvre, c’est une chose difficile à commencer, à inaugurer – bon mot, car il implique une dimension quasi anthropologique, rituelle).

CRISES

Une forme que prend souvent mythiquement ce démarrage de l’œuvre, c’est la notion de crise. Je ne sais quelles sont les histoires de la littérature française qui sont actuellement en usage dans les classes secondaires, ni même si on y fait encore de la littérature française. Mais, si je me réfère à un manuel célèbre, le Castex et Surer (qui est à la fois parfaitement mythologique et tout à fait bien fait), il y a une chose surprenante et même cocasse par sa régularité, c’est un vrai tic du manuel qui est en plusieurs volumes par siècle : la vie de presque tous les écrivains français est articulée par une crise centrale (même si cette crise ne se situe pas au milieu de la vie), et de cette crise découle, on voit très bien ça sur les schémas, un renouveau des œuvres : l’écrivain produit des œuvres, il y a une grande crise et alors il produit des œuvres nouvelles, c’est-à-dire que l’Œuvre triomphante part, régénérée d’une crise. Cette crise est présentée graphiquement :

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Vous voyez bien sûr tout l’impact mythique et quasi religieux de cette image. La crise est un syndrome fatidique et c’est un rond, un rond promotionnel, car c’est ce rond qui fait de l’écrivain un grand écrivain : les rares biographies où il n’existe pas ont l’air tout à fait minables : ce sont des auteurs déshérités et paumés, qui n’ont même pas su mettre dans leur vie une crise créatrice : ce ne sont pas des héros de la littérature, puisque ce ne sont pas des martyrs de l’Enfantement.

Les types de « crises » sont extrêmement variés puisqu’il faut que chaque écrivain ait sa crise.

Par exemple, il y a des crises anecdotiques (c’est-à-dire des accidents de la biographie). Baudelaire : sa mère se remarie, en 1828, il n’a que sept ans ! Oui mais n’empêche, c’est la crise ! Nodier, 1830 : c’est « l’année cruelle » (soucis d’argent, mariage de sa fille adorée). Hugo, 1843 : mort de Léopoldine (Hugo est un écrivain très riche, parce qu’il aura deux crises, l’autre un peu plus tard). Flaubert, 1843, maladie nerveuse. Stendhal et Gide : voyages décisifs, découverte de l’Italie (1800, Stendhal) et découverte de Biskra (1893, Gide).

Il y a aussi les crises passionnelles et sentimentales : Lamartine, 1816 (crise sentimentale) ; Musset, 1833 (crise sentimentale) ; Apollinaire, 1901 (idylle rhénane).

Et puis, il y a les crises politiques ou historiques : les Exils (Mme de Staël, 1803 ; Hugo, 1851). L’affaire Dreyfus (1893-1899) pour Barrès et pour France.

Il y a pour finir les crises spirituelles (ce sont les meilleures). Par exemple, Chateaubriand (c’est le retour à la foi à la mort de sa mère, 1798-1800). Renan, crise spirituelle, 1846. Taine, 1870 (crise « morale ».)

Le mythe de la crise féconde est si nécessaire au bon fonctionnement de la littérature dans ce type de manuel que, parfois, on la donne sous forme d’une sorte de joker qui peut prendre toutes les valeurs, tous les contenus : à ce moment-là on parle simplement de crise intérieure (Sainte-Beuve, il y a un rond avec crise intérieure) ou Verlaine, il y a des années de crise.

La crise, dans cette optique, est évidemment une valeur (une valeur romantique) : aussi, chose très curieuse, dans le XXe siècle (tous les écrivains que j’ai cités sont en fait des écrivains du XIXe), qui, pour le lycée, tout au moins le lycée d’autrefois, n’était pas un bon siècle (c’était difficile, dangereux, « moderne » : on parlait très peu du XXe siècle), eh bien dans le XXe siècle, il y a de moins en moins de « crises », chose curieuse.

