Le moi ne nous est pas donné, il se construit. Le moi est un processus créatif et actif qui fait de l’individu l’architecte d’une vie qui doit être entendue, modelée, embrassée du regard et affirmée à voix haute dans le monde.
– Barbara MYERHOFF, anthropologue
Sur le champ de bataille de la Bhagavad Gîtâ où l’on parle de yoga pour la première fois, Arjuna est plus confus que jamais. Krishna n’a cessé de lui vanter l’infinie valeur de la sagesse spirituelle, encourageant Arjuna à chercher son véritable Moi et à se méfier des pièges que recèlent les quêtes matérielles. Défier un barbelé de frères et de cousins assoiffés de sang n’est pas exactement propice à des paroles d’encouragement.
«Krishna, se plaint Arjuna, si tu penses que la connaissance est supérieure à l’action, pourquoi m’exhorter à me lever et à me battre?»
La confusion d’Arjuna est fort compréhensible dans le contexte de l’exploration que nous avons faite jusqu’à maintenant. Patanjali nous a amenés en nous-mêmes pour apaiser les vagues de l’esprit, soulevant couche après couche les illusions que nous entretenons à notre égard. Krishna semble se rallier à ce plan dans la Bhagavad Gîtâ lorsqu’il affirme que le yoga est «l’équanimité de la conscience» (II,48), mais voilà qu’il se retourne pour nous dire que le yoga est en fait «l’habileté dans l’action» (II,50). Qu’est-ce que le yoga, en définitive? L’esprit tranquille de Patanjali ou l’action sans faille de Krishna? La sagesse ou le travail? Les deux, nous répond Krishna sans ambages:
Le sot voit un fossé entre la connaissance et l’action, mais pas le sage.
Emprunte l’une de ces deux voies avec honnêteté, et tu récolteras le fruit des deux.
La véritable connaissance et l’art d’agir sont les fruits du même arbre.
Voir le Moi au cœur de la connaissance et au centre de l’action, c’est voir vraiment. (V, 4-5)
Krishna hoche la tête comme pour séparer connaissance et action, puis il reprend grande ouverte la question d’Arjuna en lui faisant remarquer que l’une ne s’acquiert pas sans l’autre. Aucun d’entre nous n’est dispensé des agitations de l’esprit ou de l’inéluctable de l’agir. Nous sommes sur ces deux chemins à la fois, en tout temps, et le yoga consiste à apprendre à marcher avec un pied dans la sagesse et un pied dans le travail. C’est ce que la Bhagavad Gîtâ appelle dharma.
La toute première ligne de la Bhagavad Gîtâ commence avec les guerriers rassemblés sur le «champ du dharma» (I, 1). Lorsqu’Arjuna flanche, il s’effondre littéralement dans la poussière du dharma qui, métaphoriquement, est le terreau de tout l’enseignement de Krishna. C’est également un des concepts les plus complexes de la philosophie du yoga: une énigme qui commence par la recherche de ce que veut dire dharma, car ce mot ne se traduit pas facilement en français.
En sanskrit, la racine du mot dharma est «dhri», qui signifie «soutenir». Dans certaines de ses premières occurrences, le dharma désignait les lois qui gouvernent l’univers, c’est-à-dire les lois naturelles qui protègent le cosmos du chaos. En suivant l’évolution du mot au fil du temps, on voit que l’objet de son emploi est passé de l’infini à l’individu. Graduellement, le mot dharma a été employé pour faire référence aux principes qui soutiennent le fonctionnement des sociétés, puis des familles, et lorsqu’on arrive au temps de notre héros qui s’enfonce seul dans la poussière du dharma, il devient évident que le mot sert à s’interroger sur la vie d’une seule et unique personne: Arjuna – qui, en réalité, ne fait que vous garder une place dans l’histoire.
Procurez-vous une douzaine d’exemplaires différents de la Bhagavad Gîtâ et, le plus souvent, vous verrez que le mot dharma est traduit par «devoir», qui se rapproche de ce que Krishna veut dire, mais sans tout à fait y parvenir. Pour la plupart d’entre nous, le devoir est rattaché à l’idée d’obéir, de faire ce qu’on attend de nous, que ce soit notre famille, notre travail, notre religion ou notre culture. Le dharma décrit par Krishna n’est pas du tout cela: quand Arjuna lui demande pourquoi il devrait se battre, Krishna ne le prend pas de haut en lui décrétant un fatal «parce que je t’ai dit de le faire». Il dit plutôt à Arjuna:
Si tu t’accroches à ton sens du moi et que tu penses: «Je ne combattrai pas»,
Vaine sera ta résolution, et ta nature te contraindra à l’action.