Face à cette mythologie, je ne conteste pas qu’il y ait parfois dans la vie d’un écrivain un rapport profond entre certains événements disons « critiques » et l’inauguration d’une nouvelle œuvre, d’une œuvre nouvelle. Mais ce qui est récusable, c’est le caractère systématique de ce recours, et surtout son caractère explicatif simple, non dialectique : il est certain, par exemple, que la mort de la mère de Proust a recouvert une « crise » profonde du sujet Proust ; mais, d’une part, la Recherche du temps perdu n’a démarré que plusieurs années après cette mort ; et pendant ces années, Proust a continué à vivre entre-temps et à écrire ; pas la Recherche mais il a continué à écrire ; et d’autre part, on ne peut dire que le chagrin ait produit la nouvelle œuvre : il y a eu des relais extrêmement complexes vous le savez. Aussi on voit très souvent dans ces mythologies littéraires une vraie « crise », ou une crise qu’on suppose avoir vraiment existé, qui est affublée d’explications absolument hétérogènes pour une même crise selon les auteurs. Par exemple, Mallarmé ; on nous dit qu’il aurait eu une grande « Crise » en et autour de 1866 – mais on donne de cette crise des explications absolument différentes. Par exemple, il y a des explications de type psychiatrique : Mallarmé aurait à ce moment-là frôlé la psychose, il aurait eu des troubles nerveux, de l’hypocondrie, de la mélancolie ; et c’est le moment où il a été consulter, à Avignon, un médecin, le docteur Béchet48. Mais de cette même crise, on donne une tout autre explication, une explication métaphysique, qui est en général l’explication des critiques littéraires : Mallarmé à cette époque-là aurait « découvert le Néant », c’est-à-dire qu’il aurait « perdu la foi chrétienne » ; ça c’est vraiment la crise en or, quand on perd la foi ou quand on l’acquiert, et il aurait découvert que l’Homme et l’Univers étaient de vaines formes de la matière et il aurait été guéri de cette crise métaphysique, de cette crise de nihilisme finalement, par la lecture de Hegel. Il aurait à ce moment-là trouvé une nouvelle foi, consciente et athée ; et il aurait renoncé à la mesquine individualité en se forçant à concevoir une œuvre immense, « architecture éternellement ordonnée, en correspondance avec celle de l’Univers » (c’est « le Livre » dont j’ai parlé49).

Donc voilà une image tout à fait mythique du démarrage : la crise.

« ÇA PREND50 »

Un second « démarrage », ou une seconde forme du problème du démarrage, c’est de concevoir la période qui précède le démarrage de l’œuvre comme un mouvement compliqué d’hésitation, de tentatives, d’échecs, un peu comme un moteur qui cherche à partir et qui a des ratés, qui n’arrive pas à prendre, et puis « tout d’un coup » (évidemment un « tout d’un coup » qui risque d’être assez mythique), le moteur démarre, ça tourne, c’est ce que j’ai appelé le « ça prend ». L’Œuvre prend. Comme une mayonnaise qui prend. Encore une fois, tout cela est fait de mes souvenirs d’enfant, je ne sais plus comment on fait les mayonnaises aujourd’hui mais quand j’étais enfant les mayonnaises ça se ratait, c’était d’ailleurs très beau la possibilité de rater une mayonnaise, ça donnait beaucoup de prix à la mayonnaise réussie. J’ai des souvenirs, comme ça, de mayonnaises qui rataient, qu’on essaie de rattraper en remettant encore un jaune d’œuf, etc. Donc ça prend, la mayonnaise prend.

L’État antérieur au ça prend est un état de déliaison ; de non-liaison des matériaux : des fragments, des bouts possibles d’œuvre sont là (c’est ce qu’on appelle pudiquement la « Préparation »), mais on n’arrive pas à lier ces matériaux et à leur donner une tenue. Tolstoï a connu ce problème : pour Guerre et Paix, il avait bien dans la tête les personnages fictifs et imaginaires, mais il ne pouvait pas les lier et il disait : « C’est mauvais, ça ne vient pas. » Il ne disait pas « ça ne prend pas », mais il disait la même chose, « ça ne vient pas ». On a pensé que pour Guerre et Paix le déclic qui a fait que la mayonnaise a pris, ça a été la lecture des Misérables de Hugo. On a pensé que c’est ça qui avait fait prendre les matériaux qui lui ont permis d’écrire Guerre et Paix, mais cela me paraît un déclic assez vague, car pour cette liaison des matériaux, en réalité Tolstoï a peiné toute une année, en 1865. Enfin, tout d’un coup le 20 octobre, il peut dire « ça marche », « ça prend », « ça marche51 ».