Ce que tu veux aveuglément ne pas faire, tu le feras,
même contre ta volonté, ton karma t’y poussera. (XVIII, 59-60)
Le dharma de la Bhagavad Gîtâ est, en somme, une force qui vient de l’intérieur, et non de l’extérieur. Krishna laisse entendre qu’il y a quelque chose en Arjuna – et en chacun de nous – qui porte au combat métaphorique et qu’il rattache au karma. Toutefois, rappelons-nous: le karma n’est ni le sort ni la prédestination. Certes, une partie du karma d’Arjuna lui a été conféré à la naissance, tout comme chacun de nous est limité par la donne génétique et sculpté par des forces environnementales et culturelles que nous ne comprendrons ou n’influencerons peut-être jamais.
Nous contribuons également à façonner notre propre karma en jouant la donne que nous avons reçue, et la Bhagavad Gîtâ nous invite à prendre un rôle actif dans le déroulement de notre propre vie. Pour y parvenir, il nous faut d’une part la capacité de comprendre de quoi nous sommes faits et, d’autre part, la détermination de nous servir au maximum de ce que nous avons reçu. Les outils de la discipline, de l’introspection et du lâcher-prise que Patanjali nous exhorte à utiliser nous serviront bien pour le dharma. En ce sens, nous pouvons nous rapprocher de ce dont parle Krishna en concevant le dharma comme un «devoir intérieur», un chemin inextricablement lié au monde extérieur, mais, en définitive, intimement unique à chacun de nous.
Alors qu’Arjuna essaie de comprendre le pétrin dans lequel il s’est mis, Krishna en rajoute:
Il vaut mieux mal faire ton propre dharma, qu’exceller à ceux des autres.
Il est préférable de mourir en faisant ton devoir, car ceux des autres sont porteurs de périls. (III, 35)
Dans mon cas personnel, comprendre le dharma tel que le concevait Arjuna a jeté un éclairage nouveau sur mon histoire que je raconte au début de ce livre, celle-ci datant de bien des années, quand on m’a offert l’opportunité académique d’une vie… puis que j’ai raccroché le téléphone et vomi. Tout au long de mon parcours universitaire, j’ai étudié le théâtre et l’économie en faisant de mon mieux pour conjuguer ensemble amour et raison. Si j’avais été honnête à l’époque (et je ne l’étais pas), j’aurais vu que mon diplôme en économie était, pour ainsi dire, une façade qui dissimulait ce que j’aimais le plus: raconter des histoires sur la condition d’être humain. Je vivais quasiment dans le bâtiment qui abritait le théâtre de l’université, une vieille église rénovée et poussiéreuse dont les murs repeints et criblés par le passage des clous rappelaient les milliers de récits qui y avaient été racontés et clos bien avant que je monte sur la scène.
J’ai dormi nombre de nuits dans ce théâtre, et j’y ai sûrement passé deux fois plus de temps qu’en classe. J’y ai occupé à peu près toutes les fonctions –des décors et costumes à l’éclairage, en passant par les accessoires –, mais j’y ai surtout été un acteur. Au cours de ma carrière de comédien à l’université, on m’a étranglé à mort à six reprises, tiré dessus vingt-deux fois (deux fois les samedis) et blessé huit fois à coup de couteau. J’ai cependant rendu tous les coups que j’ai reçus, couché avec les épouses de plusieurs hommes (et aussi avec le mari d’une femme), détruit un village grec en faisant trembler la terre et j’ai été proclamé Roi d’Angleterre. Que dire de plus, sinon que ce fut une période légendaire! Mais qui allait prendre fin avec l’obtention imminente de mon diplôme. À l’instar de tous mes pairs, je devais affronter la perspective de me trouver un vrai travail dans le vrai monde, et les projecteurs se sont donc tournés subitement vers mon diplôme d’économie resté en arrière-plan.