Parfois, sans doute, ce sont des sujets (questions) différents qui entrent en concurrence, et cette concurrence produit un blocage ; c’est parce qu’on a trop de procès dans la tête que l’on est immobilisé, que l’on est bloqué ; et, on a la sensation obscure que ça se lie quelque part, que tous ces sujets se lient quelque part mais on ne sait pas où et on attend la manifestation de ce lien, de cette espèce de lieu géométrique. Et pendant tout le temps où on n’a pas trouvé ce lien, on a le sentiment, très douloureux parce que très stérile, du ça n’est « pas vraiment ça » ; « ce que je cherche, ce que j’essaie, non, ce n’est pas vraiment ça » ; et, en général, je crois que l’écrivain a un sens très sûr. L’intuition qu’il a du « ça prend » et du « ça prend pas » me paraît une intuition juste.

Le « ça prend » peut être vécu comme miraculeux. Mythiquement, c’est-à-dire souvent rétroactivement, d’une façon assez fallacieuse, il prend la forme du surgissement brusque et immédiat : c’est l’illumination, ou le jet. Flaubert dit (en 1861, à quarante ans) : « Un bon sujet de roman est celui qui vient tout d’une pièce, d’un seul jet52 » (je ne suis pas très sûr que ce soit vrai mais enfin, disons que je souscris à cette idée du déclic). C’est comme une ivresse ; parfois on se dit, si longtemps on a été bloqué et cependant si proche de l’œuvre, qu’avec un peu de vin ou une drogue prise ce jour-là, ça partirait ; quelqu’un qui sèche sur une œuvre et qui par hasard un jour boit un peu de champagne, cette dose difficile où on est enivré sans être malade, eh bien à ce moment-là il y a une facilitation et, tout d’un coup, il lui semble trouver la clef de l’œuvre à faire, mais de toute manière le déclic que « ça prend » est vécu comme une grâce puisque ça peut venir précisément d’une drogue. Et le « ça prend » fonde évidemment une bonne coulée nouvelle de l’écriture : c’est-à-dire qu’avant, la plume s’arrête sans cesse ; mais ensuite, quand ça a pris, la plume va plus vite, en tout cas d’une course plus égale. On retrouve alors ce qu’en paléographie on appelait en latin le Ductus53 – c’est une notion précieuse parce que subtile dans la paléographie c’est-à-dire l’étude des écritures du Moyen Âge quand il n’y avait pas l’imprimerie, que les œuvres étaient copiées par des moines, donc il y avait une technique d’écriture, de reproduction par l’écriture manuelle et une technique avec des concepts opératoires. Ductus veut dire conduire, c’est la conduction, la duction du trait, c’est exactement le codage du sens dans lequel le trait qui fait partie d’une lettre doit se faire, c’est le ductus, et c’était codé au Moyen Âge : si on avait à écrire une lettre, un l, il fallait partir d’un certain endroit, suivre un certain ductus et aboutir à la fin de la lettre. Et le ductus fait absolument partie de la graphie orientale. On ne peut pas écrire de caractère chinois, par exemple, sans se soumettre au ductus. Eh bien en écriture aussi, au sens métaphorique, on peut trouver le ductus.

Alors, un tel type de « démarrage » (de la Grande Œuvre), quoique encore énigmatique (je veux dire dans le cadre des recherches d’histoire littéraire), se trouve exemplairement (j’en ai déjà parlé et je vais en reparler) chez Proust : quand est-ce que Proust a eu l’idée de la Recherche du temps perdu ? Quand est-ce qu’il s’y est mis ? Quand est-ce que l’écriture de la Recherche a pris ?

Les éléments du dossier – du suspense – sont les suivants actuellement :

Il y a d’une part pour répondre à ces questions ou essayer d’y répondre, les données biographiques aussi minutieuses que possible et notamment, un livre d’Henri Bonnet, un universitaire, livre qui n’est pas tout récent mais qui est tout de même relativement à jour, Marcel Proust de 1907 à 1914 (paru chez Nizet, en 1971, en 2 volumes) ; et c’est très intéressant, enfin pour qui aime Proust, parce que c’est presque Proust au jour le jour pendant la période où « ça a pris », entre 1907 et 1914.