Non pas que je détestais l’économie. D’une certaine façon, j’aimais. Je m’étais spécialisé dans la théorie des jeux – un domaine de l’économie qu’a fait connaître John Nash, ce brillant penseur dont la bataille contre la schizophrénie paranoïde est racontée dans le livre Un homme d’exception et le film du même titre. La théorie économique des jeux porte sur les choix stratégiques: comment les gens interagissent et se font concurrence en groupes et dans les jeux. Il s’agit d’une discipline hautement mathématique dont les applications touchent presque tous les comportements humains, de l’économie à la politique et à la biologie, en passant par la philosophie. Je me souviens encore nettement de ce jour où j’assistais à un cours très matinal et que je jonglais avec des équations si denses et si tentaculaires qu’elles remplissaient complètement les ardoises de trois murs de la classe. Absorbé par ce dédale de signes et de symboles et guidé par une intuition que des années d’étude avaient aiguisée, je me suis soudain arrêté au beau milieu de mon raisonnement, ébahi devant le monde secret des nombres qui murmuraient sur les ardoises. C’était comme si on m’avait permis de jeter un œil derrière le rideau de l’univers. Une expérience optimale dont la pureté ne m’avait jamais été révélée auparavant et que je n’aurais pas pu décrire ainsi à l’époque. C’était là une des belles fulgurances de la vie universitaire, en même temps qu’une chose presque absente de la majorité des emplois dans mon domaine: ce dont j’allais faire l’expérience sur le marché du travail relèverait bien peu des mystères de l’univers et beaucoup plus des agrafeuses et des tableurs.
Revenons à cette nuit où j’ai reçu un appel du consulat britannique et où tout mon karma se retournait contre moi. Pendant des années, je m’étais fait passer pour un étudiant passionné d’économie. Mon investissement avait mûri et donnait maintenant des fruits qui auraient normalement dû être les meilleurs de ma vie. Pendant quatre longues années, j’avais essayé de caser mon cœur palpitant dans l’espace étroit et engoncé d’un début de carrière. Mais mon cœur n’y entrait pas. Il voulait être ailleurs. L’idée que c’était le choix le plus judicieux a fini par ne plus compter. Même l’idée qu’un simple oui de ma part m’aurait ouvert de grandes portes, celles-là mêmes qui avaient débouché pour certains sur un prix Nobel, voire sur la présidence, ne comptait pas. Ce qui comptait, au final, c’était mon for intérieur qui disait: «Arrête. Arrête-toi tout simplement. Cette vie n’est pas la tienne.»
Joseph Campbell a formulé ce constat de belle façon, comme toujours: «Tu dois être prêt à abandonner la vie que tu avais planifiée afin d’avoir la vie qui t’attend.» Mais comme je n’avais ni la maturité ni l’éloquence d’un Joseph Campbell, alors j’ai vomi à la place. Cela dit, le message a tout de même passé. Ce corps qui semblait me trahir essayait en fait de me donner un avertissement qu’il me faudrait des années à comprendre pleinement. J’avais cherché à réussir dans un dharma qui n’était pas le mien, et cette voie devenait maintenant remplie de peur.
Dans mon cas, la question la plus importante n’était pas de savoir si j’avais les aptitudes ou si le domaine de l’économie me stimulait suffisamment. Si j’avais dit oui à l’économie, une foule de défis m’attendaient qui auraient mis à l’épreuve mes aptitudes et les auraient développées grâce à des expériences optimales à côté desquelles le labyrinthe d’équations des trois murs d’ardoise m’aurait paru un jeu d’enfant. Mais pour qu’une expérience optimale débouche sur le dharma, il faut plus que des aptitudes et des défis. Ces aptitudes doivent toucher au cœur de ce que l’on est, et les défis doivent faire battre ce cœur.
Pour Arjuna, ce cœur est celui d’un prince guerrier. Encore et encore, Krishna rappelle à Arjuna que son devoir est de combattre pour le bien et pour protéger son royaume.
Ne faiblis pas devant ton devoir et remplis-le sans hésiter.
Il n’est de plus grande mission pour un guerrier que de combattre pour le bien.
Bénis soient les guerriers qui ont une telle chance de s’engager dans un combat
Qui en appelle à leur droiture et qui leur ouvre ainsi la porte des Cieux. (II, 31-32)
Pour ouvrir la porte au dharma qui est le vôtre, vous devez d’abord comprendre votre propre caractère.
La culture du caractère est au cœur de la pratique du yoga. Parmi les huit voies de la découverte de soi que nous proposent les Yoga Sutras de Patanjali, deux sont consacrées à la question du caractère: les yamas et les niyamas. En sanskrit, yama signifie «retenue». Les cinq yamas sont des obédiences éthiques qui régissent le rapport de l’individu au monde extérieur, tandis que les cinq niyamas sont les vertus personnelles qui gouvernent son rapport à son monde intérieur.
Ahisma: non-violence
Satya: authenticité, vérité
Asteya: honnêteté, ne pas voler
Brahmacharya: contrôle de l’énergie, évitement de l’excès
Aparigraha: évitement de la possessivité et de l’avidité
Saucha: pureté du corps et de l’esprit
Santosha: contentement Tapas: discipline
Svadyaya: introspection
Ishvara pranidhana: lâcher-prise
Vous vous rappellerez que trois des niyamas (discipline, introspection et lâcher-prise) sont les piliers de la transformation dont il a été question au chapitre 4. Patanjali privilégie ces trois éléments, mais il dit dans les sutras qu’une personne aspirant à un bon examen du Moi doit faire appel aux cinq niyamas au fur et à mesure que le soi prend forme.
Tous les yamas et les niyamas sont déjà présents en vous. Ils ne font pas partie de la loterie génétique, comme l’oreille absolue ou la taille, qui détermine ce qu’on a et n’a pas. Les yamas et les niyamas sont des aspects intrinsèques de nous-mêmes que nous choisissons de cultiver par l’action ou de laisser s’étioler par négligence. Comme chaque action, ils sont porteurs d’un karma qui donne une nouvelle forme à la conscience du Moi. Dans ce cas-ci, cependant, Patanjali les isole parce que leur karma mène à l’apaisement de la conscience qui illumine le Moi. Ce sont là des caractéristiques importantes de la voie de l’introspection proposée par Patanjali. Mais que devrions-nous cultiver pour cheminer dans le monde extérieur?
Au-delà des Yoga Sutras de Patanjali, l’histoire du bonheur regorge de ces ensembles de traits de caractère qui sont censés nous ouvrir les portes du paradis, comme le veut l’image de Krishna. Bouddha a proposé les brahmaviharas: bienveillance, compassion, altruisme et équanimité. Aristote et Platon, eux, estimaient que l’abstinence, la justice, le courage et la sagesse étaient les quatre piliers de la réalisation de soi. Le christianisme misait sur la foi, l’espoir et l’amour pour arriver aux sept vertus principales (1, Corinthiens, 13: 13). Benjamin Franklin a, quant à lui, dressé une liste de treize vertus très semblables à celles de Patanjali, dont la sincérité, la tempérance et la pureté. Franklin est réputé pour avoir essayé de les maîtriser toutes en choisissant une vertu sur laquelle travailler chaque semaine, mais il a admis dans son autobiographie que si cette entreprise l’avait certes fait se sentir mieux, il avait plus souvent échoué que réussi ([1818], 2010)
Si on gratte la surface d’une philosophie ou d’une religion, quelle qu’elle soit, on trouve toujours un ensemble de valeurs ou de vertus qui nous est proposé pour nous inciter à la prise en main de notre vie et orienter nos actions dans le monde. Que choisir? Inspiré par cette question très exactement, Martin Seligman, le père de la psychologie positive, a travaillé avec le chercheur Christopher Peterson pour tenter de déterminer les forces de caractère communes aux humains au fil du temps et d’une culture à l’autre. Seligman et Peterson ont épluché les textes et les traditions dont nous venons de parler, mais aussi des centaines d’autres, depuis le Coran au code klingon en passant par la loi scoute et le code bushido du Samouraï. Au terme de leurs recherches, Seligman et Peterson ont dégagé six vertus centrales qui couvrent trois mille ans d’histoire et chapeautent 24 forces de caractère qui reviennent encore et encore dans la quête du bonheur (Seligman et Peterson, 2004):
1.Sagesse et connaissance
Créativité: Trouver des manières originales et productives de conceptualiser et de faire les choses. Cela comprend les réalisations artistiques, mais ne s’y limite pas.