Plus récemment, deuxième source d’informations que je vous signale, en tout cas pour ceux qui s’intéressent universitairement à Proust et qui connaissent ça bien entendu : ce sont les recherches extrêmement passionnantes et très bien conduites du Centre d’histoire et d’analyse des manuscrits modernes (en abrégé CAM, dont le siège est à l’École normale supérieure, 45, rue d’Ulm), où une petite équipe de chercheurs procède au dépouillement des cahiers de Proust54, et là on commence à voir des lueurs vraiment très nouvelles sur la gestation, la formation de la Recherche.

Biographiquement, il y a une coupure apparente très nette dans l’œuvre de Proust en 1909, c’est-à-dire entre la composition ou la structuration ou la réunion du Contre Sainte-Beuve, manuscrit qui est soumis à l’éditeur, à Calmette a priori, qui est refusé, et aussitôt après, il y a, attesté, le démarrage quasi foudroyant de la Recherche du temps perdu : un travail intensif d’écriture qui se mène donc à partir d’octobre 1909. J’avais induit, dramatiquement, une sorte de blanc mystérieux (on pouvait concevoir ça un peu comme un roman policier, un suspense, un thriller pour écrivain) entre août 1909 (refus du Sainte-Beuve) et octobre (démarrage semble-t-il foudroyant de l’écriture de la Recherche), et le blanc mystérieux était ce mois énigmatique entre tous de septembre 1909 que je me représentais comme une sorte d’écluse, de sas au cours duquel on passait de l’Essai, Sainte-Beuve (même s’il comportait déjà des fragments romanesques), au Roman (la Recherche du temps perdu). Les rapports du Contre Sainte-Beuve et de la Recherche sont extrêmement complexes, ça se chevauche et, de plus, ce que Proust conçoit d’abord comme Sainte-Beuve c’est déjà de la Recherche, et en même temps encore en 1911, ce qu’il continue à appeler Sainte-Beuve est déjà uniquement et pleinement de la Recherche. J’avais cette vue dramatique de ce mois absolument énigmatique, septembre 1909, où une très grande œuvre tout d’un coup a pris. Et évidemment, j’ai été gentiment rappelé à l’ordre (l’ordre universitaire ! donc beaucoup plus compétent que moi), on m’a fait remarquer que cette solennisation du mois de septembre 1909, ce suspense, était un peu fictif et un peu forcé et que la Recherche avait commencé – on le sait maintenant – par bribes bien avant55 : je m’incline toujours devant les érudits et en même temps comme toujours je persiste. Et je reste persuadé qu’à un certain moment (évidemment je suis obligé de rester dans un certain flou), il y a eu chez Proust un resserrement du Projet, du Démarrage, et une sorte de cristallisation active : ça ne s’est peut-être pas produit en un mois, le mois de septembre, je n’en sais rien, mais certainement en l’espace de quelques mois, il y a eu une cristallisation qui a permis le démarrage de la Recherche et donc un démarrage qui apparaît presque foudroyant de l’écriture, puisque à ce moment-là des pages (notamment de Du côté de chez Swann) sont écrites en quelques semaines, et d’ailleurs la graphie elle-même change, c’était très important comme indice, la graphie tout d’un coup se resserre, se complique, se surcharge, elle devient beaucoup plus rapide.

Malgré ou à cause ou à côté de cette mutation biographique, il est évident que le « ça prend » de l’œuvre de Proust n’a pu se produire que sous la pression de certaines découvertes, créatives ou esthétiques. Il ne s’agit pas, je pense, de détermination biographique, je ne pense pas que les circonstances biographiques déterminent le « ça prend », ce sont toujours des découvertes d’ordre esthétique qui changent le régime de préparation de l’œuvre : des trouvailles. Elles sont évidemment plus difficiles à repérer en toutes circonstances, et elles sont plus difficiles à localiser dans le temps. J’en ai suggéré quatre56 :