Curiosité: S’intéresser à toute expérience en cours en tant que telle; trouver fascinant tel ou tel sujet; explorer et découvrir.
Jugement: Bien réfléchir aux choses et les examiner sous tous les angles; être capable de changer d’avis à la lumière de nouvelles informations; ne pas tirer de conclusions hâtives.
Goût d’apprendre: Acquérir de nouvelles compétences et de nouveaux domaines de connaissance, en autodidacte ou non.
Perspective: Être capable de donner des conseils avisés; posséder une manière de voir le monde qui soit porteuse de sens, tant pour soi que pour les autres.
2.Courage
Bravoure: Ne pas reculer devant la menace, les difficultés ou la douleur; défendre ce qui est juste envers et contre tous; agir selon ses convictions, même si c’est impopulaire.
Persévérance: Finir ce qu’on a commencé; persister malgré les difficultés; aimer mener à bien un travail; prendre plaisir à s’acquitter de ses tâches.
Intégrité: Dire la vérité, mais plus généralement se présenter de façon authentique; assumer ses sentiments et ses actes.
Vitalité: Aborder la vie avec enthousiasme et énergie; ne pas faire les choses à moitié ou sans conviction; vivre sa vie comme une aventure.
3.Humanité
Amour: Valoriser les relations étroites avec les autres, particulièrement lorsque l’affection et le partage sont réciproques; être proche des gens.
Bonté: rendre des services, faire de bonnes actions; aider les autres; prendre soin d’eux.
Intelligence sociale: Être conscient de ses propres motivations et sentiments et de ceux des autres; savoir quoi faire et qui convient dans différentes situations sociales; savoir ce qui fait avancer les autres.
4.Justice
Travail d’équipe: Savoir travailler en tant que membre d’un groupe ou d’une équipe; être loyal à ce groupe; faire sa part.
Équité: Traiter tout un chacun de façon équitable; ne pas laisser des sentiments personnels influencer les décisions concernant les autres; donner à chacun sa juste chance.
Leadership: Encourager un groupe auquel on appartient à faire ce qu’il y a à faire, tout en contribuant à maintenir de bonnes relations au sein du groupe.
5.Tempérance
Pardon: Pardonner à ceux qui ont mal agi; accepter les défauts des autres; donner aux autres une deuxième chance; ne pas être vindicatif.
Humilité: Laisser ses réalisations parler d’elles-mêmes; ne pas se croire plus spécial qu’on ne l’est.
Prudence: Faire des choix prudents; ne pas prendre de risques inutiles; ne pas dire ou faire des choses qu’on pourrait regretter par la suite.
Maîtrise de soi: être discipliné; maîtriser ses appétits et ses émotions.
6.Transcendance
Appréciation de la beauté et de l’excellence: Remarquer et apprécier la beauté, l’excellence et le talent dans diverses sphères de la vie, que ce soit dans la nature, les arts, les mathématiques, la science ou le quotidien.
Gratitude: Être conscient et reconnaissant des bonnes choses qui arrivent; prendre le temps d’exprimer sa gratitude.
Espoir: Attendre le meilleur de l’avenir et œuvrer à sa réalisation; croire qu’un bel avenir est une chose sur laquelle on a un pouvoir.
Humour: Aimer rire et taquiner; faire sourire les autres; voir le côté léger des choses; plaisanter.
Spiritualité: Avoir des croyances cohérentes sur le sens et la finalité les plus nobles de l’univers; connaître sa place dans l’univers; avoir au sujet du sens de la vie des croyances qui donnent une ligne de conduite et du réconfort.
Vos forces signatures
Jetez un œil à la liste de forces de caractère de Seligman et Peterson. Ce faisant, choisissez-en trois ou quatre qui manifestement vous représentent. Si vous voulez approfondir la chose, répondez au sondage gratuit que le VIA Institute on Character offre en ligne à l’adresse http://www.viacharacter.org/www/Character-Strengths-Survey, mais vous pouvez aussi vous contenter de noter les forces de caractère qui vous interpellent.
Seligman pose l’hypothèse que chaque individu possède plusieurs forces signatures, c’est-à-dire des traits de caractère qui le définissent, qu’il aspire à déployer et qu’il cultive avec joie dans toutes sortes de domaines (2002). Quelles sont vos forces signatures? Une fois que vous en aurez choisi quelques-unes qui vous décrivent, pouvez-vous trouver des moments déterminants de votre vie où ces forces ont fait surface?
Le grand avantage de la liste de valeurs de Seligman et Peterson, ce n’est pas qu’elle soit exhaustive ou qu’elle fasse autorité, loin de là. Rappelons-nous qu’ils ont tenté de recenser les traits de caractère jugés les plus louables au fil du temps et d’une culture à l’autre. Or, vous êtes la seule personne à vivre ici et maintenant. Par conséquent, si, en examinant la liste de Seligman et Peterson, vous trouvez qu’ils ont oublié un petit bijou de force de caractère qui vous est précieux, ou si vous avez répondu au sondage sans y trouver une valeur qui vous va comme un gant, alors faites-vous confiance. Même chose pour les yamas et les niyamas de Patanjali. Patanjali a écrit ses textes il y a presque deux mille ans, à une époque où les gens ne connaissaient ni les joies d’une hypothèque sur 30 ans ni les périls des sites de rencontre. Il serait idiot de croire que lui et nous n’avons rien en commun, mais tout aussi idiot de fétichiser les écrits d’un auteur ancien qui n’a peut-être même jamais existé. Déterminer et défendre ce qui a de la valeur pour vous est une partie essentielle du dharma, et si vous laissez quelqu’un d’autre le faire à votre place, alors il se crée une autre histoire, une autre construction qui s’érige entre vous et le Moi. Si on limite nos valeurs à une liste de Yoga Sutras ou à un rapport de recherche, on a un problème, et à la fin de la journée, on n’est pas loin du jeu-questionnaire d’un magazine à potins.
Ce genre de listes vous servira mieux si vous l’utilisez comme un tremplin duquel plonger dans une exploration des traits qui sont essentiels à votre vie. Il est tentant d’examiner les forces de caractère de Seligman et Peterson en cherchant uniquement les lacunes que nous pensons avoir, ou en décidant de les améliorer. Pour ma part, par exemple, je ne me suis jamais classé très haut pour la bravoure. J’ai fait le test de Seligman des dizaines de fois au cours de la dernière décennie et chaque fois, la bravoure pend mollement au bas de mon classement. Devrais-je pour autant courir les bars malfamés à la recherche de bagarres à calmer, ou chercher des édifices en flammes abritant plein d’enfants et de bébés animaux à secourir? Seligman propose une autre manière de travailler le territoire de notre caractère: il ne s’agit pas de déterrer nos défauts, mais plutôt de creuser le sol déjà fertile en nous afin d’y cultiver les forces signatures qui sont les nôtres (2002).
L’art d’agir
Prenez un instant pour vous remémorer une de vos expériences optimales préférées. Pensez à une activité où vous avez ressenti de la plénitude et une totale présence à ce que vous faisiez. Si vous ne l’avez pas encore fait, complétez l’exercice intitulé «Expérience optimale» du chapitre précédent en ayant en tête cette activité.
Maintenant, demandez-vous quelles forces de caractère cette activité sollicite, cultive ou met à l’épreuve. Par exemple, écrire est (lors des bons jours) une expérience optimale pour moi, et durant les périodes où tout coule, elle puise en moi mon amour de l’apprentissage alors que je recherche et rassemble de la documentation, elle met à l’épreuve ma créativité et ma persévérance lorsque je dépose tout sur une page, et elle stimule même mon intelligence sociale et mon appréciation de la beauté lorsque je peaufine une phrase ou cherche la bonne image pour bien illustrer une idée.
Ne cherchez pas à faire correspondre absolument les forces sollicitées par votre expérience optimale à la liste de Seligman et Peterson ou aux yamas et niyamas de Patanjali. Abordez l’exercice comme une occasion d’explorer ce qui intervient dans les activités qui vous définissent et de nommer comme vous le souhaitez vos forces signatures qui émergent. Dressez votre propre liste de ces forces.
Une fois que vous aurez dégagé les forces signatures qui vous définissent, explorez plus avant votre vie. Avez-vous d’autres activités qui font appel aux mêmes qualités? Y en a-t-il que vous pourriez modifier de façon à vous permettre de cultiver vos forces signatures? Y en a-t-il de nouvelles que vous pourriez entreprendre? Cherchez ces qualités de caractère dans le plus de moments déterminants de votre vie que vous pourrez trouver, puis voyez où les fils conducteurs vous mènent.