a) Une de ces circonstances proprement esthétiques, créatives ou disons structurales qui ont pu faire démarrer la Recherche, c’est une suggestion de ma part n’est-ce pas, je n’ai pas de preuve, donc la première circonstance créative, ce serait la découverte des Noms, des noms propres avec un grand N – c’est-à-dire des Bons Noms, des Noms droits, des noms propres qui conviennent, tels que maintenant, quand nous lisons la Recherche, leur réseau nous paraît comme la Nature même de la Recherche du temps perdu, la Nature sociale dans sa vérité. Je pense que tout le monde est d’accord de constater que les noms propres de la Recherche sont d’une telle vérité, d’une telle réussite qu’on ne peut pas les changer et qu’on ne peut pas imaginer que Mme Verdurin s’appelle autrement que Mme Verdurin. C’est cette découverte des noms propres qui aurait été un élément actif de la cristallisation. Évidemment on m’a fait observer que certains noms importants n’ont été trouvés qu’après le démarrage de la Recherche : par exemple Saint-Loup ne s’appelait pas d’abord Saint-Loup, il s’appelait Montargis et il ne s’est appelé Saint-Loup qu’à partir de l’été 1913, donc après la période cruciale ; Charlus ne s’est appelé Charlus qu’en 1914, avant il s’appelait Guercy. Je crois tout de même qu’à un certain moment, il y a eu chez Proust l’exigence non peut-être pas de tel ou tel nom mais d’un Système des Noms Propres, qui définit chez l’écrivain, chez le romancier, l’euphorie du Romanesque. Trouver les Noms c’est visiblement décisif pour un romancier, et au fond de très bons romans vous paraissent imparfaits, je parle de romans même du passé, parce que les noms propres vous gênent un peu, et au contraire un très bon roman, c’est probablement une illusion, un après-coup, mais dans un très bon roman nous trouvons que les noms propres sont parfaits, et ce que je vous dis là, ça a été exprimé très spontanément par Flaubert, car Flaubert, pendant le voyage en Orient, était obsédé par le pensum que ses amis lui avaient donné à faire, à savoir un roman pour corriger l’échec de La Tentation de saint Antoine, pour corriger le mauvais jugement que ces amis avaient porté sur le manuscrit de La Tentation de saint Antoine, et ils lui avaient suggéré de commencer un autre roman plus simple et plus terre à terre, plus social en quelque sorte, c’est ce roman qu’il appelle le pensum à faire, et ce pensum ce sera Madame Bovary. Or, pendant ce voyage oriental, Flaubert se trouve aux confins de la Nubie inférieure, au bord du Nil, avec Maxime Du Camp, vous voyez le décor, vraiment loin des problèmes de création et des problèmes de roman, et pourtant c’est à ce moment-là que tout d’un coup il jette un cri et il dit : « J’ai trouvé ! Eurêka ! Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary57. » Et voilà, le roman est parti.

 

Bien, je continuerai samedi prochain.


1.

Ce passage a été rédigé mais non lu à l’oral. Nous en reproduisons ici le contenu tel que présent dans les notes de cours de Roland Barthes.

2.

Ce « rapport pratique aux autres » est précisément ce qui nourrit le « fantasme d’idiorrythmie » (idios, « propre, particulier » ; rhuthmos, « rythme »), principal objet du premier cours de Roland Barthes au Collège de France : Comment vivre ensemble, op. cit.

3.

Il s’agit de Louis Bouilhet (1822-1869) écrivain et grand ami de Flaubert, qui le découragea dans son entreprise d’écrire La Tentation de saint Antoine. Voir p. 411.

4.

Marcel Proust à Antoine Bibesco, cité par la princesse Bibesco dans Au bal avec Marcel Proust, Cahiers Marcel Proust, nº 4, Paris, Gallimard, 1928, p. 20.

5.

Ibid., p. 19.

6.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 450.

7.

Barthes suit Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 188.

8.

Franz Kafka, « Bilan de tout ce qui parle pour et contre mon mariage », 21 juillet 1913, Journal, op. cit., p. 281.

9.

Ibid.

10.

Franz Kafka, Journal, 26 décembre 1910, op. cit., p. 24.

11.

Franz Kafka, Journal, 15 août 1913, op. cit., p. 286.

12.

Barthes suit ici Klaus Wagenbach, Kafka, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1968, p. 147.

13.

Fin du passage non prononcé par Roland Barthes.

14.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 265.

15.