Lorsque nous trouvons des activités optimales qui font appel à nos forces signatures, nous sommes sur le seuil du dharma. Lorsqu’une expérience optimale sollicite quelque chose de vibrant et de vital en nous, elle permet à cette essence de s’exprimer par l’action. Comme chaque force signature est le reflet d’un aspect de notre caractère que l’on cultive déjà beaucoup en soi, elle est par définition un ingrédient idéal pour les expériences optimales profondes, qui se vivent lorsque des dispositions extraordinaires rencontrent des défis extraordinaires. Une force en jachère ne suffit pas, et la laisser ainsi est une perte de potentiel qui n’est pas porteuse de bonheur. En revanche, lorsqu’on met nos forces signatures à l’œuvre, elles améliorent le bien-être, diminuent le stress et augmentent l’affect positif (Linley et coll., 2010; Wood et coll., 2011). Ici, Krishna, les philosophes et les psychologues en conviennent tous: quand nous arrivons à comprendre la nature du moi et que nous agissons de manière à activer et à exprimer le moi unique et essentiel qui est le nôtre, nous nous sentons heureux.
Trop souvent, nous sommes obsédés par les détails de l’action et nous passons à côté des forces que cette action cherche à exprimer. Par exemple, dès un très jeune âge, j’adorais la plongée en apnée. J’étais un Jacques Cousteau en devenir. La première fois que mes parents m’ont laissé sans surveillance dans l’océan, c’était lors d’une courte escale en croisière, et j’avais été si captivé que j’avais dérivé loin de la plage sans le savoir, jusqu’à ce que, des heures plus tard, mes parents, paniqués de m’avoir tant cherché, durent me tirer hors de l’eau. Cet été-là, le garçon de douze ans que j’étais ne se lassait pas de regarder les étoiles de mer et répétait à qui voulait l’entendre qu’un jour il serait biologiste de la vie marine. Je n’avais aucune idée de ce qu’était ce métier, mais je me disais que les dauphins en feraient partie.
Pendant des années, le désir de retourner voir les récifs m’a habité. Puis, peu à peu, j’ai découvert que derrière mon loisir se cachaient une curiosité et une appréciation de la beauté qui cherchaient constamment à remonter à la surface. Ce dont j’avais besoin, bien plus qu’un océan, c’était un exutoire par où s’épancheraient cette curiosité et cet amour de la beauté. J’ai commencé à collectionner les roches et les minéraux, à me documenter sur les étoiles, à construire des modèles – le monde soudain débordait de sources d’émerveillement et d’absorption. C’est cette même fascination pour le monde extérieur qui m’a conduit plus tard au monde intérieur, c’est-à-dire à la psychologie et à la pratique plus avancée du yoga que nous explorons ici. Une fois qu’on a repéré une de nos forces signatures, les possibilités d’action peuvent surgir de partout.