Gustave Flaubert, lettre à sa nièce Caroline, 6 août 1874, Préface à la vie d’écrivain, op. cit. Flaubert, lui ayant précédemment envoyé une autre version de l’incipit de son manuscrit, écrit : « C’est pour t’obéir, mon loulou, que je t’ai envoyé la première phrase de Bouvard et Pécuchet. Mais comme tu la qualifies ou plutôt la décores du nom de reliques et qu’il ne faut point adorer les fausses, sache que tu ne possèdes pas la vraie (phrase). La voici : “Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.” Maintenant, tu ne sauras rien de plus… »

16.

Barthes suit toujours Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 89.

17.

Deus absconditus, « le Dieu caché » d’Isaïe (Is., XLV, 15), commenté par Pascal : « Que Dieu s’est voulu cacher […] Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante » (fragment 227, Pensées, op. cit., p. 175). Cette idée du Dieu caché est interprétée par Lucien Goldmann comme fondement de la structure intellectuelle de la conscience occidentale (Le Dieu caché, 1959).

18.

Klaus Wagenbach, Kafka, op. cit., p. 98.

19.

Gustave Flaubert, lettre à Alfred Le Poittevin, septembre 1945, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 34.

20.

Les Mythologies ont été publiées en revues entre 1952 et 1956 avant d’être rassemblées en volume aux Éditions du Seuil en 1957.

21.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 24 avril 1852, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 69.

22.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 13 décembre 1846, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 43.

23.

Honoré de Balzac, lettre à Zulma Carraud, mars 1833, Correspondance, éditée par Roger Pierrot, Paris, Garnier, 1960. Nous rétablissons ici les groupes de mots tronqués.

24.

Ces deux citations sont extraites de la même lettre de Gustave Flaubert à Ernest Feydeau, 19 décembre 1858, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 204.

25.

Barthes suit ici Klaus Wagenbach, Kafka, op. cit., p. 105.

26.

Roland Barthes extrait ces remarques de l’ouvrage de Didier Raymond, Schopenhauer, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1979, p. 99-103.

27.

Informations consignées dans les « Notes de voyage » de Franz Kafka au soir de sa visite de la maison de Liszt, à Weimar, dans l’après-midi du 2 juillet 1912, notes publiées in Journal, op. cit., p. 631.

28.

Barthes suit ici Gaétan Picon, Balzac, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, p. 20.

29.

Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1950, p. 11.

30.

Ibid.

31.

Léon Tolstoï, « Règles pour le développement de la volonté rationnelle », mars-mai 1947, in Journaux et Carnets, t. I : 1847-1889, traduits et annotés par Gustave Aucouturier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 35.

32.

Ignace de Loyola consigne quotidiennement l’apparition des larmes par une notation discrète qui permet d’en spécifier le lieu et l’abondance : a [antes], larmes avant la messe ; l, larmes pendant la messe ; d [después], larmes après la messe, etc. ; voir Journal spirituel, traduit et commenté par Maurice Giuliani, Paris, Desclée de Brouwer, 1959.

33.

Léon Tolstoï, « Feuillets isolés », janvier-février 1847, in Journaux et Carnets, t. I, op. cit., p. 32.

34.

Ibid., p. 28.

35.

Léon Tolstoï. Voir notamment toute l’année 1847 in Journaux et carnets, t. I, op. cit., ainsi que la préface de Michel Aucouturier, notamment autour de la page XIV.

36.

Paul Valéry, Cahiers, t. XXI (1938), Paris, Éditions du CNRS, p. 212.

37.

Franz Kafka, Journal, 18 décembre 1910, op. cit., p. 20.

38.

« Il faut que je travaille comme un pianiste », 20 octobre 1865. Léon Tolstoï, Journaux et Carnets, t. I., op. cit., p. 564.

39.

Askèsis, en grec, signifie d’abord exercice, pratique, et Télétè signifie consécration ou initiation ; Télétè présidait aux rites d’initiation aux fêtes bachiques. « Il a toujours cru à ce rythme grec, la succession de l’Ascèse et de la Fête, le dénouement de l’une par l’autre (et nullement au rythme plat de la modernité : travail/loisir) » (Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 160 ; OC, t. 4, op. cit., p. 730).

40.

Gustave Flaubert, lettre à Maxime Du Camp, 7 avril 1846, Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 36.

41.

Pour Nietzsche, est noble ce qui est du côté de l’actif, de l’artiste, de l’individu souverain – de la puissance affirmative de la vie. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, IX, « Qu’est-ce qui est noble ? », § IX.

42.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 267.

43.

« C’est comme si cette avidité partait de l’estomac, comme si elle était un appétit dévoyé » (Franz Kafka, Journal, 11 novembre 1911, op. cit., p. 134).

44.

Barthes fait ici allusion à son ami et éditeur François Wahl (1925-2014) qui alors n’a publié que Le Structuralisme en philosophie (Paris, Seuil, 1968).

45.

Cette grande typologie « Actif/Réactif » structure fondamentalement la pensée nietzschéenne. Dans Nietzsche et la Philosophie, Gilles Deleuze écrit : « Dans un corps, les forces supérieures ou dominantes sont dites actives, les forces inférieures ou dominées sont dites réactives. Actif et réactif sont précisément les qualités originelles, qui expriment le rapport de la force avec la force » (Paris, PUF, 1962, p. 45).

46.

Sur l’ensemble de ces citations et de cette réflexion, voir Nietzsche, « Pourquoi je suis si avisé », § 8, in Ecce Homo, op. cit., p. 270-271.

47.

Barthes dans le manuscrit du cours ajoute : « (penser à J-L ne s’arrêtant pas de lire) » : il s’agit de son ami Jean-Louis Bouttes.

48.

En août 1866, Mallarmé consulte le médecin homéopathe J.-J. Béchet qui lui prescrit un traitement à base d’arsenic (Correspondance, op. cit., p. 322), sans doute donc « arsenicum album » adapté aux crises d’angoisses.

49.

Guy Michaud, Mallarmé, Paris, Hatier, coll. « Connaissance des lettres », 1953. Sur la crise mallarméenne de 1866, on pourra consulter les lettres de Mallarmé à ses proches et particulièrement la longue lettre adressée à Henri Cazalis, le 14 mai 1867, qui évoque rétrospectivement cette « année effrayante » : « ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception Pure », ou celle à Villiers de l’Isle-Adam, 24 septembre 1867 : « et vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de l’Univers par la seule sensation » (Correspondance, op. cit., p. 342 et p. 366).

50.

Titre de l’article écrit par Roland Barthes pour le numéro spécial sur Proust du Magazine littéraire, nº 144, janvier 1979 (OC, t. 5, op. cit., p. 654-656).

51.

Tolstoï écrit le 20 octobre 1865 : « Relu, corrigé, Cela va. » Léon Tolstoï, Journaux et Carnets, t. I, 1847-1889, op. cit., p. 566.

52.

Gustave Flaubert, lettre à Mme Roger des Genettes, s.d. [1861], Préface à la vie d’écrivain, op. cit., p. 221.

53.

Ductus vient du latin ducere, et renvoie à l’action de diriger et de tracer (en particulier les lettres). Barthes y consacre un important paragraphe dans Variations sur l’écriture (1973), OC, t. 4, op. cit., p. 302-303.

54.

Roland Barthes avait noué des contacts avec l’équipe Proust créée en 1971 par Jacques Bersani, Michel Raimond et Jean-Yves Tadié et rattachée en 1974 au Centre d’histoire et d’analyse des manuscrits modernes (devenu l’Institut des textes et manuscrits modernes, ITEM/CNRS), au sein duquel Claudine Quémar et Bernard Brun ont fondé le Bulletin d’informations proustiennes (Paris, Presses de l’ENS, 1975).

55.

Les plus récents travaux sur l’œuvre de Marcel Proust attestent en effet de l’intrication des deux projets et témoignent d’un long et progressif passage de l’un à l’autre. L’étude de certaines correspondances montre ainsi que tout l’été 1909, et pas seulement le mois de septembre, fut un moment de « travail intensif d’écriture ». Sur cette période essentielle, on pourra consulter l’ouvrage de Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, t. II, et particulièrement le chapitre « La métamorphose de Contre Sainte-Beuve, 1909-1911 », Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 95-112.

56.

Renvoi implicite à son article sur l’écriture de Marcel Proust, « Ça prend » (OC, t. 5, op. cit., p. 654-656).

57.

L’anecdote est racontée par Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires [1882-1883], Paris, Aubier, 1994, p. 314.