De nouveau, je cite Joseph Campbell pour décrire clairement ce chemin sur lequel j’ai débouché par hasard:
Obéissez à votre cœur et vous suivrez la voie qui vous a été tracée, de toute éternité, et votre vie sera celle qui vous était destinée. Obéissez à votre cœur et vous goûterez pleinement et toujours – où que vous soyez – cette vie qui est en vous. (Campbell et Moyers, 1991, p. 149)
Ces mots paraissent si simples et si charmants qu’on les encadrerait. Mais ce que la plupart des gens ne savent pas, c’est que Campbell a tiré son constat directement des idées de Patanjali et de Krishna sur la quête du Moi. Lorsque les yogis partirent à la recherche du Moi, ils ne l’ont pas fait en essayant de l’aborder de front dans l’espoir de deviner ce qu’il est. Ils ont plutôt entrepris d’enlever tout ce qui n’était pas le Moi: tout ce qui ne résistait pas à l’examen minutieux de leurs méditations ne pouvait tout simplement pas être l’essentiel et inaltérable Moi. Sous la loupe de leurs explorations, presque tout s’écroulait – le monde extérieur, les sens, les pensées, l’esprit, l’ego et ainsi de suite – jusqu’à ce que seulement trois attributs du Moi ne puissent être enlevés. Ils ont résumé cette essence dans ce mot en sanskrit: satchitananda. Campbell explique la signification de ce terme et comment il l’a amené à ses idées sur le bonheur:
Le mot Sat veut dire l’être. Chitveut dire la conscience. Ananda signifie la béatitude ou extase. J’ai pensé alors: «Je ne sais pas si ma conscience est une véritable conscience ou pas; je ne sais pas si ce que je sais de mon être est mon être véritable; mais je sais où se trouve ma béatitude. Alors si je m’y accroche, cela m’apportera certainement ma conscience et mon être. (Campbell et Moyers, 1991, p. 158)
Le mot sanskrit satchitananda nous dit que nous connaîtrons le Moi par trois voies: l’être, la conscience et le bonheur absolu. Depuis le début de ce livre, nous explorons le dédale de l’esprit et cherchons des pistes de réponse à la difficile question «Qui suis-je réellement?». Campbell reconnaît que notre intérieur est une véritable jungle. Son génie a été de suggérer de ne pas nous enfoncer directement dans les taillis emmêlés de nos propres pensées pour nous y débattre avec les incertitudes existentielles de la métaphysique; mais nous pourrions simplement nous accrocher à l’unique chose dont nous ne doutons jamais lorsqu’il est présent: le bonheur absolu.
«Obéissez à votre cœur» (ou suivez votre bonheur absolu) est assurément la phrase de Joseph Campbell la plus citée et la plus suggérée dans les nombreuses solutions miracles de croissance personnelle. Mais obéir à son cœur, suivre son bonheur absolu, demande du travail. Il s’agit d’entreprendre une réorganisation radicale du moi au service du Moi, et non d’attendre qu’on nous prenne par la main, que nous gardons molle et instable. Le bonheur que Campbell nous exhorte à suivre, l’expérience optimale que Csikszentmihalyi a trouvée, le dharma offert en sacrifice dans la Bhagavad Gîtâ ne sont pas des forces extérieures qui vous traîneront dans leurs sillages; ce sont des forces intérieures qui ne vous autoriseront à vous reposer que lorsque vous les aurez offertes au monde par l’action.
Dans cette perspective, il s’agit moins de se demander comment suivre son bonheur absolu que d’apprendre à porter ce bonheur en soi en tout temps afin d’en mettre dans tout ce que l’on fait. Après avoir vu beaucoup de gens adopter cette phrase en pensant que ce serait facile et sans effort de suivre leur bonheur, Campbell est réputé pour avoir dit, vers la fin de sa vie: «J’aurais dû dire ‘suivez vos ampoules aux pieds’».
Dans la première moitié de ce livre, nous avons suivi Krishna et Patanjali vers l’intérieur, à la recherche du Moi se trouvant au-delà des pensées et des expériences quotidiennes. Peu importe ce que vous avez trouvé en explorant les strates de votre propre âme tel un spéléologue, la Bhagavad Gîtâ nous rappelle clairement qu’il est impossible de rester dans le Moi pour toujours.
Rien au monde ne purifie plus puissamment que la sagesse;
Avec le temps et la pratique, tu trouveras le Moi au fond de toi.
(…)
Avec l’épée de la sagesse, tranche le doute et toute illusion dans ton cœur.
Puis, passe à l’action, Arjuna, lève-toi et combats! (IV, 38 et 42)
Le dharma décrit le retour nécessaire dans le monde où nous attendent le travail, l’amour, le plaisir et la souffrance, et la seule façon de quitter le Moi vers ce monde est de repasser par le même moi qui nous a menés au Soi. Le chemin du retour est différent de celui de l’aller, cependant. Krishna dit que le cheminement de la découverte du Moi change notre façon de gérer le moi. Une fois que nous nous sommes dépouillés de nos histoires, ne serait-ce qu’un moment, non seulement nous apprécions de plus en plus les limites et les écueils du moi, mais également les forces uniques et les excentricités caractéristiques sculptées par toute une vie de karma et de samskara. Mieux comprendre notre propre nature nous incite à la poursuite du bonheur en exprimant ces forces et ces passions par l’action. L’incidence de ces actions sur les gens autour de nous est le sujet du prochain chapitre.